Claude Paysan/042
XLII
Écrit dans le cahier de couvent de Fernande, le dix-sept août :
« Il fait vraiment trop beau pour être malade et il me semble que Dieu n’est pas bon de ne point m’accorder ma part des joies et des allégresses qu’il répand dans l’air. Il me faut aujourd’hui rassembler tous mes restes d’énergie pour me tenir seulement debout.
« Dans ces derniers temps, un regain de vigueur m’avait prise ; je me sentais moins haletante, moins facilement rendue à bout. Mais hier, mais aujourd’hui, le moindre effort m’abat, et je tousse, je tousse…
« Il y avait même du sang ce matin dans mon mouchoir, et je l’ai vite caché… cela ferait tant de chagrin à ma mère si elle le savait… C’est donc ça que le docteur me demandait si souvent… Ce doit être mauvais signe et j’ai peur…
« Oui, j’ai peur maintenant, car j’ai beau combattre, je m’aperçois que mes forces faiblissent de plus en plus.
« Hier, sans le dire à personne, j’ai essayé de me rendre encore auprès de notre vieille Julienne, mais je n’en ai pas été capable ; je n’ai pu qu’atteindre les grands arbres à l’extrémité du jardin, à quelques pas d’ici. J’ai fait mine alors d’être simplement venue m’asseoir à l’ombre, et j’y suis restée longtemps à me reposer.
« Au même moment, p’tit Louis passa à la course en jouant au cerceau.
« Je le trouve gentil ce petit bonhomme et, comme Claude, je m’amuse souvent à lui parler. Il vous a des réponses si drôles, des mouvements d’yeux si moqueurs qu’on se sent presque gêné parfois en voyant jusqu’à quel degré il paraît tout deviner.
« Car je suis certaine qu’il soupçonne nos états d’âme, à Claude et à moi. Ainsi, l’autre jour, après l’avoir fort taquiné sur différentes choses que je feignais avoir apprises sur son compte pour l’intriguer, je lui demandais s’il faisait encore des courses en charrette avec Claude. Il s’est arrêté avec un air entendu : Ah ! je savais bien, m’a-t-il répondu, l’œil fin, que vous finiriez par m’en parler, vous aussi.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? lui demandai-je, un peu honteuse…
— Oui, c’est comme Claude, il n’y manque jamais, lui non plus, de me parler de vous, à la fin.
« Heureusement que je me suis contrainte pour ne point rougir, quoique je sentisse mon front en feu, car la petit sorcier, qui me regardait avec un sourire futé, aurait pu m’attribuer des sentiments que je n’ai point… il me semble
« Pendant quelques jours, je n’ai plus osé attaquer ce sujet. Malgré moi, je me sentais gênée…
« C’est vrai, au fond, que je finissais toujours par lui parler un peu de Claude… Je ne sais ce que l’affection secrète de ce jeune homme éveille chez moi ; j’éprouve quelque chose que je n’ai jamais ressenti auparavant, et ça me fait plaisir rien que d’entendre p’tit Louis prononcer son nom devant moi, me raconter ses allées et venues, ce qu’il fait, ce qu’il dit, et, en essayant aujourd’hui, malgré ma faiblesse, de me rendre chez la vieille Julienne, je crois que j’obéissais à un vague instinct de mon âme qui me poussait inconsciemment.
« Tout à l’heure encore, quand j’ai fait signe à p’tit Louis de venir me rejoindre sous les arbres, j’ai pensé à Claude tout de suite ; c’est qu’il me fait pitié aussi, le pauvre jeune homme.
Je n’ai pas été obligée, cette fois, d’en parler la première ; c’est p’tit Louis qui a commencé…
Qu’est-ce qui a bien pu se passer pour qu’il les ait trouvés, l’autre jour, à pleurer tous deux, Claude et la vieille Julienne ? — Peut-être que… peut-être… oui, je n’aurais pas dû lui faire remettre ces deux pauvres marguerites… par sa mère. Pourquoi l’ai-je demandé aussi ?… C’était les mettre en présence sur un terrain si sensible…
… « Julie Legault, son ancienne amoureuse, est mariée de ce matin avec je ne sais plus qui de la paroisse voisine… Ce n’est pourtant pas sans qu’elle ait tout fait pour le reconquérir… L’a-t-elle assez poursuivi partout, la pauvre ?… Tout dernièrement encore… Moi, que ça ne regardait pas, j’en étais presqu’agacée par moments, à la fin… Eh ! bien, p’tit Louis vient de m’apprendre qu’elle en a trouvé un autre…
« Quant à Claude, mon Dieu, malgré sa pauvreté, il est si bon et si honnête qu’il n’aura qu’à se présenter… les blondes ne lui manqueront pas, à lui.
« Il faut que je vive moi, maintenant, pour voir ce qu’il fera bien et si………
Doucement, doucement, Fernande avait déposé sa plume à côté d’elle, sur la fenêtre… Elle se sentait fatiguée sans doute, depuis une heure qu’elle écrivait ; puis le crépuscule d’août qui descendait obscurcissait peu à peu les pages de son journal… Et à quoi bon, d’ailleurs, continuer à noter tous ces enfantillages ?…
C’était pour ces raisons, je suppose, qu’elle avait déposé doucement sa plume et qu’elle s’était mise à regarder vaguement, comme en songe, les flots calmes du Richelieu où se reflétaient les dômes touffus des grands ormes, la longue perspective des coteaux, les taches sombres des îlots de bois…
À cette heure-là, c’était partout très beau dans la campagne autour ; les derniers chariots descendaient des champs ; les chiens aboyaient au loin ; les grillons, les petites reinettes chantaient ; les paysans, en revenant du travail, encore gais et alertes, leurs fourches à l’épaule, chantaient aussi ; et sur tout cela le grand calme de la fin du jour qui tombait.
Il y avait encore des odeurs exquises de plantes aromatiques, de trèfles, de marguerites sauvages, qui montaient, apportées par des courants d’air chauds comme des bouffées.
… Et pourtant Fernande ne voyait et ne ressentait rien de tout ça…
… Tout à coup une crise affreuse de toux l’avait brutalement saisie ; une crise d’autant plus affreuse qu’elle venait justement l’arracher à un bien joli rêve qui commençait à se dessiner plus nettement. Il continua encore de flotter dans son esprit pendant quelques instants, ce rêve, malgré les saccades de toux qui secouaient sa poitrine… puis insensiblement il s’évanouit.