Cinna ou la Clémence d’Auguste/CINNA/Acte III

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Cinna ou la Clémence d’Auguste/CINNA
CINNA, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachetteŒuvres, tome III (p. 416-431).
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ACTE III.


Scène première.

MAXIME, EUPHORBE.
MAXIME.

Lui-même il m’a tout dit : leur flamme est mutuelle ;
Il adore Émilie, il est adoré d’elle ; 710
Mais sans venger son père il n’y peut aspirer ;
Et c’est pour l’acquérir qu’il nous fait conspirer.

EUPHORBE.

Je ne m’étonne plus de cette violence
Dont il contraint Auguste à garder sa puissance :
La ligue se romproit s’il s’en était démis[1], 715
Et tous vos conjurés deviendroient ses amis.

MAXIME.

Ils servent à l’envi la passion d’un homme[2]
Qui n’agit que pour soi, feignant d’agir pour Rome ;
Et moi, par un malheur qui n’eut jamais d’égal,
Je pense servir Rome, et je sers mon rival. 720

EUPHORBE.

Vous êtes son rival ?

MAXIME.

Vous êtes son rival ?Oui, j’aime sa maîtresse,
Et l’ai caché toujours avec assez d’adresse ;

Mon ardeur inconnue, avant que d’éclater[3],
Par quelque grand exploit la vouloit mériter :
Cependant par mes mains je vois qu’il me l’enlève ; 725
Son dessein fait ma perte, et c’est moi qui l’achève ;
J’avance des succès dont j’attends le trépas,
Et pour m’assassiner je lui prête mon bras.
Que l’amitié me plonge en un malheur extrême !

EUPHORBE.

L’issue en est aisée : agissez pour vous-même ; 730
D’un dessein qui vous perd rompez le coup fatal ;
Gagnez une maîtresse, accusant un rival.
Auguste, à qui par là vous sauverez la vie,
Ne vous pourra jamais refuser Émilie.

MAXIME.

Quoi ? trahir mon ami !

EUPHORBE.

Quoi ? trahir mon ami ! L’amour rend tout permis ; 735
Un véritable amant ne connoît point d’amis,
Et même avec justice on peut trahir un traître
Qui pour une maîtresse ose trahir son maître :
Oubliez l’amitié, comme lui les bienfaits.

MAXIME.

C’est un exemple à fuir que celui des forfaits[4].740

EUPHORBE.

Contre un si noir dessein tout devient légitime :
On n’est point criminel quand on punit un crime.

MAXIME.

Un crime par qui Rome obtient sa liberté !

EUPHORBE.

Craignez tout d’un esprit si plein de lâcheté.
L’intérêt du pays n’est point ce qui l’engage ; 745

Le sien, et non la gloire, anime son courage.
Il aimeroit César, s’il n’étoit amoureux,
Et n’est enfin qu’ingrat, et non pas généreux.
Pensez-vous avoir lu jusqu’au fond de son âme ?
Sous la cause publique il vous cachoit sa flamme,750
Et peut cacher encor sous cette passion
Les détestables feux de son ambition.
Peut-être qu’il prétend, après la mort d’Octave,
Au lieu d’affranchir Rome, en faire son esclave,
Qu’il vous compte déjà pour un de ses sujets,755
Ou que sur votre perte il fonde ses projets.

MAXIME.

Mais comment l’accuser sans nommer tout le reste ?
À tous nos conjurés l’avis seroit funeste,
Et par là nous verrions indignement trahis
Ceux qu’engage avec nous le seul bien du pays.760
D’un si lâche dessein mon âme est incapable :
Il perd trop d’innocents pour punir un coupable.
J’ose tout contre lui, mais je crains tout pour eux.

euphorbe

Auguste s’est lassé d’être si rigoureux ;
En ces occasions, ennuyé de supplices,765
Ayant puni les chefs, il pardonne aux complices.
Si toutefois pour eux vous craignez son courroux,
Quand vous lui parlerez, parlez au nom de tous.

MAXIME.

Nous disputons en vain, et ce n’est que folie
De vouloir par sa perte acquérir Émilie :770
Ce n’est pas le moyen de plaire à ses beaux yeux
Que de priver du jour ce qu’elle aime le mieux.
Pour moi j’estime peu qu’Auguste me la donne :
Je veux gagner son cœur plutôt que sa personne,
Et ne fais point d’état de sa possession,775
Si je n’ai point de part à son affection.

Puis-je la mériter par une triple offense ?
Je trahis son amant, je détruis sa vengeance,
Je conserve le sang qu’elle veut voir périr ;
Et j’aurois quelque espoir qu’elle me pût chérir ? 780

EUPHORBE.

C’est ce qu’à dire vrai je vois fort difficile.
L’artifice pourtant vous y peut être utile ;
Il en faut trouver un qui la puisse abuser,
Et du reste le temps en pourra disposer.

MAXIME.

Mais si pour s’excuser il nomme sa complice, 785
S’il arrive qu’Auguste avec lui la punisse,
Puis-je lui demander, pour prix de mon rapport,
Celle qui nous oblige à conspirer sa mort ?

euphorbe

Vous pourriez m’opposer tant et de tels obstacles
Que pour les surmonter il faudroit des miracles ; 790
J’espère, toutefois, qu’à force d’y rêver…

maxime

Éloigne-toi ; dans peu j’irai te retrouver[5] :
Cinna vient, et je veux en tirer quelque chose,
Pour mieux résoudre après ce que je me propose[6].


Scène II.

CINNA, MAXIME.
MAXIME.

Vous me semblez pensif.

CINNA.

Vous me semblez pensif. Ce n’est pas sans sujet.795

MAXIME.

Puis-je d’un tel chagrin savoir quel est l’objet[7] ?

CINNA.

Émilie et César, l’un et l’autre me gêne :
L’un me semble trop bon, l’autre trop inhumaine.
Plût aux Dieux que César employât mieux ses soins[8],
Et s’en fît plus aimer, ou m’aimât un peu moins ; 800
Que sa bonté touchât la beauté qui me charme,
Et la pût adoucir comme elle me désarme !
Je sens au fond du cœur mille remords cuisants[9],
Qui rendent à mes yeux tous ses bienfaits présents ;
Cette faveur si pleine, et si mal reconnue, 805
Par un mortel reproche à tous moments me tue.
Il me semble surtout incessamment le voir
Déposer en nos mains son absolu pouvoir,
Écouter nos avis, m’applaudir et me dire :
« Cinna, par vos conseils, je retiendrai l’empire, 810
Mais je le retiendrai pour vous en faire part. »
Et je puis dans son sein enfoncer un poignard !
Ah ! plutôt… Mais, hélas ! j’idolâtre Émilie ;
Un serment exécrable à sa haine me lie ;
L’horreur qu’elle a de lui me le rend odieux : 815
Des deux côtés j’offense et ma gloire et les Dieux ;
Je deviens sacrilège, ou je suis parricide,
Et vers l’un ou vers l’autre il faut être perfide.

MAXIME.

Vous n’aviez point tantôt ces agitations ;
Vous paroissiez plus ferme en vos intentions ; 820
Vous ne sentiez au cœur ni remords ni reproche.

CINNA.

On ne les sent aussi que quand le coup approche,
Et l’on ne reconnoît de semblables forfaits
Que quand la main s’apprête à venir aux effets.
L’âme, de son dessein jusque-là possédée, 825
S’attache aveuglément à sa première idée ;
Mais alors quel esprit n’en devient point troublé ?
Ou plutôt quel esprit n’en est point accablé ?
Je crois que Brute même, à tel point qu’on le prise[10],
Voulut plus d’une fois rompre son entreprise, 830
Qu’avant que de frapper elle lui fit sentir[11]
Plus d’un remords en l’âme, et plus d’un repentir.

MAXIME.

Il eut trop de vertu pour tant d’inquiétude ;
Il ne soupçonna point sa main d’ingratitude,
Et fut contre un tyran d’autant plus animé835
Qu’il en reçut de biens et qu’il s’en vit aimé.
Comme vous l’imitez, faites la même chose,
Et formez vos remords d’une plus juste cause,
De vos lâches conseils, qui seuls ont arrêté
Le bonheur renaissant de notre liberté.840
C’est vous seul aujourd’hui qui nous l’avez ôtée ;
De la main de César Brute l’eût acceptée,
Et n’eût jamais souffert qu’un intérêt léger
De vengeance ou d’amour l’eût remise en danger.
N’écoutez plus la voix d’un tyran qui vous aime, 845
Et vous veut faire part de son pouvoir suprême ;
Mais entendez crier Rome à votre côté :
« Rends-moi, rends-moi, Cinna, ce que tu m’as ôté ;
Et, si tu m’as tantôt préféré ta maîtresse,
Ne me préfère pas le tyran qui m’oppresse. » 850

CINNA.

Ami, n’accable plus un esprit malheureux
Qui ne forme qu’en lâche un dessein généreux[12].
Envers nos citoyens je sais quelle est ma faute,
Et leur rendrai bientôt tout ce que je leur ôte ;
Mais pardonne aux abois d’une vieille amitié, 855
Qui ne peut expirer sans me faire pitié,
Et laisse-moi, de grâce, attendant Émilie,
Donner un libre cours à ma mélancolie.
Mon chagrin t’importune, et le trouble où je suis
Veut de la solitude à calmer tant d’ennuis.860

MAXIME.

Vous voulez rendre compte à l’objet qui vous blesse
De la bonté d’Octave et de votre foiblesse ;
L’entretien des amants veut un entier secret.
Adieu : je me retire en confident discret.


Scène III.

CINNA.

Donne un plus digne nom au glorieux empire[13]865
Du noble sentiment que la vertu m’inspire,
Et que l’honneur oppose au coup précipité
De mon ingratitude et de ma lâcheté ;
Mais plutôt continue à le nommer foiblesse[14],
Puisqu’il devient si foible auprès d’une maîtresse, 870
Qu’il respecte un amour qu’il devroit étouffer,
Ou que, s’il le combat, il n’ose en triompher[15].
En ces extrémités quel conseil dois-je prendre ?

De quel côté pencher ? à quel parti me rendre ?
Qu’une âme généreuse a de peine à faillir !875
Quelque fruit que par là j’espère de cueillir,
Les douceurs de l’amour, celles de la vengeance,
La gloire d’affranchir le lieu de ma naissance,
N’ont point assez d’appas pour flatter ma raison,
S’il les faut acquérir par une trahison,880
S’il faut percer le flanc d’un prince magnanime
Qui du peu que je suis fait une telle estime,
Qui me comble d’honneurs, qui m’accable de biens,
Qui ne prend pour régner de conseils que les miens.
Ô coup ! ô trahison trop indigne d’un homme !885
Dure, dure à jamais l’esclavage de Rome !
Périsse mon amour, périsse mon espoir,
Plutôt que de ma main parte un crime si noir !
Quoi ? ne m’offre-t-il pas tout ce que je souhaite,
Et qu’au prix de son sang ma passion achète ?890
Pour jouir de ses dons faut-il l’assassiner ?
Et faut-il lui ravir ce qu’il me veut donner ?
Mais je dépends de vous, ô serment téméraire,
Ô haine d’Émilie ! ô souvenir d’un père !
Ma foi, mon cœur, mon bras, tout vous est engagé,895
Et je ne puis plus rien que par votre congé :
C’est à vous à régler ce qu’il faut que je fasse ;
C’est à vous, Émilie, à lui donner sa grâce ;
Vos seules volontés président à son sort,
Et tiennent en mes mains et sa vie et sa mort. 900
Ô Dieux, qui comme vous la rendez adorable,
Rendez-la, comme vous, à mes vœux exorable ;
Et puisque de ses lois je ne puis m’affranchir,
Faites qu’à mes désirs je la puisse fléchir.
Mais voici de retour cette aimable inhumaine[16].905


Scène IV.

ÉMILIE, CINNA, FULVIE.
ÉMILIE.

Grâces aux Dieux, Cinna, ma frayeur étoit vaine :
Aucun de tes amis ne t’a manqué de foi[17],
Et je n’ai point eu lieu de m’employer pour toi.
Octave en ma présence a tout dit à Livie,
Et par cette nouvelle il m’a rendu la vie.910

CINNA.

Le désavouerez-vous ? et du don qu’il me fait
Voudrez-vous retarder le bienheureux effet ?

ÉMILIE.

L’effet est en ta main.

CINNA.

L’effet est en ta main. Mais plutôt en la vôtre.

ÉMILIE.

Je suis toujours moi-même, et mon cœur n’est point autre :
Me donner à Cinna, c’est ne lui donner rien, 915
C’est seulement lui faire un présent de son bien.

CINNA.

Vous pouvez toutefois… ô ciel ! l’osé-je dire ?

ÉMILIE.

Que puis-je ? et que crains-tu ?

cinna

Que puis-je ? et que crains-tu ? Je tremble, je soupire,
Et vois que si nos cœurs avoient mêmes desirs[18],
Je n’aurois pas besoin d’expliquer mes soupirs. 920
Ainsi je suis trop sûr que je vais vous déplaire ;

Mais je n’ose parler, et je ne puis me taire[19].

ÉMILIE.

C’est trop me gêner, parle.

CINNA.

C’est trop me gêner, parle. Il faut vous obéir.
Je vais donc vous déplaire, et vous m’allez haïr.
Je vous aime, Émilie, et le ciel me foudroie925
Si cette passion ne fait toute ma joie,
Et si je ne vous aime avec toute l’ardeur
Que peut un digne objet attendre d’un grand cœur[20] !
Mais voyez à quel prix vous me donnez votre âme :
En me rendant heureux vous me rendez infâme ; 930
Cette bonté d’Auguste…

ÉMILIE.

Cette bonté d’Auguste… Il suffit, je t’entends,
Je vois ton repentir et tes vœux inconstants :
Les faveurs du tyran emportent tes promesses ;
Tes feux et tes serments cèdent à ses caresses ;
Et ton esprit crédule ose s’imaginer935
Qu’Auguste, pouvant tout, peut aussi me donner.
Tu me veux de sa main plutôt que de la mienne ;
Mais ne crois pas qu’ainsi jamais je t’appartienne :
Il peut faire trembler la terre sous ses pas,
Mettre un roi hors du trône, et donner ses États[21]940,
De ses proscriptions rougir la terre et l’onde,
Et changer à son gré l’ordre de tout le monde ;
Mais le cœur d’Émilie est hors de son pouvoir[22].

CINNA.

Aussi n’est-ce qu’à vous que je veux le devoir[23].
Je suis toujours moi-même, et ma foi toujours pure : 945
La pitié que je sens ne me rend point parjure ;
J’obéis sans réserve à tous vos sentiments[24],
Et prends vos intérêts par delà mes serments.
J’ai pu, vous le savez, sans parjure et sans crime,
Vous laisser échapper cette illustre victime. 950
César se dépouillant du pouvoir souverain
Nous ôtoit tout prétexte à lui percer le sein ;
La conjuration s’en alloit dissipée,
Vos desseins avortés, votre haine trompée :
Moi seul j’ai raffermi son esprit étonné, 955
Et pour vous l’immoler ma main l’a couronné.

ÉMILIE.

Pour me l’immoler, traître ! et tu veux que moi-même
Je retienne ta main ! qu’il vive, et que je l’aime !
Que je sois le butin de qui l’ose épargner,
Et le prix du conseil qui le force à régner ! 960

CINNA.

Ne me condamnez point quand je vous ai servie :
Sans moi, vous n’auriez plus de pouvoir sur sa vie ;
Et malgré ses bienfaits, je rends tout à l’amour,
Quand je veux qu’il périsse, ou vous doive le jour.
Avec les premiers vœux de mon obéissance965
Souffrez ce foible effort de ma reconnoissance,
Que je tâche de vaincre un indigne courroux,
Et vous donner pour lui l’amour qu’il a pour vous.
Une âme généreuse, et que la vertu guide,
Fuit la honte des noms d’ingrate et de perfide ; 970
Elle en hait l’infamie attachée au bonheur,
Et n’accepte aucun bien aux dépens de l’honneur.

ÉMILIE.

Je fais gloire, pour moi, de cette ignominie :
La perfidie est noble envers la tyrannie ;
Et quand on rompt le cours d’un sort si malheureux975[25],
Les cœurs les plus ingrats sont les plus généreux.

CINNA.

Vous faites des vertus au gré de votre haine.

ÉMILIE.

Je me fais des vertus dignes d’une Romaine.

cinna

Un cœur vraiment romain…

ÉMILIE.

Un cœur vraiment romain… Ose tout pour ravir
Une odieuse vie à qui le fait servir[26] : 980
Il fuit plus que la mort la honte d’être esclave.

CINNA.

C’est l’être avec honneur que de l’être d’Octave ;
Et nous voyons souvent des rois à nos genoux
Demander pour appui tels esclaves que nous[27].
Il abaisse à nos pieds l’orgueil des diadèmes, 985
Il nous fait souverains sur leurs grandeurs suprêmes ;
Il prend d’eux les tributs dont il nous enrichit,
Et leur impose un joug dont il nous affranchit.

ÉMILIE.

L’indigne ambition que ton cœur se propose !
Pour être plus qu’un roi, tu te crois quelque chose ! 990
Aux deux bouts de la terre en est-il un si vain[28]
Qu’il prétende égaler un citoyen romain ?
Antoine sur sa tête attira notre haine

En se déshonorant par l’amour d’une reine ;
Attale, ce grand roi, dans la pourpre blanchi,995
Qui du peuple romain se nommoit l’affranchi,
Quand de toute l’Asie il se fût vu l’arbitre,
Eût encor moins prisé son trône que ce titre.
Souviens-toi de ton nom, soutiens sa dignité ;
Et prenant d’un Romain la générosité,1000
Sache qu’il n’en est point que le ciel n’ait fait naître
Pour commander aux rois, et pour vivre sans maître.

CINNA.

Le ciel a trop fait voir en de tels attentats
Qu’il hait les assassins et punit les ingrats ;
Et quoi qu’on entreprenne, et quoi qu’on exécute,1005
Quand il élève un trône, il en venge la chute ;
Il se met du parti de ceux qu’il fait régner ;
Le coup dont on les tue est longtemps à saigner ;
Et quand à les punir il a pu se résoudre,
De pareils châtiments n’appartiennent qu’au foudre. 1010

ÉMILIE.

Dis que de leur parti toi-même tu te rends,
De te remettre au foudre à punir les tyrans.
Je ne t’en parle plus, va, sers la tyrannie ;
Abandonne ton âme à son lâche génie ;
Et pour rendre le calme à ton esprit flottant,1015
Oublie et ta naissance et le prix qui t’attend.
Sans emprunter ta main pour servir ma colère[29],
Je saurai bien venger mon pays et mon père.
J’aurois déjà l’honneur d’un si fameux trépas,
Si l’amour jusqu’ici n’eût arrêté mon bras :1020
C’est lui qui sous tes lois me tenant asservie,
M’a fait en ta faveur prendre soin de ma vie.

Seule contre un tyran, en le faisant périr,
Par les mains de sa garde il me falloit mourir :
Je t’eusse par ma mort dérobé ta captive ; 1025
Et comme pour toi seul l’amour veut que je vive,
J’ai voulu, mais en vain, me conserver pour toi,
Et te donner moyen d’être digne de moi.
Pardonnez-moi, grands Dieux, si je me suis trompée
Quand j’ai pensé chérir un neveu de Pompée, 1030
Et si d’un faux-semblant mon esprit abusé
A fait choix d’un esclave en son lieu supposé.
Je t’aime toutefois, quel que tu puisses être[30] ;
Et si pour me gagner il faut trahir ton maître[31],
Mille autres à l’envi recevroient cette loi, 1035
S’ils pouvoient m’acquérir à même prix que toi.
Mais n’appréhende pas qu’un autre ainsi m’obtienne.
Vis pour ton cher tyran, tandis que je meurs tienne :
Mes jours avec les siens se vont précipiter,
Puisque ta lâcheté n’ose me mériter. 1040
Viens me voir, dans son sang et dans le mien baignée,
De ma seule vertu mourir accompagnée,
Et te dire en mourant d’un esprit satisfait :
« N’accuse point mon sort, c’est toi seul qui l’as fait ;
Je descends dans la tombe où tu m’as condamnée, 1045
Où la gloire me suit qui t’étoit destinée :
Je meurs en détruisant un pouvoir absolu ;
Mais je vivrois à toi si tu l’avois voulu. »

CINNA.

Eh bien ! vous le voulez, il faut vous satisfaire,
Il faut affranchir Rome, il faut venger un père, 1050
Il faut sur un tyran porter de justes coups ;

Mais apprenez qu’Auguste est moins tyran que vous :
S’il nous ôte à son gré nos biens, nos jours, nos femmes,
Il n’a point jusqu’ici tyrannisé nos âmes ;
Mais l’empire inhumain qu’exercent vos beautés1055
Force jusqu’aux esprits et jusqu’aux volontés.
Vous me faites priser ce qui me déshonore ;
Vous me faites haïr ce que mon âme adore ;
Vous me faites répandre un sang pour qui je dois
Exposer tout le mien et mille et mille fois : 1060
Vous le voulez, j’y cours, ma parole est donnée[32] ;
Mais ma main, aussitôt contre mon sein tournée,
Aux mânes d’un tel prince immolant votre amant,
À mon crime forcé joindra mon châtiment[33],
Et par cette action dans l’autre confondue, 1065
Recouvrera ma gloire aussitôt que perdue[34].
Adieu.


Scène V.

ÉMILIE, FULVIE.
FULVIE.

Adieu. Vous avez mis son âme au désespoir.

ÉMILIE.

Qu’il cesse de m’aimer, ou suive son devoir.

FULVIE.

Il va vous obéir aux dépens de sa vie :
Vous en pleurez !

ÉMILIE.

Vous en pleurez !Hélas ! cours après lui, Fulvie,1070
Et si ton amitié daigne me secourir,
Arrache-lui du cœur ce dessein de mourir :
Dis-lui…

FULVIE.

Dis-lui… Qu’en sa faveur vous laissez vivre Auguste ?

ÉMILIE.

Ah ! c’est faire à ma haine une loi trop injuste.

FULVIE.

Et quoi donc ?

ÉMILIE.

Et quoi donc ? Qu’il achève, et dégage sa foi,1075
Et qu’il choisisse après de la mort, ou de moi.

FIN DU TROISIÈME ACTE.

  1. Var. Sa ligue se romproit s’il en étoit démis. (1643)
    Var. Sa ligue se romproit s’il s’en étoit démis. (1648-56)
  2. Var. Ils servent, abusés, la passion d’un homme. (1643-56)
  3. Var. Mon amour inconnue, avant que d’éclater. (1643-56)
  4. Var. Un exemple à faillir n’autorise jamais.
    euph. Sa faute contre lui vous rend tout légitime. (1643-56)
  5. Var. Va ; devant qu’il soit peu, je t’irai retrouver. (1643-56)
  6. Var. Pour t’aller dire après ce que je me propose. (1643-64)
  7. Var. D’un penser si profond quel est le triste objet ? (1643-56)
  8. Var. Plût aux Dieux que César, avec tous ses soins,
    Ou s’en fît plus aimer, ou m’aimât un peu moins ! (1643-56)
  9. Var. Je sens dedans le cœur mille remords cuisants. (1643-56)
  10. Var. Je crois que Brute même à quel point on le prise. (1643-56)
  11. Var. Et qu’avant que frapper elle lui fit sentir. (1643-63)
  12. Var. Qui même fait en lâche un acte généreux. (1643-64)
  13. Var. Que tu sais mal nommer le glorieux empire. (1643-56)
  14. Var. Mais plutôt qu’à bon droit tu le nommes foiblesse. (1643-56)
  15. Var. Ou s’il l’ose combattre, il n’ose en triompher. (1643)
    Var. Et que s’il le combat, il n’ose en triompher. (1648-64)
  16. Var. Mais voici de retour cette belle inhumaine. (1643-56)
  17. Var. Tes amis généreux n’ont point manqué de foi,
    Et ne m’ont point réduite à m’employer pour toi. (1643-56)
  18. Var. Et si nos cœurs étoient conformes en desirs. (1643-56)
  19. Var. Mais je n’ose parler, et je ne puis me taire. (1643-56)
  20. Var. Que peut un bel objet attendre d’un grand cœur ! (1643-60)
  21. Var. Jeter un roi du trône, et donner ses États. (1643-60)
  22. Var. « Voilà une imitation admirable de ces beaux vers d’Horace (livre II, ode i, vers 23 et 24) :
    Et cuncta terrarum subacta,
    Præter atrocem animum Catonis
    « Et tout l’univers subjugué, hormis l’âme indomptable de Caton. » (Voltaire.)
  23. Var. Aussi n’est-ce qu’à vous que je le veux devoir. (1643-56)
  24. Var. J’obéis sans réserve à tous vos mouvements. (1643-56)
  25. Var. Et quand il faut répondre un sang si malheureux. (1643-56)
  26. Var. Et le sang et la vie à qui le fait servir. (1643-56)
  27. Var. Implorer la faveur d’esclaves tels que nous. (1643-56)
  28. Var. Aux bouts de la terre en est-il d’assez vain
    Pour prétendre égaler un citoyen romain ? (1643-56)
  29. Var. Je saurai bien sans toi, dans ma noble colère,
    Venger les fers de Rome et le sang de mon père. (1643-56)
  30. Var. Je t’aime toutefois, tel que tu puisses être. (1643-60)
  31. Var. Tu te plains d’un amour qui te veut rendre traître. (1643-56)
  32. Var. Je l’ai juré, j’y cours, et vous serez vengée ;
    Mais ma main, aussitôt dedans mon sein plongée. (1643-56)
  33. Var. À ce crime forcé joindra le châtiment (a).

    (a) Racine s’est rappelé ce passage dans Andromaque (acte IV scène iii) :
    Et mes sanglantes mains, sur moi-même tournées,
    Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées.
  34. Var. Recouvrera sa gloire aussitôt que perdue. (1643-56)