Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1872

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Chronique n° 973
31 octobre 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1872.

Le déclin de l’automne, d’un automne pluvieux et froid, va marquer la fin des vacances politiques. D’ici à peu de jours, l’assemblée, qui est la représentation souveraine de la France, va se retrouver à Versailles, où le gouvernement l’a déjà devancée et l’attend. Tout est calme en définitive, rien ne révèle une agitation menaçante. Des pérégrinations démocratiques qui ont fait un bruit momentané sans émouvoir sérieusement le pays, il n’en est plus même question ; c’est à peine si on s’occupe encore des élections qui ont eu lieu tout récemment. La dernière lettre que M. le comte de Chambord a cru devoir écrire date de quelques jours tout au plus, et elle est déjà oubliée. Épîtres, discours, factums, manifestes, se sont succédé ; ils ont tourbillonné comme les feuilles d’automne et ont disparu comme elles. On ne peut pas dire que, pendant ces trois mois qui viennent de s’écouler, la situation générale ait sensiblement changé, qu’il se soit produit dans le pays un mouvement précis, déterminé, impérieux, et cependant, on en a le pressentiment vague, on le comprend, cette session nouvelle qui va s’ouvrir doit avoir une importance particulière ; il y a des questions qui se présenteront nécessairement d’elles-mêmes et qui devront être résolues, parce que les jours et les semaines s’écoulent, parce qu’on marche à grands pas vers l’heure où l’occupation étrangère cessera de peser sur nos malheureuses provinces, parce qu’enfin il est de la plus simple prévoyance patriotique de ne pas attendre le dernier instant, au risque d’être surpris par les événemens et de tomber dans l’imprévu. Les députés sont partis il y a trois mois, ils vont revenir maintenant reposés et éclairés. Ceux qui n’ont pas un parti pris d’avance et des idées systématiques ont pu étudier le pays, interroger les mouvemens de l’opinion ; ils savent ce qui est possible, ce qui répond aux intérêts, aux instincts publics. Assurément, même en admettant un concours suffisant de bonnes volontés sincères et désintéressées, ce ne sera pas facile d’arriver à des combinaisons qui puissent mettre d’accord tant d’opinions diverses ; mais il y a une chose qui domine tout : c’est la nécessité, et le patriotisme doit faire le reste.

Qu’est-ce donc après tout que la politique, si ce n’est la recherche de ce qui est possible dans une situation aussi complexe et aussi douloureuse que celle où se débat notre pays depuis deux ans ? Ce qui est possible aujourd’hui, on le sent, on le voit, c’est évidemment la régularisation de ce qui existe, c’est l’affermissement d’un régime qui a donné à la France la paix extérieure, la paix intérieure, et qui au milieu des difficultés les plus inextricables a entrepris cette œuvre immense de la libération du territoire. Comment ce régime peut-il être affermi et régularisé ? C’est l’assemblée qui l’a créé sous l’influence des plus pressantes nécessités publiques, c’est par l’assemblée qu’il peut prendre un caractère plus précis ou plus définitif, si l’on veut. Qu’il s’appelle la république conservatrice ou la république sans épithète, cela importe vraiment assez peu. L’essentiel est que ce soit un régime protecteur de toutes les sécurités et de tous les intérêts, ayant en lui-même une force de préservation contre tous les entraînemens et tous les excès. Tel qu’il est, tel qu’il peut être constitué, ce régime a cela pour lui qu’il est le seul possible au moment où nous sommes, qu’il existe déjà, qu’il n’y a qu’à se servir des moyens dont on dispose pour l’organiser sans secousse, sans ébranlement, sans exposer le pays à des crises nouvelles en face de l’étranger, sans braver le péril d’une dissolution prématurée de l’assemblée.

Est-ce qu’on peut faire autre chose aujourd’hui ? Est-ce qu’il y a un autre moyen sérieux et pratique de procéder dans les conditions où se trouve la France ? Oui, sans doute, disent les uns, le moyen existe, on peut faire mieux que la république, on peut restaurer la monarchie. La question est de savoir comment on ferait pour restaurer cette monarchie, qui depuis deux ans s’épuise à se discréditer par son impuissance querelleuse et à gaspiller les chances qu’elle a paru avoir un instant. D’honnêtes légitimistes ont souvent accusé M. Thiers et ils l’accusent encore d’être le plus grand obstacle au rétablissement de la royauté traditionnelle. M. Thiers, il est vrai, ne s’est jamais donné pour un légitimiste d’une irréprochable orthodoxie, et au milieu des travaux qui l’assiègent il n’a peut-être pas eu le temps de songer beaucoup à une restauration de la monarchie traditionnelle ; mais sûrement ce n’est pas lui qui depuis deux ans a fait le plus de mal à la cause de la royauté. Si cette cause a été compromise, elle l’a dû surtout aux royalistes et à M. le comte de Chambord lui même. Personne au monde ne peut méconnaître la loyale honnêteté, l’élévation des sentimens d’un prince qui supporte si noblement l’exil depuis quarante-deux ans. Il faut bien l’avouer cependant, chacun de ses manifestes est une bataille perdue pour sa cause, et la dernière lettre qu’il vient d’adresser à un de ses amis, membre de l’assemblée de Versailles, n’est point certes de nature à lui ramener la victoire. Voilà un prince qui ne dirait pas, à l’exemple de son aïeul Henri IV, que la France et Paris valent bien une messe, ou, si l’on veut, un mot d’amitié à la société moderne ; il ne transige pas quant à lui, il s’enferme dans le droit, dans le sentiment religieux de la mission providentielle qu’il s’attribue. Il reste immuable, impassible sur son haut promontoire de la légitimité, attendant que la mer vienne le reprendre ; mais la mer ne monte plus jusque-là. La France, telle que ce prince honnête et aveuglé croit la voir, telle que ses amis la lui représentent sans doute, cette France n’existe pas ; cette royauté sacerdotale dont il garde l’idéal n’a plus de place dans notre monde, et M. le comte de Chambord semble le comprendre, puisque visiblement il ne croit plus aux moyens humains pour une restauration, qu’il désire peut-être moins que ses partisans. « Le jour du triomphe est encore un des secrets de Dieu, » dit-il, et il est certain qu’il n’y a rien à objecter à cela. M. le comte de Chambord a écrit sa lettre pour protester une dernière fois contre les tentatives d’organisation constitutionnelle qui se préparent ; mais il ne dit ni ce qu’on pourrait faire, ni comment on pourrait le faire. Le manifeste d’Ebenzweyer est une protestation, ce n’est pas une solution au milieu des difficultés qui nous pressent.

Cette solution nécessaire, où est-elle cependant ? Est-ce qu’on peut la chercher dans une crise intérieure imprudemment provoquée, dans un appel au pays lui-même par une dissolution de la chambre, par l’élection d’une assemblée nouvelle qui arriverait avec la mission particulière de constituer, d’organiser un gouvernement ? Où donc est la nécessité de se jeter dans de telles aventures au moment où nous aurions besoin de mettre la plus extrême mesure dans nos actions et même dans nos paroles ? Assurément l’assemblée qui existe aujourd’hui n’est point éternelle, elle ne vivra pas au-delà du terme qui lui est naturellement assigné. Sa raison d’être est dans les circonstances d’où elle est sortie et avec lesquelles elle disparaîtra. Jusque-là, elle doit rester à son poste, elle doit vivre, son existence est liée à cette œuvre de la libération du territoire qui se poursuit laborieusement. Voulût-elle se dissoudre, elle ne le pourrait pas sans déshonneur pour elle, sans danger pour le pays. Qu’on y réfléchisse un instant : imagine-t-on une crise électorale s’ouvrant aujourd’hui ou demain, le gouvernement battu en brèche dans la lutte, toutes les passions se donnant rendez-vous, tous les partis relevant leurs drapeaux, l’agitation survivant sans doute au scrutin, et tout cela pendant que les Allemands sont dans nos villes et dans nos campagnes, attendant la fin de cette meurtrière aventure ! M. Louis Blanc, qui tient à reprendre son rang dans le radicalisme agitateur, juge cette considération fort puérile, il trouve que c’est une insigne faiblesse de se préoccuper des Prussiens, qui n’ont pas le droit de se mêler de nos affaires. Ce qui est puéril, malavisé, c’est de ne pas tenir compte des circonstances, c’est de s’imaginer naïvement que la France aujourd’hui peut perdre impunément trois mois en agitations stériles. Sans doute, comme le dit M. Louis Blanc, le crédit de la France est considérable, il a suffi à tout, il doit jusqu’au bout suffire à tout ; mais ce crédit lui-même ne vit et ne se soutient que par le travail, par la sécurité, et ce n’est pas au milieu des incertitudes, des confusions d’une crise toujours redoutable, que le pays peut travailler, que le gouvernement peut combiner tous les moyens nécessaires pour hâter ou assurer la libération du territoire. Quelle raison y a-t-il d’aller au-devant de ces périls ? Les radicaux se défient de l’assemblée actuelle, voilà toute la question ; déjà ils s’étudient à mettre en suspicion tout ce qui pourra être fait par elle, même pour l’établissement de la république, et ils ne voient pas qu’en déclinant l’autorité de cette assemblée librement élue, c’est l’autorité même de la souveraineté nationale qu’ils déclinent. La chambre de Versailles peut ne pas leur plaire, c’est possible ; croient-ils par hasard qu’une chambre où ils domineraient ne soulèverait aucune protestation et serait considérée par tout le monde comme la représentation fidèle de la volonté nationale ? La vérité est qu’entre l’impossibilité d’un retour à la monarchie et le danger des agitations où le radicalisme cherche une victoire de surprise, il n’y a qu’un moyen pratique, efficace, c’est que l’assemblée elle-même se décide prudemment à régulariser le régime que les événemens ont fait à la France, en l’entourant de toutes les garanties qui peuvent lui imprimer le caractère d’un régime de libérale conciliation.

Au fond, c’est là visiblement la direction de l’opinion. Le pays ne demande rien de plus ; il se rattache par instinct, par bon sens à ce qui existe, et les élections qui viennent d’avoir lieu, qui ont été un instant l’objet de tant d’interprétations, de tant de commentaires, ces élections, interrogées en toute impartialité, n’ont point un autre sens. N’est-il pas clair d’abord qu’elles ne révèlent aucune tendance particulièrement monarchique ? Même dans le Morbihan, où le candidat de l’opposition a triomphé, le vote semble avoir eu un caractère religieux encore plus que politique. Dans les autres départemens, les nouveaux élus sont républicains, ils se sont présentés comme tels ou ils ont fait acte d’adhésion à la république. Le résultat est-il cependant aussi simple, aussi décisif qu’on le dirait, et les radicaux ont-ils surtout le droit de triompher du dernier scrutin ? Il faudrait s’entendre. Qu’on remarque ce fait au moins caractéristique : ce sont des républicains qui ont été nommés, mais tous, ou presque tous, ils ont commencé par protester de leur adhésion au régime actuel, au gouvernement de M. Thiers, à la république conservatrice. M. Nioche, élu dans l’Indre-et-Loire, a renouvelé ses protestations même après le vote. L’élu du Calvados, M. Paris, s’était prononcé dans sa profession de foi avec une vivacité des plus énergiques. Le nouveau député de l’Oise, M. Gérard, ancien représentant de 1849, avait marqué d’avance sa place dans le centre gauche. Dans la Gironde également, un candidat qui n’avait d’autre titre que d’avoir été exilé en 1852 et qui a été soutenu par les radicaux, M. Caduc, a cru devoir se mettre sous le pavillon de M. Thiers.

À Alger, M. Crémieux a pris la cocarde de républicain conservateur, de sorte qu’on ne voit pas bien en quoi consiste cette victoire électorale que les radicaux ont revendiquée si bruyamment. S’ils ont triomphé, comme ils l’ont dit, ils n’ont certainement pas triomphé par eux-mêmes, ils se sont glissés à la suite du gouvernement, dont ils se sont proclamés les amis et les défenseurs, en dissimulant leur propre drapeau. Ce n’est pas là le seul fait significatif dans les élections. Si modérés qu’ils soient, ces nouveaux députés républicains n’ont pas réussi sans quelque difficulté. Dans l’Indre-et-Loire, M. Nioche a été serré de près par M. Paul Schneider ; un déplacement de quelques centaines de voix changeait le résultat. Dans le Calvados, les concurrens de M. Paris ont réuni plus de suffrages que M. Paris lui-même. Jusque dans la Gironde, le scrutin a été assez étrange. M. de Forcade La Roquette, malgré les souvenirs qui le rattachaient au régime impérial, malgré son titre d’ancien ministre de l’empire, M. de Forcade est arrivé au chiffre de 50,000 voix. Ces résultats ne laissent pas d’être assez curieux ; on peut les méditer avec fruit et voir surtout le danger d’offrir par des divisions des facilités inespérées au bonapartisme.

Qu’en faut-il conclure ? C’est évidemment une illusion de triompher ou de s’alarmer d’un vote qui n’est après tout que l’expression de l’incertitude des esprits et des opinions. En réalité, c’est un pays assez perplexe, qui vote ou qui croit voter pour un gouvernement auquel il doit la paix et la sécurité. Fatigué, excédé de révolutions, il ne se met pas à la suite d’un parti dont la victoire serait le signal de révolutions nouvelles, il se prononce par une sorte d’instinct pour ce qui existe ; il n’éprouve pas le besoin de changer de condition, surtout quand on lui parle de revenir à une monarchie qui représente à ses yeux tout un ordre évanoui, il demande tout simplement qu’on lui donne un régime régulier et sensé qui le protège dans son repos, dans son travail. Voilà ce que veulent dire les élections dernières ; elles signifient le repos dans la république, puisque la république existe, et ce que le pays demande, il faut le lui donner. Comment le lui donnera-t-on, si ce n’est par un certain nombre de mesures, qu’on appellera constitutionnelles si l’on veut, qui dans tous les cas tranchent des questions toujours irritantes, toujours menaçantes, en imprimant un caractère plus définitif à ce qui n’a été depuis deux ans qu’une trêve souvent agitée, quoique volontairement acceptée ?

Et d’abord on a l’avantage d’entrer dans cette voie avec un esprit éclairé par une longue et cruelle expérience. On sait désormais ce que valent ces constitutions écrites qui ont la prétention de tout résumer en quelques articles et de fixer irrévocablement l’avenir. La France a eu depuis quatre-vingts ans une douzaine de constitutions de toutes les couleurs, de toutes les nuances, de toutes les dimensions, constitutions impériales, royales, consulaires, républicaines, despotiques, libérales. Qu’en est-il resté ? Elles ont disparu comme elles étaient venues, dans un coup de vent. Elles forment aujourd’hui une assez curieuse collection pour ceux qui veulent faire des études rétrospectives sur le droit politique. Où donc est aujourd’hui la nécessité de recommencer cette histoire ? La vraie constitution de la France est dans nos mœurs, dans nos institutions civiles et sociales. Le reste n’est que l’organisation d’un mécanisme de gouvernement adapté au principe de la souveraineté nationale, et qu’est-ce qui empêche de coordonner ce mécanisme en débrouillant un peu la confusion où l’on se débat depuis près de deux ans ? On sent bien que le moment approche où ces questions s’imposeront, déjà des projets de toute sorte se préparent ; en définitive, ils tournent autour de deux ou trois idées. La présidence, telle qu’elle existe, a besoin évidemment d’être modifiée. On est allé au plus pressé, on a remis le pouvoir entre les mains de l’homme que tout désignait à la confiance publique, dont l’expérience, le patriotisme, la fertile activité, étaient des garanties pour la France. On l’a nommé chef du pouvoir exécutif, président de la république ; mais cette présidence est en quelque sorte une situation personnelle, une prééminence consulaire plutôt qu’une autorité définie : elle n’a aucune durée précise, et à la rigueur, d’après la loi Rivet, elle devrait disparaître avec la chambre dont elle est l’émanation, de telle sorte que le pays pourrait se trouver un jour sans assemblée et sans gouvernement. Voilà le fait. On a parlé de décerner la présidence à vie à M. Thiers. Cette idée, on peut l’assurer, ne vient point de M. le président de la république, et elle ne lui sourit nullement malgré tout ce qu’elle peut avoir de flatteur. Elle ne remédierait à rien, et elle risquerait de créer des confusions qui ne seraient peut-être pas sans danger. Ce qu’il y aurait de plus simple sans doute, ce serait de donner à la présidence une durée de quatre ans avec faculté de réélection, et de compléter l’institution présidentielle par une vice-présidence qui écarterait d’avance tout péril d’interrègne et de crise en cas d’accident. Dans quelles conditions pourrait-on établir cette vice-présidence ? Celui qui l’exercera sera-t-il élu expressément par la chambre, ou bien le président même de l’assemblée restera-t-il chargé de prendre éventuellement le pouvoir exécutif ? Ces questions peuvent avoir quelques côtés délicats ; elles ne sont point insolubles dès qu’on les abordera sans arrière-pensée, et, cette constitution du pouvoir exécutif une fois définie, un grand pas, un pas décisif sera fait dans la voie d’une organisation sérieuse.

Ce n’est pas tout évidemment. Il y a deux questions qui se présentent d’elles-mêmes, dont la solution est peut-être un peu moins pressante, mais qui devront nécessairement être résolues. La première de ces questions est la constitution d’une seconde chambre. Un jour, sous l’empire, nous nous entretenions justement de cette question d’une seconde chambre avec un homme qui est aujourd’hui dans le parti radical, qui a toujours été républicain. Il avouait qu’en 1848 il était partisan d’une chambre unique, mais que depuis ses idées s’étaient modifiées, qu’il admettait l’utilité d’une seconde assemblée, et, comme on lui demandait pourquoi il avait changé d’opinion, il répondait simplement : « parce que j’ai vingt ans de plus. » Il disait vrai, c’est la raison la plus naturelle et la plus philosophique à la fois de la nécessité d’une seconde assemblée, parce qu’on ne voit pas les choses de ce monde du même œil à tous les âges. Il y a une expérience que donnent le temps, l’étude, le maniement des intérêts du pays, et cette expérience, cette maturité si l’on veut, c’est justement une seconde chambre, de quelque nom qu’on la nomme, qui peut la représenter dans les grandes délibérations sur les affaires publiques. La difficulté est toujours sans doute de trouver les élémens de cette seconde assemblée dans un pays où il n’y a pas des traditions d’aristocratie politique comme en Angleterre, des conditions particulières de vie locale comme aux États-Unis ou en Suisse. Il n’est pas moins vrai que c’est la seule garantie qui existe jusqu’ici contre les entraînemens et les tyrannies possibles d’une assemblée unique. D’ailleurs, une fois le principe admis, cette difficulté n’est point elle-même insoluble. Les élémens d’une seconde chambre, ils existent dans les conseils-généraux, dans la haute magistrature, dans l’armée, dans les compagnies savantes, même dans la grande propriété ou dans l’industrie, dans tout ce qui peut offrir en un mot la triple garantie de l’indépendance, de l’expérience et du savoir.

La seconde question qui reste à résoudre et qu’il faudra bien aborder, c’est la loi électorale : non pas que par un excès de susceptibilité conservatrice on puisse songer à revenir à quelque chose comme la loi du 31 mai 1850, qui a si étrangement servi de prétexte au coup d’état du 2 décembre 1851. Nullement, le suffrage universel existe, et ce qu’il y a de mieux c’est de vivre avec lui, en l’éclairant autant que possible, en le mettant en garde contre les pièges où il peut tomber ; mais ce qui est essentiel, ce qui ne ressemble en aucune façon à une violation directe ou indirecte du droit de suffrage, c’est de ramener la vérité, la sincérité dans la représentation publique, et de ne point laisser le pays exposé à ces coups de vent des scrutins de liste, qui mettent le hasard dans les élections, qui ne sont, à tout prendre, que le plébiscite, sous une forme un peu moins violente, dans le cercle d’un département. En définitive, de quoi s’agit-il ? Les républicains sincères et prévoyans devraient être les premiers à demander cette réforme et toutes celles dont on parle aujourd’hui, car enfin, si l’on veut que la république vive, il faut qu’elle cesse d’être un ouragan comme elle l’a été si souvent dans son passage à travers notre existence nationale il faut qu’elle devienne une institution paisible et pratique, qu’elle entre dans les faits et dans les mœurs, qu’elle offre des garanties contre les dangers de mobilité et de perturbation dont elle porte en elle-même le redoutable germe.

Une des choses les plus plaisantes, c’est le ton mélancolique que prennent, depuis quelque temps surtout, les chefs et même les dieux inférieurs du radicalisme, pour se plaindre de tout ce qu’ils ont eu à dévorer, des déboires qui leur ont été infligés pendant ces deux dernières années. M. Louis Blanc le disait, il y a peu de jours encore, avec un attendrissement des plus touchans. Les radicaux sont malheureux, ils ont été obligés plus d’une fois de réprimer leurs intempérances, de retenir leurs programmes, leurs discours, leurs propositions, leurs interpellations ; ils se sont vus condamnés à se taire quand ils avaient tant envie de parler ! Mais ne voient-ils pas que, si la république vit encore, c’est peut-être justement parce qu’ils ne l’ont pas gouvernée, parce qu’ils ont été contraints par les circonstances à cette modération qui leur pèse ? Vraisemblablement, s’ils avaient eu toute liberté, c’eût été bientôt fini ; la crise eût été violente sans doute, elle aurait fini comme toutes les crises de ce genre. L’anarchie eût enfanté quelque dictature, et une fois de plus la république aurait été perdue par ceux qui se prétendent ses vrais et uniques serviteurs. Elle vit, parce qu’elle a été sagement protégée contre ses excès, parce qu’il s’est trouvé là un homme qui a su se servir de ce régime pour relever, autant qu’il l’a pu, un pays qui venait de tomber mutilé et sanglant dans la poussière. Elle ne s’est maintenue, en un mot, et elle ne peut se maintenir que par cette politique de ménagement et de prudence que rendent nécessaire les circonstances extérieures autant que les complications intérieures. C’est assurément un fait curieux et qui dénote la singulière idée que les radicaux se font de la vie d’un pays. Dès qu’ils aperçoivent un certain calme, une certaine paix, dès qu’ils voient qu’on se remet à traiter les affaires pour elles-mêmes, à résoudre simplement les questions sans mettre partout l’agitation et la violence, il leur semble que ce n’est plus la république, qu’on leur a pris leur régime préféré. Pour que la république existe à leurs yeux, il faut qu’ils puissent se déchaîner, remuer les passions, se répandre en discours enflammés, sans s’inquiéter des résultats de cette politique de sédition et d’excitation. Malheureusement, si ce système a souvent de désastreuses conséquences dans notre vie intérieure, il est parfois plus dangereux encore au point de vue de notre situation extérieure.

Il faudrait bien se dire que nous ne sommes pas dans des conditions ordinaires, que toutes les polémiques ne sont pas sans péril. On vient de s’en apercevoir tout récemment encore par un incident des plus pénibles, par cette lettre que M. le maire de Nancy s’est vu obligé d’écrire à notre plénipotentiaire au camp allemand, M. de Saint-Vallier, pour se plaindre de la situation cruelle où les polémiques de certains journaux placent les habitans des départemens occupés qui « paient sans se plaindre la rançon de la France en restant jusqu’au bout le gage de cette rançon, » et en demeurant exposés aux contre-coups de l’irritation produite chez les Prussiens par des articles irréfléchis. M. le maire de Nancy dit avec tristesse une parole qu’on devrait avoir toujours présente. « Le seul moyen en ce moment pour la France de nous témoigner ses sympathies, c’est de nous aider par une sage prudence à supporter jusqu’au bout, sans secousses violentes, les charges d’une occupation que l’exagération de certains sentimens ne ferait que prolonger. » Aussi tout nous rappelle à chaque instant une situation douloureuse, et ce serait bien le moins que l’administration de la guerre ne se mît pas, elle aussi, de la partie, pour nous faire sentir ce cruel déboire en envoyant sans précaution suffisante à Châlons des soldats qui se trouvent exposés à être désarmés par les Prussiens. C’est bien assez que des articles de journaux nous attirent des mésaventures par des polémiques inutilement provocantes.

Quelle étrange et malfaisante manie, en effet, de s’épuiser si souvent en disputes dangereuses ou en déclamations passionnées lorsqu’il y a tant à faire de toute façon, lorsqu’il n’y a point une heure à perdre pour préparer la reconstitution morale et nationale de la France ! Puisque le malheur nous a fait sentir son aiguillon, il faudrait au moins profiter de cette dure expérience pour se recueillir avec une patriotique sincérité, pour étudier résolument, virilement, les causes de tous ces désastres accumulés, et pour chercher les moyens de les réparer. C’est là une œuvre bien autrement sérieuse, bien autrement salutaire que toutes les agitations factices des partis, qui ne font qu’aggraver nos misères en aigrissant les esprits, en détournant l’attention des seuls objets dignes d’occuper une société qui n’a plus le droit de se flatter elle-même, qui a trop cruellement expié ses illusions, ses fantaisies ou ses défaillances. Les questions politiques ont toujours de l’importance sans doute ; il y a des questions bien plus graves encore, qu’il faut savoir aborder simplement, qu’on ne peut résoudre que par le travail, par l’étude, par une action attentive de tous les jours et de toutes les heures.

L’administration française a tous les mérites qu’on voudra, elle a surtout l’avantage d’être un instrument aussi ingénieux que puissant, docile à tous les pouvoirs, merveilleusement combiné pour tous les services utiles ou inutiles qu’on peut lui demander. Il n’est pas moins vrai qu’au moment où nous sommes, en dépit de tous les événemens et de toutes les leçons, cette administration revient plus que jamais, si on n’y prend garde, à ses traditions d’immobilité et de routine. Au lieu de simplifier et d’expédier les affaires, elle les complique et les ralentit. Elle a aujourd’hui comme autrefois ses formalités minutieuses et décourageantes, ses habitudes lentes et obstinées qu’il est si difficile de vaincre, qu’on ne changera qu’en y mettant un peu énergiquement la main, en introduisant quelque ressort nouveau dans cette machine confuse et paresseuse. La réforme administrative, c’est là une de ces choses sérieuses et pratiques dont il faudrait s’occuper. Certes le gouvernement a déjà fait beaucoup pour l’armée, pour cette armée qui a été si justement sa première et sa plus vive préoccupation au lendemain de nos revers. M. le président de la république a trouvé là une douloureuse occasion de déployer son expérience, de satisfaire son ancienne et très noble passion pour tout ce qui touche à la grandeur militaire de la France. Il s’occupe avec une sollicitude jalouse de tous ces détails, il veille à la formation de ces camps où nos soldats vont se discipliner et puiser une instruction nouvelle sous la direction de nos plus vaillans hommes de guerre, et cependant, on le sent bien, ce qui a été fait n’est qu’un commencement. Que d’efforts patiens et persévérans il faut encore pour remettre un peu partout l’ordre, l’exactitude, le sentiment du devoir, la vigilance, pour remonter cette administration de la guerre de façon qu’elle nous épargne tout au moins des accidens comme celui de Châlons ! Voilà certes qui vaudrait mieux que toutes les préoccupations et les conversations politiques, comme celle qu’on prête à un aide-de-camp de M. le ministre de la guerre récemment en voyage à La Fère. Nous sommes à un de ces momens où l’esprit de réforme, éclairé par le malheur, doit s’efforcer de rendre à la France tout ce qui peut reconstituer son existence nationale, une administration vigilante et expéditive, une armée vigoureusement réorganisée, un enseignement plus sérieux et plus efficace. M. le ministre de l’instruction publique, il faut lui rendre cette justice, a voulu pour sa part mettre la main à cette œuvre de réformation nécessaire, et montrer son zèle : il a publié à la rentrée des classes une circulaire qui résume ses idées et ses méditations sur l’enseignement secondaire, qui est tout un programme soigneusement étudié, aussi bien coordonné que possible.

Qu’un certain mouvement de décadence se soit fait sentir dans les études en France, et que cette décadence des études, de l’éducation tout entière, ne soit point étrangère aux derniers désastres de notre pays, rien n’est plus évident. Ce mal ne date ni d’aujourd’hui ni d’hier, il remonte bien plus haut, il tient à bien des causes générales sans doute. Le fait est que peu à peu, sous une multitude d’influences, l’aptitude même au travail semble s’être affaiblie, et qu’il s’est formé par degrés une jeunesse impatiente et promptement fatiguée, n’ayant plus que des connaissances vagues et superficielles, perdant avec les habitudes de la discipline le sens et le goût des fortes études. Tout est dans l’apparence ; on a un vernis d’éducation, un semblant de culture, un à-peu-près de toute chose, avec le dégoût de ce qui fait justement la force de l’esprit, la méthode et la précision. Disons le mot : depuis longtemps, on a pratiqué l’enseignement un peu comme tout le reste, avec un certain abandon, avec de la complaisance pour toutes les faiblesses, en se gênant le moins possible, en sacrifiant l’intégrité de l’éducation publique, de la véritable instruction, tantôt à des fantaisies, tantôt à de prétendues innovations qui étaient des chimères quand elles n’étaient pas des dangers. Les enfans n’ont pas demandé mieux que de sentir se relâcher la sévère discipline de l’étude, les parens y ont aidé, les maîtres n’ont pas toujours assez résisté ; le résultat a été funeste. Voilà le mal qui est allé en s’aggravant d’année en année et auquel il faut remédier aujourd’hui, si l’on veut préparer des générations plus viriles, mieux armées de force morale, d’instruction et de savoir. La circulaire de M. Jules Simon, nous nous hâtons de le dire, est semée de bonnes intentions, et parmi toutes ces bonnes intentions la meilleure, la plus sage, est de ne vouloir procéder que par des améliorations successives, d’éviter les expériences précipitées et hasardeuses. L’essentiel en effet est de s’appuyer sur une étude attentive des faits, de ne rien brusquer, « d’agir à coup sûr, » selon le mot de la circulaire, comme aussi la première condition est de ne point se faire illusion, de ne pas prendre pour un système d’innovations graduées et réparatrices ce qui ne serait peut-être ni bien nouveau, ni même en rapport avec le mal qu’on veut guérir.

Quelle sera la portée pratique du programme de M. Jules Simon ? La pensée qui a inspiré ce programme aura-t-elle tous les résultats qu’en attend celui qui l’a écrit ? Allons droit au fait essentiel. Que M. le ministre de l’instruction publique recommande aux professeurs de se réunir périodiquement, de mettre en commun leurs lumières et leur expérience pour préparer par leurs délibérations les réformes qui pourront être accomplies, c’est là certainement une mesure aussi libérale qu’intelligente. Ces maîtres, occupés chaque jour à façonner la jeunesse, peuvent dire souvent le mot le plus juste, le plus décisif sur une méthode, sur un système d’enseignement. Les consulter, les appeler à donner leur avis, c’est s’assurer un concours précieux. Rien de plus prévoyant et de mieux entendu assurément que toutes les précautions minutieuses de M. le ministre de l’instruction publique au sujet de la gymnastique, des exercices militaires, de l’équitation, de la natation, des promenades instructives des enfans. Si ce programme est suivi, l’éducation physique est complète : elle fortifie le corps et prépare à l’âme une saine habitation. Rien de mieux encore que tout ce que dit M. le ministre de l’instruction publique au sujet de l’enseignement de la géographie, de l’histoire. Ici cependant il resterait à savoir ce qu’entend M. Jules Simon lorsqu’il veut que, pour enseigner la géographie, on commence « par la description de la commune, de l’arrondissement, du département, pour n’arriver qu’en dernier lieu à la carte d’Europe et à la mappemonde. » Qu’on ne veuille pas tout d’abord inculquer à un enfant les notions transcendantes de la physique terrestre, nous le comprenons bien ; qu’on simplifie pour lui les élémens de la science géographique et qu’on ne lui dise que ce qu’il peut saisir, ce sera au mieux. En dehors de ceci, que peut bien être au juste ce genre de géographie recommandé par la circulaire ministérielle, et qui consiste à décrire aux enfans « les campagnes voisines de leur ville ou de leur village ? » M. Jules Simon s’est peut-être laissé tromper par un mirage de simplicité et de logique, et les enfans à qui on voudrait enseigner ainsi la géographie pourraient bien ne pas la savoir du tout ; c’est comme si l’on voulait les initier à l’étude de l’histoire en commençant par leur raconter les annales de leur ville ou de leur village. Ce n’est là, si l’on veut, qu’un point secondaire dans le programme ministériel ; le point délicat, épineux, c’est ce qui touche à l’enseignement classique, à ce qu’on appelait autrefois du beau nom d’humanités.

Il a été de mode pendant bien des années de jeter la pierre à ces malheureuses études classiques, de les représenter comme une vieillerie scolastique bonne à faire perdre du temps, à détourner les enfans de ce qui peut leur être le plus utile, des langues vivantes, des études professionnelles, des connaissances spéciales. Qu’on favorise, qu’on développe tant qu’on voudra ces études nouvelles, qui sont en effet nécessaires dans un siècle d’industrie, de démocratie laborieuse, de grand mouvement matériel : soit, on répond à des intérêts, à des instincts qui ont besoin d’une satisfaction. Il n’est pas moins vrai que tout ce qui affaiblit cette vieille et nourrissante instruction classique est une atteinte à la civilisation française elle-même, et, s’il y a cette sorte de décadence des forces intellectuelles dont on s’aperçoit aujourd’hui, c’est que l’enseignement classique n’est pas resté ce qu’il devait être. Les novateurs à courte vue se figurent qu’en mettant des enfans au régime de Virgile et de Cicéron on fait simplement des latinistes ; pas du tout, l’on fait bien autre chose que des latinistes, on fait des hommes, et l’objet de l’éducation est apparemment de faire des hommes avant de faire des magistrats, des ingénieurs, des soldats, des industriels. M. Jules Simon ne veut pas toucher à cet enseignement classique, il s’en défend avec vivacité, bien au contraire il voudrait le relever, et il condamne cet étrange système qui s’est appelé un jour du nom barbare de bifurcation. Il s’agit de savoir si les mesures qu’il propose n’iront pas malgré lui au même but, si elles n’exposeront pas les études au même danger. Sans doute M. le ministre de l’instruction publique prétend se borner à simplifier, à supprimer des exercices inutiles ou fastidieux, à dégager l’enseignement des broussailles qui l’encombrent, et il ne voit pas que ces exercices qu’il croit inutiles sont une gymnastique pour l’esprit de l’enfant. C’est dur, c’est rebutant quelquefois, mais cela fait entrer dans de jeunes intelligences des notions et des idées qui n’en sortent plus. On croit avoir perdu le temps, il n’en est rien ; l’esprit s’est formé peu à peu, l’enfant est devenu un jeune homme dont l’intelligence est désormais préparée à un travail supérieur. Qu’il y ait des routines surannées, des méthodes vieillies, c’est possible ; on peut les réformer avec prudence sans toucher au fond de cet enseignement classique qu’il faudrait bien plutôt fortifier et remettre en honneur par tous les moyens. Si les mesures que propose M. Jules Simon, et qui n’ont point eu d’ailleurs jusqu’ici la sanction du conseil supérieur de l’instruction publique, si ces mesures, contre l’intention du ministre, devaient avoir pour résultat indirect d’affaiblir encore l’enseignement classique, cet affaissement ne profiterait ni à l’étude des langues vivantes, ni à l’étude de la langue française elle-même ; il conduirait à un demi-savoir qui ne serait qu’un déguisement de l’ignorance, et voilà pourquoi il faut y regarder à deux fois avant d’aller plus loin. On veut à juste titre relever la France, ce ne serait pas le moment de compromettre pour l’avenir cet ascendant intellectuel qu’elle a exercé avec tant d’éclat et qu’elle peut, qu’elle doit retrouver encore.

CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.

LES ÉCOLES DE COMMERCE AUX ÉTATS-UNIS.

Dans une étude sur les Écoles de commerce en France et à l’étranger publiée dans la Revue du 1er avril dernier, l’auteur s’étend sur les institutions de ce genre qui existent aux États-Unis. Appartenant depuis plusieurs années à la principale école commerciale des États-Unis, qui est le Packard’s Business College, je crois qu’il ne sera pas sans intérêt de donner quelques détails sur l’état de ces écoles en Amérique. L’idée dominante des Américains est d’aller droit au but ; leur go ahead n’aime pas à se préoccuper des théories, ils veulent voir le résultat ; aussi sont-ils loin d’accorder à leur instruction le même temps que les Européens, et ces études abrégées doivent suppléer par de bonnes données pratiques aux études approfondies.

Ce problème n’est pas facile à résoudre, mais, en Amérique comme en Europe, l’instruction tend tous les jours à occuper un rang plus important ; aussi depuis une dizaine d’années le programme des études s’est-il considérablement augmenté, et il faut d’une à deux années pour acquérir les rudimens d’une instruction commerciale.

Les Américains ont pour maxime qu’il faut enseigner aux enfans ce qu’ils pratiquent dans la vie. Dans les écoles publiques, qui sont fréquentées par la majorité des enfans, le passage d’une classe à la classe supérieure n’est autorisé que lorsque l’élève a passé des examens satisfaisans en arithmétique. Ainsi l’arithmétique est prise pour critérium ; ce n’est pas qu’elle indique mieux que toute autre étude le degré d’intelligence des élèves, mais une bonne connaissance de l’arithmétique est plus appréciée des Américains. Les écoles de commerce ont dû tenir compte de cette opinion pour l’organisation de leurs cours.

Depuis une trentaine d’années que les écoles de commerce, business colleges, ont été introduites aux États-Unis, elles se sont beaucoup multipliées, et elles constituent aujourd’hui une branche très importante des établissemens spéciaux d’enseignement. L’instruction classique n’est pas tenue malheureusement en très haute estime, par la raison que les personnes qui ont fait les plus grandes fortunes ne doivent pas leur succès à la supériorité littéraire. Les jeunes gens élevés dans un tel milieu ne tiennent pas aux diplômes ; ils vont droit à l’apprentissage commercial, qui doit les conduire à la fortune, et ils fréquentent les écoles où ils peuvent se procurer en peu de temps les notions nécessaires pour leur faciliter l’exercice des professions lucratives.

Pour perfectionner cet enseignement, MM. Bryant et Stratton sont entrés en relation avec les institutions semblables qui existent dans les différentes villes de l’Union, et ils ont fondé des succursales, formant ainsi The International business College Association. Cette société ne comprend pas moins de quarante collèges dans les États-Unis et au Canada, de Portland à San-Francisco, et de Montréal à la Nouvelle-Orléans. Elle est coopérative quant à l’instruction, mais chaque collège ne dépend pour son existence que de lui-même. Plusieurs établissemens reçoivent des subventions des états ; dans ce cas, il y a des trustees ou fidéicommissaires nommés par l’état qui accorde la subvention ; mais on peut dire que l’intervention de ces commissaires est le plus souvent une gêne pour les directeurs intelligens et un obstacle aux améliorations dans le système d’enseignement. Les études comprennent : la tenue des livres, le droit commercial, l’arithmétique, la correspondance, l’économie politique et l’administration civile. Dans la plupart de ces institutions, les langues française, allemandes espagnole sont enseignées ; il est regrettable de dire combien l’introduction de cette branche d’enseignement rencontre de difficultés. Cependant on ne se rebute pas, et l’on espère pouvoir entrer en relation avec les écoles de commerce en Europe. La correspondance joue un grand rôle dans les écoles américaines ; le collège Packard de New-York reçoit en moyenne, par jour, une centaine de lettres des collèges provinciaux. Ces lettres contiennent des expéditions de marchandises qui doivent être vendues soit au compte de l’expéditeur, soit au compte du cosignataire, des ordres d’achat à exécuter, des comptes d’opérations commerciales accompagnés de lettres de change, billets à échéance, en un mot tous les détails qui entrent dans la correspondance commerciale des grandes maisons. Cet exercice permet de juger des progrès et des aptitudes des élèves, et il établit une saine émulation entre les jeunes gens des différentes écoles, tout en étendant le cercle de leurs idées.

On ne peut donner une meilleure idée du caractère et de la portée des études qu’en résumant les opérations quotidiennes de l’école de New-York. Il y a cinq jours de classe par semaine, et les cours durent de neuf heures du matin à deux heures de l’après-midi. La moyenne des élèves est de 300. Les règlemens sont sévères sous le rapport de l’exactitude. Tous les élèves sans distinction doivent prendre une leçon d’écriture d’au moins une heure ; une très grande importance est attachée à l’écriture par les maisons de commerce américaines, et l’école de New-York produit, sous ce rapport, d’excellens élèves ; c’est une des causes de son succès.

L’école est divisée en deux classes, l’une pour la théorie, l’autre pour la pratique. Dans la première, toutes les opérations commerciales sont analysées et démontrées ; on y enseigne le droit commercial et les langues vivantes. La seconde classe, où l’élève ne peut entrer qu’après six mois d’études, n’est autre chose qu’un monde d’affaires en miniature : elle est exclusivement consacrée à la pratique. L’élève commence comme un petit négociant, avec un capital fictif, dont il doit diriger tous les mouvemens. Il y a une banque ; on sait quels immenses avantages les États-Unis ont tirés de ces institutions. Or, dans cette banque, l’élève négocie ses emprunts, dépose ses recettes et entretient un compte-courant. Au terme de ces opérations simulées, il fait son inventaire, et il arrête ses écritures pour passer à une autre branche de commerce. Il se familiarise ainsi successivement avec les divers négoces. Il entre ensuite dans une maison de commission où il traite avec les manufacturiers, reçoit des marchandises de pays étrangers, les passe en douane, ce qui n’est pas une petite affaire, surtout à New-York ; en un mot, il fait les affaires en grand, remplissant tous les rôles depuis la fonction de commis inférieur jusqu’à celle de chef d’établissement. Pendant le cours de ces dernières études, l’élève acquiert des idées générales sur la loi de l’offre et de la demande, sur la protection douanière, sur l’achat et la consommation ; il étudie les grandes voies de communication, les frets, les opérations de banque dans tous leurs détails, la tenue des livres, le maniement d’une caisse. Pour que son instruction soit complète, il faut qu’il soit en mesure de diriger chaque service et de remplir sans hésitation toutes les fonctions dans une maison de commerce ou de banque.

En un mot, cette école pratique est un monde d’affaires en miniature : chaque élève y déploie toute son énergie ; il prend son rôle au sérieux, il calcule, il écrit, il parle comme un négociant expérimenté ; il s’habitue à la dignité dans les relations, à la clarté du style, à la précision des combinaisons. Lorsque, sorti des bancs de l’école, il entre dans la vie réelle, rien n’est plus nouveau pour lui ; il connaît les affaires et même les hommes, et il a acquis, tout jeune encore, une maturité de raisonnement qui lui permet de se diriger à coup sûr dans ce vaste monde commercial où il est appelé à vivre.

Ainsi s’explique le succès des écoles commerciales des États-Unis. Ces élablissemens, qui répondent aux intérêts de la nation américaine, se multiplient et se perfectionnent sans cesse. Ils étendent et améliorent leurs programmes. Chaque année voit augmenter le nombre de leurs élèves. Il est donc permis de les signaler comme des modèles à l’estime et à l’imitation des pays européens.


G.-H. GAULIER.



Essais d’histoire religieuse et mélanges littéraires, par D.-F. Strauss, traduits par M. Charles Ritter, avec une introduction par M. Ernest Renan ; 1872, Michel Lévy.

Le nom de M. Strauss, connu surtout par la Vie de Jésus, personnifie aux yeux du plus grand nombre une méthode hardie, originale selon les uns, téméraire selon les autres, qui soumet les récits évangéliques aux règles de la critique historique[1]. Les vues habituelles de l’auteur de la Vie de Jésus et les questions d’ordre religieux qui se rattachent à ce sujet reviennent fréquemment dans le volume que nous avons sous les yeux ; mais elles ne dominent point exclusivement. Le traducteur a pensé, non sans raison, que les fragmens sur lesquels son choix s’est fixé feraient connaître M. Strauss sous un aspect nouveau pour la plupart des lecteurs. On pourra dans ces morceaux apprécier en lui un publiciste original, un critique délicat en matière littéraire et un excellent biographe, habile à intéresser par la familiarité des détails et à en relever la valeur par des vues supérieures. La verve du publiciste se déploie dans la spirituelle étude sur Julien, où l’auteur, faisant le portrait du restaurateur du paganisme discrédité, dessine avec malice, tout au travers de son érudition, la figure d’un souverain de nos temps trop épris de romantisme. Ce fut, selon M. Strauss, le tort de Frédéric-Guillaume IV. Le romantisme, doctrine religieuse et littéraire à la fois, se distinguait par un excessif enthousiasme pour les choses du moyen âge ; il reportait les imaginations vers un passé que d’illustres écrivains et poètes, en Allemagne comme en France, se plaisaient à parer de vives couleurs. M. Strauss possède trop le sens historique pour se fâcher contre le moyen âge ; cependant il n’aime pas non plus les résurrections factices, il n’approuve point, on le voit dans le dialogue consacré à ce sujet, qu’on reconstruise les cathédrales restées inachevées. A un faux enthousiasme correspond un art de convention. Mieux vaut respecter l’œuvre du temps et laisser les choses telles qu’il les a faites. Les monumens gothiques ne perdront rien de leur imposant caractère à porter sur leur front la marque de leur destinée. On a été assez habitué en France à rattacher au mot de romantisme l’idée d’innovation. M. Strauss, en plusieurs points, est moins novateur qu’on n’est tenté de l’imaginer ; c’est en tout cas un esprit très peu prévenu en faveur du romantisme. Ses goûts le portent vers l’époque classique ; il l’avoue nettement. Souabe comme Schiller, il se souvient avec admiration du poète son compatriote avec lequel il se sent en étroite conformité de pensée. Ami de la littérature qui éclaire et qui fortifie la raison, il a aussi une prédilection marquée pour Lessing ; il consacre au drame de Nathan le Sage une étude de critique solide et judicieuse. A propos d’un polémiste du XVIIIe siècle, il vante l’esprit de justice qui inspira les écrivains de cette époque, et il salue en eux les héritiers de l’œuvre de la réforme. Dans la remarquable préface sur Ulrich de Hutten, l’auteur, remontant aux jours de la réforme, fait le compte des progrès acquis et des pertes éprouvées ; il insiste sur la liaison étroite par laquelle la pensée large et émancipatrice des écrivains du XVIIIe siècle se relie à l’esprit même du protestantisme, tout en franchissant sur plusieurs points les limites tracées par les réformateurs et maintenues jusqu’alors par les croyances établies. On le voit donc, nous avons affaire à un écrivain qui se rend compte de ses origines ; c’est au mouvement du XVIIIe siècle qu’il aime à rapporter la direction de son propre esprit.

Dans tous les fragmens que nous venons d’indiquer, il y a largement à recueillir pour tous ceux qui s’occupent de critique et d’histoire. D’autres fragmens, plus spécialement littéraires, nous paraissent devoir être goûtés par un public moins restreint. Les détails personnels, les souvenirs d’enfance et d’études, la peinture des affections que les événemens de la vie font éclore et qu’ils brisent parfois, c’est là une source d’intérêt qui ne s’épuise pas. Beaucoup d’écrivains ont abusé de ce genre de peintures ; si elles ne contribuent pas à nous faire mieux connaître l’âme humaine, les influences auxquelles elle cède, les sollicitations auxquelles elle résiste, l’esprit de l’époque s’insinuant dans les relations de la vie privée, on est en droit de n’y voir qu’un puéril commérage. Les fragmens choisis par M. Ritter ne méritent point ce reproche, ils ont leur signification, et nous font mieux connaître l’auteur et le milieu dans lequel sa pensée s’est développée.

Un souvenir d’affection, une pensée tendre et pieuse ont dicté le fragment intitulé ma Mère. Cette biographie a été composée en vue d’un jour solennel, pour la confirmation de la fille de l’auteur, et celui-ci s’est proposé avant tout de maintenir au sein de la famille une tradition de respect et de reconnaissance. Il a désiré que sa plume s’employât à graver dans l’esprit de ses enfans les traits de leur grand’mère. En un tel sujet, on le conçoit, il est des convenances supérieures à l’art du styliste. De nos temps, on a tracé des portraits de famille où ne manquent ni l’art, ni l’attrait : ici la grâce dans les contours, la poésie dans les reflets n’ont guère préoccupé l’auteur. Il ne s’agit point d’ailleurs d’une noble dame, comme les mères de Chateaubriand et de Lamartine. Leurs fils ont pu les peindre dans une attitude pleine de distinction ou parées d’une grâce touchante. M. Strauss s’est dispensé d’un tel soin. Il n’avait à décrire ni château féodal, ni élégante villa. C’est, dans un passé déjà bien reculé pour les enfans conviés à ces souvenirs, le presbytère d’une petite ville, à peine entrevu par la fille du pasteur, bientôt orpheline ; puis la boutique d’un honnête marchand qui accueille sa petite-fille et s’inquiète de son éducation, la modeste maison où s’écoulent les années d’adolescence, partagées entre les soins domestiques et les leçons de l’école du bourg, où l’on n’apprenait ni l’histoire, ni les sciences naturelles, ni la littérature. C’est enfin le comptoir où Christiane Strauss, après un mariage de convenance autant que d’inclination, vient exercer sa vigilance, goûter les joies et éprouver les chagrins qui attendent la mère de famille. Christiane, animée de cette piété pratique qui inspire la force morale et soutient contre les revers, s’empare avec fermeté de la direction des affaires ; par son labeur, par sa prévoyance active, elle prévient une ruine imminente et rétablit le crédit de la maison, Au milieu de ces vicissitudes, que rendent attachantes le naturel du récit et la sincérité du sentiment de piété filiale, on rencontre une heureuse et vive description d’abeilles, d’essaims attentivement considérés par le chef de famille initiant ses fils aux travaux et aux migrations de la colonie ouvrière et développant ainsi leurs facultés d’observation.

Aux souvenirs de la maison paternelle succèdent ceux de la classe. M. Ritter les a empruntés à la biographie de Mærklin, condisciple de M. Strauss, par lui estimé et vivement regretté. Le fragment est intitulé Années de jeunesse, et dans cette jeunesse, est-il nécessaire de le dire ? il n’y a point de place pour les illusions légères ou les aimables erreurs. Le séminaire, l’université, les cours, les professeurs, l’influence qu’ils ont exercée sur la pensée, les transformations que celle-ci a subies, voilà les principaux traits du tableau. Cette adolescence sévère ne connaît pas les émotions de l’imprévu. Il s’y rencontre des momens de crise, des incidens inattendus, — mais c’est l’apparition d’un nouveau livre de philosophie ; les correspondances secrètes ont pour sujet ce qu’il faut penser de la personnalité de Dieu. Les détails dans lesquels l’auteur entre sur le séminaire de Blaubeuren et le régime de l’établissement, la distribution des leçons, ne seront peut-être pas du goût de chacun ; nous regretterions qu’il eût renoncé à nous initier aux rigueurs de ce cloître protestant, aux sévérités de ce noviciat pendant lequel l’emploi de chaque journée est réglé, le nombre des heures de travail fixé, les heures du lever et du repos marquées par la cloche, les jours se suivant dans leur monotonie, sans nulle trêve, puisque le dimanche ne fait pas même exception.

Il est possible que cette claustration ait eu des inconvéniens. Il apparaît néanmoins par le récit de l’auteur, par les détails qu’il donne sur ses condisciples, que l’on sortait de là avec une instruction solide, une connaissance réelle des langues et de l’antiquité, un esprit préparé aux problèmes de la philosophie et de l’histoire. La biographie de Mærklin, dont le traducteur a détaché plusieurs fragmens, suit au-delà des études et dans les fonctions pastorales une de ces carrières commencées au séminaire. Rien de saillant dans la vie extérieure de ce pasteur d’une petite ville, ecclésiastique dévoué à ses fonctions, prédicateur écouté, et heureux de se sentir soutenu dans son office par son talent naturel d’orateur, de plus homme de science consacrant aux études supérieures les heures que lui laisse le soin de sa paroisse. Un seul incident trouble la régularité de cette vie, — le pasteur résigne ses fonctions et s’engage dans une autre carrière. Cette résolution fut la suite d’une crise morale et intellectuelle. L’intérêt principal du récit repose encore sur le travail intérieur accompli dans un esprit qui se développe et mûrit dans la solitude, sans précipitation et sans passion. Involontairement on s’intéresse à ce pasteur faisant tous ses efforts pour concilier sa prédication avec ses vues philosophiques et, à un certain moment, persuadé qu’il est arrivé au but. S’attachant aux doctrines d’un philosophe berlinois qui a exercé, il y a quelques années, une autorité considérable sur les esprits, il crut avoir découvert une solution aux incertitudes qui troublaient sa tranquillité. La difficulté, en effet, se trouvait singulièrement atténuée par la distinction établie entre la vérité essentielle et universelle contenue dans les documens bibliques, et le récit des faits et des actes des personnages qui avaient exprimé la vérité religieuse. En son essence, la vérité chrétienne est féconde et légitime ; c’est ce qu’il importait d’enseigner et de proclamer. Quant au second élément, c’est la forme selon laquelle la pensée religieuse a été conçue, et la forme est accessoire ; elle se lie à des circonstances de temps, de lieu, de nationalité, qui sait ? même à des préjugés ; elle emploie des figures créées par l’essor d’une imagination naïve, s’ignorant elle-même et dupe de ses propres créations. Il serait possible par exemple, pensait Mærklin, de représenter avec force l’empire du mal et ses ravages, d’entretenir ses auditeurs de l’esprit d’erreur et de vertige, de la perversité menaçante pour chacun et trouvant des alliés dans notre pauvre cœur, sans que pour cela on affirmât l’existence du diable ou la réalité de mauvais esprits prenant possession des corps et des âmes.

Nous devons maintenant le reconnaître, les pensées de cet ordre se rencontrent souvent dans ce livre, et c’est bien de là qu’il emprunte son caractère original. Les vues familières à l’auteur de la Vie de Jésus s’y retrouvent en maint endroit ; elles sont succinctement résumées dans le fragment sur Reimarus et surtout dans les extraits de la préface d’Ulrich de Hutten. Quelle que soit l’appréciation qu’on en fasse, avant tout on devra comprendre comment ces vues diffèrent de la polémique antichrétienne du XVIIIe siècle. Ce n’est pas une distinction de nuance. M. Strauss insiste sur ce point : rien n’est plus étroit et plus faux que de prétendre que la religion n’est qu’une invention des prêtres et un tissu de fictions chimériques. Il s’éloigne souvent, et sur des matières graves, de la doctrine orthodoxe, mais il y est toujours conduit par des considérations où l’intérêt religieux a la part principale. Je ne sais si l’on est bien préparé en France à comprendre cette classe d’esprits qui ne nient pas, mais qui interprètent, qui ne prennent point la cognée pour renverser l’arbre, mais qui, remarquant les branches sèches et flétries, se demandent s’il n’est pas possible de ranimer la sève alanguie que recèle encore l’intérieur du tronc.

Quoi qu’il en soit, cet ouvrage représente avec une parfaite netteté une certaine manière d’envisager les questions qu’agite de nos jours la conscience religieuse. — Il paraît de plus en plus évident qu’une solution de continuité s’est établie entre la pensée propre à notre temps et les formes dont jusqu’ici les doctrines chrétiennes ont été revêtues. Il n’est pas moins évident que la question n’est point résolue, et que nul ne saurait dire comment elle le sera. En tout cas, la génération qui s’élève, des signes manifestes l’annoncent, se fera des choses religieuses une conception différente, et il faut s’y préparer. L’empire des traditions n’est plus possible qu’à la condition qu’elles soient fécondées et transformées par une salutaire interprétation. Chacun pourra profiter des vues de M. Strauss sur ce point. Les partisans de la conservation stricte y apprendront par l’exemple de Mærklin que, s’il y a illusion ou erreur de la part des novateurs, il y aurait injustice à leur refuser les lumières, l’esprit d’investigation et de méthode, la droiture de cœur ; ils cesseront d’attribuer à des motifs bas et vils des divergences fondées sur une réflexion mûrie et amenées par la très honorable intention de concilier la vérité religieuse avec l’histoire, avec la science des corps et avec celle des esprits, enfin avec les principes logiques qui gouvernent la raison. Ceux du parti opposé apprendront à quel prix on acquiert le droit de formuler une affirmation quelconque en ces sujets. La parfaite connaissance des textes originaux y est à peine suffisante ; la connaissance des langues, celle de l’histoire des sociétés et des religions antiques, la familiarité avec les spéculations philosophiques, sont indispensables. Ce n’est point assez ; il faut y joindre le tact, qui est le signe d’une culture large, et la délicatesse, qui sait ménager les scrupules. Il faut encore demander aux partisans de la libre pensée qu’ils élaguent tout ce qui dans ces questions serait affirmé en vue de choses étrangères, dans l’intérêt de certaines doctrines politiques, sociales ou économiques, et qu’ils n’hésitent pas à signaler, en de tels procédés, une pure et simple falsification. Mæklin, nous dit le biographe, ne souffrait pas moins de l’intolérance des orthodoxes que des légèretés et des inconvenances de leurs contradicteurs. Il déplorait amèrement les imprudences par lesquelles on compromettait la libre pensée ; il gémissait de la voir accablée par les lourds pavés que lui jetaient ses amis. « Notre manière de penser, disait-il, doit avoir la force, après s’être fixée dans le domaine intellectuel, de se montrer vivante aussi dans celui du sentiment et de la volonté. Nous n’aurons gagné notre cause que lorsqu’on verra chez ceux qui partagent nos convictions une haute et solide moralité ; aussi longtemps que notre philosophie ne sera pas devenue chez ses adhérens une puissance efficace, elle n’aura aucun droit à faire sentir son action dans le cours des événemens et dans la marche historique de l’humanité : le gouvernement du monde appartiendra encore aux vieilles doctrines. »

Il se dégage de ce livre une pensée de tolérance largement comprise ; le traducteur a droit à des remercîmens pour le goût dont il a fait preuve dans le choix des fragmens, comme pour sa traduction claire et facile.


A. BÉRANGER.

Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er février, la remarquable étude que M. Victor Cherbuliez a consacrée à M. Strauss.