Chroniques (Buies)/Tome I/Chronique générale

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Typographie C Darveau (1p. 11-24).


POUR LE « PAYS »



Québec, 8 Mai 1871.


Avez-vous jamais fait cette réflexion que, dans les pays montagneux, les hommes sont bien plus conservateurs, plus soumis aux traditions, plus difficiles à transformer que partout ailleurs ? Les idées pénètrent difficilement dans les montagnes, et, quand elles y arrivent, elles s’y arrêtent, s’enracinent, logent dans le creux des rochers, et se perpétuent jusqu’aux dernières générations sans subir le moindre mélange ni la moindre atteinte de l’extérieur. Le vent des révolutions souffle au dessus d’elles sans presque les effleurer, et lorsque le voyageur moderne s’arrête dans ces endroits qui échappent aux transformations sociales, il cherche, dans son étonnement, des causes politiques et morales, quand la simple explication s’offre à lui dans la situation géographique.

Si une bonne partie du Canada conserve encore les traditions et les mœurs du dernier siècle, c’est grâce aux Laurentides. La neige y est bien, il est vrai, pour quelque chose, la neige qui enveloppe dans son manteau muet tout ce qui respire, et endort dans un silence de six mois hommes, idées, mouvements et aspirations. À la vue de cette longue chaîne de montagnes qui borde le Saint-Laurent tout d’un côté, qui arrête la colonisation à ses premiers pas et fait de la rive nord une bande de terre étroite, barbare, presque inaccessible, on ne s’étonne pas de ce que les quelques campagnes glacées qui s’y trouvent et dont on voit au loin les collines soulever péniblement leur froid linceul, n’aient aucun culte pour le progrès ni aucune notion de ce qui le constitue.

Je porte mes regards à l’est, à l’ouest, au sud, au nord ; partout un ciel bas, chargé de nuages, de vents, de brouillards froids, pèse sur des campagnes encore à moitié ensevelies sous la neige. Le souffle furieux du nord-est fait trembler les vitres, onduler les passants, frémir les arbres qui se courbent en sanglotant sous son terrible passage, frissonner la nature entière. Depuis trois semaines, cet horrible enfant du golfe, éclos des mugissements et des tempêtes de l’Atlantique, se précipite en rafales formidables, sans pouvoir l’ébranler, sur le roc où perche la citadelle, et soulève sur le fleuve une plaine d’écume bondissante, aussitôt dispersée dans l’air, aussitôt rejaillissant de l’abîme en fureur : « Ce vent souffle pour faire monter la flotte, » disent les Québecquois. Et, en effet, la flotte monte, monte, mais ne s’arrête pas, et nous passe devant le nez, cinglant à toutes voiles vers Montréal.

Ainsi donc, Québec a le nord-est sans la flotte, Montréal a la flotte sans le nord-est ; lequel vaut mieux ? Mais si Québec n’a pas la flotte, en revanche il a les cancans, et cela dans toutes les saisons de l’année. Voilà le vent qui souffle toujours ici. Oh ! les petites histoires, les petits scandales, les grosses bêtises, comme ça pleut ! Il n’est pas étonnant que Québec devienne de plus en plus un désert, les gens s’y mangent entre eux. Pauvre vieille capitale !

Le commérage est l’industrie spéciale et perfectionnée de ses matrones. Quelle espèce endiablée ! Si encore le cancan n’était que la médisance ! mais il faut entendre les fables absurdes, les récits grotesques, imaginés on ne sait par quelles têtes malfaisantes, qui se débitent et sont acceptés comme monnaie ayant cours ! C’est une atmosphère d’épingles qui vous rentrent dans la peau de tous les côtés. Vous cherchez un abri et vous croyez le trouver dans une amitié sincère, sympathique, bah ! c’est là que vous vous faites écorcher pour la vie. Je connais des gens qui, à proprement parler, ne se quittent pas, qu’on voit presque toujours ensemble, eh bien ! c’est afin de ne se rien laisser sur les côtes. Quel appétit les uns des autres, et quel ver rongeur que la langue d’un ami, d’une amie surtout ! Ô Dieu ! aimer tant les femmes et être obligé de les fuir…

Les fuir ! et où ? On ne peut pas faire deux pas dans les rues de Québec sans se rompre les doigts ou se désarticuler la cheville du pied. Tous les faits divers des journaux sont formés de gens aux trois quarts démolis pour avoir cru marcher sur des trottoirs, quand ils n’étaient que sur des tronçons vermoulus qui vous sautent à la figure dès qu’on les touche. Et les chemins ! des effondrements. Fuyez quand une voiture passe ; sans cela elle vous couvrira, de la tête aux pieds, d’une boue qui ne voudra plus partir. Tout est par trous et bosses ; aussi il faut voir les voitures sauter là-dedans, essieux et brancards disloqués, chevaux cassant leurs traits, piétons à la recherche des endroits guéables, et pourtant ! peu d’accidents. C’est fait exprès.

La nature ayant fait de Québec un roc, ses habitants l’ont creusé et en ont fait un trou.

C’est ce que le juge Caron a dit dans un langage plus élégant, mais moins précis, au grand jury rassemblé pour le « terme » de la semaine dernière.

L’honorable juge, qui habite le Cap Rouge avait failli être démantibulé en passant par les ornières du chemin Saint-Louis pour se rendre à la cour. Aussi fit-il ex abrupto une mercuriale à la Municipalité qui, comme tous les coupables, est très susceptible. Elle voulut s’en venger, et dans une séance subséquente, le conseiller Hearn demanda s’il était juste de faire du chemin Saint-Louis un pavé de mosaïque pour le juge et sa famille, aux dépens des autres rues de la ville. Un autre conseiller déclara « ne pas comprendre pourquoi l’honorable juge avait plus raison de se plaindre que le plus humble contribuable. » « Mais il en a au moins autant, » répondrai-je ce qui me rappelle l’axiôme mémorable formulé par l’Ordre, dans le dernier numéro de ce journal : « La vérité a autant de droit d’être proclamée que l’erreur. » et j’ajouterai « par n’importe qui, fût-ce même par un juge. »

Le maire, pour ne pas rester en faute, fit remarquer « que le juge aurait dû se borner dans son adresse aux choses concernant l’administration de la justice, et qu’il y avait d’autres moyens d’obtenir le redressement des torts de la Municipalité, etc. » C’est ce qui n’est nullement démontré, attendu que tous les moyens tentés jusqu’aujourd’hui n’ont abouti qu’à multiplier ces torts indéfiniment, au point qu’il a fallu constituer dans Québec un comité de surveillance, comme il s’en est formé un à New-York pour contrôler l’administration dilapidatrice et souvent criminelle du Tammany Ring. Toutefois, après avoir ressenti le coup et l’avoir rendu, le conseil de ville s’est vu forcé d’améliorer le chemin Saint-Louis et de promettre qu’il ferait paver la rue Saint-Jean.

La Municipalité de Québec est comme toutes les vieilles rosses. Au premier coup de fouet, elle regimbe ; mais au vingt-cinquième, elle commence à prendre le petit trot.

Vous savez qu’on démolit en ce moment l’ancien bureau de poste ; on en profite pour démolir quelques passants par la même occasion. La ruelle qui fait face au vieil édifice est très étroite et aboutit à l’escalier de la basse-ville où tout le monde doit passer pour se rendre à ses affaires ou en revenir ; or, on n’a rien mis là pour garer des débris qui tombent et des pierres qui viennent sauter sur le pavé. Ce serait le moment pour « le plus humble des contribuables » de faire des remontrances ; mais nous avons ici l’habitude des ruines ; celles qui tombent ne font qu’une variété piquante au spectacle de celles qui sont tombées déjà et qui restent où elles sont, sans qu’on les enlève.

Les gens de notre bonne vieille ville ont adopté depuis quelque temps une nouvelle spécialité ; c’est la mort subite. Tous les jours il y a deux ou trois narquois qui se paient cette boutade aux fils d’Esculape, ce qui varie un peu les faits-divers, devenus monotones, d’orteils écrasés entre deux madriers de trottoirs. La boue des rues s’est durcie depuis hier, de sorte qu’au lieu d’éclabousser quand elle vous jaillit au visage, elle vous casse une dent ou vous crève un œil ; il n’y a que l’embarras du choix. On avait craint beaucoup l’apparition de la petite vérole ; dimanche dernier les curés avaient fait les plus vives recommandations sur ce sujet à tous les prônes. Recherches faites, on a trouvé que la petite vérole en question se réduisait à deux cas de jaunisse. Rien n’est tel que de prendre ses précautions.

Il vient de paraître une nouvelle brochure sur la colonisation, sujet d’une haute nouveauté. Vous savez que, dans la province de Québec, toute la colonisation se fait par brochures. Celle-ci sort des presses du Courrier de Saint-Hyacinthe. et on y lit les préceptes suivants donnés aux colons comme base fondamentale du développement de notre jeune pays :

1o Un colon doit être sobre et jouir d’un bon caractère.

(Cela, bien-entendu, remplace les instruments aratoires et le petit capital nécessaire pour commencer le défrichement.)

2o Il doit avoir une bonne santé de l’énergie et l’amour du travail.

(Supposons qu’il soit perclus de rhumatismes, mou comme un boudin, paresseux comme un lézard, il n’a pas de chance.)

3o Il doit avoir quelques ressources à sa disposition.

(La brochure du Courrier, probablement, et beaucoup de Petits Albert.)

4o Il lui faut faire le choix d’un lot avantageux.

(Oui ; s’il se met sur le haut d’une montagne, le gouvernement ne lui garantit pas les moyens de communication.)

5o Le colon, s’il se livre à une entreprise quelconque pour la première fois, doit demander conseil.

Tenez-vous bien là-dessus, tout est en friche maintenant.

Remarquez, s’il vous plaît, que cette brochure est publiée par ordre du gouvernement provincial.

Encore une comme celle-là et le pays sera désert.

Maintenant, que je vous parle un peu politique. Tout le monde m’en casse les oreilles, je me venge sur vous. Et d’abord, je vous annonce que l’honorable M. Langevin, compagnon du Bain et du Grand-Tronc, vient de partir pour Ottawa, ne jugeant pas sans doute qu’il lui fût nécessaire de rester pour acheter lui-même en bloc les électeurs de Québec-centre ; il abandonne ce soin à des comptables ordinaires, mais il n’a pas voulu laisser la capitale sans faire une grande chose.

Vous vous rappelez qu’autrefois les épiciers avaient la permission de vendre au verre comme les aubergistes. Cet usage était tombé en désuétude, non pas parce que les épiciers l’avaient négligé, mais parce que le nombre des aubergistes était devenu si formidable que le détail des liqueurs, au milieu de la chandelle et de la cannelle, ne payait plus. Aujourd’hui les épiciers se sentent repris d’un vif désir de concurrence ; aussi ont-ils envoyé une députation à l’honorable Hector, lui assurant leurs votes, s’il obtenait qu’ils pussent reprendre leur petit commerce d’autrefois. L’honorable « compagnon » le leur a promis. Pendant ce temps, les amis de H. Pelletier essaient de se remuer : ils ont eu un caucus vendredi soir et vont convoquer ces jours-ci une assemblée publique, sur laquelle ils comptent pour porter un grand coup.

Des assemblées publiques ! vous savez ce qui en est presque toujours résulté pour les libéraux. Presque toujours ils y ont remporté les triomphes de la parole, et séduits par les acclamations du peuple, ils s’endormaient sur leurs lauriers, attendant avec une dédaigneuse confiance la victoire des polls. Certes, il n’est pas difficile de parler mieux et surtout plus vrai que les orateurs panachés du gouvernement, et le peuple, tant qu’on ne s’adresse qu’à son bon sens et à ses instincts libres, accepte plus volontiers des vérités même dures que des phrases mielleuses dont il devine l’objet. Mais ce n’est pas tout d’avoir pour soi la vérité en face d’une population habituée à une grossière corruption politique. Les leçons des hustings sont vite oubliées, tandis que l’action incessante, matérielle, s’exerçant directement sur toutes les faiblesses, subjugue facilement l’individu isolé qui ne peut puiser, ni dans ses connaissances ni dans sa vertu, assez de force ou assez de raison pour résister aux embûches de l’intérêt. C’est par l’action que le parti conservateur nous a toujours vaincus, c’est par l’inaction que nous avons toujours succombé. Le découragement, en outre, s’empare bientôt de nous, parce que nous ne disposons pas d’autant de moyens que nos adversaires ; nous disons qu’il n’y a rien à faire, que tout est inutile, qu’il n’y a pas d’opinion publique… ; nous négligeons les moyens grossiers, mais décisifs, et nous arrivons au parlement avec une phalange oppositionniste de dix ou douze membres, contre quarante ministériels.

Si vous voulez avoir une idée du génie politique de notre race et de l’intelligence que le peuple apporte en moyenne aux questions qui s’agitent autour de lui, retenez cette exclamation échappée à un brave homme discutant avec plusieurs autres sur les mérites et les torts respectifs du ministère. Je l’entendis par hasard, comme font toujours ceux qui prêtent attentivement l’oreille : « Quoi ! disait ce digne électeur, vous voulez que je sois en faveur d’un gouvernement qui nous a voté un nouveau péché ? — Un nouveau péché ! s’écrièrent tous ensemble les auditeurs ébahis. — Mais oui, un nouveau péché ; comme s’il n’y en avait pas assez déjà ! le gouvernement ne nous a-t-il pas voté la Calomnie anglaise ? »

Et voilà pourtant les hommes à qui l’on sacrifiera, pour avoir l’honneur de les représenter, sa santé, sa fortune, ses affaires, son repos, sa famille, tout, tout ce qu’on a de plus cher ! Idiots de candidats !

Québec-est est muet comme la tombe dont ses chantiers abandonnés, ses quartiers dépeuplés, ses industries éteintes, sont l’image désolante.

Quartiers dépeuplés ! oui, certes : il reste à peine quelques ouvriers pour des travaux de détail, là où retentissaient autrefois les mille haches des charpentiers et où foisonnait ce rude peuple, plein d’un patriotisme chatouilleux et sur lequel la corruption glissait comme l’eau sur les roches polies. Je devrais dire quartiers en ruines, car c’est à peine si quelques pâtés de maisons en briques, malingres, chétifs, apparaissent sur les emplacements encore noirs des derniers incendies. Çà et là de larges espaces vides que l’industrie ne vient plus animer ; et, cependant, il y avait là autrefois des maisons joyeuses, vivantes, des rues entières où l’on sentait courir le souffle du travail et le mouvement rénovateur ! Quelle décadence ! Et dire que ce reste de peuple qui souffre, qui gémit, qui se lamente, qui comprend qu’il lui faut l’annexion à tout prix, se vendra à la livre au premier braillard intrigant qui lui sera expédié pour les élections !…

Si l’honorable Hector Langevin n’est pas élu par acclamation, ce n’est pas ma faute ni celle de M. Joseph Hamel, négociant en gros et cabaleur en détail de la bonne vieille ville. La candidature de M. Pelletier est devenue un mythe, personne ne s’en occupe ; la liste qu’on devait faire signer en sa faveur est invisible, les gros bonnets qui voulaient l’élire ne se mêlant de rien : « Nous voterons, disent-ils, mais ce n’est pas à nous de nous mettre sur le chemin pour notre candidat. » Et c’est ainsi que ces incomparables citoyens que vous entendez gémir, brailler à cœur de jour, dire qu’il leur faut un changement de régime ou la mort, qu’il faut l’annexion quand même ou aller au diable, c’est ainsi qu’ils changent de régime lorsque la seule occasion favorable s’en offre à eux.

« Ils ne veulent pas se mettre sur le chemin » ! tout est là. Voilà le canadien d’aujourd’hui, inerte, passif, qui soupire et qui désire, mais qui, pour avoir ce qu’il désire, trouve que le moindre effort est déjà trop grand.

— Si M. Pelletier est élu, ah ! quel bonheur ! S’il ne l’est pas, ah ! c’est malheureux… et l’on se couche en répétant qu’il faut un changement de régime.

On s’attendait à une véritable révolution politique dans Québec-centre ; on ne savait sur quel candidat annexionniste arrêter son choix, tant il y en avait !… Tout d’un coup, plus d’annexion, plus de candidats. Que voit-on ? Tout simplement l’honorable Hector qui, pendant une semaine, n’a l’air de rien du tout, ne fait aucun bruit, donne tous ses contrats et décampe sans qu’on le sache à peine, laissant M. Joseph Hamel chargé d’inscrire ses partisans.

Meilleur lieutenant ne pouvait être choisi. M. Joseph Hamel, voilà un homme à réquisitions ![1] c’est un vrai Prussien. Il se met sur les chemins, celui-là. Ce n’est pas parce qu’il est marchand en gros et l’un des porte-bourses de Québec qu’il dédaigne les moyens de faire élire le candidat de son choix ; c’est au contraire à cause de cela qu’il se donne du mal. Aussi c’est sur lui que pleuvent les quolibets, les invectives, les attaques journalières. Mais quoi ! que fait donc M. Hamel, sinon ce que vous devriez faire vous-mêmes, plaignards libéraux toujours prêts à critiquer et à craindre, jamais à agir. Plût aux cieux que nous eussions dans nos rangs plusieurs Joseph Hamel ! nous pourrions au moins disputer les élections, au lieu d’être réduits au rôle d’impuissants dédaignés.

Et savez-vous ce que produit chez des hommes de cœur ce spectacle d’une inertie démoralisante qui laisse tout sacrifier ? le croirez-vous ? Je l’ai entendu dire plusieurs fois déjà par des gens sérieux, de position très respectable : « Les insurgés de Paris ont bien raison : quand on a affaire à un peuple qu’aucune expérience ne peut éclairer, quand on ne voit en haut que des avachis satisfaits auxquels tout soin public répugne, et en bas qu’une masse ignorante prête à bénir sa misère et ceux qui en sont les auteurs, il n’y a qu’une révolution radicale et les violences d’une minorité exaspérée qui puissent changer l’état des choses. » Aussi je vois ces hommes énergiques, dévoués, qui comptaient sur un mouvement annexioniste, devenir sombres, irrités, brefs dans leurs paroles et comme travaillés d’une colère sourde que le dégoût même ne parviendra pas à comprimer longtemps.

Passons à Lévis. Ah ! ici du moins je respire, ici il y a des hommes : il est vrai que ce sont surtout des jeunes, mais il n’y a plus que ceux-là aujourd’hui. Si tous les vieux voulaient céder la place aux jeunes, on referait le parti libéral en un clin-d’œil et l’on retrouverait les bonnes années.

À Lévis, ce n’est pas une lutte d’hommes qui se fait comme dans la plupart des autres comtés, c’est une lutte de principes, c’est l’idée d’annexion représentée par Fréchette contre le statu quo vermoulu ; c’est encore la guerre au double mandat[2] contre lequel le comté s’affirme énergiquement. Le poëte devenu politique, se multiplie sur tous les points. Dimanche dernier, le docteur Blanchet était en train de le démolir en son absence devant quelques centaines d’auditeurs ; on vient prévenir Fréchette ; de suite il accourt au moment où le docteur, se balançant dans sa téméraire sécurité, expliquait pour la trentième fois sa fameuse conversion du rouge vif au bleu opaque, faite en 1861, à la suite d’une vision… c’est toujours comme cela. En apercevant son antagoniste, le docteur voulut l’attaquer personnellement : « C’est un homme qui a été chassé de toutes les villes des États-Unis, s’écria-t-il, c’est un homme qui n’a jamais rien pu faire, c’est un aventurier, un ci, un là… »

Tous les regards se portent sur Fréchette dont vous connaissez la vigoureuse charpente : « Mais s’il avait été chassé de toutes les villes, hasarda quelqu’un, il ne serait pas si gras qu’il l’est… » Rires et cris de « Fréchette ! Fréchette ! » Le poëte monte sur le perron de l’église et, en moins de dix minutes, soulève les acclamations de tout ce monde qui n’était venu là que pour applaudir son concurrent. Celui-ci ne se possédait plus, lui, l’orateur de husting par excellence, toujours maître de lui-même ; il tremblait de colère et, depuis lors, il a tant tremblé qu’on le reconnaît à peine ; il est devenu pâle, défait, de rubicond, d’épanoui qu’il était jadis. Les femmes ne le reconnaissent plus, elles dont l’enthousiaste faveur lui avait valu presque tous ses triomphes. Ô dieux ! être abandonné des femmes quand la disgrâce commence à poindre à l’horizon des jours heureux, être abandonné des femmes lorsqu’on leur doit tant, c’est arriver d’un trait au fond de la coupe et avaler la lie pleine de fiel !

J’apprends à l’instant que le Courrier du Canada, journal ultra-conservateur, est menacé d’être mis à l’index pour avoir adopté le fameux programme ultramontain. Vicissitude des choses humaines ! Voilà le Courrier du Canada qui prend la place du Pays, organe des libéraux.

Allons, il est temps que je vous dise adieu. L’heure de la malle a sonné au cadran des âges, et chaque minute qui s’écoule me rappelle que le Grand-Tronc, [3] n’attend jamais, quoiqu’il fasse toujours attendre.


  1. « Réquisition » est un mot passé dans la langue politique en Canada. On l’emploie pour sollicitation, demande, quelquefois pour enrôlement dans les rangs d’un parti.
  2. On appelait alors « Double mandat » l’investiture dans le même député d’un mandat à la Chambre fédérale et d’un autre mandat à l’Assemblée provinciale.
  3. Principale ligne de chemin de fer du Canada.