Cinquante années d’histoire contemporaine - M. Thiers/06
L’empire a eu la tragique fortune de porter par deux fois, en 1870-1871, comme en 1814-1815, la défaite et l’invasion à la France. Il y a seulement une différence frappante entre les deux époques. Lorsque le premier des Napoléons tombait du faîte de la puissance, entraînant la nation dans son désastre, il tombait en vaincu héroïque, dans une convulsion du génie, à Waterloo, léguant pour l’avenir toute une légende guerrière mêlée à l’histoire de ses succès et de ses revers. Ce qu’il y avait d’extraordinaire dans son destin se manifestait jusque dans sa chute, et la manière même dont il disparaissait dans une île lointaine, aux extrémités de l’Océan, était une poésie. Les catastrophes qu’il avait provoquées, qui étaient son œuvre, ces catastrophes de 1814-1815, en accablant la France, lui laissaient du moins comme compensation, avec de grands souvenirs, l’intégrité de ses vieilles frontières, la paix assurée après vingt-cinq ans de guerres, une monarchie qui lui donnait la dignité devant l’Europe et des institutions réparatrices. Le second empire, après avoir recommencé le règne napoléonien sans le génie, périssait sans la gloire, tombant en quelques jours, de défaite en défaite, d’humiliation en humiliation, jusqu’à Sedan, — ce nouveau Waterloo, qui n’avait plus la grandeur épique du premier. Sedan avait emporté l’empereur, envoyé en prisonnier dans un château d’Allemagne. La journée du 4 septembre, répondant à l’affreux désastre de la Meuse, emportait dans une bourrasque parisienne ce qui restait du règne. Il disparaissait brusquement, cet empire de 1870, non plus avec les compensations de 1815, mais en laissant la France livrée à la fois à l’invasion et à une révolution, réduite à combattre sans armées, sans gouvernement reconnu, sans représentation légale, et à disputer son intégrité de plus en plus menacée à travers les hasards d’une guerre de plus en plus impossible.
Telle avait été, en effet, à cette heure cruelle de 1870, la violence des événemens qu’il n’y avait plus moyen de s’arrêter dans la voie sanglante. La guerre de l’empire avait duré cinq semaines; la guerre de la république ou de la défense nationale allait durer cinq mois, pendant lesquels la France n’avait plus à opposer au torrent de l’invasion que des efforts décousus, l’héroïsme passif de sa capitale assiégée, des armées improvisées en province et l’autorité équivoque d’un gouvernement coupé en deux, partagé entre Paris et Tours. Relever les armes tombées des mains de l’empire et refuser de subir la loi du vainqueur après un mois de campagne, combattre pour l’intégrité et pour l’honneur du pays, c’était sans doute au 4 septembre une œuvre de nécessité et de patriotisme. On pouvait encore se faire cette illusion que rien n’était perdu tant que le drapeau flottait sur les deux grandes citadelles du Rhin et de la Moselle, que Paris arrêterait l’ennemi, qu’avec un peu de constance on se relèverait et on donnerait à l’Europe le temps de s’émouvoir. A mesure qu’on s’avançait dans cette phase nouvelle de la guerre, cependant, l’inexorable vérité éclatait de toutes parts, sous toutes les formes. — Ce n’était pas le salut, c’était la continuation des malheurs préparés par l’empire, maintenant aggravés par la désorganisation intérieure et l’incohérence militaire. Paris tenait vaillamment dans ses murs, mais il ne pouvait rompre le cercle de fer qui l’étreignait. Les armées levées en province pour remplacer les armées de Sedan et de Metz rendues à merci ne manquaient sûrement pas de courage; mais elles ne pouvaient arrêter l’invasion qui débordait méthodiquement jusqu’à la Saône et à la Loire, jusqu’à l’Eure et à la Sarthe. L’Europe, sur qui on avait trop compté, assistait muette, embarrassée et inactive, à ce désolant spectacle d’un grand pays exaspéré et impuissant qui ne pouvait plus faire un mouvement sans courir vers l’abîme, vers « le gouffre de toutes les impossibilités. »
Cinq mois durant ce drame pathétique se déroulait, et c’est du sein de cette crise militaire, diplomatique, nationale, à la fois intérieure et extérieure, que renaissait pour M. Thiers l’occasion d’un rôle aussi douloureux que nouveau, Tait pour couronner d’un suprême honneur cette carrière d’un demi-siècle. Après avoir été le chef de la jeunesse libérale de la restauration, le premier ministre de la monarchie de 1830, le conservateur de 1848, le patriote clairvoyant du second empire, le politique habile de tous les temps, de tous les régimes, M. Thiers, se trouvait conduit dans son vieil âge à être entre tous la personnification vivante et touchante de la patrie en détresse. Tout se réunissait pour faire de lui ce qu’il a été, — le plénipotentiaire de l’infortune nationale auprès de l’Europe, le négociateur d’une paix nécessaire à l’heure des cruels sacrifices, le dompteur d’une guerre civile née de la guerre étrangère, le réparateur des désastres qu’il avait prévus. C’est l’histoire de ces deux ou trois années, 1870-1873, pendant lesquelles M. Thiers, devenu une sorte de grand délégué national, mettait tout ce qu’il avait d’esprit, d’expérience et d’activité à relever la France, à la racheter de l’étranger, à la réorganiser, à remonter enfin cette pente de ruine où en quelques mois on s’était précipité.
Au moment où avait éclaté en pleine guerre l’inévitable catastrophe qui jetait la France de l’empire dans la république sous le nom de « défense nationale, » M. Thiers s’était défendu pour sa part d’entrer dans cette aventure d’une révolution. Il n’avait été, au 4 septembre, ni de ceux qui allaient à l’Hôtel-de-Ville, ni de ceux qui encourageaient à y aller. Il était resté avec un certain nombre de députés au Palais-Bourbon, et avec eux il avait protesté, pour l’honneur du droit, contre la dissolution du corps législatif par la multitude.
Il n’entendait pas, toutefois, blâmer ceux qui osaient, à une pareille heure, ramasser le pouvoir tombé à terre et former ce qu’il appelait « le gouvernement de la défense nationale. » Il n’enviait pas leur sort, il tenait encore moins à leur disputer le peu d’autorité qu’ils avaient. Il leur recommandait seulement d’être prudens et modérés, de penser avant tout à la France, et, loin d’être pour eux un ennemi, il contribuait, au contraire, à leur épargner un embarras dans une circonstance délicate alors peu connue. Dès les premiers jours, trois des princes d’Orléans, M. le duc d’Aumale, M. le prince de Joinville et M. le duc de Chartres, étaient accourus en secret à Paris; ils avaient trouvé asile chez un ami sûr. Émus des malheurs du pays, ils ne demandaient qu’à servir au poste qu’on leur donnerait, et, chose curieuse, ce n’est que par un de leurs représentans que le gouvernement apprenait un incident dont il ne laissait pas d’être embarrassé. Informé avant le gouvernement lui-même de la présence des princes qu’il aimait, M. Thiers n’avait pas hésité à se prononcer avec quelque vivacité contre un voyage qui, à ses yeux, pouvait avoir les plus dangereuses conséquences au milieu des excitations et des divisions des esprits. Son opinion était décisive. M. Thiers croyait en toute sincérité que ce qu’il y avait de mieux pour le moment était de laisser le pouvoir nouveau à son œuvre plus que difficile, — résolu, quant à lui, à se tenir en dehors de tout, à attendre les événemens. Il s’était déjà préparé aux épreuves d’un siège dont on ne prévoyait guère la durée et les suites, lorsqu’un jour, à l’approche de l’ennemi, il recevait la visite de M. Jules Favre, qu’il n’avait pas revu depuis le 4 septembre, qui représentait la diplomatie de la défense nationale. M. Jules Favre venait lui demander d’être auprès de l’Europe, auprès de l’Angleterre, comme des autres puissances, non l’ambassadeur attitré d’un gouvernement qui n’était pas reconnu, mais un plénipotentiaire supérieur chargé de parler pour la France, d’intéresser les cabinets à sa cause. Le premier mouvement de M. Thiers avait été de refuser. A la réflexion cependant, après s’être concerté avec ses amis, il se disait qu’il n’avait pas le droit de se dérober au service de la France, que, par ses relations personnelles dans les grandes cours, il avait peut-être plus que tout autre les moyens de se faire écouter et que, sans parler pour le moment d’une paix trop difficile, il pourrait du moins préparer un armistice qui permettrait de faire élire une assemblée nationale, de reconstituer un vrai gouvernement. Il se décidait à accepter dans ces conditions, et profitant du dernier train du Nord avant l’investissement, franchissant le pont de Creil qu’on faisait sauter après son passage, il s’éloignait de Paris, qu’il ne devait revoir que dans les circonstances les plus tragiques.
Parcourir l’Europe du midi au nord, aller de Londres à Saint-Pétersbourg, de Saint-Pétersbourg à Vienne et à Florence, c’était certes du dévoûment de la part de ce septuagénaire conduit sur les routes du monde par la passion du pays. M. Thiers avait d’ailleurs peu d’illusions, moins que « son ministre, » M. Jules Favre, qui, de son côté, allait aborder directement M. de Bismarck, à Ferrières. Il avait trop manié les grandes affaires de la diplomatie et de la guerre pour se payer de déclamations, pour se figurer que la France, au point où elle était tombée, n’aurait à livrer « ni un pouce de son territoire, ni une pierre de ses forteresses. » Il jugeait la situation en politique expérimenté, en homme qui ne s’abusait, ni sur les chances de ce duel, désormais inégal, engagé entre Allemands et Français, ni sur l’état de l’Europe, dont il allait essayer de réveiller les sympathies, et la réalité, dans son long voyage à travers le continent, ne répondait que trop à ce que sa raison avait pressenti.
Qu’arrivait-il, en effet? Partout M. Thiers était accueilli, sans doute, comme le premier des Français, comme le plus digne et le plus séduisant des plénipotentiaires; partout aussi il se heurtait contre une « abstention » obstinée qui se déguisait sous le voile de ce qu’on appelait alors la « ligue des neutres. » — En Angleterre, les chefs du cabinet libéral, M. Gladstone et lord Granville, se montraient empressés, affectueux, attristés des événemens, un peu embarrassés de tout ce que leur disait avec sa vive éloquence leur brillant interlocuteur, mais décidés d’avance à ne rien faire, ils écoutaient avec une gravité émue ce vieillard plein de feu qui dans ses conversations prodiguait pour la défense de son pays la raison politique, la passion et même le sarcasme; ils résistaient à tout, ils se retranchaient dans la neutralité qu’ils avaient proclamée « avec l’approbation de la reine et du peuple. » L’Angleterre ne laissait pas sans doute d’être inquiète d’une crise qui pouvait changer profondément l’équilibre du monde; elle ne voulait pas s’exposer à porter au camp allemand des propositions qui ne seraient pas écoutées — ou courir le risque d’être entraînée dans la guerre. Des paroles vagues, c’était tout ce qu’on pouvait attendre d’elle.
A Saint-Pétersbourg, où il arrivait à tire-d’aile le 26 septembre et où il restait treize jours, M. Thiers avait espéré d’abord rencontrer quelque appui. Il voyait successivement l’empereur, les membres de la famille impériale, la grande-duchesse héritière, qui passait pour peu Allemande et qu’il appelait « la compagne d’un aiglon, » le chancelier prince Gortchakof, qu’il connaissait depuis longtemps, quelques-uns des personnages de la cour. Il était reçu avec respect et cordialité dans ce monde russe. Le prince Gortchakof ne lui laissait pas le temps de se faite illusion. « Vous trouverez ici de vives sympathies pour la France, lui disait le chancelier; mais, ne vous y trompez pas : en Russie l’empereur seul est le maître; or l’empereur veut la paix... Vous trouverez auprès de lui des secours pour négocier et pas pour autre chose. On vous aidera à traiter sans perte de temps, et, croyez-moi, il n’y a pas autre chose à faire. » La Russie avait d’ailleurs sa pensée: elle songeait à profiter de l’abattement de la France et de l’amitié intime qui unissait l’empereur Alexandre au victorieux souverain de la Prusse pour se délivrer du traité de 1856 qui avait diminué sa puissance dans la Mer-Noire, qui lui rappelait ses défaites de Crimée. — A Vienne, où il avait passé en allant à Saint-Pétersbourg et où il passait encore en redescendant vers l’Italie, M. Thiers avait affaire à une politique qui, après avoir été sur le point d’être engagée avec la France, se sentait trop heureuse d’être déliée par les événemens, qui restait bienveillante et embarrassée, pleine de velléités et de réserves. Le nouveau chancelier d’Autriche, M. de Beust, soutenu ou contenu par le chef du cabinet hongrois, le comte Andrassy, qui avait des inclinations prussiennes, M. de Beust se tirait d’embarras en homme d’esprit, avec des démonstrations aimables et évasives. Il ne demandait pas mieux que de se prêter à tout ce qui serait tenté en Europe pour la France; mais il prétendait qu’il n’y avait plus d’Europe! — A Florence enfin, à Florence, où il y avait eu un moment quelque lueur, quelque « faible espérance de secours, et où il avait hâte d’arriver, » M. Thiers essayait d’échauffer l’intérêt qu’on lui témoignait, d’exciter les Italiens à un grand rôle. Appelé par le roi à un conseil extraordinaire de ministres et de militaires, il montrait avec son entraînante vivacité, le doigt sur la carte, que l’Italie, désormais en sûreté du côté de l’Autriche, pouvait changer la face des choses en franchissant les Alpes avec son armée, en se portant par Lyon vers la Saône et la région de l’Est. Le roi Victor-Emmanuel ne laissait pas de se sentir remué dans sa fibre de soldat et de vieil allié de la France. Les militaires ne paraissaient pas défavorables. Les ministres craignaient de compromettre l’Italie avec la Prusse et ne voulaient pas aller au-delà de l’appui moral dans une action des neutres. La politique évasive et platonique l’emportait à Florence comme partout.
La campagne d’exploration diplomatique était complète. M. Thiers avait quitté Paris le 12 septembre, à la veille de l’investissement, il revenait le 21 octobre à Tours, où s’agitait une délégation livrée à elle-même, fortifiée par la récente arrivée de M. Gambetta. Il avait passé ces quarante jours sur les chemins de l’Europe, frappant à toutes les portes, mettant tout son dévoûment, son esprit et sa passion patriotique à populariser la cause française, accréditant de son mieux un gouvernement nouveau que son origine et son nom rendaient suspect, qu’il représentait comme un pouvoir de circonstance et de nécessité. Il avait trouvé partout des impressions confuses, de la défiance pour la république, de l’intérêt pour la France, des sympathies pour ses malheurs, — nulle part il n’avait entrevu une chance quelconque d’alliance, ni même une velléité de médiation sérieuse. De ce long et pénible voyage tout ce qu’il avait rapporté se réduisait à un conseil pressant de négocier, accompagné de la promesse d’un certain appui moral pour arriver à un armistice qui permettait l’élection d’une assemblée, la reconstitution d’un gouvernement régulier et pourrait être un acheminement à la paix. Avant son départ de Saint-Pétersbourg, il avait été convenu entre lui et le prince Gortchakof qu’au premier avis, le tsar lui ouvrirait les portes de Versailles et lui faciliterait même l’entrée à Paris pour recevoir des chefs de la ville assiégée le pouvoir de traiter. Ménager une occasion d’armistice, c’était tout ce que pouvait se permettre l’intervention européenne, et de cette idée conçue à Saint-Pétersbourg, favorisée d’un autre côté par l’Angleterre, appuyée par tous les neutres, accueillie au camp allemand, naissait pour M. Thiers la possibilité de paraître en plénipotentiaire à Versailles aux derniers jours d’octobre après un court passage à Paris. Ce n’était plus, comme à Ferrières, une démarche de sentiment tentée par le ministre d’une révolution auprès d’un vainqueur impérieux et ironique, c’était cette fois une vraie et sérieuse négociation où M. Thiers, en traitant pour la France, semblait représenter la pensée conciliatrice des neutres.
Faire sortir une trêve de la situation où l’on se trouvait, au moment même où la guerre s’assombrissait d’un désastre de plus, la capitulation de Metz (26 octobre), — ce n’était pas facile. Tout restait compliqué et incertain. A Tours, la délégation n’avait pas refusé d’adhérer à la négociation proposée, — à la condition toutefois, c’était déjà entendu, que M. Thiers pourrait aller chercher dans Paris des instructions définitives. La délégation de Tours se prêtait à cette tentative sans en désirer peut-être bien vivement le succès ; elle avait, depuis l’arrivée de M. Gambetta, toutes les ardeurs de la lutte, elle se flattait de disposer des forces de la France pour continuer la guerre, elle se révoltait à l’idée de paraître rendre les armes et de subir les conditions du vainqueur. A Paris, où M. Thiers entrait le 30 octobre pour vingt-quatre heures, après avoir traversé péniblement les lignes allemandes et Versailles sans s’arrêter, à Paris, le gouvernement avait sans doute le plus vif désir d’une trêve qui le délivrerait d’une effroyable responsabilité, et s’il n’eût tenu qu’à lui, il se serait probablement prêté à de sérieuses concessions; mais il se sentait sous le regard d’une ville exaltée par le patriotisme, qui résistait depuis six semaines sans se laisser ébranler. Il vivait sous la menace incessante des passions révolutionnaires, qui se servaient du généreux prétexte de la défense pour aller l’assiéger jusque dans l’Hôtel de Ville, et il n’aurait pas osé avouer tout ce qu’il pensait. A voir les émotions violentes et confuses suscitées brusquement par l’arrivée de M. Thiers portant la double nouvelle de l’ouverture d’une négociation d’armistice et de la capitulation de Metz, on pouvait soupçonner quelle difficulté il y aurait à faire accepter les dures conditions de la trêve. — A Versailles, d’un autre côté, au camp ennemi, M. de Bismarck lui-même semblait assez disposé à traiter. Il avait accepté la négociation, un peu sans doute par condescendance pour les neutres, peut-être aussi un peu parce qu’il désirait en finir, parce qu’il commençait à avoir l’impatience d’un siège prolongé ; mais il doutait de l’autorité du gouvernement de Paris, de la résignation de la France à sa défaite; il doutait que la suspension d’armes qu’on lui demandait eût pour conséquence la paix, telle qu’il entendait l’imposer, et il se disait pourtant que, si l’armistice ne devait pas conduire à la paix, il serait une duperie pour l’Allemagne et n’aurait d’avantages que pour la France. Il y avait en un mot des arrière-pensées ou des fatalités à Versailles, comme à Paris, aussi bien qu’à Tours. M. Thiers avait à se débattre dans cette obscurité, avec toutes ces contradictions, décidé, quant à lui, à ne rien négliger pour réussir dans sa mission. Seul peut-être il poursuivait sincèrement l’armistice parce qu’il en sentait la nécessité, et par la fait, à peine sorti de la fournaise parisienne, à peine revenu à Versailles, il pouvait un instant avoir quelque illusion.
Aux premiers momens, le succès de la négociation ne semblait pas impossible. M. de Bismarck ne contestait pas le principe du ravitaillement de Paris comme condition de l’armistice; il paraissait disposé à laisser toute liberté aux élections d’une assemblée dans les départemens envahis, sans excepter même l’Alsace et la Lorraine. Il se montrait facile tant qu’il croyait travailler, comme il le disait, au « premier volume de la paix, » — ou, si l’on veut, tant qu’il le jugeait bon. M. Thiers passait la journée en conférences; le soir, les affaires finies, il avait de longues conversations avec celui qu’il appelait un peu plus tard « un sauvage plein de génie. » On pensait déjà toucher à un dénoûment favorable, lorsque tout à coup, après les premiers pourparlers, le 3 novembre, M. Thiers trouvait son tout-puissant adversaire sombre et agité. Que s’était-il donc passé? Une proclamation véhémente publiée à Tours par M. Gambetta au sujet de la capitulation de Metz avait violemment irrité les chefs de l’armée allemande, surtout le roi Guillaume. Dun autre côté, par un phénomène étrange de cette guerre, malgré la courte distance qui sépare Versailles de Paris, le ministre allemand venait d’apprendre après trois jours l’échauffourée révolutionnaire qui avait éclaté le 31 octobre à la suite du passage de M. Thiers et qui, selon un bruit d’avant-poste, aurait emporté le gouvernement de la défense. Ce n’était qu’un bruit, bientôt démenti par un des secrétaires de M. Thiers envoyé à Paris; mais le coup était porté. Tout se trouvait changé. M. de Bismarck ne voulait plus entendre parler d’armistice; il n’admettait plus le ravitaillement, ou s’il l’admettait à demi, il réclamait durement ce qu’il appelait des « équivalens militaires, — un des forts de Paris, peut être plus d’un; » à quoi le négociateur français répondait : « C’est Paris que vous me demandez ! » M. Thiers voyait tout s’écrouler.
Plus d’une fuis, pendant ces jours terribles passés à Versailles, il en venait à se demander s’il ne vaudrait pas mieux négocier dès ce moment la paix accepter l’armistice sans ravitaillement ou même les élections sans armistice à la faveur d’une trêve tacite consentie par les Allemands. Il agitait en lui-même toutes ces questions et il allait plus loin : il demandait à M. de Bismarck les moyens de revoir les chefs de la défense parisienne. Il rencontrait effectivement une dernière fois aux avant-postes français, aux bords de la Seine, dans une petite maison en ruine, M. Jules Favre et le général Ducrot, que le gouverneur de Paris avait envoyé à sa place, qui était fait pour représenter l’honneur militaire du siège. M. Thiers ne déguisait rien à ses deux interlocuteurs ; il ne leur cachait pas que tout avait été compromis dans les derniers jours, que ce qui avait d’abord paru possible ne l’était plus, qu’il n’y avait plus d’autre ressource qu’un court armistice sans ravitaillement, ou la convocation d’une assemblée sans armistice avec les facilités que l’ennemi laisserait aux élections. Il ajoutait que, s’il avait un conseil à donner, une opinion personnelle à exprimer, il serait, lui, pour l’élection de l’assemblée, même sans l’armistice, et pour la paix ; — que la continuation de la guerre devait fatalement aggraver les malheurs de la France et les conditions qu’on aurait à subir plus tard. M. Jules Favre ne se sentait pas de force à faire accepter dans Paris des élections sans armistice ou un armistice sans ravitaillement ; le général Ducrot répondait avec l’animation d’un soldat que ce serait une capitulation de plus, qu’on ne pouvait rendre les armes sans combat, qu’on avait le devoir de sauver l’honneur de la défense. M. Thiers quittait la petite maison ruinée du pont de Sèvres avec la conviction qu’il n’avait plus rien à faire pour le moment, et deux jours après, le 7 novembre, il traversait de nouveau les lignes allemandes, rentrant à Tours, où il avait reçu l’invitation de rester pour aider la délégation de ses lumières et de son expérience.
Ce qu’il y avait de grave dans cette rupture du 7 novembre, c’est que jusque-là c’était encore pour ainsi dire la guerre de l’empire dont on subissait la fatalité, et maintenant c’était une guerre nouvelle ou transformée, la guerre de la défense nationale, qu’on acceptait avec ses redoutables responsabilités. Le gouvernement de Paris, pour sa part, avait vu certainement avec chagrin, l’échec d’une négociation qui pouvait lui porter la délivrance. « Mon rêve de convocation d’une assemblée s’est évanoui, » disait M. Jules Favre. La délégation de Tours, au contraire, après s’être prêtée avec quelque arrière pensée aux négociations de Versailles, voyait la rupture sans peine et sans regret. Depuis l’arrivée de M. Gambetta, elle ne respirait que la guerre. Trompée un instant, dès le lendemain du retour de M. Thiers, par le brillant succès de Coulmiers, ce premier et dernier sourire de la fortune, par la reprise momentanée d’Orléans, qui en était la conséquence, elle n’hésitait plus à se jeter dans la lutte à outrance. Elle ne voulait plus entendre parler ni de négociations ni d’élections. Elle devenait par ses procédés une sorte de dictature guerrière et révolutionnaire, décrétant les levées en masse, pensant avoir des forces parce qu’elle mettait des hommes en mouvement et achetait des canons, croyant renouveler le miracle des quatorze années de la république, — qui n’ont jamais existé. Elle se laissait entraîner dans cette carrière des aventures où elle se voyait bientôt refoulée elle-même de Tours jusqu’à Bordeaux, où, après avoir eu toutes les illusions, elle allait connaître tous les désastres, autour d’Orléans, sur la Sarthe comme sur la Lisaine, en Normandie comme à Saint-Quentin. La délégation, avec ses façons de joueur désespéré, n’avait pas tardé à provoquer les défiances ou la résistance de bien des esprits libres de tous les partis, qui l’auraient suivie dans ses efforts patriotiques, mais qui se sentaient révoltés de cette omnipotence aussi turbulente que vaine. Lanfrey, qui avait revêtu l’uniforme de mobilisé et qui servait dans une légion de Savoie, lançait ce mot retentissant de a dictature de l’incapacité, » qui ne laissait pas de trouver de l’écho. M. Jules Grévy, qui avait refusé un rôle au 4 septembre et qui passait quelque temps à Tours, ne cachait pas son opinion sur la politique de la délégation, particulièrement sur son refus de convoquer une assemblée. Plus que tout autre, M. Thiers, avec l’autorité de son nom et de ses services, était fait pour représenter à Tours et à Bordeaux cette opposition renaissante du patriotisme éclairé, de la raison prévoyante et libérale.
Il était revenu de Versailles avec la tristesse au cœur et avec la conviction que l’intérêt le plus pressant du pays était de retrouver un gouvernement régulier pour arriver à la paix. Il était pour la paix parce qu’il connaissait l’état de l’Europe, parce qu’il avait vu qu’il n’y avait plus rien à attendre d’aucune des grandes puissances et parce, qu’il savait bien, d’un autre côté, qu’après avoir perdu tout ce qu’on avait de cadres, de vieux soldats, d’élémens militaires sérieux, on ne pouvait pas refaire en quelques jours des armées pour combattre avec succès une invasion si fortement organisée. Continuer la guerre dans ces conditions lui semblait un défi désastreux. Il faut distinguer cependant. Ce qu’il blâmait, ce n’était pas la défense de Paris. Il l’a dit plus tard, et il ne faisait que répéter ce qu’il avait pensé, ce qu’il avait dit sous le coup des événemens : « Paris n’avait qu’un rôle dans la défense nationale, c’était de fermer ses portes et d’arrêter l’ennemi aussi longtemps qu’il le pourrait... Paris était dans la situation d’un brave défenseur de place forte qui reste dans sa forteresse jusqu’à ce qu’on l’ait relevé de son poste... » Paris faisait son devoir. La faute essentielle était à ceux qui, se trouvant hors de Paris, poussaient la guerre à outrance, sans considérer s’ils avaient les moyens de repousser l’étranger et si les moyens qu’ils allaient employer étaient ceux qui convenaient. « Ceux-là se sont gravement trompés, a-t-il dit; ils ont prolongé la défense au-delà de toute raison. Ils ont employé les moyens les plus mal conçus qu’on ait employés à aucune époque, dans aucune guerre. Oui, nous étions tous révoltés contre cette politique de fous furieux qui mettait la France dans le plus grand péril. « Il était donc pour la paix par raison, par nécessité, parce qu’il voyait bien l’impuissance définitive de cette dictature effervescente qui mêlait le fanatisme de parti au patriotisme et s’exposait à doubler les pertes, les sacrifices du pays ; mais ce qui le révoltait surtout, peut-être encore plus que la guerre à outrance elle-même, c’était la prétention de disposer de tout, de tout trancher sans consulter la France, en suspendant tous les droits publics. « Pour moi, disait-il quelques mois après, j’ai lutté autant qu’on le pouvait, à Tours et à Bordeaux, contre cette prétention antinationale, arrogante, insolente, de vouloir, à quelques-uns qu’on était, se substituer à tous contre la France elle-même, quand il s’agissait de son salut... Je l’ai dit aux hommes entre les mains desquels se trouvait le gouvernement, et je ne suis pas assez exact en disant : aux hommes; en réalité, le gouvernement se trouvait dans la main d’un seul homme... »
M. Thiers ne cessait de tenir le langage de la prévoyance, au risque d’importuner les maîtres du jour et de se rendre suspect à M. Gambetta, qui le traitait en ennemi, en fauteur de découragement, quoi encore? — en orléaniste! c’était tout dire! Il n’était qu’un patriote éprouvé et clairvoyant, osant, opposer la vérité aux illusions et aux infatuations. Réfugié à Bordeaux, dans cette ville devenue le bruyant caravansérail de la défense, campé dans un petit appartement d’auberge, il voyait s’empresser autour de lui des amis, des indifférens et même des inconnus qui se plaisaient à recueillir ses paroles, qui se retiraient séduits et éclairés par ses conversations toujours vives. Pour tous il restait, auprès d’un pouvoir emporté par la passion, l’homme de la paix nécessaire, de la réunion d’une assemblée, de la renaissance d’un gouvernement régulier, — comme une réserve de prudence et de bon conseil dans les malheurs croissans du pays. Il grandissait dans l’opinion à mesure que les événemens s’aggravaient, et c’est ainsi qu’au moment où la crise suprême éclatait par la chute de Paris après cinq mois de siège, par l’armistice, après l’évanouissement de toutes les espérances, le plénipotentiaire de Londres, de Pétersbourg et de Versailles se trouvait appelé à être le conseiller, le guide de cette situation nouvelle. Le jour où, en dépit des dernières convulsions d’une dictature aussi anarchique que guerrière, le scrutin s’ouvrait enfin dans le pays tout entier, un mouvement spontané, extraordinaire, faisait de M. Thiers l’élu de vingt-six départemens. Du même coup, la France interrogée nommait une assemblée qui était une protestation contre la politique à outrance du dictateur de Bordeaux, et elle consacrait d’avance, par une sorte de manifestation instinctive de confiance nationale, celui de qui elle attendait la paix et un gouvernement.
Le vote du 8 février 1871 était une date de l’histoire, de cette tragique histoire qui avait commencé au 15 juillet 1870 par la déclaration de la guerre, qui s’était si étrangement compliquée au 4 septembre par une révolution désastreuse et inévitable.
Plus d’une fois, au courant de ce triste hiver de 1870-1871, surtout à l’approche d’un dénoûment trop facile à prévoir, M. Thiers, qui s’était toujours fait quelque illusion sur les exigences du vainqueur, avait répété dans ses conversations familières : « Si les hommes du 4 septembre avaient convoqué une assemblée à Tours ou à Bordeaux, il y a longtemps que nous aurions traité. Ils ne se seraient pas exposés, les malheureux! à ce qu’on leur dît plus tard : Un département, deux milliards et toute la honte à la charge de l’empire, — le reste à votre charge ! » Il n’avait été écouté ni au début par l’empire, qui avait déchaîné la guerre, ni plus tard par la défense nationale, qui l’avait aggravée, et maintenant c’était la grande liquidation des fautes et des malheurs des uns et des autres, de ce passé lugubre, de tout ce que ces six mois avaient mis de défaites, de confusions, de misères, de ruines, d’inconnu dans les affaires de la France. Vainement M. Gambetta se livrait à ses passions, et au nom même de ces passions avait essayé de se débattre contre un armistice qui seul avait empêché Paris de mourir de faim; vainement des esprits ardens, plus ardens que réfléchis, parlaient de reprendre la lutte, de résister jusqu’à « complet épuisement : » la réalité, telle qu’elle apparaissait de toutes parts, restait inexorable. Paris était rendu et ne comptait plus pour la défense contre l’ennemi, quoiqu’il pût compter encore comme ville révolutionnaire. L’armée de l’Est, — la troisième armée perdue pour la France depuis Sedan, — se voyait réduite à passer en Suisse. Chanzy, vaincu au Mans, était refoulé en désordre sur la Mayenne. Faidherbe venait d’être battu à Saint Quentin. L’invasion, libre de se déployer au-delà de la Loire, maîtresse des grandes positions, de nos places et de nos villes, ne rencontrait plus que la désorganisation dans nos camps et l’anarchie dans le pays.
C’est dans ces conditions que se dégageait pour ainsi dire spontanément du sein meurtri de la France une assemblée qui était elle-même l’image vivante et concentrée de toutes les confusions morales d’une nation désemparée. Elle complait, comme toute assemblée improvisée par l’émotion publique, bien des inconnus, des hommes de tous les partis, des monarchistes, des libéraux, des républicains, des exaltés, des modérés, — plus de royalistes que de républicains, plus de modérés que d’exaltés. Au fond, dans la grande majorité, c’était une assemblée honnête, bien intentionnée, arrivant à Bordeaux avec des illusions, même avec des passions, mais aussi avec la pitié sincère des malheurs du pays et la volonté d’arracher la France à l’abîme où elle semblait près de disparaître. Elue le 8 février 1871, réunie à peu près tout entière le 12, elle avait avant tout besoin d’un chef, d’un guide, d’un plénipotentiaire pour la représenter, et ce chef, elle n’avait heureusement pas à l’aller chercher bien loin; elle le trouvait dans celui que vingt-six élections lui désignaient et qui, par sa renommée européenne, par son passé libéral et conservateur, par son expérience des affaires, par son dévoûment clairvoyant pendant la guerre, était pour elle la plus sûre des garanties. L’assemblée et le pouvoir de M. Thiers semblaient naître ensemble d’un même mouvement d’opinion.
S’engager aussitôt dans des discussions irritantes, dans des luttes de parti pour le choix d’un gouvernement définitif, c’eût été prolonger et aggraver les dangers d’une crise d’où l’on avait justement hâte de sortir. L’assemblée elle-même sentait bien le péril et, sans abdiquer le droit de décider plus tard des institutions de la France, en réservant au contraire ce droit, elle ne refusait pas de maintenir pour le moment la situation de fait qui existait, de laisser à M. Thiers le titre de « chef du pouvoir exécutif de la république française, » de même qu’elle se donnait pour président un républicain éprouvé, M. Jules Grévy, qui, à la vérité, n’avait pactisé ni avec le 4 septembre ni avec la dictature de Tours. M. Thiers, quant à lui, avait ses idées arrêtées sur toute chose, et ce qui était pour l’assemblée un instinct était pour lui une politique délibérée, réfléchie, qu’il traduisait aussitôt dans ses actes comme dans son langage. A peine nommé chef du gouvernement, il composait son ministère d’hommes « choisis, comme il le disait, non pas dans l’un des partis qui vous divisent, mais dans tous, comme a fait le pays lui-même en vous donnant ses votes, en faisant figurer sur la même liste les personnages les plus divers, les plus opposés en apparence. « Il réunissait ainsi dans up même cabinet un homme qui était l’honneur du vieux parti parlementaire, M. Dufaure, un légitimiste, M. de Larcy, des membres de la défense nationale, M. Jules Favre, M. Jules Simon, un député d’un libéralisme éclairé, M. Lambrecht, l’amiral Pothuan, le général Le Flô. Il réservait le ministère des finances, le plus difficile de tous, à un homme d’une vigoureuse dextérité en affaires, à M. Ponyer-Quertier. Pour lui, en présence de la France submergée par l’invasion, épuisée de forces et de ressources, menacée par l’anarchie, il n’y avait qu’une conduite à suivre, un objet à se proposer. Il fallait au plus tôt faire cesser l’occupation étrangère, « au moyen d’une paix courageusement débattue, » et se dévouer d’un commun effort à remettre la France sur pied. » — « Y a-t-il quelqu’un, ajoutait-il, qui pourrait nous dire qu’il y a quelque chose de plus pressant que cela? Y aurait-il par exemple quelqu’un qui oserait discuter savamment des articles de constitution pendant que nos prisonniers expirent de misère dans des contrées lointaines, ou pendant que nos populations mourantes de faim sont obligées de livrer aux soldats étrangers le dernier morceau de pain qui leur reste?.. Unissons-nous donc et disons-nous bien qu’en nous montrant capables de concorde, de sagesse, nous obtiendrons l’estime de l’Europe et de plus le respect de l’ennemi lui-même, et ce sera la plus grande force que vous puissiez donner à vos négociateurs pour défendre les intérêts de la France dans les graves négociations qui vont s’ouvrir. »
Il ne faisait en parlant ainsi à son entrée en fonctions qu’exprimer ce que tout le monde sentait et donner la séduction, l’autorité d’une raison lumineuse à une politique qui se dégageait pour ainsi dire des circonstances. Pour l’assemblée, comme pour M. Thiers, son délégué ou son plénipotentiaire d’ailleurs, il n’y avait pas un instant à perdre. On était au 19 février, et l’armistice à la faveur duquel assemblée et gouvernement venaient de se constituer à Bordeaux expirait le 21 à minuit. Le 20, M. Thiers partait pour Paris, accompagné de M. Jules Favre, qu’il avait gardé comme ministre des affaires étrangères, de M. le duc de Broglie, qui venait d’être nommé ambassadeur à Londres, de M. le baron Baude, envoyé pour représenter la France à Bruxelles, et d’une commission parlementaire nommée pour être en quelque sorte le témoin des négociations. Avant tout il y avait cette question souveraine de la paix ou de la guerre qui ne pouvait être tranchée qu’à Versailles, où le vainqueur attendait immobile dans sa force et dans son orgueil, sans avoir précisé jusque-là les conditions qu’il prétendait imposer.
Certes, c’était pour M. Thiers une étrange et cruelle fortune d’avoir à porter le poids des malheurs qu’il avait prévus, qu’il n’avait pu ni détourner ni abréger, et de se trouver, — lui l’historien des grandeurs militaires d’autrefois, le politique aux instincts si vivement nationaux, — chargé de négocier la reddition de la France. Il avait pour coopérateur ou pour complice dans sa mission M. Jules Favre, qui ne pouvait lui être d’un grand secours, et une commission de l’assemblée de Bordeaux, qui l’avait accompagné à Paris, qui était pour lui corn ne une réserve sur laquelle il pouvait au besoin se replier. Il avait voulu tout d’abord faire seul sa première visite à Versailles, aller droit à M. de Bismarck, auprès de qui il se retrouvait, non plus. comme au mois de novembre, en plénipotentiaire d’un gouvernement de hasard, mais en mandataire de la France elle-même, en chef déjà reconnu avec un empressement sympathique par la plupart des états de l’Europe. Il voulait aussi voir le roi, devenu depuis la guerre l’empereur Guillaume. Il ne désespérait peut-être pas encore de se faire écouter du souverain victorieux aussi bien que de son tout-puissant ministre, en plaidant devant eux la cause d’une paix modérée équitable, humaine. S’il avait eu quelques illusions mêlées à beaucoup de craintes, il ne tardait pas à s’apercevoir que les illusions étaient vaines, que les craintes pouvaient être au-dessous de la réalité. Il se trouvait aussitôt en face d’une sorte d’inexorable ultimatum, — le démembrement complété par une rançon démesurée. Le vainqueur se montrait courtoisement inflexible. M. Thiers, qui, après les premières entrevues, emmenait avec lui M. Jules Favre, n’avait plus qu’à entrer dans la négociation officielle, soutenant par devoir une lutte inégale contre la force enivrée de victoires.
M. Thiers, je le sais, a été un peu accusé de s’être trop hâté, de ne point s’être servi des neutres, de n’avoir pas prolongé la négociation de façon à laisser à l’Europe le temps d’intervenir par une médiation modératrice. Ce n’est qu’une illusion de plus. Quelle apparence que l’Europe qui, pendant la guerre, n’avait rien fait parce qu’au fond elle ne voulait rien faire, eût à la dernière heure la volonté et le pouvoir d’intervenir d’une manière décisive, efficace? D’un autre côté, M. de Bismarck restait seul maître du temps, qu’il mesurait avec jalousie, pour ainsi dire, à la négociation. On était au 21 février, il n’avait accordé une prolongation d’armistice que jusqu’au 26. Il n’aurait sûrement pas laissé aux neutres le temps de se mêler de ses affaires; il ne voulait pas même paraître concéder à un désir de l’Angleterre une réduction de l’indemnité de guerre. Ce qui l’exaspérait le plus, c’était cette idée de l’intervention des neutres, et à la moindre difficulté soulevée par M. Thiers il s’emportait, il disait avec une colère mêlée d’ironie : « Je le vois bien, vous n’avez d’autre l)ut que de rentrer en campagne ; vous y trouverez l’appui et les conseils de vos bons amis messieurs les Anglais. » Pour que l’Europe eût un rôle dans la négociation il aurait fallu qu’elle eût le droit d’avoir une influence, la volonté et le pouvoir de l’exercer : il aurait fallu qu’il y eût une Europe! La vérité est que, pour la France, il n’y avait ni intervention ni secours à attendre d’aucun côté, et que M. Thiers, son représentant, restait seul à se débattre, n’ayant à compter que sur ses propres efforts, sur les inspirations d’un patriotisme servi par une raison éloquente. Il ne résistait pas moins, il ne disputait pas moins le terrain pied à pied, comme s’il avait eu toute liberté, comme s’il eût gardé quelque espoir d’adoucir des conditions dictées au bout de l’épée. Il tenait tôle à son redoutable interlocuteur.
Pendant quelques jours, entre Versailles où se poursuivait la négociation, et Paris où la commission parlementaire attendait avec anxiété chaque soir le résultat de la journée, c’était un véritable drame que M. Thiers animait de son feu, de sa passion, de son inépuisable esprit de ressource. M. Jules Favre, qui était son témoin encore plus que son lieutenant, l’a dit avec émotion : «Je le vois encore pâle, agité, s’asseyant et se levant tour à tour; j’entends sa voix brisée par le chagrin, ses paroles entrecoupées, ses accens supplians et fiers, et je ne sais rien de plus grand que la passion de ce noble cœur éclatant en plaintes, en menaces, en prières, s’irritant par degrés en face d’une injuste résistance. » Parfois en effet lorsqu’il se heurtait contre les excès de la force, il semblait tout prêt à rejeter l’injure d’une telle négociation ; il se révoltait et il s’écriait un jour: « Eh bien! qu’il en soit comme vous le voudrez, monsieur le comte. Ces négociations ne sont qu’une feinte. Si vous avez résolu contre nous une guerre d’extermination, faites-la. Ravagez nos provinces, brûlez nos maisons, achevez votre œuvre. Nous vous combattrons jusqu’au dernier souille; nous pourrons succomber, au moins nous ne serons pas déshonorés. » Il sentait bien cependant qu’il ne pouvait pas rompre. Il avait tout épuisé pour sauver Metz, et ne pouvant sauver Metz, il se retranchait sur Belfort. On lui offrait, s’il voulait céder Belfort, de ne plus insister sur cette entrée des Allemands à Paris dont on faisait maintenant une condition, et bien qu’il fût désireux d’épargner à Paris une humiliation terrible, il préférait encore payer d’une occupation temporaire des Champs-Elysées la conservation d’une ville française. Il se défendait de position en position et, en définitive, après quatre jour de luttes désespérées, il ne pouvait se dérober à la rigueur de ces préliminaires du 26 février qui se résumaient en quelques points tristement caractéristiques : cession de l’Alsace, d’une partie de la Lorraine avec Metz, rançon de cinq milliards garantie par une occupation graduée. Tout ce qu’on avait pu arracher au vainqueur se réduisait à quelques concessions qui n’étaient pourtant pas sans prix. On avait réussi, en sauvant Belfort, à garder une ville que M. Thiers considérait justement comme la citadelle de la patrie mutilée, connue la dernière gardienne de notre frontière. On avait obtenu une petite réduction sur le chiffre primitif de six milliards demandé pour l’indemnité et surtout on avait éludé une sorte de mainmise méditée sur les ressources de la France au moyen d’un syndicat de banquiers allemands qui s’offrait, sous les auspices de M. de Bismarck, à se charger de la réalisation de l’indemnité de guerre. On échappait à ce que j’appellerai une occupation financière parallèle à l’occupation militaire. En un mot, la France vaincue, démembrée, rançonnée, restait du moins son propre garant ; elle gardait son indépendance financière comme elle gardait son indépendance politique avec la dignité du malheur.
Au fond, dans cet acte qu’il pouvait certes appeler « une des plus cruelles douleurs de sa vie, » la plus cruelle et la plus imméritée, M. Thiers agissait en politique prompt aux résolutions nécessaires. Il avait du courage pour tous : il avait la hardiesse de mettre son nom à une paix que le pays désirait, mais que nul autre n’aurait osé signer, dont on craignait de s’avouer les conditions. Il avait pris pour lui la première responsabilité, et lorsqu’après en avoir fini à Versailles, il se retrouvait deux jours plus tard à Bordeaux devant l’assemblée, avec son œuvre douloureuse autant qu’inévitable, il avait le droit de s’écrier : « Nous avons engagé notre responsabilité, il faut maintenant que chacun engage la sienne ici… » Qu’on fît après cela des discours patriotiques pour démontrer tout ce qu’il y avait d’impitoyable dans cette paix, c’était bien inutile ; on n’avait pas besoin de le lui dire, il le savait mieux que tout autre, et, bien qu’il attachât du prix aux quelques atténuations qu’il croyait avoir conquises, il ne se méprenait pas. Qu’on parlât encore, dans un intérêt de fausse popularité, par un patriotisme mal entendu, de reprendre les armes, de se rejeter dans la guerre à outrance, il arrêtait les déclamations par ce mot désespéré : « Les moyens ! les moyens ! » Les moyens, ils n’existaient pas, et c’était là justement ce qui avait déterminé le négociateur de la France. M. Thiers portait dans ces tragiques délibérations une double pensée. Il croyait, il savait qu’il n’y avait plus « une seule chance de soutenir la lutte, de la soutenir heureusement, » non parce que la France aurait manqué d’élémens de résistance et de combat, mais parce que son organisation militaire était brisée, parce qu’elle ne pouvait plus refaire sérieusement des armées devant l’invasion débordant de toutes parts. Il avait de plus cette conviction que prolonger désormais la guerre, c’était courir à une ruine peut-être irréparable, et que s’arrêter virilement avant que tout fut perdu, c’était du moins réserver l’avenir. « Oui, s’écriait-il d’un accent ému et émouvant, ma conviction profonde est qu’en faisant la paix aujourd’hui et en nous soumettant à une grande douleur, c’est l’avenir du pays que nous sauvons, c’est sa future grandeur que nous assurons. Il n’y a que cette espérance qui ait pu me décider… » Bien différent de ceux qui, dans l’exaltation d’une dictature sans frein, pour une lutte sans espoir, n’auraient pas craint d’épuiser la source de la vie nationale, il acceptait, lui. le sacrifice du moment, l’impopularité de la paix, pour empêcher la source de tarir, pour laisser à la France le temps de se ranimer et de revivre. M. Thiers avait agi avec la courageuse prévoyance du patriote expérimenté ; l’assemblée, en dépit des protestations de quelques politiques emportés ou aveugles, ne pouvait évidemment que sanctionner l’œuvre de son négociateur en déclarant, au milieu de l’émotion universelle, « l’empire responsable de la ruine, de l’invasion et du démembrement du territoire. »
Les préliminaires signés avec l’ennemi à Versailles et acceptés par l’assemblée à Bordeaux, c’était quelque chose sans doute ; ce n’était pas tout encore cependant : M. Thiers le savait bien, il n’en parlait qu’à demi-mot. Après avoir mis fin à la guerre étrangère, il y avait à conjurer la guerre civile, dont Paris pouvait d’un instant à l’autre devenir le dangereux foyer. Paris, à l’issue du siège, était resté avec les ardeurs violentes, avec la fièvre de ces cinq mois de lutte et de claustration. Pendant qu’on négociait ou qu’on délibérait, Paris, livré à peu près à lui-même, abandonné par le gouvernement, déserté par l’élite de la population, passait par degrés aux mains de quelques chefs de sédition prompts à se servir des sentimens généreux aussi bien que des instincts de révolte. Il se remplissait et s’échauffait de passions désordonnées dont on redoutait l’explosion à l’entrée désormais inévitable des Allemands, et c’est à cela que songeait M. Thiers lorsque, suppliant rassemblée de voter sans perdre un jour, d’abréger le plus possible pour la ville du siège l’épreuve d’une occupation momentanée, il disait d’un accent pressant : « Je ne puis pas tout vous dire… J’ai quitté Paris hier au soir, et quand je parle ainsi, je désire être compris sans rien ajouter. » On pouvait abréger l’épreuve de l’occupation ennemie par un vote de patriotisme résigné, par la ratification immédiate des préliminaires ; on ne pouvait guérir d’un seul coup, surtout de loin, l’anarchie morale que le siècle avait laissée, que l’apparition des Allemands dans les Champs-Elysées ne faisait qu’envenimer.
Chose plus redoutable ! déjà à travers tout se dessinait comme une des plus cruelles conséquences des événemens un malentendu plein de menaces. Au fond, la province désirait la paix, elle avait nommé des représentans pour faire la paix. Paris, bien qu’à peine échappé aux terreurs de la famine, semblait brûler en-ore des feux mal éteints de la guerre ou, tout au moins, il laissait les démagogues exploiter les ombrages de son patriotisme déçu. La province, fatiguée de cinq mois d’anarchie et de dictature, avait mis tout ce qu’elle avait d’instincts conservateurs dans le scrutin du 8 février, choisissant pour la représenter et pour la sauver des hommes qui se rattachaient à toutes les monarchies ; Paris, dans le désordre de ses élections, avait laissé éclater ses instincts de radicalisme, il avait nommé, à côté de quelques modérés, les démagogue les plus compromis. L’assemblée de Bordeaux se défiait d’une ville qui lui apparaissait au loin comme une énigme et elle montrait ses craintes en décidant, au lendemain de la paix, qu’elle irait pour le moment camper à Versailles ; Paris, le Paris révolutionnaire, se défiait de l’assemblée, de la France provinciale, qui venait de se révéler dans un mouvement de réaction, de ceux qu’on appelait les u ruraux. » D’heure en heure, cette situation s’aggravait dans une sorte d’obscurité irritante.
À dire la vérité, le sentiment provincial qui se manifestait avec une certaine candeur à Bordeaux pouvait paraître un peu dur et peu politique à l’égard de Paris. On ne tenait pas un assez juste compte à la malheureuse ville de ces cinq mois de siège et de misère, de ce qu’elle avait fait et de ce qu’elle avait souffert pour la défense commune. On ne lui épargnait ni les paroles blessantes ni les soupçons, et M. Thiers avait besoin de ménagemens infinis pour obtenir que l’assemblée allât s’établir à Versailles, non à Bourges ou à Fontainebleau, pour rappeler qu’on ne pouvait trop s’éloigner d’une ville qui restait, après tout, le foyer de la vie française, le centre traditionnel des administrations, le plus grand marché financier de l’Europe. Paris, de son côté, ou plutôt le parti qui dominait et opprimait déjà Paris, semblait s’étudier à justifier toutes les craintes par ses excès, par ses affectations de suprématie révolutionnaire. Il est certain qu’à partir du commencement de mars, il n’y avait plus d’autorité régulière. La démagogie, concentrée dans un comité anonyme et insaisissable, régnait à peu près seule dans la cité par le formidable armement dont elle s’était saisie sous prétexte de le soustraire aux Prussiens, par l’habileté avec laquelle elle s’était emparée de cette vaste cohue d’une garde nationale qui n’avait jamais eu de discipline, qui n’avait plus maintenant de chefs reconnus. Elle avait organisé la fédération de la révolte en face d’un pouvoir légal qui n’avait pas eu encore le temps de se reconstituer, qui n’avait ni administration ni armée. Il était clair que le jour où le gouvernement, sans force suffisante, voudrait essayer de rétablir un certain ordre, de reprendre possession de la ville, de reconquérir ces canons que l’émeute étalait et gardait avec une menaçante ostentation, la lutte éclaterait.
Le fait est qu’on ne pouvait rester indéfiniment devant cette menace de sédition et qu’on ne savait comment en avoir raison. Le 18 mars, à la première apparence d’action militaire, l’insurrection se déchaînait dans la ville, enveloppant la force régulière, procédant par l’assassinat de deux généraux, mettant en quelques heures le gouvernement dans l’alternative de se laisser prendre lui-même ou de se sauver par la retraite, d’aller chercher un asile à Versailles. Une journée avait suffi pour mettre à nu le fond d’un abîme, un effroyable déchirement. Il y avait désormais deux camps en présence : dans l’un étaient le gouvernement, l’assemblée, représentant la France, la loi, les dernières garanties de l’indépendance nationale et de la civilisation; dans l’autre camp, ce n’était, il est vrai, qu’une faction sinistre et vulgaire sous le nom de commune, mais une faction maîtresse de la plus grande des places fortes, disposant des défenses accumulées contre l’étranger, des ressources de Paris, prête à toutes les extrémités, à l’incendie et aux massacres. La rupture était déclarée, de telle sorte qu’à peine échappé à la guerre étrangère, M. Thiers avait à tenir tête à la guerre civile. Réfugié à Versailles, au camp de la France, M. Thiers se trouvait un moment dans la position d’un homme, d’un chef d’état obligé de faire face de tous côtés au milieu d’une immense confusion. Il avait tout à la fois à poursuivre avec l’Allemagne les négociations qui devaient transformer les préliminaires du 26 février en paix définitive et à se créer les moyens de reconquérir Paris, fût-ce par un nouveau siège, au nom de la France, à déployer la virilité d’un gouvernement devant l’Europe attentive et émue.
Le malheur du temps voulait que la France épuisât jusqu’au bout les amertumes, qu’elle connût, après l’injure de l’invasion et du démembrement, le crime de la guerre intestine fomentée devant l’ennemi. Cette journée du 18 mars, qui enfantait la commune, était en effet le plus grand des crimes contre la patrie, — un de ces crimes qu’aucune amnistie n’efface, — avec cette aggravation que les criminels faisaient le mal pour le mal, pour une domination meurtrière qu’ils ne pouvaient pas même se flatter de prolonger au-delà de quelques jours ou de quelques semaines, quoi qu’il arrivât. Si l’insurrection avait réussi contre la France, il n’y avait aucun doute possible : les Allemands, campés à Saint-Denis, maîtres de quelques-uns des principaux forts, auraient fait ce que nous ne pouvions pas faire. Ils se seraient chargés de réduire la ville rebelle à merci; ils rouvraient immédiatement la guerre avec les cinq cent mille hommes dont ils disposaient, et c’est la nation entière qui aurait expié l’attentat parisien par de plus dures rançons de servitude, qui serait restée peut-être irréparablement atteinte. La première conséquence de cette fatale insurrection, dans tous les cas, devait être d’ajouter aux misères publiques de nouvelles misères, d’imposer au gouvernement du pays de cruelles difficultés. M. Thiers, quant à lui, sans douter du succès, connaissait mieux que tout autre ces difficultés. A peine établi à Versailles avec quelques troupes démoralisées et des débris d’administration, il se mettait à l’œuvre avec cette vive et impétueuse activité qu’il appliquait à tout, il avait à couvrir l’assemblée, à refaire une armée d’opérations, à réunir toutes les ressources nécessaires pour une action décisive. Il ne voulait rien entreprendre avant d’être sûr de pouvoir aller jusqu’au bout, et c’est là justement que s’élevaient pour lui les complications poignantes.
Évidemment M. de Bismarck était sans pitié; il ne songeait qu’à tirer parti des circonstance pour compléter sa victoire, pour aggraver les préliminaires, pour hâter la négociation de la paix définitive, qui devait d’abord s’ouvrir en terrain neutre, à Bruxelles, qu’il allait bientôt transporter à Francfort. Il ne laissait pas respirer M. Thiers. Il employait toutes les formes de la pression. Tantôt M. de Bismarck affectait de croire que ce malheureux gouvernement de Versailles ne pourrait à lui seul venir à bout de l’insurrection et il offrait une coopération qu’on devait refuser par un sentiment de dignité nationale. Tantôt il querellait M. Thiers sur l’importance des forces militaires réunies à Versailles et il feignait de craindre que ces forces pussent être tournées contre l’Allemagne. Il suspendait le renvoi des prisonniers français, il menaçait d’exiger qu’on ne dépassât pas le chiffre de quarante mille hommes fixé par les préliminaires pour l’armée concentrée à Paris ou autour de Paris, et il ne consentait que par degrés, en faisant payer chaque concession, à laisser augmenter cette armée dont on avait besoin. Il tenait sans cesse en alerte le gouvernement de Versailles tant qu’il n’avait pas son traité définitif. Il n’était pas, comme on le disait, le complice de l’insurrection de Paris, il s’en servait habilement, durement pour son avantage.
Ce qui faisait la tâche plus délicate et plus pénible à M. Thiers dans ces extrémités, c’est qu’il ne pouvait pas toujours avouer devant l’assemblée les embarras dont il était assailli. Il ne pouvait divulguer le secret de tous ses actes, de ses temporisations. De ses angoisses de toutes les heures il ne laissait entrevoir que ce qui ne compromettait rien, ce qui lui échappait quand on le pressait trop. Patient avec les difficultés, il n’était pas toujours endurant avec les hommes. Il aurait pu, lui aussi, dire aux conseillers et aux interpellateurs indiscrets ce que M. de Bismarck, dans une des crises les plus graves de sa vie, avant 1870, disait à son parlement : « Vous ne savez pas où vous pouvez m’atteindre. Vous ne connaissez ni mes luttes, ni la situation politique générale, vous ne savez pas combien il m’est difficile de traiter pour le moment... » Chargé de, terribles responsabilités qu’il ne déclinait pas, dont il se semait néanmoins ému parfois, M. Thiers ne se laissait pas détourner du but. Il poursuivait à travers tout son œuvre de diplomatie et de guerre, ayant sans cesse allaire avec Berlin en même temps qu’avec la commune, résistant aux excitations comme aux découragemens. Il passait sa vie à dénouer des complications toujours renaissantes, et ce n’est qu’après deux mois d’épreuves, après des négociations mêlées de toute sorte de péripéties, après les opérations d’un nouveau siège, qu’il touchait enfin au dénoûment du redoutable drame. Le 10 mai, le traité définitif était signé à Francfort entre M. de Bismarck et les plénipotentiaires français; le 21, l’armée de Versailles entrait de vive force dans Paris pour disputer pendant sept jours la malheureuse ville à cette insurrection qui avait commencé par le meurtre, qui finissait par les massacres et par les incendies. Cette fois, si chèrement qu’elle fût achetée, c’était la paix, la paix intérieure aussi bien que la paix extérieure, et maintenant commençait pour M. Thiers une œuvre qui n’était pas moins difficile, à laquelle il attachait son orgueil : la liquidation de la guerre étrangère et de la guerre civile, la réparation des ruines et des désastres légués par « l’année terrible » à la France!
Le jour où l’armée de Versailles, qui pouvait justement s’appeler l’armée de la civilisation, rentrait dans Paris en flammes, on se trouvait en face d’une situation allégée, il est vrai, d’un cruel fardeau, accablante encore cependant. Après les ravages de l’invasion aggravés par les ravages de i insurrection, le moment était venu de se reconnaître, de se ressaisir pour ainsi dire dans l’immense dévastation, de régler tous les comptes, et la tâche était d’autant plus ardue qu’il y avait tout à faire à la fois. Il y avait à réaliser la paix jusqu’au bout par la diplomatie, à rapatrier des prisonniers sans nombre pour retrouver les élémens d’une armée, à rétablir l’ordre troublé « par une subite apparition de l’anarchie, » à réorganiser l’administration et les finances, à relever le crédit et à raviver le travail pour arriver à payer les colossales rançons de la défaite ; il y avait aussi à résoudre un jour ou l’autre les questions les plus graves, les plus délicates de l’ordre politique et constitutionnel. Il y avait en un mot « à faire qu’il y eût encore une France dans le monde ! »
C’était la pensée, la passion de M. Thiers, qui, à peine entré au gouvernement depuis quelques heures, embrassant d’un regard ferme toute cette situation et se décidant en homme d’action, avait sur-le-champ tracé avec autant d’émotion que de justesse le programme des circonstances. « En présence d’un pareil état de choses, avait-il dit dès le 19 février, y a-t-il, peut-il y avoir deux politiques? N’y en a-t-il pas une seule forcée, nécessaire, urgente, consistant à faire cesser le plus promptement possible les maux qui nous accablent?.. Pacifier, réorganiser, relever le crédit, ranimer le travail, voilà la seule politique possible et même convenable en ce moment. A celle-là tout homme sensé, honnête, éclairé, quoi qu’il pense sur la monarchie ou sur la république, peut travailler utilement, dignement... Ah! sans doute, lorsque nous aurons rendu à notre pays les services pressans que je viens d’énumérer, quand nous aurons relevé du sol où il gît le noble blessé qu’on appelle la France, quand nous aurons fermé ses plaies et ranimé ses forces, nous le rendrons à lui-même, et, rétabli alors, recouvrant la liberté de ses esprits, il verra comment il veut vivre... » Et quelques jours après, entre la signature des préliminaires de la paix et l’explosion insurrectionnelle du 18 mars, à propos de la translation du gouvernement et de l’assemblée à Versailles, M. Thiers, reprenant ces idées, se plaisait à les développer avec un art profond et fin. Il s’efforçait de persuader à l’assemblée, — plus peut-être que l’assemblée elle-même ne le croyait, — qu’elle avait montré dès le premier jour toute sa sagesse en comprenant la nécessité de s’attacher à réorganiser le pays avant de songer à le constituer : « Vous vous êtes dit, ajoutait-il, qu’il n’était pas urgent de constituer et qu’il était urgent de réorganiser. Vous vous êtes dit quelque chose de beaucoup plus élevé et plus vrai encore, s’il est possible ; vous vous êtes dit que, si vous vouliez exercer le pouvoir constituant que vous avez, vous vous diviseriez à l’instant même, que si, au contraire, vous ne vouliez que réorganiser, vous seriez tous d’accord. Pour réorganiser, vous n’avez rien à faire qui vous divise. Pour veiller à l’évacuation du pays, pour rétablir les services financiers, pour composer une administration, pour recomposer une armée et rendre au travail tous les hommes qui en ont été arrachés, pour cette œuvre pressante, indispensable ; pour que la vie renaisse dans notre pays, il ne faut pas faire la moindre chose qui vous désunisse, pas la moindre... Vous êtes divisés et cependant vous êtes unis en honnêtes gens, en bons citoyens, dans cette pensée commune de réorganiser le pays et de différer le jour où on le constituera. »
En d’autres termes, dans la pensée de M. Thiers, tout se coordonnait, tout devait avoir sa place et son heure, — la réorganisation d’abord, puis le choix d’un régime, la constitution d’un gouvernement définitif. Pour le moment, la réorganisation primait tout, sous quelque forme qu’elle s’accomplit, et à cette œuvre les partis devaient sacrifier leurs passions, leurs vœux, leurs espérances on leurs ressentimens. C’est ce qui s’est appelé le « pacte de Bordeaux, » pacte de raison, de nécessité et de patriotisme, qui naissait de toute une situation, qui résumait la seule politique possible dans la confusion de ces jours de détresse.
Cette « réorganisation, » que M. Thiers mettait au-dessus de tout, dont il faisait le premier objet de ses efforts, qui, en définitive, est devenue et est restée l’œuvre féconde de deux années de gouvernement, cette « réorganisation» avait certes de quoi effrayer et par la multiplicité des questions qu’elle soulevait et par les difficultés qu’elle rencontrait. Qu’où se rappelle cette situation telle qu’elle apparaissait, telle qu’elle était réellement. Je ne parle pas seulement de la diminution de territoire par la perte de deux provinces, de la brèche ouverte dans nos frontières, de la dissolution des forces militaires et politiques, de cet état moral qui survivait aux désastres, qui se composait d’exaspération et de prostration. Je prends des chiffres. Il y avait d’abord et avant tout la rançon de 5 milliards à payer à l’Allemagne. Ce n’était là qu’un capital auquel il fallait ajouter les intérêts jusqu’à la libération définitive, les frais des opérations financières nécessitées par les circonstances, les dépenses d’entretien de l’armée allemande pendant l’occupation, qui pouvait durer plusieurs années: on arrivait ainsi à plus de 6 milliards. La défense nationale, d’un autre côté, avait absorbé 2 milliards 1/2 pour le moins. On avait vécu, pendant ces six mois, avec un premier emprunt de 750 millions voté en août 1870, avec un emprunt d’un peu plus de 200 millions réalisé à Londres au mois d’octobre et surtout avec les prêts successifs que la Banque de France avait faits, qui s’élevaient déjà à 1,330 millions, qui allaient s’élever à 1,530 millions. Ce n’est pas tout : il y avait les destructions de toute sorte, les pertes de matériel à réparer, les armemens et les approvisionnemens à reconstituer, les indemnités ou dédommagemens à payer à la ville de Paris ou aux provinces les plus éprouvées par les réquisitions et les contributions de guerre. La commune enfin contait plus de 230 millions. C’était, — sans compter ce qui ne pouvait être évalué, ce qui représentait encore plusieurs milliards, — un total de près de 14 milliards, peut-être plus, dont une partie considérable devait être payée argent comptant, à courte échéance, entre les mains d’un créancier impitoyable. C’était l’effroyable bilan fait pour confondre les esprits les moins timorés. Pour suffire à des charges qui dépassaient de beaucoup la rançon des défaites de 1814-1815, qui n’avaient jamais pesé de ce poids écrasant sur un pays, il n’y avait qu’une chose, bien grande il est vrai, — la fortune de la France. Mais cette fortune, pour le moment à demi épuisée, il fallait qu’elle retrouvât sa fécondité et ses ressorts, qu’elle pût se déployer de nouveau en liberté par la paix, le travail et le crédit. Il fallait que le gouvernement qui venait de naître pour relever la fortune de la France, ou, comme le disait son chef d’une façon spirituellement touchante, pour « administrer l’infortune nationale, » pût ressaisir les ressources publiques, agir sans crainte, sans hésitation, sans contestation, et c’est là justement que les difficultés commençaient et se multipliaient à chaque pas, sous toutes les formes.
Ces difficultés étaient immenses, de toute nature, sans parler même de l’insurrection qui aurait pu emporter ce qui restait de la France, et ce qu’il y avait de plus dur, de plus irritant dans cette situation, c’est qu’on ne pouvait se mouvoir que sous les yeux, presque avec le concours de l’ennemi étranger. Les Allemands, il est vrai, n’étaient plus après les préliminaires de la paix dans les départemens éloignés. Ils avaient abandonné la Sarthe, l’Orne, l’Eure-et-Loir, le Calvados, ils avaient quitté Versailles et la rive gauche de la Seine, ils n’avaient fait que passer à Paris; mais ils étaient à Saint-Denis, dans les forts du Nord et de l’Est; ils étaient répandus, établis partout de la rive droite de la Seine jusqu’à la Meuse et aux Vosges. Ils étaient sur notre sol pour de longs mois, peut-être pour des années, on ne le savait pas encore.
Or cette occupation ne représentait pas seulement pour la France les frais d’entretien d’une armée étrangère qui, au début, ne comptait pas moins de cinq cent mille hommes; elle privait l’état français d’une partie de ses ressources les plus nécessaires par la mainmise de l’étranger sur les impôts, sur toutes les sources de revenus publics dans les régions occupées. Ce n’est que par degrés, par une série de conventions obtenues à grand’peine qu’on arrivait à reconquérir le droit de percevoir les impôts. Cette dure occupation, elle n’était pas seulement une charge matérielle oppressive, elle pesait sur tous les actes, sur toutes les résolutions du gouvernement. On ne pouvait faire un mouvement sans avoir à traiter avec les chefs de l’occupation, avec le général de Fabrice d’abord, puis avec le général de Manteuffel, établi à Nancy, souvent avec M. de Bismarck lui-même. Il fallait négocier sans cesse, tantôt pour le recouvrement de nos prisonniers, tantôt pour l’augmentation de notre armée, qui, d’après les préliminaires, ne pouvait être que de quarante mille hommes, qui montait successivement à quatre-vingt mille, à cent mille, à cent trente mille hommes. Il fallait négocier pour la destruction d’un poste de télégraphe, pour une patrouille qui passait trop près des ligues allemandes, pour une rixe entre des habitans et des soldats de l’occupation, pour le moindre incident. Il fallait négocier pour tout, et qu’on prenne bien garde qu’à chaque instant il y avait des alertes, des sommations, des menaces qui allaient porter l’anxiété à Versailles, qu’au moment où la commune venait d’être vaincue, on recevait un soir cette dépêche de M. de Bismarck : « J’apprends que vos soldats occupent le terrain réservé aux nôtres dans la zone de Raincy. J’ai l’honneur d’avertir Voire Excellence que s’ils ne se retirent pas immédiatement derrière leurs lignes, nos troupes vous attaqueront aujourd’hui même à minuit. »
Situation cruelle qui faisait dire un jour à M. Thiers : «Pour bien apprécier tout ce qu’il y a dans ces mots, l’évacuation du territoire, il faudrait être chargés comme nous le sommes de diriger en ce moment les affaires du pays... Ah! si vous saviez les détails! Ne pouvoir pas ordonner un mouvement de troupes, un mouvement de matériel sans être obligés de recourir à une volonté étrangère! Craindre à tout moment qu’un jeune homme fier et imprudent, poussé par les sentimens les plus généreux, ne provoque une collision ! Livrer des Français qui n’ont eu que le tort d’être imprudens, les livrer afin de ne pas s’exposer à faire naître les conflits les plus redoutables, voilà une douleur que nous ressentons tous les jours ! » C’était la triste vérité.
On avait incessamment affaire à cet ennemi extérieur campé de toutes parts, à une occupation hautaine et méticuleuse dans ses procédés; on avait aussi affaire à une assemblée avec laquelle il fallait toujours compter. Ce n’est point assurément que cette assemblée de Bordeaux, devenue l’assemblée de Versailles, ne fût courageuse, patriote et dévouée. Elle avait toutes les bonnes volontés, un sentiment profond des malheurs publics, des instincts libéraux, le désir du bien; mais elle avait en même temps des passions qu’elle avait de la peine à contenir, les exigences d’une assemblée souveraine, les susceptibilités et les ombrages d’un pouvoir omnipotent et inexpérimenté. Avec les meilleures intentions, elle ajoutait parfois à des embarras intimes qu’elle ne connaissait pas, dont on n’aurait pu lui dire le secret sans danger. Elle soulevait des questions irritantes ou prématurées, et si elle ne marchandait ni son concours ni sa confiance au gouvernement qu’elle venait de créer, elle laissait entrevoir déjà qu’il y avait des points sur lesquels elle ne serait pas facile à manier. Elle avait ses agitations et ses impatiences auxquelles M. Thiers répondait dans un des momens les plus critiques : « Je vous en supplie, n’ajoutez pas un trouble inutile à toutes les difficultés que rencontre le gouvernement. Soyez convaincus que tout ce que vous éprouvez nous l’éprouvons, et je dois l’éprouver plus que personne, parce que j’en vois plus que personne ne peut en voir. Je vous en adjure, laissez-nous le calme dont nous avons besoin pour agir. Nul ne voudrait, nul ne pourrait se servir de sa main si on la lui secouait au moment même qu’il s’en sert... » Les interpellateurs, désavoués par la masse de l’assemblée, se taisaient pour un jour ; ils recommençaient le lendemain.
C’est au milieu de ces difficultés de toute nature, toujours renaissantes, que M. Thiers avait à se débattre, et à cette tâche multiple, incessante, il portait la force de la volonté, la lucidité de l’esprit, l’inépuisable ardeur d’un patriotisme à la fois agrandi et attendri par le malheur. Ce n’était plus comme à ces momens sombres des débuts de la guerre où, s’entretenant un malin avec M. d’Haussonville, qui en a gardé le souvenir, il lui disait : « Je ne sais pas ce que nous réserve l’avenir; je suis d’une tristesse affreuse. L’âme me rentre parfois au fond du corps ! Si notre pays perd, moi vivant, la position qu’il a jusqu’à présent occupée dans le monde, je ne m’en consolerai pas. Je me cacherai, je me plongerai dans l’étude. On n’entendra plus parler de moi[2]... » Maintenant il sentait se rallumer tout son feu. Il l’avait retrouvé, ce feu, pendant la guerre pour parcourir l’Europe, pour aller à Versailles, au camp ennemi ; il le retrouvait plus que jamais dans ce gouvernement qu’il recevait des circonstances, dont il était l’âme, le guide, le chef, la personnification vivante devant le pays, devant le monde.
Je voudrais le montrer dans cette vie dévorante de chef de gouvernement, au milieu des plus vastes affaires et des poignans soucis de toutes les heures. A vrai dire, le gouvernement, c’était l’homme, et l’homme mettait dans cette magistrature presque souveraine tout ce qu’il avait de dons, de ressources, de vivacité originale, de génie naturel et d’art. M. Thiers acceptait dans toute son étendue le rôle de premier serviteur de la France; il en remplissait les devoirs sans repos, sans faiblesse, toujours à l’œuvre, patient et ingénieux avec les difficultés de tous les jours, prêt aux résolutions les plus graves quand il le fallait, simple et facile avec les hommes, quoique prompt à s’irriter des ennuis, des contrariétés inutiles et gardant à travers tout la fermeté du cœur, la liberté de l’esprit. Il avait, surtout au début, l’immense autorité de son expérience, de son savoir et aussi de son âge, de ce « vieil âge » dont il parlait parfois avec une grâce mêlée d’émotion qui lui faisait une sorte de majesté aimable et touchante. M. Thiers avait certes la pitié profonde des malheurs publics: il l’exprimait souvent en homme qui s’identifiait presque naïvement avec le pays; mais, par un privilège de sa vive nature, il échappait aux dangereuses influences des tristesses stériles : il avait ce qui caractérise les tempéramens vigoureux, les vrais hommes d’action, l’humeur libre, l’entrain dans les plus terribles crises, l’aisance dans le travail. Il se plaisait quelquefois à dire avec une spirituelle bonhomie que ses ministres voulaient bien l’admettre comme collaborateur; il était, par le fait, le ministre universel. Il s’occupait de tout, il décidait tout et il suffisait à tout, à la diplomatie comme à l’administration militaire et financière. Obligé de traiter sans cesse, non-seulement avec Berlin, mais avec les chefs de l’occupation allemande campés aux portes de Paris, puis à Nancy, il passait sa vie à négocier, à disputer ce qui restait de l’indépendance française à l’étranger, à convaincre tantôt M. de Bismarck, tantôt M. de Manteuffel, à écrire ou à recevoir des dépêches. Il avait parfois de terribles surprises, même des craintes sérieuses, toujours renaissantes, dans ses démêlés avec cette diplomatie impitoyable d’un vainqueur hautain : il ne se décourageait pas. Quand les négociations lui laissaient une trêve, il s’occupait de l’administration. Il voyait les chefs de service, les généraux, les représentans de la banque, tous ces hommes utiles qui lui prêtaient le secours de leur expérience pratique. Il préparait avec eux la solution des questions les plus épineuses du moment. Quand il n’était pas tout entier aux affaires de diplomatie ou d’administration, il était à l’assemblée, dans les commissions, traitant en toute indépendance avec les partis, résistant aux entraînemens dangereux, gouvernant par la parole comme par l’action. Il se multipliait sans s’épuiser.
Ce qui avait été surtout son mérite, son honneur et la force de son gouvernement, c’est que, sans hésiter un instant, dès le premier jour, il avait fait entendre une parole de confiance au milieu des deuils et des dêcouragemens ; il avait donné le mot d’ordre de la politique nouvelle. Dans des conditions différentes, bien aggravées assurément, M. Thiers était en 1871 ce que M. de Talleyrand avait été en 1815. M. de Talleyrand, arrivant à Vienne après les désastres qu’on croyait alors incomparables, avait l’habileté et la bonne fortune de dire le mot décisif d’une situation, de relever d’un seul coup la France dans les conseils de l’Europe. M. Thiers, lui, ne paraissait pas dans un congrès. Il était de toute façon dans les circonstances les plus défavorables ; mais il rendait le service de dire, lui aussi, le mot décisif, de donner une impulsion en sage autant qu’en patriote, de raviver dans le pays le sentiment de ses destinées, de son passé et de son avenir. Il avait dit dans ses premiers discours, qui étaient un acte de foi et de confiance : « Je ne doute pas de la puissance de la France… Oui, cette puissance de notre pays est ma consolation dans nos douleurs actuelles. Oui, je crois à son avenir. Oui ! oui ! j’y crois, mais à la condition que nous aurons enfin du bon sens, que nous ne nous paierons plus de mots, que, sous les mots, nous voudrons mettre des réalités et que nous aurons, non-seulement du bon sens, mais un bon sens courageux… Oui, cet avenir sera conforme à tout ce que la Providence a donné à la France dans tous les temps et qu’elle ne lui refusera pas pour la première fois dans ces jours de calamité où nous sommes. Elle aura pu ses épreuves douloureuses à traverser ; elle les traversera, et j’espère qu’elle en sortira avec la grandeur immortelle que rien n’a encore atteinte sérieusement… » — Lorsque bien des hommes, même des financiers expérimentés, se montraient pleins de doutes et en étaient à croire que le fardeau était trop accablant, que la France ne pourrait jamais faire face à tant de charges, à une rançon si démesurée, M. Thiers, lui, ne doutait pas; il s’efforçait de relever les esprits. « Est-il vrai, disait-il, que la France, comme on l’assure quelquefois, après une guerre qui n’a presque pas d’égale dans son histoire, après les malheurs sans pareils qui s’y sont ajoutés, est-il vrai que la France, accablée par tant de calamités à la fois, soit incapable de suffire à ses charges? Est-il vrai qu’elle serait dans l’illusion si elle croyait pouvoir y suffire? Quant à moi, j’en ai fait une étude sérieuse, approfondie, l’étude d’un honnête homme qui a de grands devoirs à remplir et qui en sent toute la gravité. Grâce à cette étude, je l’ose dire devant vous, devant le pays, devant le monde, la France, sans doute, a été malheureuse; mais si elle sait être virile et sans illusion, elle peut supporter toutes les charges qui vont peser sur elle... » Il parlait ainsi, et cette confiance qu’il exprimait, qu’il croyait politique de témoigner, il ne se bornait pas à la mettre dans ses discours, il la mettait dans ses actes. Il ne perdait pas une heure pour faire une réalité de cette « réorganisation » qu’il avait inscrite dans son programme.
Deux objets, entre tous, l’attiraient et l’absorbaient dans cette réorganisation nécessaire. Sans se désintéresser des autres services publics, il concentrait principalement son attention, son ardeur, sur ce qu’il a appelé bien souvent les deux grands ressorts d’un état, — « l’armée et la finance. »
Refaire une force militaire était, à la vérité, ce qu’il y avait de plus pressant, ne fût-ce que pour garder une apparence de dignité devant l’étranger ; l’insurrection parisienne en avait fait tout à coup une question de vie ou de mort, et c’était assurément une difficulté redoutable de retrouver une armée dans les débris de corps en dissolution, dans des masses confuses de prisonniers revenant d’Allemagne. Ce problème, M. Thiers s’était dévoué à le résoudre. Il avait réussi, autant qu’il le pouvait pour le moment, au prix des plus énergiques et des plus ingénieux efforts. En quelques semaines, il avait pu rassembler à Versailles une armée de plus de cent mille hommes avec son matériel, ses cadres, ses généraux. Bien loin de céder à d’indignes soupçons à l’égard de chefs militaires qui avaient été malheureux, qui n’en restaient pas moins de vaillans et fidèles serviteurs de la France, il allait au-devant d’eux simplement, cordialement, sans leur demander compte de leurs préférences ou de leurs regrets. Il savait qu’en leur offrant une occasion nouvelle de servir le pays et l’ordre, il pouvait se fier à leur honneur. Il gagnait les chefs par la confiance, il entourait les soldats de sa sollicitude; pour tous il était le représentant de la nation, une autorité vigilante et sympathique. M. Thiers avait la première des qualités pour rallier l’armée : il la connaissait, il l’aimait, il l’avait toujours défendue contre les déclamations des partis et quelquefois contre les gouvernemens eux-mêmes. Sans être un général, et il disait avec une spirituelle bonhomie qu’il regrettait de ne pas l’être, il avait l’orgueil des traditions militaires en même temps que le sens pratique des choses de la guerre et la généreuse ambition de relever le pays par la réorganisation des forces militaires. Sur tous les points, sur les conditions supérieures d’une réorganisation définitive, il avait ses idées, des idées nettes, arrêtées, qu’il éclairait de toutes les lumières de l’histoire, de l’expérience et de l’observation.
M. Thiers ne se laissait pas aller facilement à ces mouvemens factices d’opinion qui succèdent aux grandes défaites, à l’impatience des innovations chimériques, aux engoûmens des imitations. Il ne croyait pas à la vertu du nombre, à l’utilité du service obligatoire et de courte durée, à ce qu’on appelait la « nation armée. » Il croyait à tout ce qui entretient ou fortifie l’esprit militaire, à tout ce qui fait la cohésion et la solidité d’une armée, aux formations permanentes, à la nécessité d’un service suffisamment prolongé, à la vertu de la discipline pour les soldats, de l’instruction pour les chefs, de la prévoyance pour les gouvernemens. Il restait persuadé que les institutions militaires de la France, telles qu’elles existaient, pouvaient suffire à tout, qu’elles n’avaient besoin que d’être perfectionnées ou élargies, et lorsqu’on lui opposait sans cesse ce qui venait d’arriver, la supériorité prussienne démontrée par le succès, il répondait avec une sagacité profonde : « Non, ce n’est pas le système prussien qui a vaincu le système français. Je vais vous dire ce qui a vaincu la France. Il y avait à Berlin un grand gouvernement. Ce gouvernement se composait d’un grand politique, d’un de ces hommes de guerre qu’on appelle organisateurs de la victoire, de généraux d’armée très énergiques, d’un habile ministre de la guerre; au-dessus de tous, d’un roi ferme, sage, habile, ne s’offusquant pas de la gloire des hommes placés autour de lui, mais prenant leur gloire pour la sienne, leur servant de lien, de plusieurs hommes n’en faisant qu’un, et parvenu pour ainsi dire à rendre à la Prusse le grand Frédéric. Ce n’est donc pas le système prussien qui a vaincu le système français, c’est le gouvernement prussien qui a vaincu le gouvernement français. » Si, malgré tout, M. Thiers se sentait parfois obligé d’entrer à demi en transaction avec les idées du jour, il ne leur cédait que ce qu’il ne pouvait pas leur disputer. Sur ce qu’il considérait comme l’essentiel, il résistait de toutes ses forces, avec l’autorité d’un homme qui, en défendant le principe des institutions militaires, les traditions de l’armée française, passait une partie de ses journées à visiter cette armée dans ses camps, à veiller à ses besoins, à la recomposer pièce par pièce, à rendre au pays, en un mot, un des ressorts de sa puissance.
Il s’occupait aussi des finances avec cette universalité d’esprit et cette vivacité de passion qui étaient sa force. Il ne pouvait faire autrement, il n’avait trouvé à son entrée au pouvoir que quelques millions dans le trésor, des ressources momentanément taries et des charges colossales[3]. Il avait heureusement auprès de lui la Banque de France, qui, depuis six mois, par sa conduite libérale autant que prudente, rendait les plus patriotiques services, qui avait épargné au pays l’effroyable désastre du papier-monnaie, ce préliminaire de la banqueroute. Avec la Banque, M. Thiers pouvait vivre quelques jours; il pouvait suffire aux premiers besoins, subvenir aux dépenses militaires, s’assurer les moyens de reconquérir Paris, Le problème de la situation financière ne restait pas moins tout entier, avec la rançon de 5 milliards augmentée des intérêts, avec les 8 ou 10 milliards de pertes, de sacrifices, de dettes de toute sorte, accumulés sur le pays, et c’est ici surtout que la virile confiance de M. Thiers était d’un effet décisif.
M. Thiers ne laissait pas aux esprits le temps de s’égarer, de se démoraliser par le doute et le découragement. Il n’admettait pas qu’on disputât sur l’obligation de faire face à tout. Il le disait familièrement, rondement : on avait commis les fautes, on pouvait les peser, faire la part des responsabilités, — il fallait d’abord payer ! C’était la loi de salut, — le Porro unum necessarium !
Oui, sans doute, il fallait régler les comptes; mais, la situation une fois connue et définie dans ses élémens essentiels, comment faire? Pour payer, il n’y avait qu’un moyen, — le crédit, un emprunt, une série d’emprunts proportionnés aux nécessités publiques. Pour trouver le crédit dont on avait besoin sans plus de retard, il fallait donner des garanties positives ; il fallait qu’il fût avéré pour le monde entier que la France n’avait pas seulement la bonne volonté, qu’elle acceptait tous les sacrifices, qu’elle était prête à créer des ressources à la mesure de ses charges. Tout se coordonnait et s’enchaînait. La situation ne pouvait être dégagée que par un vaste appel au crédit ; les recours au crédit impliquaient la création de nouveaux impôts destinés à être le gage de l’immense accroissement de dettes qu’on allait subir. M. Thiers, pour se reconnaître et se conduire au milieu de tous les détails de ces problèmes financiers aussi nouveaux que compliqués, avait la science profonde des affaires, la clarté d’un esprit juste et pratique en même temps que la promptitude de la décision. Il avait à choisir entre un système simple en apparence, mais dur, peut-être dangereux, — un impôt unique, une grande contribution de guerre, — et un système d’impôts variés, multiples, procédant d’une conception moins grandiose, si l’on veut, mais plus faciles à recouvrer, mieux adaptés aux habitudes des populations. Il ne délibérait pas longtemps; du premier coup, il attestait sa fidélité aux engagemens en proposant de rétablir dans le budget un puissant amortissement, 200 millions pour la dette envers la Banque, et presque aussitôt il prenait l’initiative d’une série de taxes ou de surtaxes qui n’étaient d’abord que de 488 millions, qui allaient s’élever par degrés à près de 750 millions. Il tenait à fonder en quelque sorte, à mettre dans tout son éclat a solvabilité de la France.
Assurément, là aussi, sur ces questions de finances comme sur toutes les autres, M. Thiers avait ses opinions personnelles, qu’il soutenait avec un mélange d’habileté persuasive et d’autorité presque impérieuse. Il avait dans le choix des impôts nouveaux ses antipathies et ses préférences. Il n’aurait accepté à aucun prix l’impôt sur le revenu qu’on lui proposait, qu’il considérait, lui, comme un faux progrès, comme une chimère dangereuse. En revanche, il tenait passionnément à cet impôt sur les matières premières, dans lequel il s’était flatté dès le premier jour de trouver une ressource précieuse et abondante, — qui à la vérité ressemblait à un retour offensif de la politique de protection commerciale. Il avait devant les yeux l’exemple des États-Unis qui, à l’issue de la guerre de sécession, pour éteindre une dette de près de 15 milliards, n’avaient pas craint de se hérisser de droits protecteurs, presque prohibitifs. Il ne voulait pas admettre que la situation de la France était peut-être différente, que cet impôt allait contrarier un assez vif courant de liberté commerciale, qu’il serait de plus difficile à établir avec les traités qui existaient encore. Il ne voyait qu’un fait: le trésor avait besoin de beaucoup d’argent, et une légère élévation des droits de douane pouvait lui procurer cet argent en favorisant par surcroît l’industrie nationale. M. Thiers mettait l’inépuisable feu de sa nature dans ces débats, dans ce grand travail de la création de ressources nouvelles, et tout ce qu’il faisait, tout ce qu’il tentait dans les finances comme dans les autres parties de l’administration, concourait en définitive à une œuvre unique, supérieure, condition première du rétablissement de la France, — la libération du territoire ! Pour cette œuvre, qui représentait la partie nationale de sa tâche, il était toujours prêt à prodiguer les efforts, à engager sa responsabilité avant tout le monde, dût-il, selon son langage, n’être point assuré de trouver jusqu’au bout une complète justice.
Ce qu’il y avait de peines, de labeurs, de difficultés équivalant presque à des impossibilités dans ces mots de « libération du territoire, » c’est le secret de ces deux années, 1871-1873, pendant lesquelles M. Thiers vivait avec cette pensée, subordonnant tout à ce qu’il considérait comme le premier des intérêts. Il l’avait dit lui-même, dès le début, avec la vivacité d’un sentiment douloureux: « Ce que ces mots contiennent, c’est en première ligne de la dignité ; car pour une grande nation comme la France qui a son passé, qui a sa fierté, voir à la porte, tout près d’ici une puissante armée étrangère, c’est une douleur qui chaque jour me pénètre, dont chaque jour je souffre et qui m’humilie profondément dans mon âme tout entière... » Serrons de plus près ce problème ou ce drame mêlé de chiffres, de calculs, de négociations, d’opérations de crédit, et aussi d’intérêts, de passions venant sans cesse contrarier les combinaisons de la prévoyance.
Au moment où la paix signée en préliminaires à Versailles le 26 février 1871 devenait par le traité de Francfort le fait légal et définitif entre les combattans de la veille, la situation était celle-ci. Les Allemands, après avoir parcouru victorieusement un tiers de la France, restaient en maîtres dans plus de trente départemens à partir de la rive droite de la Seine. Ils campaient aux portes de Paris, dans les forts du Nord; ils étendaient leur dure domination de la Seine-Inférieure jusqu’aux régions du Jura. Même avec l’exécution des premières clauses de la paix qui impliquait de leur part un commencement de retraite, ils devaient tenir encore garnison dans seize départemens. C’était le gage territorial demeurant sous la garde d’une armée d’occupation qui était d’abord de cinq cent mille hommes, qui devait être réduite successivement à cent cinquante mille, puis à cinquante mille hommes entretenus, nourris, hébergés par la France. Ce n’est qu’après l’acquittement d’une partie suffisante de l’indemnité de guerre que l’armée d’occupation devait descendre au chiffre de cinquante mille hommes et que le nombre des départemens occupés devait être réduit à six. Les départemens de la Marne, de la Haute-Marne, des Ardennes, de Meurthe-et-Moselle, des Vosges, de Belfort étaient destinés à être le dernier gage de la solvabilité française entre les mains allemandes. D’un autre côté, la rançon de cinq milliards, dont cette occupation restait la garantie, était échelonnée jusqu’en 1874. La France avait à payer un demi-milliard trente jours après le rétablissement de l’ordre dans Paris, un milliard avant la fin de 1871, un autre demi-milliard avant le 1er mai 1872. Les trois milliards qui restaient ne devaient être acquittés qu’au 2 mars 1874. Il y avait, il est vrai, une chance ou un espoir : la France pouvait se promettre d’abréger la durée de l’occupation étrangère soit en hâtant les paiemens de l’indemnité, soit en faisant agréer par l’Allemagne des garanties financières qu’elle s’était réservé le droit d’offrir, et c’est, en effet, ce qu’on allait tenter. C’était, dans tous les cas, une situation singulièrement poignante, où tout dépendait des négociations qu’il y aurait à poursuivre avec l’Allemagne et du succès des opérations de finance qu’il y avait à engager. Il fallait traiter sans cesse avec un vainqueur implacable et méticuleux, plein d’âpreté et d’ombrages, souvent menaçant ; il fallait aussi préparer, conquérir les moyens de désintéresser ce vainqueur, et, en définitive, c’était là le grand secret. M. Thiers voyait juste quand il faisait de cette libération du territoire qui lui apparaissait comme le premier des biens, comme le premier objet de sa politique, une question de sagesse et de crédit.
Lorsque les événemens sont accomplis, lorsqu’un problème tel que celui qui s’agitait pour la France en 1871 est à peu près résolu, on ne voit souvent que le résultat; on oublie comment ce résultat a été préparé et est devenu possible. Il y a eu même des esprits disposés à croire après coup que ce qu’avait fait M. Thiers était assez simple, qu’il n’avait eu d’autre mérite que de frapper le sol pour en faire jaillir des ressources avec lesquelles il avait pu dégager l’indépendance nationale des étreintes de l’Allemagne. Assurément M. Thiers n’accomplissait un si grand acte qu’avec les ressources mises à sa disposition par la France et par le monde entier. Il n’avait pas le don de la multiplication des milliards et, s’il payait avec une rapidité imprévue une rançon invraisemblable, c’est qu’il avait reçu de quoi la payer ; mais ce qu’il donnait pour sa part tout d’abord, c’était son entrain, son ardeur confiante, son activité toujours habile à simplifier les plus grandes affaires et à rallier les volontés sur le point décisif. A peine avait-il échappé aux angoisses de la guerre civile, dès la mi-juin il abordait la question. Il ouvrait la campagne pour le premier emprunt de deux milliards : commencer par deux milliards, c’était déjà beaucoup! Les propositions de toute nature ne manquaient pas, les unes purement chimériques, les autres spécieuses ou hasardeuses ou intéressées. M. Thiers s’étudiait à ramener toutes les combinaisons au projet le plus simple, le plus pratique, le mieux fait pour réussir. Il ne négligeait rien pour enlever à la mauvaise fortune ce qu’il pouvait lui ôter par la prudence, et s’il y mettait tous ses soins, il trouvait aussi autour de lui pour l’aider des hommes d’affaires éprouvés, un ministre des finances plein de feu, de dextérité et de rondeur, M. Pouyer-Quertier, un administrateur de trésorerie, M. Dutilleul, qui lui rendait des services de tous les instans. Jusqu’à la dernière heure cependant, malgré sa confiance, il éprouvait une vive anxiété. Il sentait tout ce qu’il y avait de risqué, de périlleux à demander deux milliards au crédit dans un pareil moment, en présence des incendies à peine éteints dans Paris, sous les yeux de l’étranger campé à Saint-Denis. Il était comme un général à la veille d’une action qui va décider d’une campagne, peut-être du sort du pays. Heureusement le résultat dissipait promptement tous les doutes, toutes les craintes. En vingt-quatre heures, le 27 juin la bataille de l’emprunt était gagnée : pour deux milliards qu’on avait demandés, la souscription publique offrait près de 5 milliards, — 4 milliards 897 millions. Premier témoignage de la vitalité de la France et, je ne dirai pas de la sympathie, du moins de la confiance de l’Europe qui avait sa part dans cette démonstration. Il y avait bien de quoi se sentir un peu soulagé.
Le succès de l’emprunt du 27 juin 1871 était certes une force pour M. Thiers. Il ne lui assurait pas seulement les moyens matériels de suffire amplement à toutes les obligations de payer la première partie de la rançon exigible avant le 1er mai 1872 ; il lui donnait plus d’autorité et de liberté dans ses mouvemens, dans ses rapports avec l’étranger : il lui permettait de songer à un commencement de libération, d’ouvrir presque aussitôt une négociation par laquelle il obtenait dès ce moment, au prix d’une réduction temporaire de tarifs pour les produits de l’Alsace-Lorraine, la retraite de l’armée allemande dans les six derniers départemens qui devaient demeurer occupés jusqu’au bout. M. de Bismarck était sans doute intéressé à ménager un débouché à la riche industrie des provinces qu’il venait de conquérir, et en échange de cette concession il cédait de son côté sur l’étendue, sur la durée de l’occupation. M. Thiers ne voyait que l’intérêt de la libération, et il l’avait si vivement à cœur que, pour cet intérêt, pour quelques mois, il n’hésitait pas, lui, le protectionniste obstiné, à sacrifier momentanément ses plus vieilles idées. Chose singulière ! cette transaction qu’il avait à conquérir sur son puissant antagoniste de Berlin, qui après tout diminuait le prix de l’occupation étrangère, M. Thiers était obligé de la défendre avec quelque vivacité devant l’assemblée. Il se voyait obligé de rappeler à des censeurs téméraires que, lorsqu’on était vaincu, on ne traitait pas en vainqueur, que lorsqu’on avait à négocier avec un redoutable adversaire, on ne faisait pas les conditions tout seul, et que lorsqu’on ne pouvait pas délivrer d’un seul coup son pays, on le délivrait à demi. Il se tenait, lui, pour satisfait de pouvoir se servir de l’autorité et des ressources qui lui donnait un éclatant succès financier pour hâter la libération de quelques départemens.
L’emprunt du 27 juin 1871 avait un autre avantage : en démontrant la solvabilité et le crédit de la France, il tranchait de la manière la plus heureuse une question décisive; en attestant la confiance universelle, il l’appelait. Il ouvrait les voies au nouvel emprunt qui devait devenir nécessaire pour payer les trois milliards qui compléteraient la rançon. Il n’y avait rien d’urgent encore, il est vrai, puisqu’on avait jusqu’au 2 mars 1874 et qu’une convention nouvelle, en divisant les paiemens de la seconde partie de l’indemnité, ajournait même la dernière échéance jusqu’en 1875; mais on ne voulait pas attendre jusque-là. Un peu plus d’un an après l’emprunt du 27 juin 1871, la souscription rouverte le 28 juillet 1872 pour les trois derniers milliards montrait que le premier succès n’avait fait que préparer un succès bien plus grand encore. Cette fois, la somme des souscriptions n’était plus seulement de cinq milliards ; elle s’élevait à 43 milliards de capital, à plus de 2 milliards et demi de rente venant de toutes les parties de l’univers. L’étranger comptait dans ces sommes presque fabuleuses pour près d’un milliard et demi de rente. Tout n’était pas également sérieux dans ces chiffres sans doute. Il y avait de la fiction, du mirage, on ne s’y méprenait pas, et de l’offre à la réalisation il y avait encore loin. La démonstration n’était pas moins significative. Les bulletins de ces journées du 27 juin 1871, du 28 juillet 1872 ressemblaient à des bulletins de victoire, — de victoire financière à défaut des autres victoires qui avaient manqué. M. Thiers, toujours si prompt à s’émouvoir, si prompt aussi à retrouver sa bonne humeur, jouissait intimement de cette vigoureuse renaissance du travail et du crédit, de cette confiance universelle témoignée à la France, de l’empressement qu’on mettait à souscrire aux emprunts, et dans des pages où il a lui-même raconté cette histoire, qui ne verront le jour que plus tard, il a écrit : « Il me semblait être sur un lieu élevé d’où l’on voit, le jour d’une fête, arriver les habitans et les étrangers en tout costume, en tout équipage, et tous en grande hâte pour avoir place à la fête. » Il voyait là les signes de la résurrection française : c’est ce qu’il appelait la fête.
Réussir dans les emprunts, avoir par cela même de quoi suffire à la rançon, c’était beaucoup assurément. Ce n’était pourtant encore qu’une moitié et peut-être même la partie la moins difficile, la moins compliquée de l’œuvre. Ces sommes énormes, obtenues par le crédit, assurées dans tous les cas au trésor français par les souscriptions publiques, il restait à les transformer en valeurs libératoires, à les compter à Berlin ou dans les principales villes de commerce de l’Allemagne. M. de Bismarck, en calculateur prévoyant et inflexible, avait fait ses conditions avec une redoutable et méticuleuse précision; il avait aggravé en quelque sorte le poids de l’indemnité par le mode d’acquittement qu’il avait imposé. Tous les paiemens devaient être effectués en monnaie d’or ou d’argent, en billets de banque d’Angleterre, de Prusse, des Pays-Bas, de Belgique, en billets à ordre ou lettres de change négociables, valeur comptant. La forme des paiemens, la nature des valeurs acceptées, le taux de la conversion des monnaies, tout avait été prévu.
C’était la loi, le gouvernement français ne pouvait s’y soustraire. Il avait, il est vrai, trouvé quelque facilité pour les premiers paiemens par une compensation de 325 millions, prix d’une partie du chemin de fer de l’Est, et par exception l’Allemagne avait accepté une seule fois 125 millions en billets de la Banque de France ; mais comme, à part ces déductions, il y avait à ajouter et les intérêts de l’indemnité jusqu’à l’échéance et les frais d’entretien des troupes d’occupation et bien d’autres choses encore, c’était toujours une somme de plus de cinq milliards à transporter, à compter dans les conditions fixées par le vainqueur. Payer exclusivement en numéraire, on n’avait pas pu même y songer. Il avait donc fallu se mettre à la recherche des valeurs exigées par le vainqueur, engager une gigantesque campagne de change. M. Thiers, au moment où il avait déjà abordé cette vaste entreprise, l’avait dit dans l’assemblée à ceux qui ne cessaient de l’aiguillonner; il avait mis à nu le point vif, la difficulté de remuer et de déplacer de telles masses d’argent. «Voici ce qu’il faut que vous sachiez, ajoutait-il. Si nous avions à payer à Paris, oh ! certainement, avec quelques sacrifices d’escompte, nous aurions trouvé les millions, et la chose eût été facile; mais ce n’est pas à Paris qu’il faut payer : il faut payer dans toutes les grandes villes commerciales de l’Allemagne. Or la difficulté de l’opération, savez-vous où elle est? Elle est dans le transport de ces valeurs énormes hors de Paris. Si nous voulions les transporter en numéraire, nous produirions sur-le-champ une crise monétaire effroyable. Nous ne pouvons les transporter en marchandises; cela ne dépend pas de nous; nous ne faisons pas le commerce; nous ne pouvons nous servir que des résultats du commerce, de ce qu’on appelle des traites de place à place. Or ces traites expriment, — quoi? Le commerce réel... Croyez-vous que nous ayons avec l’Allemagne un commerce suffisant pour trouver 1 milliard, 1 milliard 500 millions de traites? Non, nous nous sommes servis du crédit et non-seulement du crédit de la France avec l’Allemagne, nous avons été obligés de nous servir du crédit, par exemple de la France sur l’Angleterre et de l’Angleterre sur l’Allemagne. Nous prenons du papier sur Londres pour trouver à Londres du papier sur Berlin. » Le fait est que jamais il n’y eut une opération semblable pour les proportions, pour les complications, à celle qui avait commencé au mois de juin 1871 pour ne plus s’interrompre, et dont M. Léon Say a pu dire justement « qu’elle n’était devenue en quelque sorte probable que par la réalisation[4]. »
Elle était conduite dans toutes ses parties, dans ses détails infinis, avec un mélange de témérité et de prudence qui en a fait l’originalité et le succès. Suivre de mois en mois, de liquidation en liquidation, de versement en versement, la marche de ces grands emprunts qu’on venait de contracter, réaliser ces prodigieux déplacemens de numéraire de façon à éviter ou à tempérer les crises monétaires, diriger ces vastes approvisionnemens de change sans rien précipiter en laissant le papier se reconstituer par l’activité du commerce, surveiller incessamment l’état du marché, le taux du change, les oscillations du crédit; avoir un expédient, un palliatif pour chaque difficulté, c’est tout cela qu’il y avait à faire à la fois sans bruit et sans trouble. La tâche supposait une application de toutes les heures, l’art de profiter de tout, de saisir l’à-propos aussi nécessaire dans les grandes affaires financières que sur un champ de bataille. M. Thiers s’y adonnait avec passion, employant tous les moyens, tantôt s’étudiant à réunir le numéraire que les Allemands avaient laissé, tantôt favorisant la souscription des emprunts à l’étranger et les versemens en valeurs étrangères, tantôt se procurant habilement sur la banque de Hambourg des masses de titres qui lui permettaient de tirer de cette banque une quantité considérable d’argent. La campagne pour la conquête du change était surtout menée avec un art profond et ingénieux. Dès le début, pendant les premières négociations des emprunts, on avait commencé par ramasser sans bruit de 400 à 500 millions de traites; d’un autre côté, le trésor français traitait bientôt avec un puissant syndicat de banquiers de qui il obtenait par prévoyance la garantie des emprunts et à qui il imposait, en échange d’inévitables avantages, l’obligation de fournir 700 millions de francs en change étranger. Par ce syndicat, qui représentait la plupart des banques du continent, l’Europe financière se trouvait tout entière engagée dans la grande opération du classement des emprunts français et du transport des capitaux en Allemagne.
Oh! sans doute, on a raison de le dire, dans cette « situation unique où tout était à créer, où il fallait improviser tous les jours,» M. Thiers ne suffisait pas seul à de si grandes affaires. Il avait comme lieutenans dévoués et intelligens ses ministres des finances, M. Pouyer-Quertier d’abord, puis M. de Goulard, M. Léon Say. Il trouvait aussi le plus actif concours dans tous ces modestes « agens du trésor, qui devaient se transformer en banquiers, en cambistes, en acheteurs et vendeurs de métaux précieux, et souvent ne pas reculer devant les plus grosses responsabilités; » mais s’il n’était pas seul, il était le premier à l’œuvre, soutenant ou couvrant tout le monde, réglant pour ainsi dire la marche. Il avait le mot décisif sur toutes les combinaisons, et c’est ainsi que, par lui-même ou par son impulsion, il arrivait à réunir, soit en change étranger représenté par cent vingt mille traites, soit en valeurs de toute sorte, soit en numéraire, une somme qui, en capital et en intérêts payables à Berlin, a dépassé 5 milliards. Ce que le duc de Richelieu, pour l’honneur de son nom devant l’histoire, avait fait après 1815 dans des conditions plus favorables, dans un espace de trois années et pour une indemnité de guerre qui, avec d’autres créances étrangères, n’atteignait pas 1 milliard 1/2, M. Thiers était déjà en mesure de le faire avant que deux ans fussent écoulés depuis 1871 et pour une rançon bien autrement forte. Il était du moins à peu près certain d’un succès qu’il pouvait désormais entrevoir, qu’il avait préparé à travers les difficultés de ses rapports laborieux avec l’Allemagne, au milieu des contestations de partis qui agitaient une assemblée unie par le patriotisme, divisée par toutes les passions de la politique.
Au fond, la grande campagne financière de M. Thiers avait réussi. Par cette série d’opérations habiles, l’instrument matériel de la délivrance était créé, et avec le succès financier croissait naturellement l’impatience d’en finir sans plus attendre avec l’occupation étrangère, de hâter cette libération du territoire, objet de toutes les pensées, premier et dernier mot de toutes les négociations poursuivies depuis la paix. Ces négociations, elles avaient commencé par le fait au lendemain du premier emprunt, et elles avaient passé par des phases diverses.
Dès l’automne de 1871, le 12 octobre, M. Thiers, autorisé par l’assemblée, avait pu signer avec les Allemands une convention réduisant l’occupation à six départemens. Bientôt, à mesure que les paiemens se succédaient, lorsque, entre les vaincus et les vainqueurs, les relations diplomatiques se trouvaient déjà rétablies par l’envoi de M. de Gontaut-Biron comme ambassadeur de France à Berlin et par l’arrivée du comte d’Arnim comme ambassadeur d’Allemagne à Paris, l’idée de reprendre la question s’était manifestée. Le 29 juin 1872, une convention nouvelle avait été signée, modifiant les conditions primitives, combinant les paiemens échelonnés des 3 derniers milliards avec une retraite graduée de l’armée étrangère. La France avait maintenant, non plus jusqu’au 2 mars 1874, mais jusqu’au 1er mars 1875 pour s’acquitter; elle avait obtenu un délai d’une année. D’un autre côté, l’Allemagne devait quitter la Marne et la Haute-Marne quinze jours après le versement de 500 millions sur cette seconde partie de l’indemnité, les Ardennes et les Vosges quinze après le paiement de 2 milliards, la Meuse, Meurthe-et-Moselle et Belfort au solde définitif, au 15 mars 1875. Par prudence, au moment de tenter le suprême effort, M. Thiers avait cru devoir souscrire à un système qui, en prolongeant l’occupation pour quelques départemens, l’abrégeait pour d’autres et laissait à la France un peu plus de temps pour remplir ses obligations. On en était là quand, peu de jours après, éclatait pour ainsi dire le second emprunt, prodigieux témoignage des ressources et du crédit de la France. Dès lors, M. Thiers, enhardi par le succès, armé du droit qu’il s’était toujours réservé d’anticiper les paiemens, entrevoyait la possibilité de brûler les étapes, de rapprocher les échéances, de gagner dix-huit mois pour la libération de tous les départemens encore occupés. Ici seulement on ne pouvait rien sans une négociation nouvelle, et entre les deux parties s’élevaient des doutes, des méfiances, des craintes qui pouvaient rendre cette négociation singulièrement difficile.
L’Allemagne ne laissait pas de se montrer surprise de cette explosion de ressources et de la vitalité de la France. Elle avait beau se dire qu’il n’y avait plus à s’inquiéter a de cette masse d’hommes qu’on appelait autrefois la grande nation française, » que, d’ici à longtemps, l’armée française « ne serait point en mesure de soutenir une guerre même de courte durée,.. qu’elle ne pèserait pas plus dans la balance que, par exemple, celle de la Belgique, » elle n’en était pas sûre. Elle suivait avec une curiosité impatiente tout ce qui se passait à Paris, à Versailles, ces réveils si prompts de prospérité matérielle, les efforts tentés pour réorganiser l’armée, les ressentimens mal contenus d’une nation aigrie par le malheur. Elle se montrait déconcertée et presque irritée de cet état de la France, qu’elle ne comprenait pas toujours. Le comte d’Arnim, qui avait cru arriver en ambassadeur d’une puissance victorieuse et qui se sentait bientôt isolé, presque dépaysé, dans un monde ennemi, parlait avec amertume de toute chose, de la légèreté française, des impertinences de la société parisienne, de la condition pénible des Allemands en France; il se révoltait de ne devoir quelques égards qu’à la protection attentive de M. Thiers ou à quelques recommandations de M. de Goutaut-Biron à ses amis. M. de Bismarck, lui, avec l’orgueil de la force, s’intéressait peu aux doléances de son ambassadeur, qu’il ne tardait pas à juger sévèrement, et il répondait par une de ces paroles brutales dans lesquelles il a plus d’une fois résumé sa politique : Oderint dumm metuant ! Au fond, il avait, lui aussi, ses soupçons. Il restait persuadé que, dans notre pays, « chaque gouvernement, à quelque parti qu’il appartienne, regardera la revanche comme sa principale mission. » M. de Bismarck se défiait des intentions de la France, de la puissance même des ressources qu’elle déployait, de l’emportement de ses haines nationales, et en se tenant prêt à tout événement, il se demandait s’il ne valait pas mieux garder jusqu’au bout la garantie de l’occupation des derniers départemens, surtout de Belfort.
M. Thiers, de son côté, avait, lui aussi, ses inquiétudes; il n’était nullement rassuré au sujet des dispositions de l’Allemagne. Il craignait, s’il se libérait trop vite envers elle, de lui donner, avec les 3 milliards, la tentation de saisir le premier prétexte venu pour accabler de nouveau, et cette fois d’une manière irréparable, la France. Un jour, au milieu de ses perplexités, il disait à brûle-pourpoint au comte d’Arnim : « Foi de galant homme, dites-moi s’il est vrai que votre gouvernement veuille déclarer une nouvelle guerre à la France aussitôt que nous aurons payé? Je suis sûr que vous me direz la vérité. Après avoir traité avec moi les plus graves affaires où vous avez pu constater ma bonne foi, vous ne voudrez pas faire jouer à un vieillard un rôle de dupe ridicule. Je répète que je veux la paix, la paix et encore la paix. Le pays, malgré les apparences, la veut aussi. Il maudit ses juges, mais il accepte le verdict. Ainsi, dites-moi la vérité en gentilhomme... » M. Thiers semblait naïf en parlant ainsi; sa naïveté valait la sincérité de M. d’Arnim, protestant des intentions désintéressées et pacifiques de l’Allemagne.
On était à deux de jeu. La France se défiait de l’Allemagne, l’Allemagne se défiait de la France; mais si, dans les deux camps, il y avait des arrière-pensées, des ombrages, des craintes, il y avait en même temps pour les uns et les autres une considération qui dominait tout, qui l’emportait sur les secrètes hésitations. M. de Bismarck avait hâte de mettre la main sur l’indemnité, « d’encaisser les milliards français, » comme s’il eût craint que quelque accident imprévu vînt lui ravir son butin. M. Thiers à son tour avait la généreuse impatience de délivrer au plus vite jusqu’au dernier fragment du territoire occupé. Des deux côtés, par des raisons différentes, on arrivait au même point, et c’est ainsi qu’avant la fin de 1872, la question renaissait pour ainsi dire de la situation, du progrès des choses. Le 4 février 1873, elle prenait une forme diplomatique. À ce moment, la France, dans ses paiemens, avait déjà dépassé le troisième milliard; elle était en mesure de payer le quatrième au courant de mai, et le reste, de mois en mois, avant la mi-septembre. M. Thiers aurait voulu qu’en échange, par une compensation d’équité, l’Allemagne consentît à rappeler son armée d’occupation tout entière au mois de juillet. M. de Bismarck, sans se refuser à une transaction, élevait des difficultés, surtout pour Belfort, qu’il entendait garder jusqu’à la dernière heure, jusqu’au paiement du dernier centime de l’indemnité. Entre le chancelier allemand et le président français, l’ambassadeur impérial, M. d’Arnim, avait ses idées à lui, un projet assez compliqué qui, en paraissant donner à la France quelque satisfaction, la laissait par le fait enchaînée jusqu’au 2 mars 1874, terme primitivement inscrit dans le traité de Francfort; mais le chancelier ne tardait pas à se plaindre, à s’impatienter de la diplomatie de son ambassadeur, qu’il accablait de sarcasmes. Des communications secrètes s’établissaient entre Berlin et Versailles par le quartier-général allemand de Nancy, où M. de Manteuffel et l’agent français, M. de Saint-Vallier, servaient d’intermédiaires, et bientôt même M. de Bismarck, sans plus tenir compte de M. d’Arnim, attirait brusquement la négociation à Berlin. Pendant que l’ambassadeur continuait à aller à Versailles auprès du président, qu’il trouvait malade, — qui l’était bien un peu réellement, mais qui l’était aussi un peu pour la circonstance, — le chancelier se chargeait de trancher la question avec M. de Gontaut-Biron, qui recevait lui-même, d’heure en heure, les instructions de M. Thiers. On était au 13 mars, il fallait en finir !
La vraie, ou plutôt la seule difficulté, tenait à Belfort, que M. de Bismarck prétendait garder provisoirement comme un dernier gage, et la question était d’autant plus délicate qu’il y avait en France un vif sentiment d’inquiétude, qu’on soupçonnait l’Allemagne de se réserver quelque prétexte imprévu pour conserver définitivement la grande place de l’Est. M. Thiers comprenait que si Belfort restait, ne fût-ce que quelques mois de plus, aux mains des Allemands, l’opinion française en serait profondément émue, que cette émotion même deviendrait peut-être un embarras, et il se montrait absolument décidé à ne rien signer si on ne lui donnait pas ce qu’il demandait, la libération simultanée de Belfort et des autres départemens. Retranché sur ce dernier et unique point de défense, il avait expressément recommandé à M. de Gontaut-Biron de ne pas céder. M. de Bismarck, à la vérité, protestait de sa loyauté. Il appelait à son secours un argument dont il s’est bien souvent servi dans sa carrière : il prétendait que, pour lui, il n’y tenait pas, mais qu’il subissait la volonté du roi, du parti militaire, même des Allemands du Sud, qui, après lui avoir reproché d’avoir laissé Belfort à la France, ne lui pardonneraient pas de livrer prématurément ce dernier poste de l’occupation. Il ajoutait d’ailleurs que vouloir retenir par la force une ville qu’on aurait promis de restituer, comme on l’en soupçonnait, ce serait se mettre au ban de l’Europe, et il allait même jusqu’à déclarer familièrement que, si on pouvait manquer à de telles obligations, il serait prêt, lui, à se rendre prisonnier à Versailles en gage de sa parole. Le chancelier pouvait être sincère, néanmoins M. Thiers, qui avait l’argent en main et qui s’apercevait bien que M. de Bismarck était aussi pressé que lui, M. Thiers résistait. Pendant deux fois vingt-quatre heures, la négociation courait incessamment sur le fil du télégraphe, entrecoupée d’intimes péripéties, toujours plus pressante. On n’avait pas encore réussi à se mettre d’accord quand M. de Bismarck, dans une conversation, se laissait aller à proposer de substituer Verdun à Belfort pour le dernier poste réservé à l’occupation jusqu’au paiement complet et définitif. Sur-le-champ M. Thiers envoyait son acceptation; il avait satisfaction devant l’opinion pour Belfort, il ne craignait rien pour Verdun. Dès lors, on aurait pu croire qu’on en avait fini. A la dernière heure, au contraire, éclatait une surprise nouvelle. M. de Bismarck se rétractait tout à coup, prétendant que la concession qu’il avait faite n’avait pas été approuvée par son souverain. Pendant toute la matinée du 15, il hésitait ou il avait l’air d’hésiter encore, et ce qu’il y avait de curieux, c’est que, ce jour-là même, l’ambassadeur de France, M. de Gontaut-Biron, donnait un repas de gala où l’empereur Guillaume avait promis d’assister. Ce n’est que peu avant ce diner officiel, à cinq heures, que tout était enfin réglé, et dans la soirée même, M. Thiers pouvait annoncer joyeusement au conseil, à Versailles, la signature de cette convention du 15 mars par laquelle tout devait être terminé à l’automne de 1873, — et les paiemens, dont le dernier devait s’effectuer au 5 septembre, et la retraite des Allemands, qui devait commencer au 5 juillet.
Ainsi, après deux années de diplomatie, d’activité infatigable, d’épreuves sans nombre, d’opérations sans exemple, M. Thiers pouvait désormais entrevoir à courte échéance cette libération du territoire qui paraissait presque un rêve au mois de mars 1871, entre les ruines de la guerre étrangère et les désastres de la guerre civile. Il avait été aidé dans son travail de négociation par un ministre, M. de Rémusat, qui n’avait accepté la direction des affaires étrangères que par dévoûment au bien public, par amitié, et qui était l’homme le mieux fait pour traiter avec dignité au nom d’une nation vaincue. Il avait eu aussi sûrement pour les opérations financières l’appui de l’assemblée, sans laquelle il ne pouvait rien. Il avait trouvé tous les concours, il avait animé tout le monde de son feu, stimulé lui-même par les difficultés et par la grandeur de l’entreprise : il touchait maintenant le but. Ce succès de politique nationale n’était cependant pas tout dans la situation créée à la France par des malheurs sans mesure ; en assurant la fin prochaine de l’occupation étrangère, il démasquait pour ainsi dire ou ravivait des crises intérieures toujours près d’éclater, à peine contenues jusque-là par le patriotisme, et c’est ici comme une autre partie de cette histoire de deux ans, la partie des déchiremens intestins, des guerres d’opinions, des luttes pour les institutions définitives.
Éternel retour des choses! lorsque le duc de Richelieu dont je parlais revenait en 1818 du congrès d’Aix-la-Chapelle après avoir obtenu des souverains alliés la liberté de la France, il tombait au milieu des passions excitées à Paris ; il trouvait les partis déchaînés, et bientôt cet homme de bien qui venait de rendre le plus éminent des services disparaissait dans les conflits intérieurs, obtenant tout au plus d’un parlement oublieux le vote marchandé d’une dotation que sa fierté offensée dédaignait. A plus d’un demi-siècle de distance, M. Thiers avait le même destin dans ses rapports avec les partis, avec une assemblée dont il ne cessait de se dire le délégué, mais à laquelle il s’était réservé le droit de résister. Tant que la libération restait encore incertaine, cette idée seule suffisait à dominer tous les dissentimens. Il y avait souvent des querelles, même de vives querelles, — qui s’apaisaient bientôt sous l’influence de la nécessité. A mesure qu’on approchait du terme, les luttes intestines se multipliaient, s’envenimaient, et par une saisissante coïncidence, M. Thiers avait à peine assuré la délivrance du territoire que déjà il était près de disparaître, lui aussi, dans l’ardente mêlée des partis contraires. Comment en était-il ainsi? Par quel enchaînement de péripéties le traité libératoire du 15 mars se trouvait-il n’être que le préliminaire du 24 mai 1873? C’est là justement cet autre drame des conflits intérieurs, engagé, à vrai dire, depuis le premier jour, poursuivi pendant deux années à travers mille péripéties de parlement, dénoué au dernier moment par une crise nouvelle dont les conséquences ne sont pas encore épuisées.
CH. DE MAZADE.
- ↑ Voyez la Revue du 1er avril, du 15 juin, du 1er décembre 1880, du 15 avril et du 15 décembre 1881.
- ↑ M. le comte d’Haussonville a tenu note jour par jour de ses impressions, de ses conversations, des incidens dont il a été le témoin depuis le commencement de la guerre de 1870 jusqu’à la fin du siège de Paris. Cet intéressant et précieux recueil de souvenirs sera sans doute publié plus tard.
- ↑ M. Pouyer-Quertier disait plus tard que, le jour de son entrée au ministère des finances, le chef de la comptabilité lui avait porté dans son chapeau le dernier million qui restait au trésor, et M. Thiers de son côté pouvait dire au mois de décembre 1871 : «Aucun de nous ne savait comment nous pourrions sortir des embarras financiers où nous étions plongés, et moi qui, je crois pouvoir le dire, ai passé ma vie à m’occuper de la situation financière du pays, je vous déclare que par patriotisme je fermais les yeux... »
- ↑ Voir pour tous les détails de la liquidation de l’indemnité de guerre, le savant et lumineux travail fait par M. Léon Say, pour l’assemblée nationale : Rapport sur le paiement de l’indemnité de guerre et sur les opérations de change qui en ont été la conséquence.