Claude Paysan/006
VI
Depuis la mort de son père, Claude avait pris la conduite de la petite ferme et maintenant qu’il n’était plus là, le vieux, pour le diriger par ses conseils, c’était avec son ami Jacques qu’il discutait les problèmes souvent difficiles de la culture, combinait des plans nouveaux d’opération, concertait des tentatives prochaines d’assolement, comme s’il avait eu d’immenses terrains à exploiter.
Et pendant les longues soirées d’automne ou d’hiver c’était amusant de les entendre tous les deux se communiquer leurs idées, émettre des propos enfantins et chimériques ou se raconter mille histoires intimes quand les choses de la terre ne tenaient point leurs conversations. Car Jacques s’intéressait moins à ces questions de culture qui l’ennuyaient même un peu.
D’autres fois, dans de brusques revirements d’idées qui transformaient tout à fait sa physionomie changeante, il se lançait dans l’énumération de rêves fous, de calculs ambitieux et insensés. C’était si calme dans ce coin de paroisse… seulement de temps à autre le tintement de l’angelus, le sifflement rapide des trains de chemin de fer sur les remblais des coteaux contournés, derrière le village.
— Moi, disait alors Jacques dans un détachement de tout, toujours travailler ? toujours bêcher le sol ? toujours battre les blés ?… ah ! non… Je lui demanderai d’autres choses à la terre, des choses que celle d’ici ne donne point… Un bon jour, et il allongeait le bras dans un geste lointain qui reculait l’espace jusqu’à l’infini immense, je m’en irai là… je t’amènerai et tu viendras, toi aussi, par exemple…
Mais Claude ne voulait point, disait non lentement d’un roulement de la tête, car il était essentiellement paysan, un de ces vrais fils de la glèbe grandis dans l’odeur enivrante des foins coupés et des friches généreuses.
… C’était bon pour lui, Jacques, ces hantises d’éloignement et d’œil, pensait-il en lui-même.
En effet, c’était bon pour lui, venu d’au-delà des mers comme un colis quelconque mal adressé. Car où s’en allait-il – le savait-il, seulement – porté par le lourd steamer qui l’avait pris enfant aux côtes de la verte Irlande pour le transporter sur la vieille terre française de Québec ?
Ici on l’avait encore ballotté d’un endroit à l’autre, d’un refuge à l’autre ; examiné, palpé, tâté comme un petit bétail de commerce. Un jour quelqu’un se présenta qui, le trouvant à son goût, l’amena.
Et ce fut ainsi qu’il devint le voisin, puis l’ami de Claude, et bientôt son compagnon inséparable de travail, de plaisir et de chimères.
Il s’appelait alors Jack, le petit Jack Dufferin ; puis la rudesse anglaise de son nom s’était polie, usée au contact de notre langue, jusqu’à n’être plus maintenant que Jacques Dufresne.
Avec son front hardi, ses yeux vifs et pénétrants, son nez trop accusé, il n’était pas beau, quoique sa carrure fière et solide lui donnât une allure imposante qui commandait le respect. Sa moustache aussi, qui frisottait en désordre des poils blonds de jeunesse rendait son air décidé.
Mais il était bon et généreux, ce Jacques, vaillant à la tâche, habile à tout, ayant échappé jeune à la flétrissure d’âme et de cœur qui l’attendait dans son pays de malheur. Cependant un instinct, gardé comme une tare d’origine, l’éloignait petit à petit de la culture et lui donnait des nostalgies toujours gaiement caressées de voyages sans fin. Il lui semblait que ce serait si beau… plus loin.
Et quand il exprimait ses désirs chimériques, son œil paraissait entrevoir à travers l’espace ce plus loin… toujours plus loin.
Une chose cependant le retenait sans cesse, son amitié pour Claude.
— Quoi, lui disait-il alors, en songeant le coude sur le genou, avoir fait tant de lieues pour venir se fondre ensemble… puis rompre maintenant cette soudure, repartir, et m’éloigner encore de tant de lieues…
Et s’il allait mourir là-bas, sans le revoir, perdu seul, si loin, c’est ça qui l’épouvantait.
— Les cloches carillonneraient, les rossignols chanteraient encore dans les épis murs, Claude rappellerait peut-être… la vieille mère Julienne aussi, seulement il ne les entendrait pas.
Alors, après avoir réfléchi à toutes ces choses, il n’en parlait plus pendant des mois, repris tout à fait par un nouveau besoin de vivre et de rêver à côté de son ami Claude.