Cinna ou la Clémence d’Auguste/CINNA/Acte II

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Cinna ou la Clémence d’Auguste/CINNA
CINNA, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachetteŒuvres, tome III (p. 401-415).
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ACTE II.


Scène première.

AUGUSTE, CINNA, MAXIME, troupe de Courtisans.
AUGUSTE.

Que chacun se retire, et qu’aucun n’entre ici.355
Vous, Cinna, demeurez, et vous, Maxime, aussi.

(Tous se retirent, à la réserve de Cinna et de Maxime[1].)

Cet empire absolu sur la terre et sur l’onde,
Ce pouvoir souverain que j’ai sur tout le monde[2],

Cette grandeur sans borne et cet illustre rang[3],
Qui m’a jadis coûté tant de peine et de sang, 360
Enfin tout ce qu’adore en ma haute fortune
D’un courtisan flatteur la présence importune,
N’est que de ces beautés dont l’éclat éblouit,
Et qu’on cesse d’aimer sitôt qu’on en jouit.
L’ambition déplaît quand elle est assouvie, 365
D’une contraire ardeur son ardeur est suivie ;
Et comme notre esprit, jusqu’au dernier soupir,
Toujours vers quelque objet pousse quelque désir,
Il se ramène en soi, n’ayant plus où se prendre,
Et, monté sur le faîte, il aspire à descendre[4].370
J’ai souhaité l’empire, et j’y suis parvenu ;
Mais, en le souhaitant, je ne l’ai pas connu :
Dans sa possession, j’ai trouvé pour tous charmes
D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes,
Mille ennemis secrets, la mort à tous propos, 375
Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos.
Sylla m’a précédé dans ce pouvoir suprême ;
Le grand César mon père en a joui de même :
D’un œil si différent tous deux l’ont regardé[5],

Que l’un s’en est démis, et l’autre l’a gardé ; 380
Mais l’un, cruel, barbare, est mort aimé, tranquille,
Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville ;
L’autre, tout débonnaire, au milieu du sénat,
A vu trancher ses jours par un assassinat.
Ces exemples récents suffiraient pour m’instruire, 385
Si par l’exemple seul on se devait conduire :
L’un m’invite à le suivre, et l’autre me fait peur ;
Mais l’exemple souvent n’est qu’un miroir trompeur,
Et l’ordre du destin qui gêne nos pensées
N’est pas toujours écrit dans les choses passées : 390
Quelquefois l’un se brise où l’autre s’est sauvé,
Et par où l’un périt, un autre est conservé.
Voilà, mes chers amis, ce qui me met en peine.
Vous, qui me tenez lieu d’Agrippe et de Mécène[6],
Pour résoudre ce point avec eux débattu, 395
Prenez sur mon esprit le pouvoir qu’ils ont eu.
Ne considérez point cette grandeur suprême,
Odieuse aux Romains, et pesante à moi-même ;
Traitez-moi comme ami, non comme souverain ;
Rome, Auguste, l’État, tout est en votre main : 400
Vous mettrez et l’Europe, et l’Asie, et l’Afrique,
Sous les lois d’un monarque, ou d’une république ;
Votre avis est ma règle, et par ce seul moyen
Je veux être empereur, ou simple citoyen.

CINNA.

Malgré notre surprise, et mon insuffisance,405
Je vous obéirai, seigneur, sans complaisance,
Et mets bas le respect qui pourroit m’empêcher

De combattre un avis où vous semblez pencher ;
Souffrez-le d’un esprit jaloux de votre gloire,
Que vous allez souiller d’une tache trop noire,410
Si vous ouvrez votre âme à ces impressions[7]
Jusques à condamner toutes vos actions.
On ne renonce point aux grandeurs légitimes ;
On garde sans remords ce qu’on acquiert sans crimes ;
Et plus le bien qu’on quitte est noble, grand, exquis,415
Plus qui l’ose quitter le juge mal acquis.
N’imprimez pas, seigneur, cette honteuse marque
À ces rares vertus qui vous ont fait monarque ;
Vous l’êtes justement, et c’est sans attentat
Que vous avez changé la forme de l’État. 420
Rome est dessous vos lois par le droit de la guerre,
Qui sous les lois de Rome a mis toute la terre ;
Vos armes l’ont conquise, et tous les conquérants
Pour être usurpateurs ne sont pas des tyrans ;
Quand ils ont sous leurs lois asservi des provinces[8],425
Gouvernant justement, ils s’en font justes princes :
C’est ce que fit César ; il vous faut aujourd’hui
Condamner sa mémoire, ou faire comme lui.
Si le pouvoir suprême est blâmé par Auguste,
César fut un tyran, et son trépas fut juste,430
Et vous devez aux Dieux compte de tout le sang
Dont vous l’avez vengé pour monter à son rang.
N’en craignez point, seigneur, les tristes destinées[9] ;
Un plus puissant démon veille sur vos années :
On a dix fois sur vous attenté sans effet,435
Et qui l’a voulu perdre au même instant l’a fait.

On entreprend assez, mais aucun n’exécute ;
Il est des assassins, mais il n’est plus de Brute :
Enfin, s’il faut attendre un semblable revers,
Il est beau de mourir maître de l’univers. 440
C’est ce qu’en peu de mots j’ose dire, et j’estime
Que ce peu que j’ai dit est l’avis de Maxime.

MAXIME.

Oui, j’accorde qu’Auguste a droit de conserver
L’empire où sa vertu l’a fait seule arriver[10],
Et qu’au prix de son sang, au péril de sa tête, 445
Il a fait de l’État une juste conquête ;
Mais que, sans se noircir, il ne puisse quitter
Le fardeau que sa main est lasse de porter,
Qu’il accuse par là César de tyrannie,
Qu’il approuve sa mort, c’est ce que je dénie.450
Rome est à vous, seigneur, l’empire est votre bien.
Chacun en liberté peut disposer du sien :
Il le peut à son choix garder, ou s’en défaire ;
Vous seul ne pourriez pas ce que peut le vulgaire,
Et seriez devenu, pour avoir tout dompté, 455
Esclave des grandeurs où vous êtes monté !
Possédez-les, seigneur, sans qu’elles vous possèdent.
Loin de vous captiver, souffrez qu’elles vous cèdent ;
Et faites hautement connaître enfin à tous
Que tout ce qu’elles ont est au-dessous de vous. 460
Votre Rome autrefois vous donna la naissance ;
Vous lui voulez donner votre toute-puissance ;
Et Cinna vous impute à crime capital
La libéralité vers le pays natal !
Il appelle remords l’amour de la patrie ! 465
Par la haute vertu la gloire est donc flétrie[11],

Et ce n’est qu’un objet digne de nos mépris,
Si de ses pleins effets l’infamie est le prix[12] !
Je veux bien avouer qu’une action si belle
Donne à Rome bien plus que vous ne tenez d’elle ; 470
Mais commet-on un crime indigne de pardon[13],
Quand la reconnaissance est au-dessus du don ?
Suivez, suivez, seigneur, le ciel qui vous inspire :
Votre gloire redouble à mépriser l’empire ;
Et vous serez fameux chez la postérité, 475
Moins pour l’avoir conquis que pour l’avoir quitté.
Le bonheur peut conduire à la grandeur suprême ;
Mais pour y renoncer il faut la vertu même ;
Et peu de généreux vont jusqu’à dédaigner,
Après un sceptre acquis, la douceur de régner. 480
Considérez d’ailleurs que vous régnez dans Rome,
Où, de quelque façon que votre cour vous nomme,
On hait la monarchie ; et le nom d’empereur,
Cachant celui de roi, ne fait pas moins d’horreur.
Ils passent[14] pour tyran quiconque s’y fait maître, 485
Qui le sert, pour esclave, et qui l’aime, pour traître ;
Qui le souffre a le cœur lâche, mol, abattu,
Et pour s’en affranchir tout s’appelle vertu.
Vous en avez, seigneur, des preuves trop certaines :
On a fait contre vous dix entreprises vaines ;490
Peut-être que l’onzième est prête d’éclater,
Et que ce mouvement qui vous vient agiter
N’est qu’un avis secret que le ciel vous envoie,
Qui pour vous conserver n’a plus que cette voie.
Ne vous exposez plus à ces fameux revers : 495
Il est beau de mourir maître de l’univers ;
Mais la plus belle mort souille notre mémoire,

Quand nous avons pu vivre et croître notre gloire[15].

CINNA.

Si l’amour du pays doit ici prévaloir,
C’est son bien seulement que vous devez vouloir ;500
Et cette liberté, qui lui semble si chère,
N’est pour Rome, Seigneur, qu’un bien imaginaire,
Plus nuisible qu’utile, et qui n’approche pas
De celui qu’un bon prince apporte à ses États.
Avec ordre et raison les honneurs il dispense, 505
Avec discernement punit et récompense[16],
Et dispose de tout en juste possesseur,
Sans rien précipiter, de peur d’un successeur.
Mais quand le peuple est maître, on n’agit qu’en tumulte :
La voix de la raison jamais ne se consulte ;510
Les honneurs sont vendus aux plus ambitieux,
L’autorité livrée aux plus séditieux[17].
Ces petits souverains qu’il fait pour une année,
Voyant d’un temps si court leur puissance bornée,
Des plus heureux desseins font avorter le fruit,515
De peur de le laisser à celui qui les suit.
Comme ils ont peu de part au bien dont ils ordonnent,
Dans le champ du public largement ils moissonnent[18],
Assurés que chacun leur pardonne aisément,
Espérant à son tour un pareil traitement :520
Le pire des États, c’est l’État populaire[19].

AUGUSTE.

Et toutefois le seul qui dans Rome peut plaire.
Cette haine des rois, que depuis cinq cents ans
Avec le premier lait sucent tous ses enfants,
Pour l’arracher des cœurs, est trop enracinée.525

MAXIME.

Oui, Seigneur, dans son mal Rome est trop obstinée ;
Son peuple, qui s’y plaît, en fuit la guérison :
Sa coutume l’emporte, et non pas la raison ;
Et cette vieille erreur, que Cinna veut abattre,
Est une heureuse erreur dont il est idolâtre[20],530
Par qui le monde entier, asservi sous ses lois,
L’a vu cent fois marcher sur la tête des rois,
Son épargne s’enfler du sac de leurs provinces.
Que lui pouvaient de plus donner les meilleurs princes ?
J’ose dire, seigneur, que par tous les climats 535
Ne sont pas bien reçus toutes sortes d’États ;
Chaque peuple a le sien conforme à sa nature,
Qu’on ne sauroit changer sans lui faire une injure :
Telle est la loi du ciel, dont la sage équité
Sème dans l’univers cette diversité. 540
Les Macédoniens aiment le monarchique[21],
Et le reste des Grecs la liberté publique ;
Les Parthes, les Persans veulent des souverains ;
Et le seul consulat est bon pour les Romains.

CINNA.

Il est vrai que du ciel la prudence infinie[22]545

Départ à chaque peuple un différent génie ;
Mais il n’est pas moins vrai que cet ordre des cieux[23]
Change selon les temps comme selon les lieux.
Rome a reçu des rois ses murs et sa naissance ;
Elle tient des consuls sa gloire et sa puissance, 550
Et reçoit maintenant de vos rares bontés
Le comble souverain de ses prospérités.
Sous vous, l’État n’est plus en pillage aux armées ;
Les portes de Janus par vos mains sont fermées,
Ce que sous ses consuls on n’a vu qu’une fois[24],555
Et qu’a fait voir comme eux le second de ses rois.

MAXIME.

Les changements d’État que fait l’ordre céleste
Ne coûtent point de sang, n’ont rien qui soit funeste.

CINNA.

C’est un ordre des Dieux qui jamais ne se rompt,
De nous vendre un peu cher les grands biens qu’ils nous font[25].560
L’exil des Tarquins même ensanglanta nos terres,
Et nos premiers consuls nous ont coûté des guerres.

maxime

Donc votre aïeul Pompée au ciel a résisté
Quand il a combattu pour notre liberté ?

CINNA.

Si le ciel n’eût voulu que Rome l’eût perdue,565
Par les mains de Pompée il l’auroit défendue[26] :
Il a choisi sa mort pour servir dignement

D’une marque éternelle à ce grand changement,
Et devoit cette gloire aux mânes d’un tel homme[27],
D’emporter avec eux la liberté de Rome. 570
Ce nom depuis longtemps ne sert qu’à l’éblouir,
Et sa propre grandeur l’empêche d’en jouir.
Depuis qu’elle se voit la maîtresse du monde,
Depuis que la richesse entre ses murs abonde,
Et que son sein, fécond en glorieux exploits, 575
Produit des citoyens plus puissants que des rois,
Les grands, pour s’affermir achetant les suffrages,
Tiennent pompeusement leurs maîtres à leurs gages,
Qui, par des fers dorés se laissant enchaîner,
Reçoivent d’eux les lois qu’ils pensent leur donner. 580
Envieux l’un de l’autre, ils mènent tout par brigues,
Que leur ambition tourne en sanglantes ligues.
Ainsi de Marius Sylla devint jaloux ;
César, de mon aïeul ; Marc-Antoine, de vous ;
Ainsi la liberté ne peut plus être utile585
Qu’à former les fureurs d’une guerre civile,
Lorsque, par un désordre à l’univers fatal,
L’un ne veut point de maître, et l’autre point d’égal[28].
Seigneur, pour sauver Rome, il faut qu’elle s’unisse
En la main d’un bon chef à qui tout obéisse[29]. 590
Si vous aimez encore à la favoriser[30],

Ôtez-lui les moyens de se plus diviser.
Sylla, quittant la place enfin bien usurpée,
N’a fait qu’ouvrir le champ à César et Pompée,
Que le malheur des temps ne nous eût pas fait voir[31],595
S’il eût dans sa famille assuré son pouvoir.
Qu’a fait du grand César le cruel parricide,
Qu’élever contre vous Antoine avec Lépide,
Qui n’eussent pas détruit Rome par les Romains,
Si César eût laissé l’empire entre vos mains ?600
Vous la replongerez, en quittant cet empire,
Dans les maux dont à peine encore elle respire,
Et de ce peu, Seigneur, qui lui reste de sang,
Une guerre nouvelle épuisera son flanc.
Que l’amour du pays, que la pitié vous touche ;605
Votre Rome à genoux vous parle par ma bouche.
Considérez le prix que vous avez coûté :
Non pas qu’elle vous croie avoir trop acheté ;
Des maux qu’elle a soufferts elle est trop bien payée[32] ;
Mais une juste peur tient son âme effrayée : 610
Si, jaloux de son heur, et las de commander,
Vous lui rendez un bien qu’elle ne peut garder,
S’il lui faut à ce prix en acheter un autre,
Si vous ne préférez son intérêt au vôtre,
Si ce funeste don la met au désespoir,615
Je n’ose dire ici ce que j’ose prévoir.
Conservez-vous, seigneur, en lui laissant un maître[33]

Sous qui son vrai bonheur commence de renaître ;
Et pour mieux assurer le bien commun de tous[34],
Donnez un successeur qui soit digne de vous. 620

AUGUSTE.

N’en délibérons plus, cette pitié l’emporte.
Mon repos m’est bien cher, mais Rome est la plus forte ;
Et, quelque grand malheur qui m’en puisse arriver,
Je consens à me perdre afin de la sauver.
Pour ma tranquillité mon cœur en vain soupire : 625
Cinna, par vos conseils je retiendrai l’empire ;
Mais je le retiendrai pour vous en faire part.
Je vois trop que vos cœurs n’ont point pour moi de fard[35],
Et que chacun de vous, dans l’avis qu’il me donne,
Regarde seulement l’État et ma personne.630
Votre amour en tous deux fait ce combat d’esprits[36],
Et vous allez tous deux en recevoir le prix[37].
Maxime, je vous fais gouverneur de Sicile :
Allez donner mes lois à ce terroir fertile ;
Songez que c’est pour moi que vous gouvernerez, 632
Et que je répondrai de ce que vous ferez.
Pour épouse, Cinna, je vous donne Émilie :
Vous savez qu’elle tient la place de Julie,
Et que si nos malheurs et la nécessité
M’ont fait traiter son père avec sévérité, 640
Mon épargne depuis en sa faveur ouverte
Doit avoir adouci l’aigreur de cette perte.
Voyez-la de ma part, tâchez de la gagner :
Vous n’êtes point pour elle un homme à dédaigner[38] ;

De l’offre de vos vœux elle sera ravie[39]. 645
Adieu : j’en veux porter la nouvelle à Livie[40].


Scène II.

CINNA, MAXIME.
MAXIME.

Quel est votre dessein après ces beaux discours ?

cinna

Le même que j’avois, et que j’aurai toujours.

maxime

Un chef de conjurés flatte la tyrannie !

cinna

Un chef de conjurés la veut voir impunie !650

maxime

Je veux voir Rome libre.

cinna

Je veux voir Rome libre.Et vous pouvez juger
Que je veux l’affranchir ensemble et la venger.
Octave aura donc vu ses fureurs assouvies[41],
Pillé jusqu’aux autels, sacrifié nos vies,
Rempli les champs d’horreur, comblé Rome de morts,
Et sera quitte après pour l’effet d’un remords !
Quand le ciel par nos mains à le punir s’apprête,
Un lâche repentir garantira sa tête !
C’est trop semer d’appas[42], et c’est trop inviter
Par son impunité quelque autre à l’imiter.660
Vengeons nos citoyens, et que sa peine étonne
Quiconque après sa mort aspire à la couronne.

Que le peuple aux tyrans ne soit plus exposé :
S’il eût puni Sylla, César eût moins osé.

MAXIME.

Mais la mort de César, que vous trouvez si juste,665
A servi de prétexte aux cruautés d’Auguste.
Voulant nous affranchir, Brute s’est abusé :
S’il n’eût puni César, Auguste eût moins osé.

CINNA.

La faute de Cassie, et ses terreurs paniques,
Ont fait rentrer l’État sous des lois tyranniques[43] ;670
Mais nous ne verrons point de pareils accidents,
Lorsque Rome suivra des chefs moins imprudents.

MAXIME.

Nous sommes encor loin de mettre en évidence
Si nous nous conduisons avec plus de prudence ;
Cependant c’en est peu que de n’accepter pas675
Le bonheur qu’on recherche au péril du trépas.

CINNA.

C’en est encor bien moins, alors qu’on s’imagine
Guérir un mal si grand sans couper la racine ;
Employer la douceur à cette guérison,
C’est, en fermant la plaie, y verser du poison. 680

MAXIME.

Vous la voulez sanglante, et la rendez douteuse.

CINNA.

Vous la voulez sans peine, et la rendez honteuse.

MAXIME.

Pour sortir de ses fers jamais on ne rougit.

CINNA.

On en sort lâchement si la vertu n’agit.

MAXIME.

Jamais la liberté ne cesse d’être aimable ;685
Et c’est toujours pour Rome un bien inestimable.

CINNA.

Ce ne peut être un bien qu’elle daigne estimer,
Quand il vient d’une main lasse de l’opprimer :
Elle a le cœur trop bon pour se voir avec joie
Le rebut du tyran dont elle fut la proie ; 690
Et tout ce que la gloire a de vrais partisans
Le hait trop puissamment pour aimer ses présents.

MAXIME.

Donc pour vous Émilie est un objet de haine[44] ?

CINNA.

La recevoir de lui me seroit une gêne.
Mais quand j’aurai vengé Rome des maux soufferts, 695
Je saurai le braver jusque dans les enfers.
Oui, quand par son trépas je l’aurai méritée,
Je veux joindre à sa main ma main ensanglantée,
L’épouser sur sa cendre, et qu’après notre effort
Les présents du tyran soient le prix de sa mort.700

MAXIME.

Mais l’apparence, ami, que vous puissiez lui plaire,
Teint du sang de celui qu’elle aime comme un père ?
Car vous n’êtes pas homme à la violenter.

CINNA.

Ami, dans ce palais on peut nous écouter,
Et nous parlons peut-être avec trop d’imprudence705
Dans un lieu si mal propre à notre confidence :
Sortons ; qu’en sûreté j’examine avec vous,
Pour en venir à bout, les moyens les plus doux.

FIN DU SECOND ACTE.

  1. Ce jeu de scène manque dans les éditions de 1643-60.
  2. « Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie sur l’éloquence, dit : « Il me semble qu’on a donné souvent aux Romains un discours fastueux ; je ne trouve point de proportion entre l’emphase avec laquelle Auguste parle dans la tragédie Cinna et la modeste simplicité avec laquelle Suétone le dépeint. » Il est vrai ; mais ne faut-il pas quelque chose de plus relevé sur le théâtre que dans Suétone ? Il y a un milieu à garder entre l’enflure et la simplicité. Il faut avouer que Corneille a quelquefois passé les bornes. L’archevêque de Cambrai avait d’autant plus raison de reprendre cette enflure vicieuse, que de son temps les comédiens chargeaient encore ce défaut par la plus ridicule affection dans l’habillement, dans la déclamation et dans les gestes. On voyait Auguste arriver avec la démarche d’un matamore, coiffé d’une perruque carrée qui descendait par devant jusqu’à la ceinture ; cette perruque était farcie de feuilles de laurier et surmontée d’un large chapeau avec deux rangs de plumes rouges. Auguste, ainsi défiguré par des bateleurs gaulois sur un théâtre de marionnettes, était quelque chose de bien étrange. Il se plaçait sur un énorme fauteuil à deux gradins, et Maxime et Cinna étaient sur deux petits tabourets. La déclamation ampoulée répondait parfaitement à cet étalage, et surtout Auguste ne manquait pas de regarder Cinna et Maxime du haut en bas avec un noble dédain, en prononçant ces vers :
    Enfin tout ce qu’adore en ma haute fortune,
    D’un courtisan flatteur la présence importune.

    Il faisait bien sentir que c’était eux qu’il regardait comme des courtisans flatteurs. En effet, il n’y a rien dans le commencement de cette scène qui empêche que ces vers ne puissent être joués ainsi. Auguste n’a point encore parlé avec bonté, avec amitié, à Cinna et à Maxime ; il ne leur a encore parlé que de son pouvoir absolu sur la terre et sur l’onde. » (Voltaire.)
  3. Var. Cette grandeur sans borne et ce superbe rang. (1643-56)
  4. « Remarquez bien cette expression, disait Racine à son fils. On dit aspirer à monter ; mais il faut connoître le cœur humain aussi bien que Corneille l’a connu pour pouvoir dire de l’ambitieux qu’il aspire à descendre. » — Chaulmer écrivait en 1638, dans sa Mort de Pompée (acte I, scène i), ces vers qui, bien qu’ils contiennent une idée fort différente, ont une grande analogie d’expression avec ceux de notre poète :
    Gardons la liberté de la chose publique,
    Déjà presque soumise au pouvoir tyrannique
    D’un enfant sans respect, ou d’un tigre plutôt
    Qui sortant de son antre, ose aspirer si haut ;
    Qu’il sache en se perdant que qui veut y prétendre,
    Plus il cherche à monter, plus il trouve à descendre.
  5. Var. Sylla s’en est démis, mon père l’a gardé,
    Différents en leur fin comme en leur procédé :
    L’un, cruel et barbare, est mort aimé, tranquille. (1643-56)
  6. Voyez dans le livre II de Dion Cassus, chapitres i-xli, la délibération d’Auguste avec Agrippa et Mécène, et les longs discours de ses deux conseillers. Cinna ouvre ici le même avis que Mécène ; et Maxime le même qu’Agrippa.
  7. Var. Si vous laissant séduire à ces impressions,
    Vous-même condamnez toutes vos actions. (1643-56)
  8. Var. Lorsque notre valeur nous gagne une province,
    Gouvernant justement, on devient juste prince. (1643-56)
  9. Var. Mais sa mort vous fait peur ? Seigneur, les destinés
    D’un soin bien plus exact veillent sur vos années. (1643-56)
  10. Les éditions de 1652-56 portent :
    L’empire où sa vertu l’a fait seul arriver.
  11. Var. Par la même vertu la gloire est donc flétrie. (1643-56)
  12. Var. Si de ses plus hauts faits l’infamie est le prix ! (1643-56)
  13. Var. Mais ce n’est pas un crime indigne de pardon. (1643-56)
  14. L’édition de 1655 seule porte : « Il passe, » au singulier.
  15. Var. Quand nous avons pu vivre avecque plus de gloire. (1643-56)
  16. Var. Avecque jugement punit et récompense,
    Ne précipite rien de peur d’un successeur,
    [Et dispose de tout en juste possesseur.] (1643-56)
  17. Var. Les magistrats donnés aux plus séditieux. (1643-56)
  18. Var. Dedans le champ d’autrui largement ils moissonnent. (1643-56)
  19. Var. Le pire des États est l’État populaire (a). (1643)

    (a) Bossuet, dans son cinquième Avertissement aux protestants, a dit presque dans les mêmes termes : « L’État populaire, le pire de tous ; » et Cyrano de Bergerac, dans sa Lettre contre les frondeurs : « Le gouvernement populaire est le pire fléau dont Dieu afflige un État quand il veut le châtier. » Voyez les Notes sur la vie de Corneille, que M. Édouard Fournier a placées en tête de sa comédie de Corneille à la Butte Saint-Roch (p. cxx)
  20. Var. Est une heureuse erreur dont elle est idolâtre,
    Par qui le monde entier, rangé dessous ses lois. (1643-56)
  21. L’édition de 1655 porte : « la monarchique. »
  22. Var. S’il est vrai que du ciel la prudence infinie. (1643-56)
  23. Var. Il est certain aussi que cet ordre des cieux. (1643-56)
  24. Var. Ce que tous ces consuls n’ont pu faire deux fois,
    Et qu’a fait avant eux le second de ses rois (1643-56)
  25. Var. De nous vendre bien cher les grands biens qu’ils nous font. (1643-56)
  26. Souvenir de Virgile (Énéide, livre II, vers 291 et 292) :
    Defendi possent, etiam hSi Pergama destra
    Defendi possent, etiam hac defensa fuissent.
    « Si Pergame (dit Hector) eût pu être défendu par la droite d’un guerrier, elle l’aurait été par celle-ci. »
  27. Var. Et devoit cet honneur aux mânes d’un tel homme. (1643-56)
  28. ::Nec quemquam jam ferre potest, Cæsarve priorem,
    Pompeiusve parem.
    (Lucain, Pharsale, livre I, vers 125 et 126.)

    « Et César ne peut plus souffrir de supérieur, ni Pompée d’égal. »

  29. On a rapproché de ces vers la phrase suivante de Tacite (Annales, livre I, chapitre ix) : …non aliud discordantis patriæ remedium fuisse, quam ut ab uno regeretur, « il n’y eut pas d’autre remède pour la patrie en discorde que d’être gouvernée par un seul ; » et celle-ci de Florus (livre IV, chapitre iii) : Aliter salvus esse non potuit (populus romanus), nisi confugisset ad servitutem, « le peuple romain ne put être sauvé qu’en ayant recours à la servitude. »
  30. Var. Et si votre bonté la veut favoriser. (1643-56)
  31. Var. Que le malheur du temps ne nous eût pas fait voir. (1643 in-4o)
  32. C’est une flatterie semblable à celle que Lucain (Pharsale, livre I, vers 37 et 38) adresse à Néron :
    Jam nihil, o Superi, querimur : scelera ipsa nefasque
    Hac mercede placent.
    « Nous ne nous plaignons plus de rien, ô Dieux : les forfaits mêmes et le crime nous plaisent à ce prix. »
  33. Var. Conservez-vous, Seigneur, lui conservant un maître. (1643-56)
  34. Var. Et daignez assurer le bien commun de tous,
    Laissant un successeur qui digne de vous. (1643-56)
  35. Var. Je sais bien que vos cœurs n’ont point pour moi de fard. (1643-56)
  36. Var. Votre amour pour tous deux fait ce combat d’esprits. (1643-56)
  37. Var. Et je veux que chacun en reçoive le prix. (1643-56).
  38. Var. Vous n’êtes pas pour elle un homme à dédaigner. (1643-56)
  39. Var. Je présume plutôt qu’elle en sera ravie. (1643-56)
  40. Var. Adieu : j’en vais porter la nouvelle à Livie. (1643 in-4o)
  41. Var. Auguste aura soûlé ses damnables envies. (1643-56)
  42. Voyez tome I, p. 148, note 3.
  43. Var. Ont fait tomber l’État sous des lois tyranniques. (1643)
  44. Var. [Donc pour vous Émilie est un objet de haine,]
    Et cette récompense est pour vous une peine ?
    cinna. Oui, mais pour le braver jusque dans les enfers,
    Quand nous aurons vengés Rome des maux soufferts,
    Et que par son trépas je l’aurais méritée. (1643-60)