IV
LE FLÂNEUR
OU UNE JOURNÉE DE PRINTEMPS
Avril, gracile fille du printemps, pucelette maigrelette, aux yeux charmants, je vois fleurir tes seins menus sur la branche d’abricotier, la branche blanche dont les bourgeons pointus, rosés, sont caressés par le soleil du frais matin, à ma fenêtre, en mon jardin. Quelle belle matinée ! Quelle félicité de penser qu’on verra, qu’on voit cette journée ! Je me lève, j’étire mes vieux bras où je sens la bonne courbature du travail acharné. Les quinze jours derniers, mes apprentis et moi, afin de rattraper les chômages forcés, nous avons fait voler les copeaux et chanter le bois sous nos rabots. Notre faim de travail est malheureusement plus vorace que n’est l’appétit du client. Eh ! l’on n’achète guère, on se presse encore moins de payer ce qu’on a commandé ; les bourses sont saignées à blanc ; n’y a plus de sang au fond des escarcelles ; mais y en a toujours dans nos bras et nos champs ; la terre est bonne, celle dont je suis fait et celle où je vis (c’est la même). « Ara, ora et labora. Roi tu seras. » Ils sont tous rois, les Clamecycois, ou le seront, oui, par ma foi : car j’entends, dès ce matin, bruire les aubes des moulins, grincer le soufflet de la forge, tinter la danse sur l’enclume des marteaux des maréchaux, le couperet sur le tranchoir hacher les os, les chevaux à l’abreuvoir renifler l’eau, le savetier qui chante et cloue, les roues des chars sur le chemin, et les sabots pati-patoche, les fouets claquants, les bavardages des passants, les voix, les cloches, le souffle enfin de la ville travaillant, qui fait ahan : « Pater noster, nous pétrissons panem nostrum quotidien, en attendant que tu le donnes : c’est plus prudent… » Et sur ma tête, le beau ciel du bleu printemps, où le vent passe, pourchassant les nuages blancs, le soleil chaud et l’air frisquet. Et l’on dirait… c’est la jeunesse qui renaît ! Elle revient, à tire-d’aile, du fond des temps, refaire son nid d’hirondelle sous l’auvent de mon vieux cœur qui l’attend. La belle absente, comme on l’aime, à son retour ! Bien plus, bien mieux qu’au premier jour…
À ce moment, j’entends grincer la girouette sur le toit, et ma vieille, dont la voix aigre criait je ne sais quoi à je ne sais pas qui, peut-être à moi. (N’écoutais pas.) Mais la jeunesse effarouchée était partie. Au diable soit la girouette !… Elle, enragée (je dis : ma vieille), elle descend me corner dans le tympan son chant :
— Que fais-tu là, les bras ballants, bayant aux nues, maudit feignant, la gueule ouverte comme le trou d’une citerne ? Tu fais peur aux oiseaux du ciel. Qu’attends-tu ? Qu’une alouette toute rôtie tombe dedans, ou bien le pleur d’une hirondelle ? Pendant ce temps, moi, je me tue, je souffle, je sue, je m’évertue, je peine comme un vieux cheval, pour servir cet animal !… Va, faible femme, c’est ton lot !… Eh bien, non, non, car le Très-Haut n’a pas dit que nous aurions toute la peine, et que Adam irait de-ci, de-là, flânant, et les mains derrière le dos. Je veux qu’il souffre aussi, et je veux qu’il s’ennuie. Si c’était autrement, s’il s’amusait, le gueux, il y aurait de quoi désespérer de Dieu ! Par bonheur, je suis là, moi, afin d’accomplir ses saintes volontés. As-tu fini de rire ? Au travail, si tu veux faire bouillir le pot !… Eh ! voyez s’il m’écoute ! Grouilleras-tu bientôt ?
Avec un doux sourire, je dis :
— Mais oui, ma belle. Ce serait un péché de rester au logis, par ce matin joli.
Je rentre à l’atelier, je crie aux apprentis :
— Il me faut, mes amis, une pièce de bois, liant, doux, et serré. Je vais voir chez Riou, s’il a dans l’entrepôt quelque beau madrier. Hop ! Cagnat ! Robinet ! Allons faire notre choix.
Eux et moi, nous sortons. Et ma vieille criait. Je dis :
— Chante toujours !
Mais ce dernier conseil n’était pas nécessaire. Quelle musique ! Je sifflais, pour renforcer le couplet. Le bon Cagnat disait :
— Eh ! maîtresse, on croirait qu’on s’en va-t-en voyage. Dans un petit quart d’heure, on sera de retour.
— Avec ce brigand-là, dit-elle, sait-on jamais !
Neuf heures alors sonnaient. Nous allions en Béyant, le trajet n’est pas long. Mais au pont de Beuvron, on s’arrête en passant (il faut bien s’informer de la santé des gens), pour saluer Fétu, Gadin et Trinquet dit Beau-Jean, qui commencent leur journée, assis sur la chaussée, à regarder l’eau couler. On devise, un moment, de la pluie et du beau temps. Puis, nous nous remettons en route, sagement. On est hommes de conscience, on va par le plus droit, on ne cause avec personne (il est vrai que sur le chemin, nous ne rencontrons personne). Seulement (on est sensible aux beautés de la nature), on admire le ciel, les jeunes pousses du printemps, dans les fossés des murs un pommier fleurissant, on regarde l’hirondelle, on fait halte, on discute la direction du vent…
À mi-chemin, je songe que je n’ai d’aujourd’hui embrassé ma Glodie. Je dis :
— Allez toujours. Je fais les deux chemins. Chez Riou, je vous rejoins.
Quand j’arrivai, Martine, ma fille, était en train de laver sa boutique, à grande eau, sans cesser de jaser, de jaser, de jaser, avec l’un, avec l’autre, son mari, ses garçons, l’apprenti, et Glodie, et deux ou trois commères en plus du voisinage, avec qui elle riait, à rate que veux-tu, sans cesser de jaser, de jaser, de jaser. Et quand elle eut fini, non de jaser, mais de laver, elle sortit et vida le seau dans la rue, à toute volée. Moi, je m’étais arrêté, quelques pas avant d’entrer, afin de l’admirer (elle me réjouit les yeux et le cœur, quel morceau ! ) et je reçus la moitié du seau sur les mollets. Elle n’en rit que mieux, mais moi bien plus fort qu’elle. Ah ! la belle Gauloise, qui me riait au nez, avec ses noirs cheveux qui lui mangent le front, ses forts sourcils, ses yeux qui brûlent, et ses lèvres encore plus, rouges comme des tisons et gonflées comme des prunes ! Elle allait, gorge nue et bras nus, gaillardement troussée. Elle dit :
— À la bonne heure ! Au moins, as-tu tout pris ?
Je répondis :
— Il ne s’en faut guère ; mais je ne me soucie de l’eau, pourvu que je ne sois pas obligé à la boire.
— Entre, dit-elle, Noé, du déluge sauvé, Noé le vigneron. J’entre, je vis Glodie, assise en court jupon, sous le comptoir tapie :
— Bonjour, petit mitron.
— Je parie, dit Martine, que je sais ce qui t’a fait sortir si tôt de la maison.
— Tu paries à coup sûr, tu connais la raison, tu as sucé son téton.
— C’est la mère ?
— Pardine !
— Que les hommes sont poltrons !
Florimond, qui entrait, juste, reçut le paquet. Il prit un air piqué. Je lui dis :
— C’est pour moi. Ne t’offense pas, mon gars !
— Il y a part pour deux, dit-elle, ne sois pas si glouton. L’autre gardait toujours sa dignité froissée. Il est un vrai bourgeois. Il n’a jamais admis qu’on pût rire de lui ; aussi, quand il nous voit tous deux, Martine et moi, il se méfie, il épie, d’un regard soupçonneux, les mots qui vont sortir de nos bouches qui rient ! Eh ! pauvres innocents ! Quelle malice on nous prête !
Je dis ingénument :
— Tu plaisantes, Martine ; je sais que Florimond est maître, en sa maison ; il ne se laisse pas, comme moi, damer le pion. D’ailleurs sa Florimonde est douce, docile, discrète, n’a pas de volonté, obéit sans parler. La bonne fille, elle tient de moi qui ai toujours été un pauvre homme timide, soumis et écrasé !
— As-tu bientôt fini de te moquer du monde ! fit Martine à genoux, qui frottait de nouveau (et je te frotte, et je te frotte) les carreaux, les croisées, d’une joie enragée.
Et tout en travaillant (moi, je la regardais faire), nous dégoisions ensemble de bons et drus propos. Au fond du magasin, que Martine remplissait de son mouvement, de son verbe, de sa robuste vie, se tenait rencogné Florimond, renfrogné, pincé, collet monté. Il n’est jamais à l’aise, dans notre société ; les mots verts l’effarouchent, et les saines gauloiseries : ils choquent sa dignité ; et puis, il ne comprend pas que l’on rie par santé. Il est petiot, pâlot, maigriot et morose ; il aime à se plaindre de tout ; il ne trouve rien de bien, sans doute, parce qu’il ne voit que lui. Une serviette enroulée autour de son cou de poulet, il avait l’air inquiet, et remuait, à droite, à gauche, les prunelles ; enfin, il dit :
— On est à tous les vents, ici, comme sur une tour. Toutes les fenêtres sont ouvertes.
Martine, sans l’interrompre, dit :
— Eh ! quoi, j’étouffe.
Quelques minutes, Florimond tenta de tenir bon… (Il soufflait, à dire vrai, un beau petit vent frais)… Et partit furibond. La gaillarde accroupie leva la tête, et dit, avec sa bonne humeur affectueuse et railleuse :
— Il va se remettre au four.
Narquois, je demandais si elle s’entendait toujours avec son pâtissier. Elle se garda bien de me dire que non. Ah ! la sacrée mâtine, lorsqu’elle s’est trompée, on la couperait en quatre, plutôt qu’elle avouât.
— Et pourquoi donc, dit-elle, ne m’entendrais-je pas ? Il est fort à mon goût.
— Oui-dà, j’en mangerais. Mais pour ta grande bouche, dis-je, un petit pâté est bien vite avalé.
— De ce qu’on a, dit-elle, il faut se contenter.
— C’est bien dit. Malgré tout, si j’étais à la place du petit pâté, je serais, je l’avoue, à moitié rassuré.
— Pourquoi ? N’a rien à redouter, car je suis loyale en marché. Mais qu’il le soit pareillement ! Car sinon, le garnement, s’il me trompe, est prévenu : le jour ne passera point qu’il ne soit coquericocu. Chacun son bien. À lui le sien. À moi le mien. Donc, qu’il fasse son devoir !
— Tout son devoir.
— Dame, il faudrait un peu voir qu’il se plaignît que la pucelle fût trop belle !
— Ah ! diablesse, je ne m’abuse, c’est toi qui répondis à la buse, qui rapportait l’ordre du ciel.
— Je connais plus d’un busard, dit-elle, mais sans plumes. Duquel veux-tu parler ?
— Connais-tu pas, dis-je, l’histoire de la buse que des commères envoyèrent à Notre Père, pour demander que les marmots, à peine éclos, pussent trotter sur leurs deux jambes ? Le bon Dieu dit : « Je le veux bien. » (Il est galant avec les dames.) « Je ne demande en échange rien qu’une petite condition à mes aimables paroissiennes : que désormais, sous l’édredon, femmes, filles et fillettes couchent seulettes. » La buse emporta, fidèle, le message sous son aile ; et je n’étais point là, le jour qu’il arriva ; mais je sais que le messager en entendit de belles !
Martine s’arrêta, sur les talons assise, de frotter pour pousser de grands éclats de rire ; et puis, me bouscula, en criant :
— Vieux bavard ! plus qu’un pot à moutarde, bavard, baveux, bavant ! Va-t’en de là, va-t’en ! Conteur de balivernes ! À quoi es-tu bon, dis ? Faire perdre le temps ! Çà, déguerpis. Et tiens, emmène-moi aussi ce petit chien sans queue, qui traîne dans mes jambes, ta Glodie, oui, qui vient de se faire chasser encore du fournil et de fourrer ses pattes, je gage, dans la pâte (elle en a sur le nez). Ouste, filez tous deux, laissez-nous, marmousets, laissez-nous travailler, ou je prends mon balai…
Elle nous mit dehors. Nous partîmes tous deux, bien contents ; nous allâmes ensemble chez Riou. Mais nous nous arrêtâmes un peu, au bord de l’Yonne. Nous regardions pêcher. Nous donnions des conseils. Et nous avions grand-joie quand plongeait le bouchon, ou que du vert miroir l’ablette bondissait. Mais Glodie, en voyant à l’hameçon le ver, qui se tordait de rire, me dit, d’un petit air dégoûté :
— Père-grand, il a mal, il va être mangé.
— Eh ! ma mignonne, dis-je, sans doute ! Être mangé, c’est un petit désagrément. Il n’y faut pas penser. Pense plutôt à qui le mange, au beau poisson. Il dit : « c’est bon ! »
— Mais si c’était toi pourtant que l’on mange, père-grand !
— Eh bien, je le dirais aussi : « Je suis-t-y bon ! L’heureux coquin ! Ah ! quelle chance il a, le gaillard qui me mange ! »
Voilà, ma fille, voilà comment père-grand est : toujours content ! Mangeur, mangé, il n’est rien de tel que d’arranger la chose en sa cervelle. Un Bourguignon trouve tout bon.
En devisant ainsi, déjà nous nous trouvâmes (il n’était pas onze heures) arrivés chez Riou, sans y avoir pensé. Cagnat et Robinet m’attendaient, mais en paix, sur la berge vautrés ; et Binet, qui avait pris ses précautions et sa canne à pêcher, taquinait le goujon.
J’entrai dans le chantier. À partir du moment où je suis au milieu des beaux arbres couchés, dévêtus et tout nus, et que la bonne odeur de sciure me monte au nez, dame, j’avoue, le temps et l’eau ont pu couler. Je ne puis me lasser de leur tâter les cuisses. J’aime un arbre plus qu’une femme. Chacun a sa folie. J’ai beau savoir celui que je veux et prendrai. Si j’étais chez le Grand Turc et que je visse, en un marché, celle que j’aime parmi vingt belles filles nues, croyez-vous que m’empêcherait mon amour pour ma mie de savourer de l’œil, en passant, les appâts du reste du troupeau ? Je ne suis pas si sot ! Pourquoi Dieu m’aurait-il donné des yeux avides de la beauté, si, quand elle apparaît, je devais les fermer ? Non, les miens sont ouverts, comme des portes cochères. Tout y entre, rien ne se perd. Et comme, vieux finaud, je sais voir sous la peau des femelles rusées leurs désirs, leur malice et leur fourbe pensée, ainsi sous l’écorce rude ou lisse de mes arbres je sais lire l’âme enclose, qui sortira de l’œuf, — si je veux le couver.
En attendant que je veuille, Cagnat, qui s’impatiente (c’est un avale-tout-cru, il n’y a que nous, les vieux, qui sachions savourer), converse à coups de gueule avec quelques flotteurs qui, de l’autre côté de l’Yonne, vont flânant, ou font le pied de grue sur le pont de Béyant. Car, dans les deux faubourgs, si les oiseaux diffèrent, leur coutume est la même : percher, pendant le jour, les fesses incrustées sur le rebord des ponts, et se rincer le bec, dans un voisin bouchon. La conversation, comme c’est l’habitude, entre fils de Beuvron et fils de Bethléem, consiste en quolibets. Ces messieurs de Judée nous traitent de paysans, d’escargots de Bourgogne et de croque-fumier. Et nous, nous répliquons à leurs aménités, en les nommant « guernouilles » et gueules de brochets… Je dis : nous, car ne puis, quand j’entends chanter les litanies, me dispenser de dire mon : Ora pro nobis ! C’est pour être poli. À qui vous parle, on doit répondre. Après que nous eûmes honnêtement échangé quelques propos jolis (voilà-t-il pas que sonne l’angelus de midi ! J’en sursaute, ébaubi… Hohé ! le Temps, hohé ! Mais ton sablier fuit !…) je prie premièrement nos bons flotteurs d’aider Cagnat et Robinet à charger ma charrette, et de la charrier, secundo, à Beuvron, avec le bois que j’ai choisi. Ils crient beaucoup :
— Sacré Breugnon ! Tu ne te gênes pas !
Ils crient beaucoup, mais ils le font. Ils m’aiment, au fond.
Nous revînmes au galop. Sur le pas des boutiques, admirant notre zèle, on nous regardait passer. Mais quand mon attelage arriva sur le pont de Beuvron et qu’on trouva, fidèles, les trois autres moineaux, Fétu, Gadin, Trinquet, qui voyaient couler l’eau, les jambes s’arrêtèrent, et les langues, presto, se remirent en marche. Les uns méprisaient les autres, parce qu’ils faisaient quelque chose. Les autres méprisaient les uns, parce qu’ils ne faisaient rien. Tout le répertoire des chanteurs y passa. Sur la borne du coin, moi, je m’étais assis, et j’attendais la fin, pour décerner le prix. Lorsqu’une voix me crie à l’oreille :
— Brigand ! Te voilà revenu ! Enfin, me diras-tu comment, depuis neuf heures, de Beuvron à Béyant, tu as passé le temps ? Le feignant ! Quel malheur ! Quand serais-tu rentré, si je ne t’avais pris ? Au logis, scélérat ! Mon dîner est brûlé.
Je dis :
— Le prix, tu l’as. Mes amis, vous aurez beau faire : pour ce qui est du chant, auprès de celle-là, vous êtes de petits enfants.
Mon éloge ne fit que la rendre plus vaine. Elle nous régala encore d’un morceau. Nous criâmes :
— Bravo !… Et maintenant, rentrons. Va devant. Je te suis.
Ma femme rentrait donc, en tenant par la main ma Glodie, et suivie par les deux apprentis. Docile, mais sans hâte, j’allais en faire autant, quand de la ville haute un bruit joyeux de voix, des sonneries de cors, et le gai carillon de la tour Saint-Martin me firent, vieux flaireur, renifler l’air, en quête d’un spectacle nouveau. C’était le mariage de M. d’Amazy avec Mlle Lucrèce de Champeaux, fille du receveur des tailles et taillon.
Pour voir entrer la noce, les voilà tous qui prennent leurs jambes à leur cou, et grimpent quatre à quatre vers la place du château. Vous pensez si je fus le dernier à courir ! Ce sont là des aubaines qu’on n’a point tous les jours. Seuls, Trinquet et Gadin et Fétu, les flâneurs, ne daignèrent lever leur derrière vissé au bord de la rivière, disant que ce n’était à eux, gens du faubourg, d’aller faire visite aux bourgeois de la tour. Certes, j’aime l’orgueil, et l’amour-propre est beau. Mais lui sacrifier mon divertissement…, serviteur, mon amour ! Ta façon de m’aimer vaut celle du curé qui me fouettait gamin, disait-il, pour mon bien…
Bien que j’eusse avalé d’un seul trait l’escalier de trente et six degrés qui monte à Saint-Martin, j’arrivai (quel malheur ! ) sur la place trop tard pour voir la noce entrer. Fallut donc (c’était de toute nécessité) que j’attendisse qu’elle sortît. Mais ces sacrés curés n’en ont jamais assez de s’entendre chanter. Pour occuper le temps, je parvins à entrer, à grand’sueur, dans l’église, en foulant gentiment les bedons complaisants et les coussins charnus ; mais je me trouvai pris, à l’entrée du parvis, sous l’édredon humain, ainsi que dans un lit, bien au chaud, sous la plume. N’eût été l’endroit saint, j’avoue que j’aurais eu quelques pensées folâtres. Mais il faut être grave, il y a temps et lieu ; et quand je dois, je puis l’être comme un baudet. Mais il arrive aussi que le bout de l’oreille reparaît quelquefois, et que le baudet brait. Il arriva, ce jour : car tandis que, dévot et discret, je suivais, en bâillant pour mieux voir, le joyeux sacrifice de la chaste Lucrèce à M. d’Amazy, quatre trompes de chasse, par saint Hubert, sonnèrent, accompagnant l’office, en l’honneur du chasseur ; la meute seule manquait : on le regrettait bien. Moi, j’avalai mon rire ; et naturellement, je ne pus m’empêcher de siffler (mais tout bas) la fanfare. Seulement, lorsque vint le moment fatidique, où à la question du curé curieux la mariée répond : « Oui », et que gaillardement les joues gonflées sonnèrent la prise, c’en fut trop, je criai :
— Hallali !
Vous pensez si l’on rit ! Mais le suisse arriva, en fronçant le sourcil. Je me fis tout petit, et me glissant le long des croupes, je sortis.
Sur la place je me trouvai. La compagnie n’y manquait point. Tous, comme moi, hommes de bien, sachant user des yeux pour voir, des oreilles pour croire et boire ce qu’ont happé les autres yeux, et de la langue pour conter ce qu’on n’est pas forcé d’avoir vu pour en parler. Dieu sait si je m’en suis donné !… Pour beau mentir n’est pas besoin venir de loin. Aussi, le temps passa très vite, pour moi du moins, jusqu’au moment où se rouvrit la grande porte de l’église, au bruit des orgues. Parut la chasse. Glorieux, marchait en tête l’Amazy, tenant au bras la bête prise, qui roulait ses beaux yeux de biche, à droite, à gauche, en minaudant… Eh ! j’aime mieux n’être chargé de la garder, la belle enfant ! À qui la débobinera, donnera du fil à retordre. Qui prend la bête, il prend les cornes…
Mais je n’en vis pas davantage de la chasse et de la curée, du piqueur et de la piquée, et ne saurais même décrire (ce n’est pas pour m’en vanter) la couleur des habits du sire et la robe de la mariée. Car juste à ce moment, nos esprits furent pris et notre attention par la grave question de l’ordre et de la marche et de la préséance de messieurs du cortège. Déjà, me conta-t-on, quand ils étaient entrés (ah ! que n’étais-je là ! ) le juge et procureur de la châtellenie et monsieur l’échevin, maire en titre d’office, ainsi que deux béliers, au seuil, s’étaient heurtés. Mais le maire, plus gros, plus fort, avait passé. S’agissait de savoir à présent qui des deux sortirait le premier et montrerait son nez sur le sacré parvis. Nous faisions des paris. Mais il ne sortait rien : comme un serpent coupé, la tête de la noce poursuivait son chemin ; le corps ne suivait point. Enfin, nous rapprochant de l’église, nous vîmes, dedans, près de l’entrée, de chacun des côtés, nos animaux furieux, dont chacun empêchait le rival de passer. Comme, dans le saint lieu, ils n’osaient pas crier, on les voyait remuer le nez et les babines, ouvrir des yeux énormes, faire le dos en boule, froncer le front, souffler, gonfler les joues, le tout sans qu’il sortît un son. Nous nous tenions les côtes ; et tout en pariant et riant, nous aussi, nous avions pris parti. Les hommes d’âge, pour le juge, représentant du seigneur duc (qui voudrait le respect pour soi, le prêche aux autres) ; les jeunes coqs, pour notre maire, champion de nos libertés. Moi, j’étais pour celui des deux qui l’autre rosserait le mieux. Et l’on criait, pour exciter chacun le sien :
— Cz ! Cz ! vas-y, monsieur Grasset ! Mords-lui la crête, mons Pétaud ! Çà, çà, rabats-lui le caquet ! Aïe donc ! hardi, bourriquet !…
Mais ces rossards se contentaient de se cracher leur rage au nez, sans s’empoigner, par peur sans doute de gâter leurs beaux effets. À ce compte, la discussion eût risqué de s’éterniser (car n’était pas à craindre que le bec leur gelât), sans M. le curé, inquiet d’arriver en retard à dîner. Il dit :
— Mes chers enfants, le bon Dieu vous entend, le repas vous attend ; ne faut en aucun cas faire attendre un repas, faire entendre au Seigneur, notre mauvaise humeur, en son temple. Lavons le linge à la maison…
S’il ne le dit du moins (car je n’entendais rien), ce dut être le sens : car je vis à la fin que ses deux grosses mains empoignaient par la nuque et rapprochaient leurs mufles pour un baiser de paix. Après quoi, ils sortirent, mais sur la même ligne, ainsi que deux piliers encadrant au milieu le ventre du curé. Au lieu d’un maître, trois. À disputes de maîtres, peuple ne perd jamais.
* *
Ils étaient tous passés et rentrés au château, pour manger le dîner qu’ils avaient bien gagné ; nous restions, grosses bêtes, à bâiller sur la place, autour de la marmite que nous ne voyions pas, comme pour avaler les odeurs du repas. Pour mieux me contenter, me fis dire les plats. Nous étions trois gourmands, mons Tripet, Bauldequin, et Breugnon, ci-présent, qui nous regardions en riant, à chaque mets qu’on nommait, et nous nous donnions du coude dans les côtes. Nous approuvions ce plat, nous discutions cet autre : on eût pu faire mieux, si l’on eût consulté des gens d’expérience, comme nous ; mais enfin, ni faute d’orthographe, ni péché capital ; et le dîner en somme était fort honorable. À propos d’un civet, chacun dit sa recette ; et ceux qui écoutaient ajoutèrent leur mot. Mais là-dessus bientôt un débat éclata (ces sujets sont brûlants ; faut être un méchant homme, pour pouvoir en parler, de cœur et de sang-froid). Il fut surtout très vif entre dame Perrine et la Jacquotte, qui sont rivales et font les grands dîners en ville. Chacune a son parti, chaque parti prétend éclipser l’autre, à table. Ce sont de beaux tournois. Dans nos villes, les bons repas, ce sont les joutes des bourgeois. Mais malgré que je sois friand des beaux débats, rien ne m’est fatigant comme d’ouïr conter les prouesses des autres, quand moi, je n’agis point ; et je ne suis pas homme à me nourrir longtemps du jus de ma pensée et de l’ombre des plats que je ne mange pas. C’est pourquoi je fus aise, quand mons Tripet me dit (le pauvre aussi souffrait ! ) :
— À parler de cuisine trop longtemps, on devient, Breugnon, comme un amant qui parle trop d’amour. Je n’en peux plus, holà, je suis dans un état à périr, mon ami, j’arde, je me consume, et mes entrailles fument. Allons les arroser et nourrir l’animal qui me ronge le ventre.
— Nous en viendrons à bout, dis-je. Compte sur moi. Contre la maladie de la faim, la médecine la meilleure est de manger, dit un ancien.
Nous allâmes ensemble, au coin de la Grand-Rue, à l’hôtel des Écus de France et du Dauphin : car de rentrer chez nous, à deux heures passées, nul de nous n’y pensait ; Tripet eût, comme moi, redouté d’y trouver la soupe froide et la femme bouillante. C’était jour de marché, la salle était bondée. Mais si, quand on est seul, à table, bien à l’aise, on est mieux pour manger, quand on est bien serré par de bons compagnons, on mange mieux : ainsi, tout est toujours très bien.
Pendant un long moment, nous cessâmes tous deux de parler, si ce n’est in petto, c’est-à-dire du cœur et des mâchoires, à un petit salé aux choux, qui rose et doux embaumait et fondait. Dessus, rouge chopine, pour éclaircir la bruine que j’avais sur les yeux : car manger et non boire, comme disent nos vieux, c’est aveugler, non voir. Après quoi, la vue claire et le gosier lavé, je pus recommencer à bien considérer les hommes et la vie, qui paraissent plus beaux après qu’on a mangé.
À la table voisine, un curé des environs avait pour vis-à-vis une vieille fermière, qui lui faisait le dos rond ; elle s’inclinait, parlait en renfonçant la tête dedans sa carapace, la tordant de côté et doucereusement levant vers lui sa face, comme à la confession. Et le curé, de même l’écoutait de profil, affable, et sans l’entendre, à chaque révérence répondait poliment par une révérence, sans perdre une goulée, et semblait dire : « Allez, ma fille, absolvo te. Tous vos péchés vous sont remis. Car Dieu est bon. J’ai bien dîné. Car Dieu est bon. Et ce boudin noir est très bon. »
Un peu plus loin, notre notaire, maître Pierre Delavau, qui traitait un de ses confrères, parlait d’écus, de la vertu, d’argent, de politique, de contrats, de république… romaine (il est républicain, en vers latins ; mais dans la vie, prudent bourgeois, il est bon serviteur du roi).
Puis, au fond, mon œil vagabond dénicha Perrin le Queux, en biaude[1] bleue, raide empesée, Perrin de Corvol-l’Orgueilleux, dont le regard au même instant se rencontrant avec le mien, il s’exclama, il se leva et m’appela. Je jurais qu’il m’avait vu, dès le début ; mais le matois se tenait coi, car il me doit deux armoires en beau noyer, depuis deux ans, que j’ai taillées. Il vint à moi, m’offrit un verre :
— Tout mon cœur, mon cœur vous salue…[2]
…M’en offrit deux :
— « Pour marcher droit, sur les deux jambes marcher l’on doit… »
…Me proposa de prendre part à son repas. Il espérait qu’ayant dîné, je dirais non. Je l’attrapai : car je dis oui. Sur ma créance, autant de pris. Je recommençai donc, mais cette fois plus calme, posément, n’ayant plus à craindre la famine. Peu à peu, les dîneurs grossiers, les gens pressés qui ne savent manger, pareils aux animaux, qu’afin de se nourrir, avaient vidé les lieux ; et il ne restait plus que les honnêtes gens, gens d’âge et de talent, qui savent ce que vaut le beau, le bien, le bon, et pour qui un bon plat est une bonne action. La porte était ouverte, l’air et le soleil entraient, et trois poulettes noires allongeant leur cou raide pour piquer les miettes sous la table et les pattes d’un vieux chien qui dormait, et les jacassements des femmes dans la rue, le cri du vitrier, et : « À mon beau poisson ! » et le rugissement d’un âne comme un lion. Sur la place poudreuse, on voyait deux bœufs blancs, attelés à un char, et couchés, immobiles, leurs jambes repliées sous leurs beaux flancs luisants, et la bave au menton, mâchonnant leur écume avec mansuétude. Des pigeons sur le toit, au soleil, roucoulaient. J’aurais bien fait comme eux ; et je crois que nous tous, tant nous nous sentions aises, si l’on nous eût passé la main le long du dos, nous eussions fait ronron.
La conversation s’établit entre tous, de table à table, tous unis, tous amis, tous frères : le curé, le queux, le notaire, son partenaire, et l’hôtelière au nom si doux (c’est Baiselat : le nom promet ; elle a tenu, et au-delà). Pour mieux causer, je m’en allais de l’un à l’autre, m’asseyant ici, puis là. On parla de politique. Pour que le bonheur soit complet, après souper il ne déplaît de songer au malheur des temps. Tous nos messieurs se lamentaient de la misère, de la cherté, du peu d’affaires, de la ruine de notre France, de notre race en décadence, des gouvernants, des intrigants. Mais prudemment. Ils ne nommaient aucun des gens. Les grands ont des oreilles grandes comme eux ; on ne sait pas si l’on n’en va pas à tout moment voir passer un bout sous la porte. Pourtant, la Vérité, en bonne Bourguignonne, étant au fond du muid, nos amis se risquèrent peu à peu de crier contre ceux de nos maîtres qui étaient le plus loin. Surtout, ils s’accordèrent contre les Italiens, Conchine[7], la vermine que la grosse dondon de Florence, la reine, apporta dans ses jupons. Si vous trouvez deux chiens qui rongent votre rôt, dont l’un est étranger, dont le second est vôtre, vous chassez celui-ci, mais vous assommez l’autre. Par esprit de justice, par contradiction, je dis qu’il ne fallait châtier un seul chien, mais tous les deux, qu’à ouïr les gens, il eût semblé qu’il ne fût de mal en France qu’italien, que grâce à Dieu nous ne manquions ni d’autres maux, ni de coquins. À quoi tous, d’une seule voix, répondirent qu’un coquin italien en vaut trois et que trois Italiens honnêtes ne valent point le tiers d’un honnête François. Je répliquai qu’ici ou là, où sont les hommes, ce sont les mêmes animaux, et qu’une bête en vaut une autre, qu’un bon homme, d’où qu’il soit, est bon à voir et à avoir ; et quand je l’ai, je l’aime bien, même italien. Là-dessus, ils me tombè rent tous sur le dos, raillant, disant qu’on connaissait mon goût, et me nommant vieux fou, Breugnon bouge-toujours, le pérégrin, l’errant, Breugnon frotteur de routes… c’est vrai que, dans le temps, j’en ai usé beaucoup. Lorsque notre bon duc, le père de celui d’aujourd’hui, m’envoya à Mantoue et à Albissola, afin d’étudier les émaux, les faïences et les industries d’art, que depuis nous plantâmes dans la terre de chez nous, je n’ai pas ménagé les routes ni la semelle de mes pieds. Tout le trajet de Saint-Martin à Saint-André-le-Mantouan je l’ai fait, le bâton au poing, sur mes deux jambes. Il est plaisant sous ses talons de voir la terre qui s’allonge et pétrir la chair du monde… Mais n’y pensons pas trop : je recommencerais… Ils se moquent de moi ! Eh ! je suis un Gaulois, je suis un fils de ceux qui pillaient l’univers. « Que diable as-tu pillé ? me dit-on en riant, et qu’as-tu rapporté ? » — « Autant qu’eux. Plein mes yeux. Les poches vides, c’est vrai. Mais la tête gavée. » … Dieu ! que c’est bon de voir, d’entendre, de goûter, de se remémorer ! Tout voir et tout savoir, on ne peut pas, je sais bien ; mais tout ce qu’on peut, au moins ! Je suis comme une éponge qui tette l’océan. Ou bien plutôt, je suis une grappe ventrue, mûre, pleine à crever du beau jus de la terre. Quelle vendange on ferait si on l’allait presser ! Pas si bête, mes fils, c’est moi qui la boirai ! Car vous la dédaignez. Eh bien, tant mieux pour moi ! Je n’insisterai pas. Autrefois, j’ai voulu partager avec vous les miettes du bonheur que j’avais ramassé, tous mes beaux souvenirs des pays de lumière. Mais les gens de chez nous ne sont pas curieux, sinon de ce que fait le voisin, et surtout la voisine. Le reste est trop loin pour y croire. Si tu veux, vas-y voir ! Ici, j’en vois autant. « Trou arrière, trou avant, ceux qui viennent de Rome valent pis que devant. » Fort bien ! Je laisse dire et ne force personne. Puisque vous m’en voulez, je garde ce que j’ai vu, sous mes paupières, au fond des yeux. Il ne faut pas vouloir rendre les gens heureux, malgré eux. Il vaut bien mieux l’être avec eux, à leur façon, puis à la sienne. Un bonheur vaut moins que deux.
C’est pourquoi, tout en dessinant, sans qu’il s’en doute, les naseaux de Delavau, et le curé qui bat des ailes en parlant, j’écoute et chante leur couplet, que je connais : « Quel orgueil, quelle joie d’être Clamecycois ! » Et pardieu, je le pense. C’est une bonne ville. Une ville qui m’a fait ne peut être mauvaise. La plante humaine y pousse à l’aise, grassement, sans piquants, point méchante, tout au plus de la langue que nous avons bien affilée. Mais pour médire un peu du prochain (qui riposte), il n’en va pas plus mal, on ne l’aime que mieux, et on ne lui ferait tort d’un seul de ses cheveux. Delavau nous rappelle (et nous en sommes fiers, tous, même le curé) la tranquille ironie de notre Nivernois au milieu des folies du reste du pays, notre échevin Ragon refusant de s’unir aux Guisards, aux ligueurs, aux hérétiques, aux catholiques, Rome ou Genève, chiens enragés ou loups-cerviers, et saint Barthélemy venant laver chez nous ses mains ensanglantées. Autour de notre duc, tous serrés, nous formions un îlot de bon sens, où se brisaient les flots… Le défunt duc Louis et feu le roi Henri, on ne peut en parler sans en être attendri ! Comme nous nous aimions ! Ils étaient faits pour nous, nous étions faits pour eux. Ils avaient leurs défauts, certes, tout comme nous. Mais ces défauts étaient humains et les faisaient plus proches, moins lointains. On disait en riant : « Nevers est encore vert ! » ou : « L’année sera bonne. Nous ne manquerons pas d’enfants. Le vert-galant nous en fit un encore… » Ah ! nous avons mangé notre pain blanc d’abord. Aussi, nous aimons tous à parler de ces temps. Delavau a connu le duc Louis comme moi. Mais seul, j’ai vu le roi Henri, et j’en profite : car, devant qu’ils m’en prient, je leur fais le récit, pour la centième fois (c’est toujours la première, pour moi, pour eux aussi, j’espère, s’ils sont de bons François), comment je le vis, le roi gris, en chapeau gris, en habit gris (par les trous passaient ses coudes), à cheval sur un cheval gris, le poil gris et les yeux gris, tout gris dehors, dedans tout or…
Par malheur, le premier clerc de mons notaire m’interrompt pour l’avertir qu’un client meurt et le demande. Il doit partir, bien à regret, — non pas avant de nous avoir gratifiés d’une histoire qu’il préparait depuis une heure : (je le voyais qui sur sa langue la retournait ; mais moi d’abord plaçai la mienne). Soyons juste, elle était bonne, j’ai bien ri. Pour vous conter la gaudriole, le Delavau est sans égal.
- * Après que nous fûmes ainsi remis de nos émotions, détendus et lavés du
gosier au talon, nous sortîmes ensemble… (il devait être alors cinq heures moins un quart, ou cinq heures à peine… En trois petites heures, eh ! j’avais récolté, avec deux bons dîners et de gais souvenirs, une commande du notaire pour deux bahuts qu’il me fait faire)… La compagnie se sépara après avoir pris un biscuit trempé dans deux doigts de cassis, chez Rathery l’apothicaire. Delavau acheva d’y conter son histoire, et nous accompagna, pour en entendre une autre, jusqu’à la Mirandole, où nous nous séparâmes, définitivement, après avoir fait halte, le ventre au mur, pour épancher nos dernières effusions.
Comme il était trop tard et trop tôt pour rentrer, je descendis vers Bethléem avec un marchand de charbon, qui suivait sa charrette, en sonnant du clairon. Près de la tour Lourdeaux, je croisai un charron, qui courait en chassant devant lui une roue ; et quand il la voyait ralentir, il sautait, lui décochant un coup. Tel un qui court après la roue de la Fortune ; et quand il va monter dessus, elle s’enfuit. Et je notai l’image, afin de m’en servir.
Cependant, j’étais hésitant si je devais reprendre ou non, pour retourner à la maison, le plus court ou le plus long, lorsque je vis de Panteor[8] venir une procession, la croix en tête, que tenait, en l’appuyant sur son bedon, comme une lance, un polisson, pas plus haut que ma jambe, et qui tirait la langue à l’autre enfant de chœur, en louchant vers le bout de son sacré bâton. Après lui, quatre vieux portaient cahin-caha, dessous un drap, de leurs mains rouges et gonflées, un endormi qui s’en allait, sous l’aileron de son curé, en terre achever son somme. Par politesse, je fis la conduite jusqu’au logis. C’est plus gai, quand on n’est pas seul. J’avoue aussi que je suivais un peu afin d’ouïr la veuve, qui, selon l’us, allait bramant, à côté de l’officiant, et racontant la maladie et les remèdes qu’avait pris le défunt et son agonie, ses vertus, son affection, sa complexion, enfin sa vie et celle de son épousée. Elle alternait son élégie avec les chansons du curé. Nous suivions, intéressés : car je n’ai pas besoin de dire que, tout le long, nous récoltions de braves cœurs pour compatir et des oreilles pour ouïr. Enfin, rendu à domicile, à l’auberge du bon sommeil, on le posa dans son cercueil, au bord de la fosse bâillante ; et comme un gueux n’a pas le droit d’emporter sa chemise de bois (on dort aussi bien tout nu), après avoir levé le drap et le couvercle de la boîte, on le vida au fond du trou.
Quand j’eus jeté dessus une pelletée de terre afin de lui border son lit, et fait le signe de la croix pour écarter les mauvais rêves, je m’en allai bien satisfait : j’avais tout vu, tout entendu, pris part aux joies, pris part aux peines ; mon bissac était rempli. Pour finir, je m’en revins, le long de l’eau. Je comptais prendre, au confluent des deux rivières, le Beuvron, pour retourner à ma maison ; mais la soirée était si belle que me trouvai, sans y penser, hors de la ville, et je suivis l’Yonne enjôleuse qui m’entraîna jusqu’au pertuis de La Forêt. L’eau calme et lisse s’enfuyait, sans un pli à sa robe claire ; on était pris par les prunelles, comme un poisson qui a gobé un hameçon ; tout le ciel était comme moi pris au filet de la rivière ; il s’y baignait avec ses nuages, qui s’accrochaient, flottant, aux herbes, aux roseaux ; et le soleil lavait ses crins dorés dans l’eau. Près d’un vieux homme je m’assis, qui gardait, traînant la quille, deux vaches maigres ; je m’enquis de sa santé, lui conseillai de se chausser la jambe d’un bas fourré d’orties piquantes (je fais le mire[9], à mes loisirs). Il me raconta son histoire, ses maux, ses deuils, avec gaieté, parut vexé que je le crusse de cinq ou six ans moins âgé (il en avait soixante et quinze) ; il y mettait sa vanité, il était fier d’avoir été celui qui, ayant plus vécu, avait plus enduré. Il trouvait naturel qu’on endurât, que les meilleurs pâtissent avec les méchants, puisqu’en revanche les faveurs du Ciel se répandent sans distinguer sur les méchants et les meilleurs : au bout du compte, ainsi tout est égal, c’est bien, riches et pauvres, beaux et laids, tous un jour dormiront en paix dans les bras du même Père… Et ses pensées, sa voix cassée, comme dans l’herbe les grillons, le bouillonnement de l’écluse, l’odeur de bois et de goudron que le vent apportait du port, l’eau immobile qui fuyait, les beaux reflets, tout s’accordait et se fondait avec la paix de la soirée.
Le vieux partit, je rentrai seul, à petits pas, en regardant les ronds qui tournoyaient dans l’eau, et les bras derrière mon dos. Si absorbé par les images qui flottaient sur le Beuvron que j’oubliais de remarquer où j’allais, où j’étais : si bien que brusquement je tressautai, en m’entendant interpeller, de l’autre bord de la rivière, par une voix trop familière… J’étais, sans m’en être aperçu, revenu devant ma maison ! À la fenêtre, ma douce amie, ma femme me montrait le poing. Je feignis de ne la voir point, les yeux fixés sur le courant ; et cependant, me rigolant, je la voyais se démenant, gesticulant, la tête en bas, dans le miroir de la rivière. Je me taisais ; mais en mon ventre je riais, et mon ventre sous moi roulait. Plus je riais, plus, indignée, elle plongeait dans le Beuvron ; et plus elle y piquait la tête, plus je riais. Enfin, de rage elle claqua porte et fenêtre, et sortit comme un ouragan pour me chercher… Oui, mais il lui fallut passer par-dessus l’eau. À gauche ? À droite ? Entre deux ponts, nous nous trouvions… Elle choisit la passerelle à droite. Et naturellement, quand je la vis en ce chemin, moi je pris l’autre et m’en revins par le grand pont où, seul, Gadin, comme un héron, restait planté, stoïque, depuis le matin.
Je me retrouvai au logis. C’était la nuit. Comment diable passent les jours ? Je ne suis pas heureusement comme Tite, ce fainéant, ce Romain qui geignait toujours qu’il avait perdu son temps. Je ne perds rien, je suis content de ma journée, je l’ai gagnée. Seulement, il m’en faudrait deux, deux chaque jour ; je n’en ai pas pour mon argent. À peine je commence à boire, mon verre est vide ; il est fêlé ! Je connais d’autres gens qui sirotent le leur, ils n’en finissent point. Est-ce que par hasard ils ont un plus grand verre ? Parbleu, ce serait là injustice criante. Hé ! là-haut, l’aubergiste à l’enseigne du Soleil, toi qui verses le jour, fais-moi bonne mesure !… Mais non, béni sois-tu, mon Dieu, qui m’a donné de m’en aller toujours de table avec la faim et d’aimer tant le jour (la nuit est aussi bonne) que de l’une et de l’autre je n’ai jamais assez !… Comme tu fuis, avril ! Si tôt finie, journée !… N’importe ! J’ai bien joui de vous, je vous ai eus, et je vous ai tenus. Et j’ai baisé tes seins menus, pucelette maigrelette, fille gracile du printemps… Et maintenant, à toi ! Bonjour, la nuit ! Je te prends. Chacune à son tour ! Nous allons coucher ensemble… Ah ! sacrebleu, mais entre nous, une autre aussi sera couchée… Ma vieille rentre…