Claude Paysan/041

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La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 180-184).


XLI


…Un mois plus tard, au commencement d’août.

— Non, va, je suis au contraire plus forte, disait Fernande à sa mère qui insistait pour la retenir à la maison ; c’est tout près d’ailleurs, chez la mère Julienne, et il y a longtemps que je ne l’ai point vue, la pauvre vieille.

Au fond, elle pensait un peu à Claude.

… En effet, oui, c’était bien près, mais, mon Dieu, qu’elle trouvait ça loin… elle n’arrivait plus…

Sous prétexte de cueillir des fleurs, elle s’arrêtait sous l’ombre des arbres du chemin, s’appuyait longuement aux perches des clôtures. Elle faisait mine de s’intéresser à différentes choses insignifiantes, déjà cent fois revues, pour se donner occasion de se répéter ou de marcher moins vite.

Et une fois rendue, elle ne pouvait presque plus parler, tant sa poitrine haletait péniblement ; avec cette angoisse de plus que lui apportait l’expression navrée que la vieille Julienne avait prise à son aspect et qu’elle lisait sur sa figure stupéfaite.

À la fin, comme celle-ci conservait toujours sa même physionomie de détresse, Fernande, presque contrariée, lui disait en reprochant : Mais je ne suis pas malade tant que ça ; c’est la grande chaleur et la poussière de la route qui m’ont un peu fatiguée… Dans un instant, cela ne paraîtra plus… Oh ! je suis beaucoup plus forte à présent ; puis, en s’efforçant de rire : il me semble que je grimperais sur la montagne.

En même temps, elle regardait, curieuse, partout par les fenêtres.

Elle avait cru que Claude y serait à cette heure-là et elle pensait à différentes choses qu’elle avait décidé de lui dire en venant, pour lui faire plaisir. Mais elle ne le voyait point.

Alors elle prenait des détours pour faire arriver son nom dans leur causerie, questionnait la mère Julienne…

… S’il pensait toujours à elle ?… ah, mon Dieu, mam’zelle, s’exclamait la pauvre vieille… je ne lui en parle jamais, moi… mais quand je l’entends la nuit arpenter doucement sa petite chambre, quand je le vois pâlir au moindre mot, je m’explique tout. De plus, de vous voir si malade, le malheureux, comme il doit souffrir…

— En effet, le pauvre garçon, comme je le plains… Et quand je serai mieux, car je veux aller mieux maintenant, je saurai bien le consoler, lui trouver une bonne jeune fille qui l’aimera beaucoup, beaucoup, celle-là… Vous m’aiderez, mère Julienne, n’est-ce pas ?

— Oui, répondait-elle, un oui contraint auquel elle ne croyait aucunement.

… Fernande aurait bien désiré le voir pourtant et elle le guettait toujours, tressaillant au moindre bruit.

— Est-ce qu’il ne viendra point ? se risqua-t-elle à demander à la fin.

— Peut-être… la vieille ne le savait pas. Il était parti pour son champ depuis le matin… C’était ainsi ; des fois il ne revenait que le soir très tard, d’autre fois elle le voyait arriver tout à coup à propos de rien, au milieu du jour, marchant avec l’air égaré d’un somnambule. Alors il fallait lui parler comme pour le réveiller.

La mère Julienne lui racontait toutes ces choses, en roulant des larmes dans ses yeux, comme si elle les eut dites à une autre elle-même, ne soupçonnant pas un instant qu’elles pussent être ensuite moins secrètes qu’auparavant…

… Julie Legault ?… En avait-elle entendu parler, elle aussi ?… Oui, une excellente enfant qui n’hésiterait pas longtemps à épouser Claude… À qui elle ferait une bonne petite femme, d’ailleurs… Mais il ne l’aime plus… Autrefois oui… avant que… maintenant, il paraît plutôt la fuir… Elle-même s’est mise à l’oublier…

— Il fait bien, après tout, n’est-ce pas ? expliquait Fernande, puisqu’il ne l’aime plus… Elle comprenait bien ça et ce n’était pas elle qui le désapprouverait.

… Non, il ne viendrait pas… Elle venait de l’apercevoir à travailler, là-bas, à l’autre bout de son champ…

Pourtant, comme elle aurait été curieuse de le rencontrer pour voir ce qu’il lui aurait dit. À présent, elle ne savait plus trop quand elle reviendrait : ça la fatiguait tant de marcher.

Puis elle s’informa s’il s’ennuyait beaucoup de son ami Jacques : s’il parlait encore parfois de Julie Legault…

— Oui, il en parle quelquefois, en badinant, par exemple, car elle ne le préoccupe guère à présent… Et ceci avait fait sourire Fernande délicieusement, comme si ce dût être très amusant ces badinages de Claude sur le compte de Julie.

Ensuite elle se tut tout à fait…

Par la porte entr’ouverte, elle regardait distraitement sans les voir les linottes et les rossignols qui sautillaient dans les branches des cerisiers ; elle les entendait chanter sans écouter leurs chansons ; autour, plus loin, comme dans une auréole vague qui se dessinait confusément dans sa tête, elle voyait encore, sans déranger la fixité de son regard, les ondulations des avoines et des blés, les troupeaux tranquilles qui broutaient, des garçonnets avec leurs râteaux, de rauques chariots râlant sous leurs charges blondes, et sur un coteau là-bas… Claude avec son grand chapeau de paille…

Et pour lui Fernande leva son regard…

Comme en même temps elle ne répondait pas à la mère Julienne qui lui parlait, celle-ci ne disait plus rien non plus, immobile.

… Décidément, il ne viendrait point… Et comme abrégeant tout à coup sa visite, elle se préparait maintenant à retourner.

Agitée, muette, elle prit sur la table où elle les avait déposés, son chapeau, son mouchoir, les deux grandes fleurs de marguerite qu’elle avait cueillies sur la route en venant, et elle se leva pour partir, après avoir dit le bonjour à la mère Julienne.

Voyant que sans rien dire la bonne vieille mettait sa capeline, se disposait à la reconduire, elle insista pour qu’elle ne vînt pas :

— Une autre fois plutôt… quand je reviendrai… Puis, comme se décidant enfin à dire quelque chose, qui lui coûtait beaucoup :

— Voudrez-vous les donner à Claude, ces deux fleurs ? Et elle les lui tendit.

Ce fut tout. Elle s’enfuit très vite de toute l’énergie de ses faibles jambes, en détournant la tête comme quelqu’un qui veut cacher ses larmes.

L’autre, la vieille, était restée debout toute droite… et elle la regardait s’en aller.