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Claude Paysan/050

La bibliothèque libre.
La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 220-223).


L


Tout était silencieux dans le petit logis.

En bas, la pauvre vieille Julienne dormait dans son lit à rideaux blancs ; sous la table, Gardien, roulé en boule, le museau entre ses grosses pattes, secouait la queue de temps en temps en rêvant. Les mouches aussi, immobiles, collées aux murs, au plafond, paraissaient comme mortes…

Claude, lui, veillait…

Il veillait de ce demi-éveil où l’esprit est encore totalement lucide, mais où les mouvements inconscients du corps semblent plutôt participer du sommeil.

Comme sans savoir, il avait pris dans un vieux meuble quelques lettres — toutes de Jacques probablement — puis, d’une des enveloppes, il avait retiré deux fleurs, deux humbles marguerites champêtres à teintes jaune et blanche, toutes fraîches encore comparativement au bouquet fané, séché, sans parfum, presque sans pétales maintenant, qu’il persistait toujours à conserver dans sa chambre.

Il les avait étalées devant lui comme des petites choses indifférentes, pour s’amuser avec ; et il les examinait en les touchant délicatement du doigt, les humait, les retournait, soufflait dessus légèrement, pour voir, pour en agiter les pétales, pour rien…

… Il lui avait semblé tout-à-coup entendre du bruit, en bas, comme des plaintes… Peut-être sa mère… il écouta… Non, c’était seulement Gardien qui geignait, qui grognait, tapait violemment le plancher de sa longue queue dans des visions de rêve ou de batailles imaginaires…

… Alors Claude après avoir repris ses fleurs, les remettait dans leur enveloppe, puis, comme dans un oubli insensible et graduel de tout, il s’enfonçait lentement dans un abîme de pensées étranges et bizarres.

Les êtres et les choses s’enfumaient, s’embrouillaient, tourbillonnaient autour de lui ; il ne distinguait plus rien.

Assis, adossé au mur, les jambes allongées sur une chaise auprès de lui, les mains relevées en appui derrière sa tête, il avait fermé les yeux tout-à-fait, non pour dormir, mais pour rêver, mais pour réfléchir dans le calme, mais pour que son imagination seule, à l’abri de toute distraction du dehors, lui rappelât plus nettement une infinité de visions qu’il voulait revoir.

Et tout de suite ça s’était mis à défiler rapidement dans son imagination tous les dessous de son existence. À mesure, il en jugeait les détails ; il s’arrêtait longuement à tel souvenir, glissait sur celui-là et il esquissait en même temps ces mouvements inconscients de paupières et de lèvres qui expriment, même dans le sommeil vrai, la nature des pensées qui occupent le cerveau.

Il y avait cependant un drame sombre, un point lugubre de sa vie qui revenait sans cesse sous mille formes diverses, qui descendait comme un voile noir sur son esprit, et qui le faisait visiblement souffrir.

Alors, toutes ses autres idées s’en allaient. Une torpeur pesante seule s’emparait de lui et le roulait dans un remous immense où il se sentait engloutir.

C’était comme si sa chambre, tout le logis, eussent subi tout-à-coup des oscillations. Des fois ça lui donnait des sensations pénibles de vertige et de chute, et ses mains se crispaient sur des riens ; d’autres fois, ce n’était qu’un bercement délicieux et endormant sur d’immatérielles et insaisissables vagues qui ondulaient. Et de longues respirations, irrégulièrement espacées, soulevaient sa poitrine.

Par moment, ça devenait plus net dans son esprit ; il voyait bien qu’il faisait nuit, qu’il ne dormait pas, que les heures sonnaient les unes après les autres, que c’était des fleurs qui étaient devant lui, et qu’il songeait beaucoup seulement.

Puis, de nouveau, le même tourbillon revenait, le reprenait, l’apportait dans des fuites vertigineuses à travers les infinis immenses et brumeux.

Et il ne bougeait toujours pas ; il ne voulait pas bouger.

… Oui, sans doute, il souffrait, mais il souffrait de ce genre de douleur nerveuse qu’on trouve toutefois exquise… Et il jouissait de sentir les minutes s’écouler lentement, d’avoir ce solennel silence de la nuit pour pouvoir mettre en jeu tous les ressorts inconnus de son âme.

Quand il laissait au contraire son esprit s’assoupir, des appels instinctifs, des lambeaux de phrases, de vagues supplications murmurées à demi, des noms chéris lui montaient aux lèvers comme dans un rêve ; et il se surprenait, à chaque fois que l’écho morne de la vieille horloge le rappelait légèrement à lui, à répéter machinalement des syllabes dont il ne s’expliquait point le sens.

Parfois encore, dans la douteuse lumière grise de sa chambre, l’image attristée de sa mère lui apparaissait comme réelle, penchée au-dessus de lui. La pauvre cherchait à le prendre dans ses bras, à lui fermer les paupières, à le bercer comme un tout petit enfant pris de fièvre ; elle voulait absolument le tirer de ses vilains songes, le caresser ; elle le conjurait de dormir, tout bas, si tendrement, en lui fredonnant un naïf refrain oublié sur un air voilé de berceuse d’autrefois.

Puis, en même temps, à côté d’elle, une autre image se dressait aussi, inattendue. Oh ! combien douce aussi celle-là, avec son expression de pitié douloureusement lugubre et mourante. Il devinait les indécises questions qui flottaient sur sa bouche et qu’elle n’osait articuler… Lui-même voulait répondre mais aussitôt ding… ding… le timbre de l’horloge qui l’éveillait en sursaut en vibrant avec sonorité et le laissait de nouveau avec des bribes de phrases inachevées aux lèvres…

… Vers le matin, tous ses vertiges, ses visions, ses songeries, ses oppressions s’envolèrent.

… Il pensa bien à s’étendre sur son lit pour se reposer, dormir un moment ; mais comme c’était déjà le jour qui filtrait par la fenêtre, il serra ses lettres et ses fleurs dans un tiroir de son vieux meuble, il mit son chapeau, ses grosses bottes, et descendit sans bruit pour aller soigner ses chevaux…