Claude Paysan/012
XII
… Au revoir, monsieur Claude…
Il entendait toujours la voix qui le lui avait dit. Et à la musique grêle de ses puissants coups de faux dans les blés se joignait une petite harmonie intime et suave qui le faisait un peu sourire par moments, puis qui le rendait ensuite sombre, très sombre.
Une foule de choses vagues et indifférentes auparavant lui revenaient à l’esprit dans un tumulte de rêve. Cinquante visions, oubliées ou éteintes dans le lointain de sa jeunesse, accouraient et tenaient sa pointée dans une agitation désordonnée.
Son andain fini, après avoir rapidement essuyé du revers de sa manche son front mouillé, il en reprenait un autre. Et toujours ces choses bizarres qui revenaient, qui le troublaient d’une manière si étrange
C’étaient des ressouvenirs de son enfance, les fois qu’il avait suivi ses grands frères dans les bois inclinés de la montagne, les nids d’oiseaux qu’il avait découverts et gardés en secret dans les touffes vertes, les périls qu’il avait courus, enlevé par les bourrasques soudaines du Richelieu, poussé au loin jusque sur l’autre rive…
C’étaient encore des projets un instant caressés, abandonnés ensuite tout à coup… Puis à propos de rien, sans transition, en face de lui, deux grands yeux doux qui le regardaient, une petite bouche qui lui disait :
— Au revoir, monsieur Claude.
… Il l’avait pourtant déjà rencontrée, elle, pas souvent par exemple, deux ou trois fois seulement, car il fuyait toujours, en donnant un prétexte quelconque à sa mère, quand il la voyait venir à travers les arbres. Mais, seul avec elle, c’était la première fois ; la première fois aussi qu’ils s’étaient parlé si longuement.
Oh ! ce n’est pas qu’elle… qu’elle… il cherchait le mot… qu’elle l’ennuyait, non, mais elle l’intimidait … C’était singulier… ça avait été ainsi dès leur première rencontre.
Il s’en souvenait bien de cette rencontre… Il était avec Jacques, tous deux debout dans un lourd chariot à foin. Ils se racontaient, en riant comme des fous, l’aventure impayable arrivée au grand Nicholas, leur ami ; puis, la voyant venir, tête nue sur la route, ils n’avaient, plus rien dit. Lui ne l’avait pas beaucoup regardée, car ce n’est pas bien de dévisager trop les gens, mais l’autre, Jacques, l’avait suivie longtemps du regard, cherchant à la reconnaître probablement.
Une fois qu’elle fut passée, il resta une odeur de lavande. Jacques, sans ne plus avoir envie de rire, son histoire oubliée, lui avait demandé, surpris, qui était cette belle jeune fille.
Lui le soupçonnait bien, car il savait qu’une nouvelle famille — des messieurs de la ville — était devenue leurs voisins, mais il n’avait pas daigné répondre, déjà gêné et comme ressentant un malaise inconnu… Qu’est-ce que ça lui faisait à Jacques, d’ailleurs ? Elle ne serait toujours pas pour lui…
Ensuite, c’est quand son père était mort, l’automne dernier, qu’il l’avait de nouveau rencontrée… Il conservait encore en souvenir du pauvre vieux, les fleurs qu’elle avait déposées sur son cercueil… Qu’elle avait donc été bonne alors pour sa mère !…
Il s’assit un moment sur une javelle pour se reposer un peu et débrouiller ses idées en même temps, mais il ne le put.
… Au revoir, monsieur Claude, encore…
C’était là, devant lui, près de ce tournant de route, qu’il venait de vider, dans son tablier sentant toujours la lavande, son plein chapeau de cerises. Tout d’abord, oui, il s’était senti pris de sa même gêne sauvage devant elle, mais ensuite, il se l’avouait intimement, il lui avait parlé assez à l’aise… Si son pantalon — comme par exprès, car sa vieille mère Julienne le tenait toujours si proprement — n’eût pas été tant déchiré au genou, aussi…
Quant à ses cerises, vraiment, il ne savait pas comment il s’était décidé à les lui offrir. Elle avait dû le trouver singulier ; peut-être s’était-elle même moquée de lui ?… Elle aimait tant à rire… Plus il y pensait maintenant, plus il trouvait qu’il avait été gauche et ridicule ; plus il restait stupéfié de sa propre audace — lui, ce paysan… elle, cette demoiselle…
Non, jamais, il n’oserait paraître devant elle à l’avenir, se prévoyant plus honteux, plus sauvage.
Pourvu qu’elle ne le dise point à sa mère.
En lui-même, ne sachant pas bien pourquoi, ceci l’inquiétait plus que tout le reste, la crainte que sa vieille mère connût sa rencontre et sa conversation avec Fernande… Jacques aussi, il ne voulait point qu’il sût.
Or comme il avait eu beau s’asseoir, se secouer pour penser à autre chose sans y parvenir, il reprit sa faux et recommença d’abattre les blés.
… Monsieur Claude, à présent… monsieur…
— Elle seule l’avait appelé ainsi… Comme elles savaient des moyens, ces habituées des villes, que les paysannes de chez lui ne connaissaient point…
Ensuite il se mit à penser à un de ses amis qui en avait épousé une de ces citadines…
… Le pauvre garçon… C’est vrai que celle-là était vilaine, méchante, sans âme, ne souriant jamais, ne regardant qu’en dessous avec des yeux menteurs, tandis que…
Quand ce fut presque le soir, son chien Gardien arriva, sautant, par dessus les javelles, lui faisant toutes sortes de caresses et de folles gambades, comme content de le trouver à la fin. Alors Claude se sentit moins seul dans son champ et il ne songea plus ; toutes ses rêveries bizarres finies.
Il se mit donc à calculer combien sa pièce de terre lui rapporterait de minots de grain, ce que lui coûterait l’habit qu’il désirait acheter, si Jacques pourrait venir avec lui au village… Puis, plus tard, quand il descendit de son champ pour son repos du soir, il avait l’esprit encore libre de toutes préoccupations… Quelles platées, il engloutit, Claude, goulûment… En effet, en se voyant si dévorant, il se souvint : Il avait si peu mangé au midi… si peu… presque pas… à cause de…
… À la fin de la soirée, comme Jacques n’était pas venu, ça recommença dans sa tête somnolente des résonances douces, des échos tendres, des tintements légers qui bourdonnaient comme les notes éparses d’une vieille chanson dont on cherche l’air…
… Au revoir, monsieur Claude…
Peu-à-peu, la fatigue s’emparant de lui, il ferma les yeux.
Ça continuait bien encore de bruire dans son esprit, mais faiblement, venant de loin, s’adoucissant sans cesse comme un soupir qui va s’éteindre…
… Au revoir… monsieur… Et il s’endormit…