Claude Paysan/008
VIII
Elle dura ainsi deux jours, la neige, puis elle cessa, puis elle recommença de nouveau quelque temps après, crépitant et grésillant toujours, jusqu’à ce que tout fut recouvert, capitonné d’ouate d’une blancheur éblouissante qui faisait mal aux yeux.
Ceci donnait au logis des Drioux l’apparence d’une fantaisiste petite cabane… une vraie grotte de fée. Et quand la mère Julienne, les jours de grand froid, apparaissait à la porte au milieu d’une jaillissante nuée vaporeuse qui l’embuait, on cherchait des yeux sa baguette.
Oh ! si elle n’avait pas de baguette magique, elle n’en « souhaitait » pas moins cependant.
… Elle souhaitait du bois au foyer pour l’hiver, les épis de la moisson bien pleins, pas de clavelée à ses moutons, que sa vache eût un lait abondant, puis encore elle souhaitait à son vieil époux mort un éternel et calme repos… et aussi plus tard, pour son fils Claude, une bonne petite femme qui la garderait avec elle, qui ne dérangerait point son pauvre lit blanc, derrière les rideaux, et dont en retour elle chérirait les jeunes enfants. En même temps, ses mains esquissaient d’avance des mouvements de caresse sur des têtes blondes.
Mais parfois aussi, quand elle songeait à ce dernier rêve de toutes les vieilles mères, elle essuyait bien vite ses paupières tout à coup humides… Si celle-ci allait être une méchante femme dont elle ne pourrait point caresser les petits blondins, qui la chasserait de son foyer, qui endeuillerait les printemps de Claude et à elle ses derniers automnes…
Alors son cœur se serrait, se déchirait et lorsque son fils rentrait de son travail ou d’ailleurs elle prenait inconsciemment un regard fouilleur, inquisiteur, divinatoire, pour lire, bien au fond de ses yeux, s’il y pensait lui aussi à ce danger menaçant de mauvaise femme. Oh ! ça paraissait lui importer peu cependant, à Claude, les méchantes comme les bonnes…
Pour faire comme les autres jeunes hommes, pour faire aussi plaisir à sa mère qui insistait, le voyant toujours si triste, il allait bien quelquefois avec Jacques à certaines réunions chez les voisins, à la Sainte-Catherine, le soir de la messe de minuit, le mardi-gras, mais sans jamais s’amuser beaucoup.
Tous les autres, par exemple, oh ! ils riaient bien, eux, s’en donnaient. Lui, ces chants, ces danses, ces godailles, l’ennuyaient plutôt. Et à dix heures, à cause de sa mère qui avait peur seule au logis, disait-il, il était toujours content de s’en retourner.
C’est qu’au fond il aimait mieux sa mère que tout ça.
Elles étaient meilleures les petites veillées passées avec elle ; meilleurs leurs entretiens naïfs dans la demi-ombre où ils s’embrumaient parfois, la lampe baissée.
Les soirs que Jacques venait après le souper fini, qu’il l’entendait cogner aux planches du perron ses grosses bottes pour en secouer le grésil et la neige, il lui semblait alors qu’il n’y avait rien de bon comme ça. Il accourait au-devant de lui dans un élan, le prenait gaiement par les épaules et l’entraînait comme un enfant s’asseoir sur le grand sofa brun.
Après. Jacques, qui se laissait faire en riant, lui racontait des histoires intimes, des tours amusants qu’on lui avait appris, après la messe le dimanche, sur le compte de Julie Legault, de Gertrude, de la petite Louise Breton, du grand Magloire ; et la vieille Julienne, prêtant l’oreille souriait en les écoutant.
S’ils en parlaient beaucoup des filles, c’était toujours en se moquant d’elles, dédaigneux tous les deux, par exemple. Jacques ne les toisait jamais que du haut de sa crânerie et de son indifférence de garçon sauvage « qui connaît ça » ; Claude, comme s’il n’en rencontrait jamais qui valussent seulement la peine qu’on se retournât pour les voir.
Et blaguant ainsi dans leurs entretiens, il était toujours « déjà onze heures » quand ils pensaient au sommeil.
Alors, Jacques repartait avec un « bonsoir, Claude, » où il mêlait une dernière réflexion d’ironie cosmique et fine sur le compte de celle-ci ou de celle-là.
Ils les passaient toutes à peu près ainsi, leurs longues soirées d’hiver, dans un calme tranquille et reposant. Mais le jour, c’était le dur charriage du bois pour l’été suivant, par des chemins péniblement battus ici et là, à travers les neiges entassées sous les arbres des forêts ; c’était le monotone battage des grains sur l’aire dans les granges ; c’était la litière, la nourriture régulièrement distribuée soir et matin aux bestiaux. Ils appelaient ça « faire le train. »
Jacques et Claude s’échangeaient du travail, s’entr’aidaient pour les manœuvres difficiles, trop fatigantes aux bras. Et la besogne, ainsi moins ennuyeuse à deux, devenait en outre plus aisée et plus rapide à remplir.
Les semaines ne duraient pas beaucoup ainsi employées ; l’hiver était vite écoulé.
… Et un bon matin, où le soleil plus chaud commençait à fondre les glaces, ce fut mars ; puis bientôt avril, avec les premières pousses frileuses et les tendres bourgeons pointus ; puis le gazon verdoyant partout, les arbustes, les plantes, les feuilles et les fleurs aux rebords des fenêtres, aux rebords des ruisseaux ; puis une lumière d’or, puis enfin un parfum suave et enivrant qui était l’odeur délicieuse de mai.