Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1840
31 octobre 1840
Le ministère du 1er mars n’est plus. La cause qui a déterminé sa retraite est trop connue et a trop occupé les mille voix de la presse pour que nous revenions tardivement sur une question épuisée. Ce qui vient de se passer n’a rien de contraire au droit : cela est évident. Quant à l’appréciation politique de la mesure, nous sommes de ceux qui, dans l’intérêt de tous, auraient désiré que le cabinet du 1er mars pût, sous sa responsabilité, présenter aux chambres son programme, le discours où il avait résumé sans détours toute sa politique, la politique du memorandum et de la note du 8 octobre.
Quoi qu’il en soit, le pays doit se féliciter de voir les ressorts du système représentatif jouer librement et avec sincérité. Le cabinet, en se retirant, a rendu un hommage éclatant, un hommage qui l’honore, au principe de notre gouvernement. La question n’arrivera pas moins devant les chambres dans toute sa pureté. En dernière analyse, rien ne peut faire que les trois pouvoirs ne soient appelés à décider nettement, catégoriquement, le maintien ou l’abandon de la politique, ferme sans doute, mais très modérée, de la note du 8 octobre.
Le cabinet du 1er mars a laissé des traces profondes et lumineuses de son passage aux affaires. Soutenu par des opinions politiques vives, ardentes, trop impatientes peut-être, il ne s’est pas écarté un instant de cette juste mesure que la saine politique lui commandait. Ses actes en font foi. On lui a reproché le bruit qui se faisait autour de lui. Et quel est le cabinet dont les amis, les protecteurs, n’aient plus d’une fois troublé la marche par leur bruit et par leurs imprudences ? Nous ne savons si les autres cabinets ont pu toujours échapper au danger de ces influences extérieures ; mais tout le monde a pu se convaincre, en lisant les pièces publiées, que M. Thiers a toujours conservé la possession de lui-même au point de s’attirer plus d’une fois de vives attaques et de sévères reproches qui ne lui venaient pas d’un camp ennemi. Nous sommes persuadés que, le cas échéant, M. Thiers pourra donner des preuves irrécusables et frappantes de la politique sensée, prévoyante, honnête et digne, qu’il n’a pas cessé de suivre dès le premier jour où la question d’Orient a dû fixer son attention.
Le cabinet du 29 octobre s’est chargé d’une tâche qui, selon le point de vue où l’on se place, peut paraître trop facile ou trop difficile.
S’agit-il de maintenir sérieusement, de continuer sans la fausser la politique du 8 octobre ? tout est bien : le rôle est facile pour des hommes fermes, résolus ; seulement il ne sera pas aisé d’expliquer pourquoi ce rôle a dû être joué par d’autres acteurs que ceux qui l’ont créé.
S’agit-il d’abandonner plus ou moins habilement la politique du 8 octobre ? le rôle serait difficile ; hélas ! il serait plus que difficile.
Empressons-nous d’ajouter que nous ne supposons à personne un projet de cette nature. Nous sommes convaincus que la note du 8 octobre, que cet acte si mûrement délibéré, si solennel, est devenu la base, pour tout le monde, de notre politique à l’endroit de l’Orient. Par la note du 8 octobre, nous entendons la possession héréditaire de l’Égypte dans la famille de Méhémet-Ali, et une transaction honorable pour le reste.
Certes, ce n’est pas nous qui pourrions soupçonner le maréchal Soult, et M. Guizot, et M. Villemain, et le brave amiral Duperré, de vouloir substituer à la politique du 8 octobre une politique de honte et de faiblesse. Loin de là : nous croyons fermement que le nouveau ministère n’hésitera pas à faire sienne la politique de ses prédécesseurs, à le déclarer formellement devant les chambres, et à se montrer toujours prêt à faire de cette politique une question de cabinet. Qu’on se demande, en effet, où irait la France en se retirant en arrière de la ligne tracée par le memorandum et la note du 8 octobre, en arrière de cette ligne que nul n’a pu taxer de trop avancée, et que les amis les plus sincères de la paix ont formellement reconnue comme nécessaire à l’équilibre européen et à la dignité de la France. Les étrangers eux-mêmes, les signataires du traité du 15 juillet, ont été forcés d’avouer que le gouvernement français, en résumant sa politique dans la note du 8 octobre, n’avait rien fait d’excessif, rien dit d’incompatible avec son désir sincère de maintenir une paix honorable, rien avancé qu’un gouvernement fort et modéré ne dût soutenir jusqu’au bout. Aussi ont-ils cherché à pallier le décret de déchéance lancé contre Méhémet-Ali ; ils l’ont attribué à l’ardeur par trop belliqueuse du divan ; ils ont donné à entendre que, si le vice-roi était bien sage, il pourrait être relevé de cette nouvelle disgrace. Évidemment le décret du sultan n’était qu’une émanation fort directe des conventions signées à Londres. Qu’importe ? Le langage des puissances prouve qu’elles ne peuvent se dissimuler l’énormité de la mesure, et dès-lors il est évident que la politique de la France, telle qu’elle a été résumée dans la note du 8 octobre, bien loin de devoir être taxée d’exagération, pourrait à la rigueur être accusée de quelque mollesse. La France s’est placée sur une ligne que les signataires du traité de Londres reconnaissent eux-mêmes avoir été franchie, en paroles du moins, par la Porte, fort imprudemment, et contre leur gré. Nous ne croyons nullement à la sincérité de ces regrets ; nous sommes persuadés que si la France était demeurée spectatrice impassible des exploits de l’alliance anglo-russe, et n’avait appuyé sa diplomatie d’un armement considérable, les bombes anglaises auraient, à l’heure qu’il est, foudroyé Alexandrie, incendié la flotte égyptienne, et qu’on aurait essayé de faire en Égypte ce qu’on a voulu faire en Syrie, c’est-à-dire réaliser la déchéance du pacha avant de la lui notifier. Mais, quoi qu’il en soit de nos opinions, toujours est-il que la politique du 8 octobre est d’autant plus digne d’être maintenue, maintenue avec fermeté, avec sincérité, dans son principe et dans toutes ses conséquences, que l’étranger lui-même a été forcé de reconnaître qu’il n’y avait rien là d’incompatible avec la paix, telle que la France a droit de la vouloir, avec une paix digne et honorable.
Aussi, répétons-le, sommes-nous profondément convaincus que la politique du 29 octobre ne sera que le maintien et la continuation de la politique du 1er mars. M. Guizot, l’honorable représentant de la France à Londres pendant l’administration de M. Thiers, ne peut en vouloir, je dis plus, en concevoir une autre, une autre qui soit moins digne et moins ferme.
Dès-lors, il faut bien le dire, se représente nécessairement à l’esprit cette question : Pourquoi le cabinet se compose-t-il d’autres hommes que ceux qui ont envoyé aux puissances la note du 8 octobre ?
Voulaient-ils, en abordant les chambres, dépasser cette limite ? Le contraire est positif ; le cabinet du 29 octobre ne l’ignore pas ; MM. Thiers, Rémusat, Cousin, Jaubert, ne sont pas plus les représentans de la guerre révolutionnaire, de la guerre pour la guerre, que MM. Guizot, Soult, Villemain et Teste. Si de vaines déclamations venaient, dans les chambres, assaillir le cabinet du 1er mars, les réponses seraient péremptoires, et ces réponses, loin d’être contredites, seraient appuyées par les ministres du 29 octobre. Ils connaissent les faits, et leur loyauté ne leur permettrait pas de les dissimuler.
Il faut cependant trouver une différence autre que celle de la date entre le 1er mars et le 29 octobre. Des hommes éminens ne viennent pas prendre une place uniquement pour l’occuper ; s’ils n’espéraient pas y apporter quelque chose de nouveau et qui leur soit propre, ils auraient été les premiers à donner à la couronne et au cabinet qui vient de se retirer, le conseil de présenter aux chambres la politique du 8 octobre, sous la responsabilité de ses auteurs. Ils auraient promis leur concours, et auraient respectueusement décliné le premier rôle. Le contraire étant arrivé, ils ont donc la certitude ou l’espérance d’apporter au gouvernement du pays une pensée qui leur est propre, des moyens que le cabinet du 1er mars n’avait pas.
Ici nous pourrions nous arrêter et attendre les paroles solennelles que la France entendra le 5 novembre. Les faits, et des faits si prochains, ne doivent pas être remplacés par des conjectures intempestives. Les nôtres seraient complètement hasardées ; la pensée, les espérances, les projets du cabinet, nous sont absolument inconnus. Nous attendons, et notre vieille estime pour les directeurs de la politique du 29 octobre nous fait espérer que les droits de la France ne seront pas méconnus, que son honneur et sa dignité seront rigidement maintenus. « Rien d’important (a dit celui qui fut l’adversaire du maréchal Soult dans les plaines de Toulouse), rien d’important ne peut s’accomplir en Europe sans la coopération de la France, à moins d’amener une conflagration générale. » Nul ne peut vouloir en France être moins français que le duc de Wellington.
Ce que tout homme sensé et convaincu comme nous de la loyauté et de la dignité de la nouvelle politique peut, sans crainte d’erreur, affirmer dès cette heure, c’est que les différences entre le 1er mars et le 29 octobre, à l’endroit de la politique extérieure de l’Orient, ne porteront pas sur le but, mais uniquement sur les moyens. On croira probablement que le but peut être atteint sans pousser plus loin, pour le moment, nos démonstrations militaires, nos levées d’hommes, nos dépenses extraordinaires ; qu’il suffit d’achever et d’organiser ce qui a été commencé, sans y ajouter immédiatement de nouveaux efforts ; que les puissances ne veulent pas nous endormir pour nous prendre ensuite au dépourvu lorsque le moment d’un éclat décisif sera arrivé, au printemps prochain ; qu’elles ont le désir sincère de renouer avec nous, et que ce désir leur est commun à toutes, car si la Russie ou l’Angleterre ne l’avaient pas, à quoi serviraient les phrases entortillées, le langage aigre-doux de Vienne et de Berlin, de deux cabinets qui évidemment n’ont plus la possession d’eux mêmes ? Peut-être a-t-on pensé que ces dispositions pacifiques pourraient, si elles étaient réelles, amener plus promptement un arrangement honorable avec un cabinet nouveau ; peut-être aussi s’est-on laissé dire qu’un cabinet s’appuyant sur la gauche, sur la gauche dont le langage est souvent si vif, et dont le respect pour les traités de 1815 n’est pas très-profond, est moins heureusement placé pour traiter avec avantage, et pour conclure une paix qui soit honorable pour tous, qu’un cabinet conservateur, s’appuyant sur la droite dont le langage a toujours été modéré, conciliateur, pacifique.
Nous ne voulons pas rechercher aujourd’hui ce qu’il peut y avoir de plausible et de hasardé, de vrai et d’exagéré dans ces conjectures et dans ces moyens. Avant de les discuter, il importe de connaître au juste la pensée du cabinet, cette pensée que sans doute il va nous révéler tout entière dans le discours de la couronne, ainsi que le 1er mars avait voulu nous faire connaître la sienne en chargeant M. de Rémusat de donner, avec son style net, spirituel et précis, un résumé fidèle et lucide, l’expression pratique, de la politique du 8 octobre.
Dans tous les cas, il ne peut échapper aux membres du nouveau cabinet quelle énorme différence il y a, même au point de vue de la responsabilité ministérielle, entre une politique qui, sans discontinuer les armemens, se montre toute disposée à traiter, et une politique qui, pour se montrer disposée à traiter, n’armerait pas. La seconde peut, il est vrai, épargner de grosses sommes au pays ; mais si elle venait à échouer ! Cette politique ménagère est condamnée au succès, car malheur au pays si elle échoue ! Il ne pourrait que subir un affront ou se jeter, coûte que coûte, dans la plus déplorable des guerres, dans la guerre révolutionnaire.
Ces réflexions sont vulgaires, nous nous empressons de le reconnaître ; nous ne les méprisons pas, toutefois, convaincus que nous sommes que la saine politique n’est que du gros bon sens. L’histoire a mille fois prouvé qu’il en est du gros bon sens comme des gros bataillons. Il finit presque toujours par avoir raison.
Au surplus, et le bon sens, et la plus fine sagacité, et la prudence, ne manqueront pas dans le nouveau cabinet. Nous ne nous défions pas des hommes ; nous sommes inquiets de l’état des choses, de la pente sur laquelle le cabinet s’est placé. La question extérieure ne se présente plus à nos yeux dégagée de la question intérieure ; elles vont bientôt, nous le craignons du moins, se rattacher l’une à l’autre et rendre ainsi la situation de plus en plus compliquée et difficile.
Ce n’est pas chez nous une opinion nouvelle, une pensée conçue à l’occasion de la dernière crise ministérielle ; nous l’avons toujours dit, et sous le ministère du 12 mai et lors de la crise qui enfanta le 1er mars : l’union des conservateurs avec le centre gauche et tout ce qu’il y a de gouvernemental dans la gauche constitutionnelle, un gouvernement assis sur cette base large et solide, peuvent seuls donner au pays toute la puissance dont il a besoin pour contenir sans lutte et sans danger la révolution à l’intérieur, la contre-révolution au dehors, c’est-à-dire pour assurer le repos de la France et la paix de l’Europe. Nous avons toujours fait des vœux bien ardens et bien inutiles, il est vrai, pour que toutes les opinions constitutionnelles et monarchiques puissent se rencontrer sur le même terrain et agir dans le même but général, tout en reconnaissant qu’il pouvait se trouver des différences notables dans les questions secondaires d’administration et de législation.
Le 12 mai réalisait, pour ainsi dire, en miniature notre pensée ; si M. Thiers s’y fût trouvé à côté de M. Dufaure, et M. Guizot à côté de M. Cunin-Gridaine, suivis chacun de son armée, le problème aurait été à peu près résolu. M. Thiers, M. Dufaure, M. Passy, auraient pu servir d’intermédiaires entre les conservateurs et la gauche gouvernementale, et lui préparer une participation équitable dans l’administration du pays.
Au 1er mars, c’était sous l’empire de la même pensée que nous avons adjuré les conservateurs de ne pas repousser le cabinet de M. Thiers, de ne pas le forcer, malgré lui, à s’appuyer principalement du centre gauche et de la gauche, de lui permettre de prendre une position impartiale, élevée, autour de laquelle il aurait rallié les hommes gouvernementaux de toutes les opinions constitutionnelles. Qu’y avait-il là d’insurmontable pour un cabinet qui comptait au nombre de ses membres MM. De Rémusat, Jaubert, Cousin, et qui avait pour ambassadeur à Londres M. Guizot ? Rien, abstraitement parlant ; en fait, un obstacle énorme, invincible, les passions des hommes, des animosités invétérées, des rivalités haineuses, et cet oubli des grandes choses et des plus nobles intérêts qui n’est que trop le caractère de notre temps, le signe de notre incrédulité et de notre lassitude.
On sait ce qui est arrivé. Les conservateurs n’ont pas cherché à renverser le cabinet du 1er mars, mais ils ne lui ont jamais pardonné d’être.
Il se retire aujourd’hui devant une question de politique extérieure, il se retire noblement, loyalement, d’une manière toute légale, sans bruit, donnant lui-même le conseil d’appeler aux affaires l’homme éminent que les conservateurs, avec une rare ingratitude, avaient abandonné, l’homme dont nous leur disions qu’ils seraient très heureux de retrouver les talens et la direction, le jour où ils voudraient essayer quelque chose de sérieux et de durable.
M. Guizot retrouve son armée, une armée débandée qui rentre sous les lois de la discipline. C’est bien. M. Guizot en reprend le commandement, c’était inévitable ; M. Guizot ne pouvait pas, sans s’annihiler politiquement, refuser de reprendre, à la tête de son parti, la place qui lui appartient. Dès le moment que le cabinet de M. Thiers n’avait pas trouvé grace devant la plupart des conservateurs, il en résultait comme une conséquence nécessaire que le cabinet de M. Thiers devenait, malgré ses divers élémens, un cabinet de centre gauche s’appuyant sur la gauche, et que le jour où il viendrait à se retirer, il serait remplacé par une administration du centre droit s’appuyant sur la droite. C’était encore une nécessité. Aussi, avons-nous, dès le premier moment, affirmé, et certes par pure conjecture, que MM. Dufaure et Passy, malgré leur éloignement de M. Thiers, refuseraient de faire partie de la nouvelle administration.
Maintenant que doit-on attendre ? Certes, nul mieux que nous ne connaît les principes modérés, les idées larges, l’esprit libre de M. Guizot ; mais il ne s’agit pas pour nous de savoir ce que sera, ce que fera M. Guizot. Nous le savons, sans que M. Guizot, sans que personne nous le dise. Nous savons que le jour où M. Guizot ne pourra plus faire prévaloir sa pensée, sa conviction dans les affaires de son pays, il les quittera. Il ira dans sa modeste demeure et attendra que les évènemens lui donnent raison, et que le tour de la roue le ramène au sommet. Ce qu’il importe de savoir, c’est ce que sera, ce que fera le parti de M. Guizot, le parti conservateur. Écoutera-t-il la voix ferme et prudente de son chef ? Ne voudra-t-il pas voir dans l’avénement du nouveau cabinet une victoire ? Ne voudra-t-il pas en abuser ? Sans doute, laissé à lui même, loin de toutes provocations, de toute attaque, le parti ne s’emporterait pas. Sans doute, si, comme on le désire, le ministère trouvait appui sur tous les bancs de la chambre, depuis M. de Lamartine jusqu’à MM. Thiers et Dufaure inclusivement, le parti gouvernemental serait très fort et partant modéré. Ce serait sous une autre forme la réalisation, en grande partie du moins, de nos vœux, cette fusion, ou du moins ce concours, qui seuls peuvent donner au pouvoir des garanties si nécessaires de puissance et de stabilité. Hélas ! on sait à quoi s’en tenir sur ces utopies. Les hommes qui ne veulent pas se réunir pour partager le pouvoir, se réuniront-ils pour l’assurer dans les mains qui l’ont saisi tout entier ? Dieu le veuille ! mais, avant de le croire, il faut attendre des preuves.
Ce qu’il y a de plus probable, ce qui est le plus à craindre, c’est que les hommes d’opinion intermédiaire ne se tiennent à l’écart, les uns renfermés dans une hostilité muette, les autres dans une amitié froide et critique. En même temps, la gauche dynastique, refoulée vers l’extrême gauche d’autant plus vivement qu’elle était plus près des affaires, formera de nouveau une phalange redoutable dans laquelle se laissera inscrire plus d’un homme du centre gauche. Les attaques seront fougueuses, les paroles acerbes, injurieuses, les débats tumultueux, désordonnés. C’est alors que la question extérieure, se dénaturant, ne sera plus qu’un moyen violent et déplorable, une arme pour la question intérieure. C’est alors que le parti conservateur, représenté tous les jours, et à tort sans doute, comme le parti de la paix à tout prix, se trouvera directement aux prises avec le parti de la guerre révolutionnaire. C’est alors que pourront, malheureusement, recommencer ces luttes intestines qui peuvent mettre le pays à deux doigts de sa perte, aujourd’hui que ces luttes auraient lieu en présence de l’Europe ébranlée par la question orientale, que le canon tonne sur les côtes de la Syrie, et que des évènemens graves pourraient, d’un instant à l’autre, ajouter à la fougue des passions et à l’agitation des esprits. Enfin, c’est alors que le parti conservateur aura besoin de se rappeler plus que jamais qu’il n’y a de force réelle que dans la modération, qu’il n’y a de fermeté que dans le bon droit. S’il l’oubliait, la lutte se transformerait à l’instant même en un combat à mort entre la révolution et les ultra-conservateurs, et Dieu seul pourrait en prévoir le résultat.
Notre vœu le plus sincère est de voir ces tristes prévisions s’évanouir complètement. Mais si, par malheur, elles devaient se réaliser, c’est alors que tous les hommes que la passion n’aurait pas aveuglés, que tous les amis éclairés de notre monarchie et de nos institutions essaieraient enfin de se réunir dans un grand faisceau, et de former entre les deux partis extrêmes, non un tiers parti critique et dissolvant, mais un tiers-parti politique, gouvernemental, faisant face également à tous les excès, à toutes les exagérations, repoussant également et ceux qui voudraient humilier la France, et ceux qui prétendraient la lancer sur l’Europe comme une horde de barbares avides de butin et de carnage. Dans ce faisceau, nous retrouverions et les ministres du 1er mars et les ministres du 29 octobre, et nous aurions, s’il en était encore temps, un gouvernement fort, une administration qui ne vivrait pas au jour le jour, à la merci de quelques voix flottantes dans le parlement ; car il est à craindre qu’au bout de peu de temps la chambre ne se trouve de nouveau coupée en deux, et cependant jamais la France n’a eu un plus grand besoin de montrer au monde une administration solidement assise et sûre de son avenir. C’est le vice capital de l’administration nouvelle que d’avoir une base trop étroite. Nous n’en faisons pas un reproche. On a essayé de l’élargir ; les moyens ont manqué. Pourra-t-on l’élargir plus tard ? C’est possible, si la modération est grande, la prudence constante, la politique élevée ; si on se tient surtout en garde contre le penchant de tout parti occupant seul le pouvoir, qui est de tomber en coterie.
À vrai dire, tout est devenu difficile le jour où les deux hommes qui représentent dans la chambre des députés les deux nuances du parti gouvernemental se sont séparés. C’est là un fait capital dont les conséquences pèseront longtemps sur l’administration du pays. M. Thiers et M. Guizot, en se séparant, ont enlevé au pouvoir la moitié de sa force. On a beau s’agiter, et tenter toutes les combinaisons possibles, nul ne fera que la puissance politique de celui qui n’est pas au banc des ministres profite au cabinet. M. Thiers était faible de l’absence de M. Guizot, bien que M. Guizot ne fût plus à la tête de son parti ; M. Guizot sera faible de l’absence de M. Thiers. Ce sont deux moitiés d’un tout politique dont aucune, quelque considérable qu’elle soit par elle-même, ne peut reproduire ce gouvernement puissant qui a laissé de si nobles souvenirs au pays.
Mais il est inutile d’insister sur ces faits accomplis et sans remède. Ce que tout homme sensé et ami de son pays doit désirer aujourd’hui, c’est que l’administration trouve les moyens de surmonter les circonstances difficiles où elle se trouve placée. Le pays a besoin, avant tout, d’être gouverné : il faut savoir gré aux hommes chargés du pouvoir, du courage et du dévouement dont ils ont fait preuve en l’acceptant.
Les mauvaises passions ne cessent de s’agiter. Un attentat abominable est venu de nouveau contrister la France et a prouvé qu’il faut redoubler de vigilance, si on ne veut pas livrer la société à une poignée de forcenés pour qui il n’y a rien de sacré.
L’Espagne a malheureusement réalisé toutes nos prévisions. Espartero a assumé sur lui une terrible responsabilité. Il nous est impossible de croire qu’il ait la main assez forte pour fonder un gouvernement au milieu des passions locales et brutales qui agitent l’Espagne.
La politique coûte cher à l’Université. Au 1er mars, elle lui enleva M. Villemain ; aujourd’hui elle lui enlève M. Cousin, et si le cabinet du 29 octobre venait à se retirer sans être remplacé par celui du 1er mars, très probablement l’Université aurait à regretter à la fois la perte de ces deux hommes éminens, qui lui ont rendu et qui peuvent lui rendre encore de si grands services. M. Cousin a signalé son administration par des innovations importantes. Il a montré dans ses réformes et dans les institutions qu’il a fondées tout ce que peut un esprit hardi et pratique, éclairé par de profondes méditations sur l’enseignement public et par une longue expérience.
Les vicissitudes ministérielles privent l’administration d’un autre de ses collaborateurs les plus actifs et les plus habiles. M. Vivien avait quitté le conseil d’état pour prendre les sceaux. Le pays n’oubliera pas l’attention scrupuleuse et sévère, la haute impartialité qu’il a apportée dans le choix des magistrats. Nous regrettons que sa retraite vienne interrompre les travaux importans auxquels il se livrait avec une ardeur soutenue. Le département de la justice a besoin d’hommes actifs et zélés. Il serait temps d’occuper les chambres des nombreuses réformes que réclament notre législation civile, notre procédure, notre organisation judiciaire. Cela vaudrait bien les stériles et bruyans débats de la politique.