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Claude Paysan/018

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La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 84-92).


XVIII


Des caravanes gaies et rieuses de jeunes garçons et de jeunes filles passaient.

Les unes à pied, celles des environs ; les autres, venues de loin, au trot rapide des chevaux. Toutes enveloppées de chaudes fourrures, à cause du froid sec qui pinçait dans cet éblouissant lever de lune d’hiver qui éclairait, comme en plein jour, l’étendue uniformément blanche des plaines et les longues parallèles luisantes des routes glacées.

Ils s’en allaient tous au bal, ces jeunes gens, à un bal de mardi-gras depuis longtemps attendu chez le père Legault. Ceux qui arrivaient reconnaissaient de loin les retardataires par le son des harnais dont les grelots tintinnabulaient clair dans la limpidité de l’atmosphère.

— Tiens… v’là le grand Nicholas… Non, c’est Poléon Ribaud… C’est Thomas… c’est Louison…

Avant d’entrer, tout en secouant de leurs habits et de leurs moustaches le grésil et le givre, ils se parlaient ainsi entre eux. En même temps, ils reluquaient un instant par les fenêtres pour connaître les invités déjà arrivés… En les voyant, ils se traçaient d’avance des plans d’amusements, jugeaient le genre de plaisir à avoir.

Personne ne manquerait ce soir, car elles y viendraient toutes, les plus infatigables danseuses des environs, les meilleures chanteuses, les plus jolies, les plus enjôleuses, celles qui savaient le mieux rendre les garçons jaloux et stupides.

… Comme les joueurs de violon jugeaient en deux ou trois coups rapides d’archet la justesse de leurs instruments, Claude et Jacques entrèrent ; toujours ensemble ceux-là. Ils arrivaient un peu en retard comme pour se distinguer et éviter le contact des autres garçons de leur connaissance.

Quoique plus pauvres qu’eux tous, leurs tenues plus simples aussi, leur entrée répandit toutefois un sentiment singulier de gêne respectueuse sur les assistants, comme à l’arrivée de quelqu’un au-dessus d’eux ; et les danseurs, déjà en place pour un cotillon, agacés du silence qui s’était fait tout-à-coup, cherchaient à faire du bruit, à jouer une dédaigneuse indifférence et ils s’interpellaient ironiquement à voix haute.

Claude avait salué tout le monde très poliment, d’abord les maîtres de la maison, puis les invités, les jeunes filles avec leurs amoureux, les amis. Et, comme s’il eut plutôt été gêné lui-même, il s’était assis tout simplement auprès de quelques vieux voisins qui parlaient entre eux, venus là pour s’amuser un peu aux rires francs de toute cette joyeuse jeunesse.

Jacques, lui, plus hardi, plus diable, s’était vite mêlé à l’assistance. Il avait saisi sans façon la taille de Joséphine Lebrun, une jolie blonde qui lui faisait des grands yeux provocants, l’enlevait presque dans ses bras et se trouvait en une minute à tourbillonner dans les rangs de la contredanse.

Les autres riaient, applaudissaient à sa verve endiablée, à ce comique sans-gêne qui dans ces réunions-là en faisait un boute-en-train fameux et jetait partout un air de gaieté.

Ce n’était pourtant pas pour amuser les autres… ouah ! non… c’était pour s’amuser, lui, blaguer, lutiner les plus belles filles, leur faire tout haut des déclarations brûlantes, afin de faire rager leurs cavaliers, pour rire enfin.

Malgré ça, ou peut-être pour ça, quand, dédaigneux soudainement, il changeait sa figure, prenait son air sérieux et ennuyé, personne ne parvenait plus à ramener l’entrain.

Claude, qui depuis le commencement de la soirée parlait sagement avec ses voisins, sans envie de beaucoup s’occuper des danseuses, malgré leurs visibles avances, s’était levé tout à coup à la fin, comme disposé à entrer en danse à son tour ; et ceci avait rendu Jacques tout fier. Car, ça lui gâtait peu à peu sa joie de voir comme toujours son ami si indifférent aux folies du bal ; il en ressentait du chagrin de tant rire, lui, quand Claude semblait si peu s’amuser.

Il l’avait souvent très vite regardé, pendant la veillée, et en le voyant une bonne fois debout, il était accouru au devant de lui, entraînant à son bras presque sans s’en apercevoir, sa dernière partenaire de sauterie, Julie Legault. À Claude, son ancienne expression, rayonnante et rieuse, était subitement revenue. Il paraissait tout à fait plein de gaieté lui aussi, l’air décidé.

— Tu viens danser, n’est-ce pas ? lui dit Jacques en l’attirant, tout heureux… Tiens, hâte-toi, voilà que l’on attaque une nouvelle ronde…

Comme Claude fouillait du regard dans le tohu-bohu du bal pour se découvrir une danseuse…

— Eh ! va donc, s’exclama Jacques, et il lui jeta sa Julie entre les bras.

Dès ce moment, ce fut un entrain général. La fête étincelait, pétillait en même temps que le cidre, les liqueurs, les vins sauvages que l’on offrait à tout instant et qui émoustillaient fort les têtes. Les cris, les rires, les refrains drôles chantés dans les coins sur les airs des violons, se croisaient partout. Et de temps en temps c’étaient des appels, des apostrophes sarcastiques lancées du fond de la salle aux couples qui tourbillonnaient : À quand la noce ?… Aïe, là-bas, vous autres, allez-vous cesser de danser ensemble ?… C’est assez, Nicholas…

Puis, sifflant en sourdine, quelque chose comme « Oh ! donc, Claude… pense à Fernande… »

Jacques s’était déjà choisi une autre partenaire et entrait dans le cercle du cotillon ; Claude aussi, véritablement lancé maintenant, faisait des efforts de folie, luttait de réparties et de mouvements chorégraphiques impayables avec lui.

Il y avait longtemps qu’on ne l’avait vu ainsi décidé. Autrefois, par exemple, — avant la mort de son père, disaient les uns… avant que… reprenaient les autres… oh ! ils le savaient bien eux — oui, autrefois, les noces et les bals étaient presque tristes sans lui. Les amoureuses se battaient pour l’avoir à leurs bras et bâillaient à dix heures quand il était absent de la fête. Il chantait de si jolis refrains avec Jacques, son copain inséparable. Toujours aimable, ne blessant jamais personne et sachant si bien garder, même à travers ses amusantes drôleries de jeunesse et de bal, son même grand air distingué et tendre.


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Dès ce moment… ce fut un entrain
général. La fête étincelait, pétillait…

Ce soir c’était le charmant Claude de ce temps-là qui était revenu. Il souriait gentiment aux jeunes filles qui, par enfantillage, tout simplement parce qu’elles le savaient doux et bon, l’agaçaient du coude en passant ; il dansait follement avec toutes pour bien afficher sa joie, faisait mille plaisanteries comme dans une affectation de plaisir.

Quelques hommes mariés, des femmes aussi, emportés par l’entrain, se joignaient aux danseurs ; et les cercles s’élargissaient sans cesse.

… Maintenant Claude s’était assis à côté de Julie Legault : tous deux haletants d’une dernière ronde conduite à toute vapeur par Jacques qui en avait scandé la mesure avec des cris et de grands gestes militaires. Tout le monde était morfondu de tant de rire en dansant si vite.

… Julie Legault, on l’avait un peu mariée à Claude autrefois, et de la voir aujourd’hui lui parler de tout près, le menton dans la main, avec un certain air tendre et grave, les autres garçons se sentaient presque jaloux, car elle était la reine du bal, la plus courue…

Alors, venait d’un groupe qui se gouaillait et ricanait dans un coin :

— Et Fernande ? Claude… penses-y…

C’était la seconde fois qu’il entendait siffler cette moquerie à ses oreilles et il devint très pâle. Ayant conscience qu’on le regardait, il tentait néanmoins de continuer à causer, assez indifférent en apparence.

… Au contraire, il y pensait beaucoup à Fernande en lui-même, et c’était justement parce qu’il y pensait qu’il s’était jeté avec tant de résolution dans le bal, avec le désir secret d’afficher une joie exubérante par esprit de bravade. L’on soupçonnerait bien alors que son cœur était très libre puisqu’il feindrait de l’offrir à qui le voudrait, peut-être à Sophie, à Toinette, peut-être à Julie…

Et ils continuèrent de se parler longtemps tous les deux, malgré les racleries des violons, les airs de romances chantonnées à mi-voix. Lui, paraissait l’écouter avec intérêt ; elle se tenait toujours penchée sous son regard, la tête appuyée sur la main.

… On en avait assez maintenant des danses et pour se reposer, pour soulager en même temps les violonnaires, on commença les chansons, toutes les vieilles et mélancoliques chansons du pays. Quelques-unes, reprises en chœur : « La belle Françoise. » « Un canadien errant, » « Malborough s’en va-t-en guerre », produisirent un effet très imposant.

Deux ou trois très vieux qu’on avait sollicités pour leur faire honneur, peut-être pour s’amuser aussi un peu de leurs voix chevrotantes, chantèrent ensuite d’anciens refrains de circonstance, des pasquinades rimées d’autrefois, encore très drôles, ou des airs patriotiques retenus de trente-sept. Les autres écoutaient avec respect, cherchant à comprendre le sens des mots déformés et parfois rendus méconnaissables par les années, et applaudissaient à la fin avec enthousiasme.

Pendant ce temps-là, quelques tout jeunes gens, déjà affamés, la tête joliment en feu par les petits verres répétés de cidre et de vin, croquaient à belles dents les tartines, les morceaux de pâté chipés des armoires et reprenaient les refrains la bouche pleine, se moquant entre eux de leurs naïves bouffonneries.

Ensuite, avant minuit — il fallait se hâter, à cause du carême, le lendemain — ce fut le réveillon vrai. Des amas de brioches dorées, de tartes, de pots de. confitures, s’entassaient sur les tables, pêle-mêle avec les saucisses, les tourtes, les viandes rôties de toutes espèces. Et il n’y en avait vraiment pas trop. Tous ces estomacs, creusés par les liqueurs et les incessantes sauteries de la soirée, absorbaient sans cesse, dévoraient, ne s’emplissaient plus. Les filles, les petites sucrées elles-mêmes, ne savaient plus se retenir de manger, honteuses…

À la fin, les violons reposés attaquèrent un nouvel air pour la dernière danse, une ronde rapide et enlevante de mardi-gras.

Bientôt minuit… Ils se dépêchaient, se bousculaient tous, se choisissant des compagnes au hasard, pour commencer tout de suite la danse, car une fois commencée il n’y avait plus de mal à la finir le mercredi des cendres. Alors ce furent des cris, des appels de ralliement, des très vieilles mères que l’on poussait avec des rires dans les bras de vieux encore gaillards qui acceptaient. Puis comme une houle toute l’assistance se mit à se balancer aux accords endiablés de la musique.

À la longue, par exemple, ils s’arrêtaient épuisés, les vieux et les vieilles d’abord, puis d’autres, puis d’autres, puis d’autres encore. Ceux-ci applaudissaient alors ensuite le reste des danseurs qui persistaient à continuer en luttant d’entrain et de vitesse avec les violons. À la fin, ils n’étaient plus que quelques-uns. Claude et Julie. Jacques et Toinette… Thomas… Poléon…

— Hop, là, cria tout-à-coup Jacques en s’arrêtant, le bras tragiquement tendu vers une longue horloge appuyée au mur… Il était une heure, en plein mercredi des cendres.

Et le bal cessa.