Claude Paysan/005
V
C’est maintenant tard en automne.
Plus de feuilles aux arbres, plus de trèfles verts dans les champs, plus de brises, plus de parfum… rien que des soleils morts, des rafales glacées et des sèves taries partout.
Mais l’espérance des jours à venir et des moissons abondantes reste quand même, et à travers cette désolation de novembre, un homme se promène dans son champ, au pas lent de ses chevaux.
C’est la saison des labours, cette violente scarification qui dispose la terre pour les semailles du printemps et en stimule d’avance la fécondité et la libéralité.
Claude, qui est de l’école et de la race des vrais paysans, tranche lui aussi du soc de sa charrue tout son champ en sillons égaux. La terre fumante qu’il retourne dans la va-et-vient monotone de ses chevaux, se couche en vagues ondulantes semblables aux flots pressés du Richelieu sous les brises d’ouest.
Le sable des chaumes durcis grince sur le fer ; tout le sol résiste et se lamente avant de s’entrouvrir sous la bienfaisante blessure qui le déchire sans merci.
Au bout du champ, l’attelage un instant suspendu, pivote sur lui-même. Claude, d’un effort vigoureux de ses bras retourne la charrue dont il replonge le fer luisant pour ouvrir un autre sillon, et de nouveau le sol tranché se penche, se renverse, s’abat en laissant voir toutes les racines profondes des herbes mises à nu.
Et ainsi, à perte de vue, aux flancs de la montagne, aux penchants des coteaux ou sur les vastes plaines, on voit disséminés partout les hardis laboureurs de Saint-Hilaire.
Depuis l’aube matinière jusqu’au crépuscule hâtif du soir, jusqu’à ce que leurs ombres agrandies, géantes à cause du soleil penché, se soient évanouies dans la nuit, ils font retentir les échos au loin de leurs cris de commandement.
… Il était le chef maintenant, Claude, le seul gardien de son petit champ et de sa vieille mère, et ce jour-là, par un temps gris sans nuage, il labourait silencieusement.
Il allait d’une manière machinale, les longues rênes des harnais passées autour du cou. Ses bras seuls, solidement tendus sur les mancherons de la charrue, conduisaient la manœuvre, car son esprit était ailleurs. Et il restait ainsi de longues heures dans une demi-conscience de la besogne.
Il ne commandait point brutalement ses chevaux, lui, non, jamais ; il les excitait d’un claquement seul de la guide pour ne point faire écrouler au son de sa voix les pensées de ses rêves. Et quand il leur parlait, c’étaient plutôt des mots de caresse qu’il disait.
Des fois encore — lorsqu’il s’arrêtait pour secouer ses souliers devenus trop lourds par la glaise gluante — il les flattait de la main, chassait les mouches de leurs flancs, puis son front essuyé, il recommençait un nouveau sillon.
Du bout de son terrain, légèrement incliné par l’élévation du coteau, Claude avait, quand il revenait, des aperçus au loin sur les campagnes voisines toutes uniformément blondes et rousses par les chaumes.
Le Richelieu aussi, qui l’avait si souvent bercé enfant et dont il adorait encore le mouvement rythmé et endormant à ses heures de songeries profondes, serpentait à ses pieds, s’étendait jusqu’à Saint-Charles, Saint-Denis, diminuait, se rétrécissait, jusqu’à ne paraître plus qu’un fil entre les grands arbres en bordures des rives, puis se perdait tout à fait.
Vu d’en haut aussi, son petit gîte à dôme pointu, qui se détachait en grisaille sur les flots tranquilles, lui causait l’effet d’un nid suspendu aux branches des arbres. Dedans, il y avait une pauvre vieille mère qui se démenait, qui s’agitait, mettait tout en ordre, très-alerte. Dans son imagination, il voyait bien… car c’était à lui cette pauvre vieille.
Au retour d’autres sillons, il précisait parfois davantage ses tableaux de rêve. Auprès de sa mère, il se représentait une jeune fille blonde qui racontait, qui souriait, en montrant de fines petites dents blanches, pour la faire sourire aussi, la vieille mère ; alors ils souriaient tous les trois à la fois… les deux, là-bas, dans le nid pauvre, et lui, Claude, derrière sa charrue, dans son champ.
En vérité cela n’était vu qu’en esprit, car elle était partie, Fernande, retournée avec les premières menaces du givre dans la maison de ville de sa famille.
Ainsi qu’ils faisaient chaque année, — la villégiature finie, portes et fenêtres closes, les malles remplies, — les Tissot s’étaient envolés un bon matin pour la grande ville.
Claude ne l’avait su qu’après coup par sa mère ; car lorsque Fernande était venue pour leur dire le bonjour avant son départ, il n’y était pas, lui. Dans une large brouette elle leur avait fait apporter en même temps, au nom de madame Tissot, différentes choses, victuailles et lingeries, inutiles et même de trop pour eux, maintenant qu’ils partaient.
… Malgré sa gêne devant cette demoiselle il aurait aimé être là pour l’adieu de départ ; il l’aurait remerciée lui aussi peut-être… il ne savait pas trop. Pourtant, c’eut été très convenable, pensait-il … puis tout à coup, l’air convaincu, en continuant de songer, il se disait qu’il était bien content au fond d’avoir alors été absent… Oui, vraiment, ça l’aurait trop gêné… décidément, oui…
Il allait reprendre un autre sillon, mais il s’aperçut qu’il ne distinguait plus bien… Tiens, déjà le soir… se murmura-t-il.
Alors Claude arrêta ses chevaux sur le cintre, décrocha des palonniers les anneaux des traits, fit jouer les ardillons des boucles, et la charrue devenue libre se pencha, se coucha sur le sol, s’appuyant le long de son mancheron comme sur un coude pour son froid repos de la nuit.
… Quand il entra au logis, ayant d’abord conduit à l’étable ses chevaux caressés d’une dernière tape amicale aux flancs, il eut un regard chercheur…
Non… La vieille mère Julienne était bien seule.