Claude Paysan/022

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La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 104-109).


XXII


— Viens, Gardien… viens mon pauvre Gardien…

Et Claude allongea le bras dans un mouvement de caresse.

Lui, le bon chien, tendit sa tête baissée, les yeux clignés, comme dans un délice exquis de sentir peser sur son poil roux la main de son maître. Il se frôlait, se glissait sous la caresse comme pour la lui remettre, avec un air de dire : je t’aime bien, va, moi aussi.

— Viens Gardien… mon bon chien…

Alors ils étaient partis ensemble à travers les champs, à travers les arbres, à travers les fougères et les framboisiers.

Où allaient-ils bien ? Ni l’un ni l’autre ne le savaient. Claude avait mis son fusil sur son épaule simplement pour donner à sa mère, quand elle reviendrait des vêpres, une apparence d’explication à sa course improvisée dans les bois. Le vrai est qu’il voulait se remuer, s’agiter, fuir, se dérober d’une manière ou d’une autre aux tristes pensées qui l’obsédaient.

Chez lui, au dedans ou autour de sa maisonnette tranquille, il y avait toujours des regards qui semblaient l’épier, des ombres et des visions soudaines qui le poursuivaient.

Trop de choses, — par ce dimanche si désespérément calme où tout paraissait éteint, fini, mort, où rien ne remuait dans les champs et les chemins, où rien n’avait rompu le lourd silence depuis le tintement du « Magnificat » — trop de choses lui rappelaient à l’esprit son abandon et sa solitude.

C’était son premier dimanche, seul, depuis le départ de Jacques.

Durant la semaine, dans le va-et-vient de ses travaux, il avait moins ressenti le vide qui s’était creusé autour de lui. La journée finie, le soir, à l’heure où les sensations de fatigue se réveillent et viennent engourdir les muscles, il songeait encore beaucoup à lui sans doute pendant quelques instants, mais le sommeil venait bientôt jeter doucement son leurre magique sur son imagination tourmentée, et tout était oublié jusqu’au lendemain…

… Mais pendant ce dimanche si long, si calme… si calme, si long…

S’il s’était amusé, lui, ce jour-là, comme les autres jeunes gens, à courtiser les jolies blondes des alentours. … Oui, les jolies blondes des alentours, c’était même à cause de l’une d’elle que le triste vide laissé par son ami Jacques se creusait davantage.

… Jamais à ce moment-là il ne s’y était si fixement arrêté, à toutes ces choses. Et des fois, tout à coup, quand ces impressions d’isolement, d’abandon, de découragement presque, se précipitaient en foule dans sa pauvre tête, il lui venait une torturante envie de pleurer.

C’est alors qu’il s’était adressé à son chien fidèle comme à un consolateur et qu’ils étaient partis tous deux, l’un devant l’autre.

Au milieu des prairies, le long des ravins, dans l’ombre fraîche des bois, au bruit des craquements de » branches sèches sous ses pas, Claude avait en effet senti s’adoucir l’amertume de ses pensées.

Peu à peu d’anciens souvenirs lui venaient en reconnaissant les sentiers escarpés qu’il avait si souvent parcourus avec Jacques sur les penchants de la montagne.

Là, c’étaient des fraises, des framboises, des mûres qu’il se rappelait avoir cueillies autrefois, des merises aussi, des petites merises sauvages toutes pourpres et dures, qu’il partageait alors en large cœur avec les grives gourmandes. Là, dans ce creux de rocher — il s’en souvenait bien, Jacques y était, un autre gamin d’école comme lui, puis Jean, son frère plus âgé, maintenant mort, le pauvre — ils avaient fait un grand feu pour faire cuire des écureuils à la broche… Et ils en avaient mangé… Rien que d’y repenser, ça le faisait encore sourire…

Sous les érables dominant la plaine, ce carré d’ombre et de verdure qu’il retrouvait à présent, qui était la place aux dinettes, aux gambades, aux courses folles, aux étourdissantes culbutes…

Oh ! ici, tout près, perdue dans les bois, toute criblée de grains de plomb par les chasseurs en passant, il reconnaissait la cabane à sucre du père Legault.

Il l’ouvrit avec précaution, avec mystère, comme avec l’idée d’y surprendre dans les coins quelqu’ombre rajeunie de lui-même qui mangerait encore de la « trempette ». Il ne surprit que quelques souris blanches qui coururent se terrer de toute la vitesse de leurs petites pattes… Gardien fit wooh, puis deux bonds, et se colla en vain le museau au rebord déjà vide du trou de vrille par où elles s’étaient évanouies.


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… Il trouva aux environs un petit coin désert où il s’assit…

Il y avait aussi des grands tonneaux béants qui renvoyaient des effluves vieillies d’eau d’érable… Il s’en approchait et l’envie lui venait tout-à-coup comme à ses jours d’enfant, de crier dedans, la tête enfoncée dans l’ouverture, pour entendre l’écho que cela rendrait… ce qui était très drôle autrefois… Tiens… et il fut tout surpris de voir que ce n’était que ça…

Puis sa main, levée machinalement, fouillait dans un recoin des solives… C’était là qu’il cachait son couteau, son vieux pistolet rouillé, sa poire à poudre… Plus rien, rien qu’un bout de ficelle usée mise là par il ne savait qui.

Comme c’était déjà loin, anéanti et bien mort toutes ces choses naïves de sa joyeuse jeunesse, et en refermant sur elles la porte de la cabane il lui sembla qu’il les ensevelissait davantage.

… Viens, Gardien… Allons…

Et cela voulait dire, marchons, sauvons-nous, agitons-nous… parle-moi aussi un peu, aboie aux oiseaux, aux écureuils, fais du bruit, casse les branches… Moi, vois-tu, je ne veux pas songer, je ne veux pas que mes mauvais rêves me reprennent… Viens, mon chien…

Il se souvenait qu’il y avait à gauche, plus loin, après avoir contourné un pan de rocher, des gros hêtres rabougris, à branches rugueuses et traînantes, auxquelles il se hissait lestement pour les secouer et en faire tomber les faînes… Naturellement, il y allait…

Oui, à gauche… un pan de rocher… c’était là.

Mais il ne reconnaissait plus les arbres… Les branches étaient séchées, cassées, étendues par terre… Des fougères immenses avaient poussé aux alentours… plus de faînes…

… Il trouva aux environs un petit coin désert où il s’assit, son bon Gardien aussi, tout près de lui, tout près presqu’à le frôler.

Mais Claude n’y resta qu’un instant. Dans cet endroit tranquille où ne flottaient que les légères effluves aromatiques des cèdres et « les sapins résineux, tous ses regrets, toutes ses impressions d’isolement et de tristesse étaient revenues l’assaillir en troupe.

Il s’était tout de suite mis de nouveau à errer à l’aventure par des fourrés touffus, des enfoncements soudains en ravines, les mille accidents des penchants de montagne. Quelquefois, c’étaient des éclaircies grandioses qui s’ouvraient subitement de là sur les vallées lointaines.

De l’une d’elles, il reconnut en bas son humble maisonnette. Il distinguait la vieille Julienne qui marchait lentement, seule, dans une allée du jardin.

Alors, rien que d’avoir vu sa mère, il s’était senti le cœur plus léger… Oh ! quelqu’un l’aimait encore pourtant beaucoup au monde, ne l’abandonnerait jamais… celle-là, sa vieille mère.

Et tout en faisant dégringoler les pierres sous ses pieds, il redescendit vers elle.