Claude Paysan/021
XXI
C’est plus fort que moi, je sens bien qu’un jour je m’en irai, loin… là-bas… là-bas, avait dit Jacques dans une de ses heures de réflexion profonde. Et ce vilain jour, de juin et de soleil, trop beau pour ce triste départ, était arrivé.
La veille, sans pouvoir dormir, il avait longtemps songé aux mille choses qui le liaient et le retenaient encore aux rives du Richelieu. Mais en les repassant une à une, il avait senti qu’il allait pouvoir s’en détacher sans trop d’effort…
Pour une seule, oh ! celle-là, par exemple, il ne savait comment se raisonner pour se décider à s’en séparer. … Comment vivre en effet, sans l’amitié de Claude ?… Il voyait d’avance là-bas les étrangers et les indifférents à qui il faudrait peut-être se confier. … Non. pas un de ces inconnus ne remplacerait jamais son fidèle ami, et plus il y songeait, plus ceci lui faisait mal au cœur.
En dehors de ce côté pénible, chacune des raisons qu’il invoquait en lui-même raffermissait davantage ses résolutions de départ… C’est vrai, un an… deux ans, c’est si tôt écoulé… Il serait riche ensuite et il reviendrait… deux ans… un an… un an…
Alors, subitement, sous la lumière fumeuse d’une bougie, il avait, sans s’en apercevoir, entassé ses habits au fond d’une petite malle, étendu dedans ses deux chemises bien pressées l’une sur l’autre, mis dans un coin son chapeau de feutre neuf rempli de mouchoirs et de bas de laine grise pour mieux en protéger ainsi la forme. Certaines choses, jugées inutiles ou trop encombrantes, il les disposait à côté, sur une chaise, pour en faire don à Claude.
Quand il eut tout empilé, entassé les derniers en ordre les objets qu’il prévoyait plus utiles en route, il se jeta tout habillé sur son lit pour dormir son dernier sommeil au pays.
En s’éveillant le lendemain matin, il ne réalisa pas bien tout de suite ce qui lui était arrivé. Il avait si promptement la veille résolu de partir. Mais bientôt le désordre de sa chambre, sa malle, dont la toile cirée était tendue à se déchirer, encore entrebâillée auprès de lui, tout cet ensemble de choses qui annoncent le départ, le rappela vite à lui-même. Il eut un soupir douloureux, et en même temps descendit devant ses yeux tout à coup humides, comme un voile de fumée grise qui l’empêcha de voir.
Ceci ne dura qu’un moment. Ayant passé sa main sur ses paupières pour chasser cette fumée, il distingua de nouveau et sa mallette de rien du tout couchée par terre, et l’endroit nu du mur où il suspendait ses hardes et encore, comme en songe, quelqu’un de très loin qui l’examinait avec des yeux qui paraissaient vouloir pleurer eux aussi. Et il lui vint un nouveau soupir.
Puis, il regarda par sa fenêtre…
Oh ! oui, il faisait trop beau. Il avait imaginé pour son départ un jour gris, triste, avec des grands nuages mornes qui auraient jeté sur tout leurs haleines froides. Il aurait alors moins regretté de s’en aller.
Mais ce matin, le soleil mettait en tas sa brillante lumière d’or sur les feuilles, sur la poussière du chemin, sur les flots calmes du Richelieu. Il y avait des reflets partout ; il en venait des toits, du clocher de l’église, des sables des plaines, des rochers de la montagne. Tout éblouissait et réverbérait. En même temps, les rossignols et les linottes chantaient.
Et le pauvre Jacques, qui aurait tant aimé quitter son village par un matin sombre et terne, se vit condamné à s’en aller seul, sa valise de toile cirée noire à la main, tout triste dans ce resplendissement de tout…
… Ils étaient deux maintenant qui marchaient dans le grand chemin poudreux, sans beaucoup se parler, chacun suivant l’une des ornières polies aux roues des voitures.
Claude qui connaissait bien son ami, n’avait pas tenté de le dissuader de son lointain départ. En le voyant venir à lui, il reconnut que c’était fini cette fois et ce fut sans une parole, tout naturellement comme pour une chose bien entendue d’avance, qu’il endossa ses meilleurs habits, mit son chapeau des dimanches pour l’accompagner à la gare.
La mère Julienne aussi, toute agitée et pâle, n’avait rien dit. Elle s’était simplement plantée devant Jacques avec sur sa figure une expression stupéfiée et douloureuse de reproche qui signifiait bien : Et mon Claude, que fera-t-il donc ?… Y avez-vous seulement songé ?
À ce moment-là, oui, Jacques le sentit, si on lui avait dit : reste, il ne serait point parti. Dans cette crainte, il embrassa rapidement la pauvre vieille Julienne, la serrant bien fort contre lui, pour qu’elle ne lui parlât point. Puis il saisit son petit bagage, laissé au dehors sur le perron, et s’enfuit.
… Avant d’atteindre la gare, à un tournant d’où l’on pouvait, surveiller au loin l’arrivée des trains, il y avait un bois épais, formé de pins gigantesques, que coupait en deux une ravine profonde. Pour être plus seuls, loin des yeux et des oreilles, ils s’étaient assis tous les deux sous ces grands pins en attendant le passage de l’express.
— Et tu reviendras ? disait Claude…
— Sans doute, que je reviendrai, lui répondait Jacques.
— Et tu seras riche ?…
— Je tâcherai de l’être, au moins…
— Alors tu en prendras soin de ma mère ?
— Oui, j’en prendrai soin… N’est-elle pas aussi un peu la mienne ?… Mais tu me parles comme si c’était toi qui t’en irais, Claude…
— En effet, tu m’amènes plus que tu ne le crois, va ; il y a une bonne part de moi-même que tu emportes, et qui suivra partout ton souvenir…
Claude disait vrai, mais en retour, il ressentait qu’il y aurait aussi une bonne part de Jacques qui lui resterait, qui l’accompagnerait toujours, qui battrait encore le grain à son côté, qui jaserait avec lui les longs soirs d’hiver, qui doublerait son pas solitaire dans son champ… seulement il ne les entendrait plus qu’en rêve ces bruits de son fléau, de son pas, de sa voix…
— Adieu, Claude ! fit brusquement Jacques qui sentait peu à peu son cœur défaillir.
— Adieu, Jacques…
Et les deux amis, maintenant muets, les yeux débordants de larmes, s’étaient embrassés comme des frères sous les grands pins dont les feuilles en aiguilles tamisaient l’inondante lumière de midi.
Mais va donc Jacques… C’est la trépidante secousse de l’express qui entre en gare ; c’est le bruit sauvage et brutal de la vapeur qui siffle. Que lui importe à cette machine sans âme qu’il y ait à l’ombre des pins des douleurs qui se cachent pour mieux éclater, des étreintes qui ne peuvent pas se rompre… Elle n’attendra pas une minute, pas une seconde ;… elle broierait les cœurs eux-mêmes sous ses roues puissantes qu’elle n’en partirait pas moins… va donc Jacques…
— Adieu, Claude… Il eut cette force, puisée dans une dernière et lente pressée de mains, et en hâte il enjamba la haie d’arbustes qui les séparait de la gare, traversa l’enchevêtrement de rails qui sillonnaient le terrain et se cramponna aux wagons en mouvement.
Claude le vit passer très vite derrière les stores relevés des carreaux du convoi…
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… L’express n’était plus qu’une fumée noirâtre se traînant là-bas, bien loin sur les coteaux, et cependant Claude stupéfié, immobile, écoutait encore grincer son bruit aigu ; il entendait toujours le rauque halètement de la vapeur. Il voyait dans son esprit la silhouette de son ami qui venait de se dessiner en échappées rapides par les fenêtres ouvertes des wagons.
Jacques lui, avait essayé de jeter un dernier adieu d’un signe de sa main, mais dans un clin d’œil la frémissante machine l’avait entraîné trop loin et il ne distinguait plus déjà que la crête verte des pins. Alors il s’était assis tout simplement sur la première banquette vide qu’il avait trouvée, sa petite malle à son côté, et de là cherchait à embrasser du regard tous les détails avoisinants qui se doraient sous l’éblouissante flambée du soleil. Il se penchait pour bien les voir, voulant conserver en lui-même une éternelle vision de toutes les mille choses qui allaient bientôt se fondre dans la vague de ses souvenirs.
… Tout-à-coup, comme un somnambule, Claude s’aperçut qu’il s’en allait, seul, traînant distraitement les pieds dans la poussière du chemin ; sans se soucier de rien, sans rien voir dans l’immensité bleuâtre du ciel, sans rien entendre des joyeuses roulades que les rossignols et les linottes égrenaient follement.