Colas Breugnon/II
II
LE SIÈGE
OU LE BERGER, LE LOUP ET L’AGNEAU
« Agneau de Chamoux,
N’en faut que trois pour étrangler un loup. »
Ma cave sera bientôt vide. Les soldats que M. de Nevers, notre duc, nous envoya pour nous défendre, viennent de mettre en perce ma dernière feuillette. Ne perdons pas de temps, allons boire avec eux ! Me ruiner, je veux bien ; mais me ruiner gaiement. Ce n’est pas la première fois ! S’il plaît à la bonté divine, ce ne sera pas la dernière.
Bons garçons ! ils sont plus affligés que moi, lorsque je leur apprends que le liquide baisse… Je sais de mes voisins qui le prennent au tragique. Je ne peux plus, je suis blasé : j’ai été trop souvent au théâtre, en ma vie, je ne prends plus les pitres au sérieux. En ai-je vu de ces masques, depuis que je suis au monde, des Suisses, des Allemands, des Gascons, des Lorrains, des animaux de guerre, le harnois sur le dos et les armes au poing, avaleurs de pois gris, lévriers affamés, jamais las de manger le bonhomme ! Qui jamais put savoir pour quelle cause ils se battent ? Hier, c’est pour le Roi, aujourd’hui pour la Ligue. Tantôt ce sont les cafards, tantôt les huguenots. Tous les partis se valent ; le meilleur ne vaut pas le cordeau pour le pendre. Que nous fait que ce soit ce larron ou cet autre, qui friponne à la cour ? Et quant à leur prétention de mêler Dieu à leurs affaires… ventre d’un petit poisson ! bonnes gens, laissez faire à Dieu ! Il est homme d’âge. Si le cuir vous démange, étrillez-vous tout seuls, Dieu n’a pas besoin de vous. N’est manchot, que je sache. Se grattera, s’il lui plaît…
Le pire est qu’ils prétendent me forcer, moi aussi, à lui faire la barbe !… Seigneur, je vous honore, et crois, sans me vanter, que nous nous rencontrons plus d’une fois par jour, si le dicton est vrai, le bon dicton gaulois : Qui bon vin boit, Dieu voit. Mais il ne me viendrait jamais à la pensée de dire, comme ces cagots, que je vous connais bien, que vous êtes mon cousin, que vous m’avez confié vos trente-six volontés. Vous me rendrez cette justice que je vous laisse en paix ; et tout ce que je vous demande, c’est que vous me laissiez de même. Nous avons assez à faire tous les deux de mettre l’ordre dans notre maison, vous dans votre univers, moi dans le petit mien. Seigneur, tu m’as fait libre. Je te rends la pareille. Mais ne voilà-t-il pas que ces faquins prétendent que j’administre tes affaires, que je parle pour toi, que je dise comment tu veux que l’on te mange, et que qui te mange autrement je le déclare ton ennemi et le mien !… Le mien ? nenni ! Je n’en ai point. Tous les hommes sont mes amis. S’ils se battent, c’est leur plaisir. Je tire, quant à moi, mon épingle du jeu… Oui, si je peux. Mais c’est qu’ils ne veulent point, ces gueux. Si je ne suis l’ennemi d’un, j’aurai les deux comme ennemis. Eh bien donc, puisque entre deux camps, je dois toujours être battu, battons aussi ! Je l’aime autant. Plutôt qu’enclume, enclume, enclume, soyons enclume et puis marteau.
Mais qui me dira pourquoi ont été mis sur terre tous ces animaux-là, tous ces genpillehommes, ces politiques, ces grands seigneurs, qui de notre France sont saigneurs, et, de sa gloire toujours chantant, vident ses poches proprement, qui, non rassasiés de ronger nos deniers, prétendent dévorer les greniers étrangers, menacent l’Allemagne, convoitent l’Italie, et dans le gynécée du grand Turc fourrent leur nez, qui voudraient absorber la moitié de la terre, et qui ne sauraient pas même y planter des choux !… Allons, paix, mon ami, ne te fais point de bile ! Tout est bien comme il est… en attendant qu’un jour nous le fassions meilleur (ce sera le plus tôt qu’il nous sera possible). Il n’est si triste bête qui ne puisse servir. J’ai ouï raconter qu’une fois, le bon Dieu (mais, Seigneur, je ne parle aujourd’hui que de vous ! ) avec Pierre se promenant, vit dans le faubourg de Béyant[1], sur le seuil de sa porte, assise, une femme se morfondant. Elle s’ennuyait tant que notre Père, cherchant dans sa bonté de cœur, de sa poche, dit-on, tira un cent de poux, les lui jeta, et dit : « Prenez, ma fille, amusez-vous ! » Lors la femme, se réveillant, partit en chasse ; et chaque fois qu’elle agrippait une bestiole, elle riait de contentement. C’est même charité, sans doute, si le Ciel nous a gratifiés, afin de nous distraire, de ces bêtes à deux pieds qui nous rognent la laine. Soyons donc gais, ô gué ! Vermine est, paraît-il, indice de santé. (Vermine, ce sont nos maîtres.) Réjouissons-nous, mes frères : car personne, en ce cas, n’est mieux portant que nous… Et puis, je vous dirai (à l’oreille) : « Patience ! nous tenons le bon bout. La froidure, les gelées, la canaille des camps et celle de la cour n’ont qu’un temps, s’en iront. La bonne terre reste, et nous pour l’engrosser. D’une seule ventrée, elle aura réparé… En attendant, buvons le fond de ma feuillette ! Il faut faire la place aux vendanges à venir. »
Ma fille Martine me dit :
— Tu es un fanfaron. À t’entendre, on croirait que tu ne fais jamais œuvre que du gosier : badauder, bavarder comme battant de cloche, bâiller de soif et bayer aux corneilles, que tu ne vis que pour faire bombance, que tu boirais Rome et Thome ; et tu ne peux rester un jour sans travailler. Tu voudrais qu’on te crût hanneton, étourdi, prodigue, désordonné, qui ne sait ce qui entre en ton escarcelle ni ce qui s’en va d’elle ; et tu serais malade, si tout dans ta journée n’était, heure par heure, exactement sonné, ainsi qu’horloge à carillon ; tu sais, à un sol près, tout ce que tu as dépensé depuis Pâques de l’an passé, et nul n’a encore vu celui qui t’a roulé… Innocent, tête folle ! Ardez le bel agneau !… Agneau de Chamoux, n’en faut que trois pour étrangler un loup…
Je ris, je ne réponds à madame bon bec. Elle a raison, l’enfant !… Elle a tort de le dire. Mais une femme ne cèle que ce qu’elle ne sait pas. Et elle me connaît, car c’est moi qui l’ai faite… Allons, Colas Breugnon, conviens-en, mon garçon : tu as beau faire des folies, tu ne seras jamais un fol tout à fait. Parbleu ! comme chacun, tu as un fol en ta manche, tu le montres quand tu veux ; mais tu l’y fais rentrer, quand il faut tes mains libres et tête saine pour ouvrer. Comme tous les Français, tu as en ta caboche si bien l’instinct de l’ordre et la raison ancrés que tu peux t’amuser à faire l’extravagant : il n’est de risques (pauvres niais !) que pour les gens qui te regardent bouche bée et voudraient t’imiter. De beaux discours, des vers ronflants, des projets tranche-montagne, sont chose détectable : on s’exalte, on prend feu. Mais nous ne consumons que notre margotin ; et nous gardons notre gros bois, bien rangé, dans notre bûcher. Ma fantaisie s’égaie et donne le spectacle à ma raison qui la regarde, assise confortablement. Tout est pour mon amusement. J’ai pour théâtre l’univers, et, sans bouger, de mon fauteuil, je suis la comédie ; j’applaudis Matamore ou bien Francatrippa ; je jouis des tournois et des pompes royales, je crie bis à ces gens qui se cassent la tête. C’est pour notre plaisir ! Afin de le doubler, je feins de me mêler à la farce et d’y croire. Mais je n’ai garde, ohé ! j’en crois tout juste ce qu’il faut pour m’amuser. C’est ainsi que j’écoute les histoires de fées… Pas seulement de fées ! Il est un gros monsieur, là-haut, dans l’Empyrée… Nous le respectons fort ; quand il passe en nos rues, la croix en tête et la bannière, avec ses Oremus, nous habillons de nos draps blancs les murs de nos maisons. Mais entre nous… Bavard, mange ta langue ! Cela sent le fagot… Seigneur, je n’ai rien dit ! Je vous tire mon chapeau…
L’âne, ayant tondu le pré, a dit qu’il n’était plus besoin de le garder, et est allé manger (garder, veux-je dire) quelque autre pré voisin. La garnison de M. de Nevers est partie, ce matin. Faisaient plaisir à voir, gras comme lard à pois. J’étais fier de notre cuisine. Nous nous sommes quittés, cœur en bouche, bouche en cœur. Ils ont fait mille vœux gracieux et courtois pour que nos blés soient beaux, que nos vignes ne gèlent pas.
— Travaille bien, mon oncle, m’a dit Fiacre Bolacre, mon hôte le sergent. (C’est le nom qu’il me donne et que j’ai bien gagné : Celui est bien mon oncle qui le ventre me comble.) Ne ménage point ta peine et va tailler ta vigne. À la Saint-Martin, nous reviendrons la boire.
Bons enfants, toujours prêts à venir au secours d’un honnête homme, à table, aux prises avec son broc !
On se sent plus léger, depuis qu’ils sont partis. Les voisins prudemment débloquent leurs cachettes. Ceux qui, les jours derniers, montraient des faces de carême, et geignaient de famine, comme s’ils eussent porté un loup dedans leur panse, sous la paille du grenier ou la terre du cellier, dénichent à présent de quoi nourrir la bête. Il n’est si gueux qui n’ait trouvé moyen, en gémissant très bien qu’il ne lui restait rien, de garder quelque part le meilleur de son vin. Moi-même (je ne sais comment cela se fit), l’hôte Fiacre Bolacre à peine était parti (je l’avais reconduit jusqu’au bout du faubourg de Judée) que je me rappelai, en me frappant le front, un petit fût de Chablis, oublié par mégarde sous le fumier des chevaux afin qu’il fût au chaud. J’en fus très contristé, ainsi qu’on peut le croire ; mais quand le mal est fait, il est fait et bien fait, faut s’en accommoder. Je m’en accommode bien. Bolacre, mon neveu, ah ! qu’avez-vous perdu ! quel nectar, quel bouquet !… Mais vous n’en perdrez rien, mon ami, mon ami, mais vous n’en perdrez rien : c’est à votre santé !
On s’en va voisiner d’une à l’autre maison. On se montre les trouvailles qu’on a faites en sa cave ; et, comme les augures, on se cligne de l’œil, en se congratulant. On se raconte aussi les dommages et les dams (les dames et leurs dommages). Ceux des voisins amusent et distraient des siens. On s’informe de la santé de la femme de Vincent Pluviaut. Après chaque passage de troupes dans la ville, par hasard singulier, cette vaillante Gauloise élargit sa ceinture. On félicite le père, on admire la vertu de ses reins prolifiques, dans l’épreuve publique ; et gentiment, pour rire, sans mauvaise pensée, je tape sur la bedaine du fortuné coquin, dont la maison est seule, dis-je, à montrer ventre plein, quand les autres l’ont vide. Tous de rire, comme de juste, et bien discrètement, ainsi qu’oisons débridés, de l’une oreille à l’autre. Mais Pluviaut prend mal nos compliments, et dit que je ferais mieux de veiller sur ma femme. À quoi j’ai répondu que, quant à celle-là, son heureux possesseur pouvait sur les deux oreilles dormir, sans redouter qu’on lui prît son trésor. Tous ont été d’accord.
Mais voici les jours gras. Si mal armés qu’on soit, on doit leur faire honneur. Le renom de la ville, le nôtre sont engagés. Que dirait-on de Clamecy, gloire des andouillettes, si Carême-prenant nous trouvait sans moutarde ? On entend frire les poêles ; une suave odeur de graisse imbibe l’air des rues. Saute, crêpe ! plus haut ! saute, pour ma Glodie !…
Un ra-pla-pla de tambour, un lus-tu-flu de flûte. Des rires et des huées… Ce sont MM. de Judée[2], qui viennent sur leur char rendre visite à Rome.
Marchent en tête la musique et les hallebardiers, qui fendent la foule avec leurs nez. Nez en trompes, nez en lances, nez en cors de chasse, nez sarbacanes, nez hérissés d’épines, ainsi que des châtaignes, ou sur le bout desquels des oiseaux sont plantés. Ils bousculent les badauds, ils farfouillent les cottes des filles qui glapissent. Mais tout s’écarte et fuit devant le roi des nez, qui fond comme un bélier, et telle une bombarde, roule sur un affût à roulettes son nez.
Suit le char de Carême, empereur des mangeurs de merluches. Des figures blêmes, vertes, décharnées, enfroquées, renfrognées, grelottantes sous des capuchons, ou coiffées en têtes de poissons. Que de poissons ! Celui-ci tient en chaque poing une perche ou un carpillon ; l’autre brandit, à une fourche, une brochette de goujons ; un troisième nous exhibe pour chef une tête de brochet, du bec duquel sort un gardon, et qui s’accouche avec une scie, s’ouvrant le ventre plein de poissons. J’en ai une indigestion… D’autres, la gueule ouverte, y enfonçant leurs doigts afin de l’élargir, s’étouffent en poussant dans leur gosier (À bouère ! ) des œufs qui ne veulent point passer. À gauche, à droite, du haut du char, masques de chevêches, robes de frocards, des pêcheurs à la ligne pêchent, au bout d’un fil, les galopins qui sautent comme des cabris, le bec en l’air pour attraper et croquer, croque, croque au vol, les dragées ou les crottes dans le sucre roulées. Et par-derrière, un diable danse, habillé en cuisinier ; il agite une casserole et une cuiller à pot ; d’une infâme ratatouille, il enfourne la becquée à six damnés nu-pieds, attachés à la queueleuleu, qui, par les barreaux d’une échelle, passent leur tête grimaçante, casquée d’un bonnet de coton.
Mais voici les triomphateurs, les héros de la journée ! Sur un trône de jambons, sous un dôme de langues fumées, paraît la reine des Andouilles, couronnée de cervelas, le cou orné d’un chapelet de saucisses enfilées, dont elle joue coquettement avec ses doigts boudinés ; escortée de ses estaffiers, boudins blancs et boudins noirs, andouillettes de Clamecy, que Riflandouille, le colonel, conduit à la victoire. Armés de broches et de lardoires, ils ont grand air, gras et luisants. Et j’aime aussi ces dignitaires, dont le ventre est une marmite, ou le corps un pâté en croûte, et qui portent, tels les rois mages, qui une hure de cochon, qui un flacon de vin morillon, qui la moutarde de Dijon. Au bruit des cuivres, des cymbales, des écumoires, des lèchefrites, arrive au milieu des risées, sur son âne, le roi des cocus, l’ami Pluviaut. Vincent, c’est lui, il est élu ! Assis à rebrousse-poil, coiffé d’un haut turban, un gobelet en main, il écoute sa garde de flotteurs, diables cornus, qui, la gaffe ou la gaule sur l’épaule, dégoisent à voix claire, en bonne langue franche et françoise, sans voiles, son histoire et sa gloire. En sage, il n’en montre pas d’indiscrète fierté ; indifférent, il boit, il fouette une lampée ; mais quand il passe au pied d’un logis illustré par la même fortune, il crie, levant son verre : « Hohé, confrère, à ta santé ! »
Enfin, pour clore le cortège, vient la jolie saison nouvelle. Une fraîche fille, rose et riante, au lisse front, aux cheveux blonds, avec des petits frisons, couronnée de primevères, jaunes et claires, et portant en bandoulière, autour des petits seins ronds, de verts chatons, pris aux noisetiers des buissons. À sa ceinture, une escarcelle sonnante et pleine, et dans ses mains, une corbeille, elle chante, ses sourcils pâles relevés, écarquillant les yeux d’un bleu d’azur léger, la bouche ouverte comme un O sur ses nacottes aiguisées tels des couteaux, elle chante, d’une voix grêle, l’hirondelle, qui reviendra bientôt. À ses côtés, sur le chariot, que traînent quatre grands bœufs blancs, des mignonnes en bon point, bien à point, belles gaillardes au corps gracieux et rebondi et des fillettes à l’âge ingrat, qui comme de jeunes arbrisseaux ont poussé de-ci, de-là. À chacune il manque un morceau ; mais du reste le loup ferait un bon repas… Les laiderons jolis ! Elles portent dans des cages des oiseaux de passage, ou puisant dans la corbeille de la reine du printemps, elles jettent aux badauds des gâteaux, des surprises, des papillotes, où l’on trouve bonnets et cottes, des pralinés, son sort écrit, des vers d’amour, — ou bien les cornes.
Arrivées au bas du marché, près de la tour, les pucelles sautent du char, et sur la grand-place dansent avec les clercs et les commis. Cependant que Mardi gras, Carême et le roi des cocus poursuivent leur marche triomphale, en s’arrêtant tous les vingt pas, pour dire aux gens leurs vérités, ou la chercher au fond du verre…
À bouère ! À bouère ! À bouère !
Nous quitterons-nous sans bouère ?
Non !
Les Bourguignons ne sont pas si fous
D’se quitter sans boire un coup !
Mais à trop l’arroser, la langue s’épaissit et la verve se mouille. Je laisse l’ami Vincent faire avec son escorte une station nouvelle, à l’ombre d’un bouchon. La journée est trop belle pour rester encagé. Allons prendre l’air des champs !
Mon vieil ami le curé Chamaille, qui est venu de son village, dans sa charrette à âne, banqueter chez monsieur l’archiprêtre de Saint-Martin, m’invite à le reconduire, un bout de chemin. J’emmène ma Glodie. Nous montons dans le tape-cul. Fouette, bourrique !… Elle est si petite que je propose de la mettre dans le char, entre Glodie et moi… La route blanche s’allonge. Le soleil vieillot somnole ; il se chauffe, au coin de son feu, plus qu’il ne nous réchauffe. L’âne s’endort aussi et s’arrête, à penser. Le curé l’interpelle, indigné, de sa voix de gros bourdon :
— Madelon !
L’âne tressaute, tricote de ses fuseaux, zigzague entre deux ornières, et de nouveau s’arrête et médite, insensible à nos objurgations :
— Ah ! maudite, sans le signe de croix que tu portes sur le dos, gronde Chamaille, qui lui larde les fesses du bout de son bâton, comme je te casserais ma trique sur l’échine !
Afin de nous reposer, nous faisons une halte, à la première auberge, au détour du chemin, qui de là redescend vers le blanc village d’Armes, dans le clair de son eau mirant son fin museau. Au milieu d’un champ voisin, autour d’un grand noyer qui se carre, dressant dans le ciel enfariné ses bras noirs et sa fière carcasse dépouillée, des filles font une ronde. Allons danser !… Elles ont été porter la crêpe du Mardi gras à commère la pie.
— Aga, Glodie, aga Margot l’agasse, avec son gilet blanc sur le bord de son nid, tout là-haut, tout là-haut, qui se penche pour voir ! La curieuse ! Afin que rien n’échappe à son petit œil rond et à sa langue bavarde, elle a fait sa maison sans porte ni fenêtres, tout au faîte des branches, ouverte à tous les vents. Elle est glacée, trempée, qu’importe ? Elle peut tout voir. Elle est de mauvaise humeur, elle a l’air de nous dire : « Qu’ai-je à faire de vos dons ? Manants, remportez-les ! Croyez-vous que si j’avais envie de votre crêpe, je ne serais pas capable d’aller la prendre chez vous ? À manger ce qu’on vous donne, il n’y a pas de plaisir. Je n’ai faim que de ce que je vole. »
— Alors, pourquoi, père-grand, lui donne-t-on la crêpe avec ces beaux rubans ? Pourquoi souhaiter sa fête à cette larronnette ?
— Parce que, dans la vie, vois-tu, c’est plus prudent d’être bien que d’être mal avec les méchants.
— Eh bien, Colas Breugnon, tu lui en apprends de belles ! gronde le curé Chamaille.
— Je ne lui dis pas que c’est beau, je lui dis que c’est ce que chacun fait, toi, curé, tout le premier. Tu peux rouler des yeux. Lorsque tu as affaire à une de tes dévotes qui voient tout, qui savent tout, qui mettent leur nez partout, qui ont la bouche ainsi qu’un sac plein de malices, ose prétendre un peu que, pour les faire taire, tu ne leur bourrerais pas le bec avec des crêpes !
— Ah ! Dieu, si cela suffisait ! s’exclame le curé.
— J’ai calomnié Margot, elle vaut mieux qu’une femme. Au moins sa langue est bonne parfois à quelque chose.
— Et à quoi donc, grand-père ?
— Quand le loup vient, elle crie…
Or, voilà qu’à ces mots, l’agasse se met à crier. Elle jure, elle sacre, elle bat des ailes, elle vole, elle couvre d’invectives je ne sais qui, je ne sais quoi, qui est dans la vallée d’Armes. À la lisière du bois, ses compères emplumés, le geai Charlot et Colas le corbeau, lui répondent sur le même ton aigre et irrité. Les gens rient, les gens crient : « Au loup ! » Personne n’y croit. On n’en va pas moins voir (croire est bon, voir vaut mieux)… Et que voit-on ?… Nom d’un petit bonhomme ! Une bande de gens armés, qui montent la côte au trot. Nous les reconnaissons. Ce sont ces sacripants, les troupes de Vézelay, qui, sachant notre ville démunie de sa garde, s’imaginaient trouver la pie (mais non celle-ci) au nid !…
Je vous prie de penser que nous ne nous attardons pas à les considérer ! Chacun crie : sauve qui peut ! On se pousse, on se rue. On détale à toutes jambes, sur la route, par les champs, celui-ci ventre à terre, celui-là sur l’autre versant de son individu. Nous trois nous sautons dans la voiture à âne. Comme si elle comprenait, Madelon part comme une flèche, fouettée à tour de bras par le curé Chamaille, qui a, dans son émoi, perdu tout souvenir des égards que l’on doit à l’échine d’un baudet marqué du signe de croix. Nous roulons au milieu d’un flot de gens qui poussent des cris de merlusine, et, couverts de poussière et de gloire, nous entrons à Clamecy, bons premiers, ayant sur nos talons le reste des fuyards. Et toujours au galop, la charrette sautant, Madelon ne touchant plus terre, le curé fouettant, nous traversons le faubourg de Béyant en criant :
— L’ennemi vient !
Les gens riaient d’abord, en nous voyant passer. Mais ils ne furent pas longs à comprendre. Aussitôt, ce fut comme une fourmilière, où l’on vient d’introduire un bâton. Chacun se démenait, sortait, rentrait, sortait. Les hommes s’armaient, les femmes faisaient leur paquet, les objets s’empilaient dans les hottes, les brouettes ; tout le peuple du faubourg, abandonnant ses lares, reflua vers la ville, à l’abri des murailles ; les flotteurs, sans ôter leurs costumes, leurs masques, cornus, griffus, pansus, qui en Gargantua, et qui en Belzébuth, coururent aux bastions, armés de gaffes et de harpons. Si bien que, quand l’avant-garde de MM. de Vézelay arriva sous les murs, les ponts étaient levés, et il ne restait de l’autre côté des fossés que quelques pauvres diables, qui, n’ayant rien à perdre, ne s’étaient pas beaucoup pressés de le sauver, et le roi des cocus, notre ami Pluviaut, oublié par l’escorte, qui, plein jusqu’au goulot et rond comme Noé, ronflait sur son roussin, en lui tenant la queue.
C’est ici que l’on voit l’avantage, à se trouver en face de Français pour ennemis. D’autres lourdauds, Allemands, ou Suisses, ou Anglais, qui ont l’entendement aux mains et comprennent à Noël ce qu’on leur dit à la Toussaint, eussent cru qu’on raillait ; et je n’aurais pas donné un radis de la peau du pauvre Pluviaut. Mais entre gens de chez nous, on s’entend à demi-mot : d’où qu’on vienne, de Lorraine, de Touraine, gens de Champagne ou de Bretagne, oies de Beauce, ânes de Beaune, ou lièvres de Vézelay, qu’on s’étrille, qu’on s’assomme, une bonne plaisanterie est bonne pour tout gaillard françois… En voyant notre Silène, tout le camp ennemi rit, de la bouche et du nez, de la gorge et du menton, du cœur et du bedon. Et, par saint Rigobert, de les voir qui riaient, nous en crevions de rire, le long de nos bastions. Ensuite, nous échangeâmes, par-dessus les fossés, des injures bien plaisantes, à la façon d’Ajax et d’Hector le Troyen. Mais les nôtres étaient de plus moelleuse graisse. Je voudrais les noter, je n’en ai pas le temps ; je les noterai toutefois (patience !) dans un recueil que je fais depuis douze ans, des meilleures facéties, paillardises, gaillardises, que j’ai ouïes, dites ou lues (ce serait dommage, vraiment, qu’elles fussent perdues), au cours de mon pèlerinage en cette vallée de larmes. D’y penser seulement, j’ai le ventre secoué ; je viens, en écrivant, de faire un gros pâté.
Quand nous eûmes bien crié, fallut agir (agir après parler, repose). Ni eux, ni nous n’y tenions guère. Le coup était manqué pour eux, nous étions à l’abri : ils n’avaient nulle envie d’escalader nos murs ; on risque trop de se rompre les os. Cependant, s’agissait de faire, coûte que coûte, quelque chose, n’importe quoi. On brûla de la poudre, on déchargea des pétarades en veux-tu ? eh ! en voilà ! Nul n’en souffrit, que les moineaux. Le dos au mur, au pied du parapet, assis en paix, nous attendions que les pruneaux eussent passé, pour décharger aussi les nôtres, mais sans viser (il ne faut pas trop s’exposer). On ne se risquait à regarder que lorsqu’on entendait brailler leurs prisonniers : ils étaient bien une douzaine, hommes et femmes de Béyant, tous alignés, non pas la face, mais la pile tournée aux murs à qui l’on donnait la fessée. Ils criaient plus fort que l’anguille, mais le mal n’était pas grand. Pour nous venger, bien abrités, nous défilâmes tout le long de nos courtines, brandissant au-dessus des murs, embrochés au bout de nos piques, jambons, cervelas et boudins. Nous entendions les cris de rage et de désir des assiégeants. Nous nous en fîmes une pinte de bon sang ; et, pour n’en point perdre une goutte (lorsque tu tiens une bonne farce, jusqu’à la moelle ronge l’os !) le soir venu, nous installâmes sous le ciel clair, sur les talus, avec les murs pour paravent, tables chargées de victuailles et de flacons ; nous banquetâmes, à grand fracas, chantant, trinquant, à la santé du Mardi gras. Du coup, les autres en faillirent crever de fureur dans leur peau. Ainsi la journée se passa gentiment, sans trop de dégât. Si ce n’est que l’un des nôtres, le gros Gueneau de Pousseaux, ayant voulu, dans sa ribote, se promener sur la muraille, le verre en main pour les narguer, eut d’une mousquetade sa cervelle et son verre mis en capilotade. Et de notre côté, nous en estropiâmes un ou deux, en échange. Mais notre bonne humeur n’en fut point altérée. Point de fête, on le sait, sans quelques pots cassés.
Chamaille attendait la nuit, pour sortir de la ville et pour rentrer chez lui. Nous avions beau lui dire :
— Ami, tu risques gros. Attends plutôt la fin. Dieu se chargera bien de tes paroissiens.
Il répondait :
— Ma place est parmi mes agneaux. Je suis le bras de Dieu ; et si je fais défaut, Dieu restera manchot. Il ne le sera point où je serai, j’en jure.
— Je le crois, je le crois, dis-je, tu l’as prouvé, lorsque les huguenots assiégeaient ton clocher et que tu assommas d’un gros moellon leur capitaine Papiphage.
— Il fut bien étonné, dit-il, le mécréant ! Et je le fus pareillement. Je suis bonhomme et n’aime point à voir couler le sang. C’est dégoûtant. Mais diable sait ce qui vous passe en la carcasse, quand on est parmi les fous ! On devient loup.
Je dis :
— C’est vrai, il n’est rien de tel que d’être en foule pour n’avoir plus le sens commun. Cent sages font un fou, et cent moutons un loup… Mais dis-moi donc, curé, à ce propos, comment arranges-tu ensemble les deux morales — celle de l’homme seul qui vit en tête à tête avec sa conscience et demande la paix pour lui et pour les autres, — et la morale des troupeaux d’hommes, des États, qui font de la guerre et du crime une vertu ? Laquelle vient de Dieu ?
— Belle question, parbleu !… Toutes les deux. Tout vient de Dieu.
— Alors, il ne sait ce qu’il veut. Mais je crois bien plutôt qu’il le sait et ne peut. N’a-t-il affaire qu’à l’homme isolé, c’est facile : il lui est fort aisé de se faire obéir. Mais quand l’homme est en troupe, Dieu n’en mène pas large. Que peut un seul contre tous ? Alors, l’homme est livré à la terre, sa mère, qui lui souffle son esprit carnassier… Tu te souviens du conte de chez nous, où des hommes, à certains jours, sont loups, et puis ils rentrent dans leur peau. Nos vieux contes en savent plus long que ton bréviaire, mon curé. Chaque homme dans l’État reprend sa peau de loup. Et les États, les rois, leurs ministres ont beau s’habiller en bergers, et, les fourbes, se dire cousins du grand berger, du tien, du Bon Pasteur, ils sont tous loups-cerviers, taureaux, gueules et ventres, que rien ne peut combler. Et pourquoi ? Pour nourrir la faim immense de la terre.
— Tu divagues, païen, dit Chamaille. Les loups viennent de Dieu, comme le reste. Il a tout fait pour notre bien. Ne sais-tu pas que c’est Jésus qui, nous dit-on, créa le loup, afin de défendre les choux, qui poussaient dans le jardinet de la Vierge, sa sainte mère, contre les chèvres et les cabris ? Il eut raison. Inclinons-nous. Nous nous plaignons toujours des forts. Mais, mon ami, si les faibles devenaient rois, ce serait encore bien pis. Conclusion : tout est bon, les loups et les moutons ; les moutons ont besoin des loups, pour les garder ; et les loups des moutons : car il faut bien manger… Là-dessus, mon Colas, je vas garder mes choux.
Sa soutane il troussa, son gourdin empoigna, et dans la nuit sans lune il partit, en m’ayant avec émotion confié Madelon.
Les jours suivants, ce fut moins gai. Nous avions sottement bâfré, le premier soir, sans compter, par goinfrerie, forfanterie, et par stupidité. Et nos provisions étaient plus qu’écornées. Il fallut se serrer le ventre ; on le serra. Mais on crânait toujours. Quand les boudins furent mangés, on en fabriqua d’autres, des boyaux rembourrés de son, des cordes trempées de goudron, qu’on promenait sur des harpons, à la barbe de l’ennemi. Mais le drôle éventa la ruse. Une balle trancha l’un des boudins, au beau milieu. Et qui rit le plus fort, alors ? Ce ne fut pas nous. Pour nous achever, ces brigands, nous voyant pêcher à la ligne, du haut des murs dans la rivière, imaginèrent, aux écluses amont, aval, de poser de grands filets pour intercepter la friture. En vain notre archiprêtre objurgua ces mauvais chrétiens de nous laisser faire carême. Faute de maigre, il fallut bien vivre sur notre lard.
Nous aurions pu, sans doute, implorer le secours de M. de Nevers. Mais, pour ne rien cacher, nous n’étions pas pressés d’héberger de nouveau ses troupes. Il nous en coûtait moins d’avoir les ennemis devant nos murs que, dedans, les amis. Aussi, tant qu’on pouvait se passer d’eux, on se taisait ; c’était le mieux. Et l’ennemi, de son côté, était assez discret pour ne les point mander. On préférait s’entendre à deux, sans un troisième. On ouvrit donc, sans se presser, les pourparlers. Et cependant, dans les deux camps, on menait une vie très sage, se couchant tôt, se levant tard et tout le jour jouant aux boules, au bouchon, bâillant d’ennui plus que de faim, et sommeillant tant et si bien qu’en jeûnant nous engraissâmes.
On remuait le moins possible. Mais il était bien difficile de tenir aussi les enfants. Ces garnements toujours courant, piaillant, riant, en mouvement, ne cessaient point de s’exposer, grimpant aux murs, tirant la langue à l’assiégeant, le bombardant à coups de pierres ; ils avaient une artillerie de seringues en sureau, de frondes à ficelle, de bâtons refendus… attrape ci, attrape ça, vlan dans le tas !… Et nos singes hurlaient de rire ; et furieux, les lapidés juraient de les exterminer. On nous cria que le premier des polissons qui sur les murs montrerait le bout de son nez serait arquebusé. Nous promîmes de les surveiller ; mais nous avions beau leur allonger les oreilles et leur faire la grosse voix, ils nous filaient entre les doigts. Et le plus fort (j’en tremble encore) fut qu’un beau soir j’entends un cri : c’était Glodie (non ! qui l’eût dit !), cette eau qui dort, sainte-nitouche, ah ! la mâtine ! mon trésor !… qui du talus dans le fossé venait de faire le plongeon… Dieu bon, je l’aurais fouettée !… Sur les murs je ne fis qu’un bond. Et tous, penchés, nous regardions… L’ennemi aurait eu beau jeu, s’il eût voulu de nous pour cibles ; mais, comme nous, il regardait au fond du fossé ma chérie, qui (la Sainte Vierge soit bénie !) avait roulé douillettement comme un chaton, et, sans autrement s’effarer, assise dans l’herbe fleurie, levait la tête vers les têtes qui se penchaient des deux côtés, leur faisait la risette et cueillait un bouquet. Tous lui riaient aussi. Monseigneur de Ragny, le commandant de l’ennemi, défendit que l’on fît aucun mal à l’enfant, et même il lui jeta, brave homme, son drageoir.
Mais pendant qu’on était occupé de Glodie, Martine (on n’en finit jamais avec les femmes), pour sauver sa brebis, tout le long du talus dégringolait aussi, courant, glissant, roulant, la jupe jusqu’au cou retroussée et montrant à tous les assiégeants, fièrement, son orient, son occident, les quatre points du firmament, et l’autre au ciel resplendissant. Son succès fut éclatant. Elle n’en fut intimidée, prit sa Glodie, et l’embrassa, et la claqua.
Enthousiasmé par ses appâts, n’écoutant pas son capitaine, un grand soldat dans le fossé bondit et vint à elle, tout courant. Elle attendit. De nos remparts nous lui jetâmes un balai. Elle l’empoigna, et bravement sur l’ennemi elle marcha, et trique et traque, pati patac, le galant n’en menait pas large, et tue ! et rue ! il décampa, sonnez trompettes et clairons ! On hissa la triomphatrice, avec l’enfant, parmi les rires des deux camps ; et je tirais, fier comme un paon, la corde au bout de laquelle montait ma gaillarde, qui exposait à l’ennemi l’astre des nuits.
On mit une semaine encore à discuter. (Toutes les occasions sont bonnes pour causer.) Le faux bruit de l’approche de M. de Nevers nous mit enfin d’accord ; et l’entente se fit, en somme, à bon marché : nous promîmes à ceux de Vézelay la dîme des vendanges prochaines. Fait bon promettre ce qu’on n’a, ce qu’on aura… On ne l’aura peut-être pas ; dans tous les cas, sous les ponts l’eau passera, et du vin dans notre estomac.
Des deux côtés, nous étions donc bien satisfaits les uns des autres, et de nous beaucoup plus encore. Mais à peine sortis de l’averse, nous vint nouvelle pluie. Ce fut dans la nuit justement qui suivit le traité, qu’aux cieux parut un signe. Sur les dix heures, il sortit de derrière Sembert, où il était tapi, et, glissant dans le pré des étoiles, vers Saint-Pierre-du-Mont comme un serpent il s’allongea. Il semblait une épée dont la pointe était une torche, avec des langues de fumée. Et une main tenait le manche, dont les cinq doigts se terminaient par des têtes hurlantes. On distinguait à l’annulaire une femme dont les cheveux flottaient au vent. Et la largeur, à la poignée de l’épée, était d’un empan ; sept à huit lignes, à la pointe ; trois lignes et deux pouces, en son milieu, exactement. Et sa couleur était sanglante, violacée, tuméfiée, ainsi qu’une blessure au flanc. Toutes nos têtes, vers le ciel, la bouche bée, étaient levées ; on entendait claquer les dents. Et les deux camps se demandaient lequel des deux était visé par le présage. Et nous étions bien convaincus que c’était l’autre. Mais tous avaient la chair de poule. Excepté moi. Je n’eus point peur. Il faut dire que je ne vis rien, j’étais couché depuis neuf heures. M’étais couché pour obéir à l’almanach : car c’était la date indiquée, afin de prendre médecine ; et où qu’on soit, quand l’almanach commande, je m’exécute sans réplique : car c’est parole d’Évangile. Mais comme on m’a tout raconté, c’est comme si je l’avais vu. Je l’ai noté.
Après que la paix fut signée, ennemis et amis, ensemble on banqueta. Et comme était venue alors la Mi-Carême, jeûne rompu, on s’en donna. Des villages des environs nous arrivèrent à foison, pour fêter notre délivrance, les mangeailles et les mangeurs. Ce fut une belle journée. Tout le long des remparts, la table était dressée. On y servit trois marcassins, rôtis entiers, et rembourrés d’un hachis épicé d’abats de sangliers et de foie de héron, des jambons parfumés, fumés dans l’âtre avec des branches de genévrier ; des pâtés de lièvre et de porc, embaumés d’ail et de laurier ; des andouillettes et des tripes ; des brochets et des escargots ; du gras-double, de noirs civets, qui, devant qu’on en eût tâté, vous grisaient par le nez ; et des têtes de veau qui fondaient sous la langue ; et des buissons ardents d’écrevisses poivrées, qui vous embrasaient le gosier ; et là-dessus, pour l’apaiser, des salades à l’échalote vinaigrées, et de fières lampées des crus de la Chapotte, de Mandre, de Vaufilloux ; et, pour dessert, le blanc caillé, frais, granuleux, qui s’écrasait entre la langue et le palais ; et des biscuits qui vous torchaient un verre plein comme une éponge, d’un seul coup.
Aucun de nous ne lâcha pied, tant qu’il resta de quoi bâfrer. Loué soit Dieu qui nous donna de pouvoir en si peu d’espace, dans le sac de notre estomac, empiler flacons et plats. Surtout la joute fut belle entre l’ermite Courte-Oreille de Saint-Martin-de-Vézelay, qui les Vézeliens escortait (ce grand observateur qui le premier, dit-on, nota qu’un âne ne peut braire s’il n’a la queue en l’air), et le nôtre (je ne dis âne), Dom Hennequin, qui prétendait qu’il avait dû jadis être carpe ou brochet, tant il avait dégoût de l’eau, pour en avoir trop bu sans doute, en l’autre vie. Bref, quand nous sortîmes de table, Vézeliens et Clamecycois, nous avions les uns pour les autres bien plus d’estime qu’au potage : c’est au manger que l’on apprend ce que vaut l’homme. Qui aime ce qui est bon, je l’aime : il est bon Bourguignon.
Enfin, pour achever de nous mettre d’accord, nous digérions notre dîner, lorsque parurent les renforts que M. de Nevers envoyait pour nous protéger. Nous rîmes bien ; et nos deux camps, très poliment, les prièrent de s’en retourner. Ils n’osèrent pas insister, et s’en allèrent tout penauds, comme chiens que brebis font paître. Et nous disions, nous embrassant :
— Étions-nous bêtes de nous battre pour le profit de nos gardiens ! Si nous n’avions pas d’ennemis, ils en inventeraient, parbleu ! pour nous défendre. Grand merci ! Dieu nous sauve de nos sauveurs ! Nous nous sauverons bien tout seuls. Pauvres moutons ! Si nous n’avions à nous défendre que du loup, nous saurions bien nous en garder. Mais qui nous gardera du berger ?