Claude Paysan/013

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La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 65-67).


XIII


Quelle est cette voile ?… Ces amoureux-là ?…

Les vieilles mères, comme si cela les rajeunissait, sont toujours promptes à remarquer les couples — filles et garçons — qui passent.

Mais ceux-là étaient loin, balancés par les vagues endormantes du Richelieu, et ainsi difficiles à reconnaître à cause de la distance.

La vieille Julienne, de sa porte ouverte, les suivait du regard.

… Me semble… me semble… que c’est Bertha Lincourt avec son grand Louis, ce fainéant… non, pourtant, elle n’a point de robe blanche comme ça… Ce serait-il Julie ?… Mais avec qui alors ?… Elle ne lui connaissait pas d’amoureux à celle-ci. C’est peut-être rien que des promeneurs… il en vient tant…

Et la vieille retourna surveiller un moment sa soupe qui bouillait.

Elle revint bientôt, intriguée, pour les regarder encore.

Le vent les avait déjà beaucoup rapprochés de la rive ; alors elle reconnut vite mademoiselle Fernande, d’abord parce qu’elle était tête nue et ensuite parce qu’elle riait si joyeusement… elle seule savait rire ainsi… L’autre, assis en face d’elle, elle ne le connaissait point.

C’était un grand garçon pâle, vêtu d’un complet gris qui lui allait bien… La mère Julienne n’entendait pas ce qu’il disait tout bas, en regardant Fernande en plein dans les yeux, mais ça devait être très gentil, car elle riait de trop bon cœur.

Elle les vit ensuite accoster, tout devant sa maison, à un petit chevalet qui lui servait de lavoir, puis suivre un instant la berge pour atteindre la grande route.

En passant, Fernande lui dit : Bonjour, mère Julienne, et ils continuèrent tous deux.

Claude, qui s’en venait en même temps, les croisa malgré lui, instantanément saisi par sa mauvaise honte à la figure… et Fernande aussi avait rougi un peu, gênée elle-même probablement de se voir aux côtés de ce grand garçon pâle qui tout en marchant ne cessait de lui dire toutes sortes de choses.

Claude s’en venait dîner, mais tout à coup il n’avait plus faim, le visage sombre, distrait devant son assiette pleine. Sa mère cherchait à l’égayer, à le tirer de ce mauvais diable bleu qui maintenant le changeait à tout propos, mais il n’écoutait rien. Alors elle se mit à le questionner sur cet étranger, bien gentil d’apparence, vraiment à son goût… Oh ! oui, feraient-il un joli couple, hein ?…

Claude conservait son air renfrogné et ne répondait pas. Mais elle, la mère, reprenait toujours pour chasser les idées noires de son fils…

… Tout d’abord elle avait cru que c’était Julie, lui disait-elle… ils étaient là-bas, en chaloupe… Par exemple, elle l’avait vite reconnue ensuite… Ce serait-il un amoureux de la ville pour Fernande ?… Qu’en penses-tu, toi, Claude ?…

Alors celui-ci, d’un ton dur qu’il n’avait jamais eu auparavant :

— Vous m’ennuyez à la fin avec votre amoureux… Est-ce que je le connais, moi ?…

La vieille Julienne sentit sa poitrine se gonfler… Qu’est-ce qu’il avait donc son Claude ?… Elle le regardait… Puis longuement, à la dérobée, elle se mit à réfléchir à son tour… Non, jamais il ne lui avait répondu comme ça… Tout à coup il lui vint une idée étrange, bizarre, qui la fit s’arrêter longtemps. … Elle examina de nouveau son fils d’un profond regard divinatoire, puis, méditative, elle alla s’asseoir sans bruit devant une fenêtre qui était ouverte en face du Richelieu.

Elle aussi songeait…