Claude Paysan/043
XLIII
Ils n’osaient plus maintenant, ni le docteur, ni les amis, ni même sa mère, lui redire leurs encouragements menteurs d’autrefois. Ça sonnait si ironiquement faux qu’ils n’en avaient plus le courage.
Quant à Fernande, sans vouloir aucunement y croire d’abord, à ces fausses paroles d’espérance, elle éprouvait maintenant une satisfaction véritable, qui se traduisait par un léger sourire, involontaire et spontané, quand quelqu’un se risquait encore à lui conseiller d’avoir confiance en l’avenir.
Il s’était fait une transformation dans son caractère.
Autant elle dédaignait la vie à ses heures de santé et de jeunesse, autant elle était prête maintenant à s’accrocher à toutes les leurres qu’elle imaginait dans l’illusion de ses longs soirs.
Elle ne s’abusait point tout à fait cependant. Ses mains et ses bras décharnés, son mouchoir tacheté de sang, la convainquaient trop, et s’il lui venait souvent de ces élans sincères vers la vie, elle se rendait bientôt à la navrante réalité.
Mais à ces moments-là, où elle se reprenait à demander de ne pas encore mourir, son regard avait des reflets de déchirante supplication ; elle murmurait des mots touchants de prière… Plus tard, c’est bon, elle serait prête…
Encore un été, rien qu’un été, de foin, de fleurs, de gai soleil… d’amour aussi peut-être, pensait-elle… Ensuite oui, elle ne dirait plus rien, ne pleurerait plus, ne se plaindrait pas, et elle se coucherait bien tranquille, sans bouger, pour dormir toujours, pour mourir… Mais, dans ces jours d’été si pleins de mélancolique douceur, par ce déclin désolé du mois d’août, elle ne le voulait pas…
Et à caresser tendrement les ardents désirs de son âme, elle restait de longues heures appuyée au rebord de sa fenêtre, la tête sur le bras, sans aucun regard.
Tout à coup ce fut des cris de désespoir qu’on entendit, des cris épouvantés de mère qui voit étrangler son enfant…
Les gens de la maison accouraient, poussaient les portes, se précipitaient. Ils avaient trouvé Fernande, couchée sur un lit où elle se soulevait péniblement du coude pour tousser plus à l’aise, et à chaque spasme de sa poitrine, un jet de sang jaillissait de ses lèvres.
Elle roulait, sans pouvoir parler, ses pauvres grands yeux bistrés sur ceux qui l’entouraient, avec une manière suppliante de leur demander : non, n’est-ce pas, vous ne me laisserez pas mourir ?… Et à chacun de ses efforts de toux, toujours ce sang qui jaillissait par flots horribles.
Auprès d’elle sa mère se lamentait, repoussait les gens, criait désespérément au secours… Et c’étaient aussi des piétinements affolés, des bras levés au ciel, des appels au docteur, aux passants…
Fernande, comme une pauvre brebis qu’on égorge, suivait ces agissements d’un regard éperdu, entendait sans rien dire ces lamentations et ces murmures désolés.
Oh ! l’angoisse de ces moments où l’on sent avec une complète lucidité d’âme sa vie s’en aller, fuser goutte à goutte de ses veines.
Elle avait conscience de tout, autant de son impuissance que de l’impuissance de ceux qui la regardaient, terrifiés. Elle tâchait bien de refouler loin, au fond de sa poitrine qu’elle immobilisait de la main, ces spasmes qui faisaient toujours remonter à ses lèvres ce goût nauséeux, mais c’était plus fort qu’elle, il fallait encore tousser, encore…
… Soudain, comme surprise et se demandant si c’était bien vrai, elle parut écouter, sans souffler… Oui, c’était vrai, elle respirait mieux… plus de toux, plus de spasmes… et le goût hideux à la bouche, qui lui faisait tant peur, s’en allait… c’était fini…
Alors elle se sentit faible, sans plus aucune force dans ses membres rompus, et ça tourbillonnait beaucoup dans sa chambre…
L’hémorragie n’avait duré qu’une minute, mais elle avait été terrible. Et rien n’était navrant comme l’aspect de la chambre après cette minute-là.
Fernande, pâle comme le marbre, était retombée sur son oreiller ; elle tenait encore à la main son mouchoir imprégné de sang ; autour d’elle, sur les draps atteints dans la soudaineté de l’attaque, on voyait des taches rouges, horribles.
Elle restait inerte, immobilisée par la faiblesse et la peur de provoquer une nouvelle hémorragie, et même à ce moment-là, dans la fumée torpide qui embrumait son cerveau, elle perçut très nettement une fugitive vision de Claude.
Puis, elle vit comme un voile pesant qui descendait sur ses yeux, avec de temps en temps des scintillements brillants qui l’éblouissaient, des tintements aigus qui perçaient ses oreilles… puis elle ne vit plus rien…
— Fernande !… Fernande !… regarde-moi, parle-moi…
C’était sa mère qui, à genoux auprès d’elle, lui tenait la main et l’appelait doucement, dans son anxiété.
Fernande entendait cette voix qui prononçait son nom, mais elle lui paraissait venir de très loin, de dessous la terre et elle se sentait si abattue qu’elle n’avait point la force de répondre.
— Fernande !… disait toujours la voix angoissée de sa mère… Fernande !… parle-moi.
Cette fois, Fernande ne put résister à ce ton douloureux qui la suppliait et, dans un effort, elle ouvrit ses yeux qu’elle fixa un instant sur sa mère, puis elle ferma de nouveau doucement ses paupières.
Et la pauvre mère se sentit encore heureuse dans sa souffrance : oh ! oui, sa fille vivait.