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Colas Breugnon/V

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorff (p. 107-139).


V

BELETTE

Mai.

Depuis trois mois, j’avais reçu la commande d’un bahut avec un grand dressoir, pour le château d’Asnois ; et j’attendais, pour commencer, d’être allé de mes yeux revoir la maison, la chambre et la place. Car un beau meuble est comme un fruit qu’on doit cueillir à l’espalier ; il ne saurait pousser sans l’arbre ; et tel est l’arbre, tel le fruit. Ne me parlez point d’une beauté, qui pourrait être ici ou là, et qui s’ajuste à tout milieu, comme une fille à qui la paie le mieux. C’est la Vénus des carrefours. L’art est pour nous quelqu’un de la famille, le génie du foyer, l’ami, le compagnon, et qui dit mieux que nous ce que tous nous sentons ; l’art, c’est notre dieu lare. Si tu veux le connaître, il faut connaître sa maison. Le dieu est fait pour l’homme, et l’œuvre pour le lieu qu’elle achève et remplit. Le beau est ce qui est le plus beau en sa place.

J’allai donc voir la place où je pourrais planter mon meuble ; et j’y passai une partie de la journée, y compris le boire et manger : car l’esprit ne doit point le corps faire oublier. Après que tous deux eurent satisfaction, je repris le chemin par où j’étais venu, et je m’en retournai gaillardement à la maison.

Déjà je me trouvais à la croisée des routes, et, bien que je n’eusse aucun doute sur celle que je devais suivre, je louchais sur l’autre chemin que je voyais ruisseler parmi les prairies, entre les haies fleuries.

« Qu’il ferait bon, me disais-je, flâner de ce côté ! Au diable les

grandes routes, qui mènent au but tout droit ! Le jour est beau et long. N’allons pas, mon ami, plus vite qu’Apollon. Nous arriverons toujours. Notre vieille n’aura point perdu son caquet, pour attendre… Dieu, que ce petit prunier à la frimousse blanche est plaisant à regarder ! Allons à sa rencontre. Rien que cinq ou six pas. Le zéphir fait voler dans l’air ses petites plumes : on dirait une neige. Que d’oiseaux gazouillants ! Ho ! Ho ! quel délice !… Et ce ruisseau qui glisse, en grommelant, sous l’herbe, comme un chaton qui joue à chasser une pelote par-dessous un tapis… Suivons-le. Voici un rideau d’arbres qui s’oppose à sa course. Il sera bien attrapé… Ah ! le petit mâtin, par où est-il passé ?… Ici, ici, dessous les jambes, les vieilles jambes noueuses, goutteuses, et gonflées de cet orme étêté. Voyez-vous l’effronté !… Mais où diable ce chemin peut-il bien me mener ?… »

Ainsi, je devisais, marchant sur les talons de mon ombre bavarde ; et je feignais, hypocrite, d’ignorer de quel côté ce sentier enjôleur voulait nous entraîner. Que tu mens bien, Colas ! Plus ingénieux qu’Ulysse, tu te bernes toi-même. Tu le sais bien, où tu vas ! Tu le savais, sournois, dès l’instant que tu sortais de la porte d’Asnois. À une heure, par là-bas, est la ferme de Céline, notre passion d’autrefois. Nous allons la surprendre… Mais qui d’elle, ou de moi, sera le plus surpris ? Tant d’années ont passé depuis que je ne la vis ! Que sera-t-il resté de son minois malicieux et de sa fine gueulette, à ma Belette ? Je puis bien l’affronter ; à présent, n’y a plus de risques qu’elle me grignote le cœur avec ses dents pointues. Mon cœur est desséché, ainsi qu’un vieux sarment. Et a-t-elle encore des dents ? Ah ! Belette, Belotte, comme elles savaient rire et mordre, tes quenottes ! T’es-tu assez jouée de ce pauvre Breugnon ! L’as-tu assez fait tourner, virer, vire-vire, virevolter comme un toton ! Bah ! si cela t’amusait, ma fille, tu as eu raison. Que j’étais un grand veau !…

Je me revois, bouche bée, appuyé des deux bras, les coudes écartés, sur le mur mitoyen de maître Médard Lagneau, mon patron qui m’apprit le noble art de sculpter. Et de l’autre côté, dans un grand potager contigu à la cour qui servait d’atelier, parmi les plates-bandes de laitues et de fraises, de radis roses, de verts concombres et de melons dorés, allait pieds nus, bras nus, et gorge à demi nue, n’ayant pour tout bagage que ses lourds cheveux roux, une chemise en toile écrue où pointaient ses seins durs, et une courte cotte qui s’arrêtait aux genoux, une belle fille alerte, balançant des deux mains brunes et vigoureuses deux arrosoirs pleins d’eau sur les têtes feuillues des plantes qui ouvraient leur petit bec, pour boire… Et moi, j’ouvrais le mien, qui n’était point petit, ébahi, pour mieux voir. Elle allait, elle venait, versant ses arrosoirs, retournant les emplir ensuite à la citerne, des deux bras à la fois, se relevant comme un jonc, et revenant poser avec précaution, dans les minces allées, sur la terre mouillée, ses pieds intelligents aux doigts longs, qui semblaient tâter au passage les fraises mûres et les caprons. Elle avait des genoux ronds et robustes de jeune garçon. Je la mangeais des yeux. Elle, n’avait point l’air de voir que je la regardais. Mais elle s’approchait, versant sa petite pluie ; et quand elle fut tout près, soudain elle me décocha le trait de sa prunelle… Aïe ! je sens l’hameçon et le réseau serré des lacs qui m’entortillent. Qu’il est bien vrai de dire que « l’œil de la femelle une araignée est tel » ! À peine fus-je touché, je me débattis… Trop tard ! Je restai, sotte mouche, collé contre mon mur, les ailes engluées… Elle ne s’occupait plus de ce que je faisais. Sur ses talons assise, elle repiquait ses choux. De temps en temps seulement, d’un clin d’œil de côté, l’astucieuse bête s’assurait que la proie au piège restait prise. Je la voyais ricasser, et j’avais beau me dire : « Mon pauvre ami, va-t’en, elle se gausse de toi », de la voir ricasser, je ricassais aussi. Que je devais donc avoir la face d’un abruti !… Brusquement, la voilà qui fait un bond de côté ! Elle enjambe une plate-bande, une autre, une autre encore, elle court, elle saute, attrape au vol une graine de pissenlit qui voguait mollement sur les ruisseaux de l’air, et, agitant le bras, elle crie, me regardant :

— Encore un amoureux de pris !

Ce disant, elle fourrait la barque duvetée, dedans l’entrebâillure de sa gorgeronnette, entre ses deux tétins. Moi, qui pour être un sot, ne suis pas de l’espèce des galants morfondus, je lui dis :

— Mettez-m’y aussi !

Lors, elle se mit à rire, et, les mains à ses hanches, droit en face, sur ses jambes écartées, elle me repartit :

— Ardez ce gros goulu ! Ce n’est pas pour tes babines que mes pommes mûrissent…

C’est ainsi que je fis, un soir de la fin d’août, connaissance avec elle, la Belotte, la Belette, la belle jardinière. Belette on la nommait, pour ce que comme l’autre, la dame au museau pointu, elle avait le corps long, et la tête menue, nez rusé de Picarde, bouche avançant un peu et bien fendue en fourche, pour rire et pour ronger les cœurs et les noisettes. Mais de ses yeux bleu-dur, noyés dans la buée d’un beau temps orageux, et du coin de ses lèvres de faunesse mignarde au sourire mordant, se dévidait le fil dont la rousse araignée tissait sa toile autour des gens.

Je passais maintenant la moitié de mon temps, au lieu de travailler, à béer sur mon mur, jusqu’à ce qu’entre mes fesses le pied de maître Médard vigoureusement planté vînt me faire descendre sur la réalité. Quelquefois, la Belette criait, impatientée :

— M’as-tu assez regardée, par-devant, par-derrière. Qu’en veux-tu voir de plus ? Tu dois pourtant me connaître !

Et moi, clignant de l’œil finement, je disais :

« Femme et melon, à peine les cognoist-on. »

Que j’en eusse volontiers découpé une tranche !… Peut-être un autre fruit eût-il aussi fait l’affaire. J’étais jeune, le sang chaud, épris des onze mille vierges ; était-ce elle que j’aimais ? Il y a des heures dans la vie où l’on serait amoureux d’une chèvre coiffée. Mais non, Breugnon, tu blasphèmes, tu n’en crois pas un mot. La première qu’on aime, c’est la vraie, c’est la bonne, c’est celle qu’on devait aimer ; les astres l’avaient fait naître, pour vous désaltérer. Et c’est probablement parce que je ne l’ai pas bue, que j’ai soif, toujours soif, et l’aurai toute ma vie.

Comme nous nous entendions ! Nous passions notre temps à nous asticoter. Nous avions tous les deux la langue bien pendue. Elle me disait des injures ; et moi, pour un boisseau, j’en rendais un setier. Tous deux, l’œil et la dent prompts à mordre le morceau. Nous en riions parfois, jusqu’à nous étrangler. Et elle, pour rire, après une méchanceté, se laissait choir à terre, assise à croupetons, comme si elle voulait couver ses raves et ses oignons.

Le soir, elle venait causer, près de mon mur. Je la vois, une fois, tout en parlant et riant, avec ses yeux hardis qui cherchaient dans mes yeux le défaut de mon cœur, pour le faire crier, je la vois, bras levés, attirant une branche de cerisier chargée de rouges pendeloques qui formaient une guirlande autour des cheveux roux ; et, sans cueillir les fruits, les becquetant à l’arbre, gorge tendue, bec en l’air, en laissant les noyaux. Image d’un instant, éternelle et parfaite, jeunesse, jeunesse avide qui tette les mamelles du ciel ! Que de fois j’ai gravé la ligne de ces beaux bras, de ce cou, de ces seins, de cette bouche gourmande, de cette tête renversée, sur les panneaux de meubles, en un rinceau fleuri !… Et penché sur mon mur, tendant le bras, je pris violemment, j’arrachai la branche qu’elle broutait, j’y appliquai ma bouche, je suçai goulûment les humides noyaux.

Nous nous retrouvions aussi, le dimanche, à la promenade, ou à la Cave de Beaugy. Nous dansions ; j’avais la grâce de maître Martin Bâton ; amour me donnait des ailes : amour apprend, dit-on, aux ânes à danser. Je crois qu’à aucun instant, nous ne cessions de batailler… Qu’elle était agaçante ! M’en a-t-elle dégoisé, des malices mordantes, sur mon long nez de travers, ma grande gueule bâillante où l’on eût pu, dit-elle, faire cuire un pâté, ma barbe de savetier, et toute cette mienne figure que monsieur mon curé prétend faite à l’image du Dieu qui m’a créé ! (Quelle pinte de rire, alors, quand je le verrai ! ) Elle ne me laissait pas une minute de repos. Et je n’étais non plus ni bègue, ni manchot.

À ce jeu prolongé, nous commencions tous deux, vrai Dieu, à nous échauffer… Te souviens-tu, Colas, des vendanges en la vigne de maître Médard Lagneau ? Belette était conviée. Nous étions côte à côte courbés dans les perchées. Nos têtes se touchaient presque, et ma main quelquefois, en dépouillant un cep, rencontrait par mégarde sa croupe ou son mollet. Alors elle relevait sa face enluminée ; comme une jeune pouliche, elle m’appliquait une ruade, ou me barbouillait le nez avec le jus d’une grappe ; et moi, je lui en écrasais une, juteuse et noire, sur sa gorge dorée que le soleil brûlait… Elle se défendait, ainsi qu’une diablesse. J’avais beau la presser, jamais je ne réussis une fois à la prendre. Chacun de nous guettait l’autre. Elle attisait le feu et me regardait brûler, en me faisant la nique :

— Tu ne m’auras pas, Colas…

Et moi, l’air innocent et tapi sur mon mur, gros chat ramassé en boule qui fait celui qui dort et, par l’étroite raie des paupières entrouvertes, épie la souris qui danse, je me pourléchais d’avance :

— Rira bien le dernier.

Or, un après-midi (c’était en ce mois-ci), tout à la fin de mai (mais il faisait alors bien plus chaud qu’aujourd’hui), l’air était accablant ; le ciel blanc vous soufflait son haleine brûlante comme la gueule d’un four ; dedans ce nid blotti, depuis presque une semaine, l’orage couvait ses œufs qui ne voulaient pas éclore. On fondait, de chaleur ; le rabot était en eau, et mon vilebrequin me collait dans la main. Je n’entendais plus Belotte, qui tout à l’heure chantait. Je la cherchai des yeux. Dans le jardin, personne… Soudain, je la vis là-bas, à l’ombre de la cabane, assise sur une marche. Elle dormait, bouche ouverte, la tête renversée, sur le seuil de la porte. Un de ses bras pendait, le long de l’arrosoir. Le sommeil l’avait brusquement terrassée. Elle s’offrait sans défense, tout son corps étalé, demi-nue et pâmée sous le ciel enflammé, comme une Danaé ! Je me crus Jupiter. J’escaladai le mur, j’écrasai en passant les choux et les salades, je la pris à pleins bras, je la baisai à pleine bouche ; elle était chaude et nue et mouillée de sueur ; à demi endormie, elle se laissait prendre, gonflée de volupté ; et, sans rouvrir les yeux, sa bouche cherchait ma bouche et me rendait mes baisers. Que se passa-t-il en moi ? Quelle aberration ! Le torrent du désir me coulait sous la peau ; j’étais ivre, j’étreignais cette chair amoureuse ; la proie que je convoitais, l’alouette rôtie me venait choir dans le bec… Et voici (grande bête ! ) que je n’osai plus la prendre. Je ne sais quel scrupule stupide me saisit. Je l’aimais trop, il m’était pénible de penser que le sommeil la liait, que je tenais son corps et non pas son esprit, et que ma fière jardinière, je ne la devrais donc qu’à une trahison. Je m’arrachai au bonheur, je dénouai nos bras, nos lèvres et les liens qui nous tenaient rivés. Ce ne fut pas sans peine : l’homme est feu et la femme étoupe, nous brûlions tous les deux, je tremblais et soufflais, comme cet autre sot qui vainquit Antiope. Enfin, je triomphai, c’est-à-dire que je m’enfuis. À trente-cinq ans de là le rouge m’en monte au front. Ah ! jeunesse imbécile ! Qu’il est bon de penser qu’on a été si bête, et que cela fait frais au cœur !…

À partir de ce jour, elle fut avec moi une diablesse incarnée. Fantasque autant que trois troupeaux de chèvres capricantes, plus que nuée changeante, un jour elle me dardait un mépris insultant, ou bien elle m’ignorait ; un autre, m’arquebusait de regards langoureux, de rires enjôleurs ; cachée derrière un arbre, me visait sournoisement avec une motte de terre s’écrasant sur ma nuque quand j’avais le dos tourné, ou— pan sur le pif ! — avec un noyau de prune, lorsque je levais le nez. Et puis, à la promenade, elle caquetait, coquetait et coquericotait, avec l’un, avec l’autre.

Le pire est qu’elle s’avisa, pour mieux me dépiter, de prendre au trébuchet un autre merle de ma sorte, mon meilleur compagnon, Quiriace Pinon. Nous étions, lui et moi, les deux doigts de la main. Tels Oreste et Pylade, il n’était pas de rixes, noces ou festins où l’on vît l’un sans l’autre, s’escrimant de la gueule, du jarret ou du poing. Il était noueux comme un chêne, trapu, carré d’épaules et carré du cerveau, franc de la langue et franc du collier. Il eût tué quiconque m’eût voulu chercher noise. Ce fut lui justement qu’elle choisit pour me nuire. Elle n’eut pas grand-peine. Il suffit de quatre œillades et d’une demi-douzaine des coutumières grimaces. Jouer de l’air innocent, langoureux, effronté, ricaner, chuchoter, ou faire la sucrée, ciller, battre des paupières, montrer les dents, sa lèvre mordre, ou bien la pourlécher de sa langue pointue, se tortiller le cou, se dandiner les hanches, et hocher le croupion, comme une bergeronnette, quel est le fils d’Adam qui ne se laisserait prendre aux petites manigances de la fille du serpent ? Pinon en perdit le peu qu’il avait de raison. Dès lors, nous fûmes deux, perchés sur notre mur, pantelants et pantois, à guetter la belette. Sans desserrer les dents, déjà nous échangions des regards furieux. Elle, attisait le feu et, pour mieux l’exciter, l’aspergeait par moments d’une douche d’eau glacée.

Quel que fût mon dépit, je riais de l’arrosage. Mais Pinon, ce grand cheval, en piaffait dans la cour. Il en jurait de rage, sacrait, menaçait, tempêtait. Il était incapable de comprendre une plaisanterie, à moins qu’il ne l’eût faite (et personne, en ce cas, ne la comprenait que lui ; mais il en riait pour trois). La donzelle cependant, comme une mouche sur du lait, se délectait, buvant ces injures amoureuses ; cette rude manière différait de la mienne ; et quoique cette Gauloise matoise, bonne raillarde, gaillarde, fût bien plus près de moi que de cet animal hennissant, se cabrant, ruadant, pétaradant, par divertissement, par amour du changement, et pour me faire damner, elle n’avait que pour lui de regards prometteurs, de sourires alléchants. Mais lorsqu’il s’agissait de tenir ses promesses et que déjà le sot, fanfaron, s’apprêtait à sonner sa fanfare, elle lui riait au nez et le laissait quinaud. Moi, je riais aussi, bien entendu ; et Pinon dépité tournait contre moi sa rage ; et il me soupçonnait de lui souffler sa belle. Advint que, certain jour, il me pria tout net de lui céder la place. Je dis avec douceur :

Frère, j’allais justement te faire la même prière.

— Alors, frère, dit-il, faut se casser la tête.

— J’y pensais, répondis-je ; mais, Pinon, il m’en coûte.

— Moins qu’à moi, mon Breugnon. Va-t’en donc, s’il te plaît : c’est assez d’un seul coq dans un seul poulailler.

— D’accord, dis-je, va-t’en, toi : car la poule est à moi.

— À toi ! tu as menti, cria-t-il, paysan, cul-terreux, et mangeux d’caillé ! Elle est mienne, je la tiens, nul autre n’y goûtera.

— Mon pauvre ami, je réponds, tu ne t’es donc pas regardé ! Auvergnat, croque-navets, à chacun son potage ! Ce fin gâteau de Bourgogne est à nous ; il me plaît, j’en suis affriandé. N’y a point de part pour toi. Va déterrer tes raves.

De menace en menace, nous en vînmes aux coups. Pourtant, nous avions regret, car nous nous aimions bien.

— Écoute, me dit-il, laisse-la-moi, Breugnon : c’est moi qu’elle préfère.

— Nenni, dis-je, c’est moi.

— Eh bien, demandons-lui. L’évincé s’en ira.

— Tope-là ! qu’elle choisisse !…

Oui, mais allez donc demander à une fille qu’elle choisisse ! Elle a trop de plaisir à prolonger l’attente, qui lui permet de prendre en pensée l’un et l’autre et de n’en prendre aucun, et de tourner, retourner sur le gril ses galants… Impossible de la saisir ! Quand nous lui en parlions, Belette nous répondait par un éclat de rire.

Nous revînmes à l’atelier, nous mîmes bas nos vestes.

— N’est plus d’autre moyen. Il faut que l’un de nous crève.

Au moment de s’empoigner, Pinon me dit :

— Bige-moi !

Nous nous embrassâmes deux fois.

— Maintenant, allons-y !

La danse commença. Nous y allions tous deux, à bon jeu bon argent. Pinon m’assenait des coups à m’enfoncer le crâne sur les yeux et moi, je lui défonçais le ventre, à coups de genoux. N’est rien tel que d’être amis pour bien être ennemis. Au bout de quelques minutes, nous étions tout en sang ; et de rouges rigoles, ainsi que vieux bourgogne, nous ruisselaient du nez… Ma foi, je ne sais pas comment cela eût tourné ; mais sûrement l’un des deux eût eu la peau de l’autre, si par grande fortune les voisins ameutés et maître Médard Lagneau, qui rentrait au logis, ne nous eussent séparés. Ce ne fut point commode : nous étions comme des dogues ; il fallut nous rosser pour nous faire lâcher prise. Maître Médard dut prendre un fouet de charretier : il nous sangla, gifla, puis enfin raisonna. Après le coup, Bourguignon sage. Quand on s’est bien cardé, on devient philosophe, il est bien plus aisé d’écouter la raison. Nous n’étions pas très fiers quand nous nous regardions. Et c’est alors qu’advint le troisième larron. Gros meunier, ras et roux, hure ronde, Jean Gifflard, joues enflées, petits yeux enfoncés, il avait l’air toujours d’emboucher la trompette.

— Que voilà deux beaux coqs ! dit-il en s’esclaffant. Ils seront bien avancés quand, pour cette geline, ils se seront mangé la crête et les rognons ! Niquedouilles ! Ne voyez-vous donc pas qu’elle se rengorge d’aise, quand vous vous chantez pouilles ? Il est plaisant, parbleu, pour une de ces femelles, de traîner à ses cottes une harde amoureuse qui brame après sa peau… Voulez-vous un bon conseil ? Je vous le donne pour rien. Faites la paix entre vous, moquez-vous d’elle, enfants, elle se moque de vous. Tournez-lui les talons et partez, tous les deux. Elle sera bien marrie. Faudra bon gré maugré qu’elle fasse enfin son choix, et nous verrons alors qui des deux elle veut. Allons, ouste, filez ! Point de retard ! Tranchons le vif ! Courage ! Suivez-moi, gens de bien ! Tandis que traînerez vos savates poudreuses sur les routes de France, moi, je reste, compagnons, je reste pour vous servir : faut s’aider entre frères ! J’épierai la donzelle, je vous tiendrai au courant de ses lamentations. Dès qu’elle aura choisi, je préviendrai le gagnant ; l’autre ira se faire pendre… Et là-dessus, allons boire ! Boire et boire noie la soif, l’amour et la mémoire…

Nous les noyâmes si bien (nous bûmes comme des bottes) que, le soir de ce jour, au sortir du bouchon, nous fîmes notre paquet, nous prîmes notre bâton ; et nous voilà partis, par une nuit sans lune, moi et l’autre niais, glorieux comme deux pets, et pleins de gratitude envers ce bon Gifflard, qui se dilatait d’aise et dont les petits yeux, sous les grasses paupières, dans la face luisante comme rillettes, riaient.

Nous fûmes moins glorieux, le lendemain matin. Nous n’en convenions point, nous faisions les malins. Mais chacun ruminait, ruminait, et ne comprenait plus l’étonnante tactique, pour prendre une place forte, d’avoir foutu le camp. À mesure que le soleil roulait dans le ciel rond, nous nous trouvions tous deux de plus en plus Jocrisses. Quand le soir fut venu, nous nous guettions de l’œil, parlant négligemment de la pluie et du beau temps, pensant :

— Mon bon ami, comme tu parles bien ! Cependant tu voudrais me fausser compagnie. Mais n’y a point de risque. Je t’aime trop, mon frère, pour te laisser tout seul. Où que tu ailles (masque, je le sais, je le sais…), je t’emboîte le pas.

Après mainte mainte ruse afin de nous dépister (nous ne nous quittions plus, même pour aller pisser), au milieu de la nuit, — nous feignions de ronfler, mordus sur la paillasse par l’amour et les puces, — Pinon sauta du lit et cria :

— Vingt bons dieux ! Je cuis, je cuis, je cuis ! Je n’en peux plus ! Je m’en retourne…

Moi, je dis :

— Retournons.

Nous mîmes un jour entier à revenir chez nous. Le soleil se couchait. Jusqu’à ce que vînt la nuit, nous restâmes cachés dans les bois du Marché. Nous ne tenions pas beaucoup à ce qu’on nous vît entrer : on eût daubé sur nous. Et puis, voulions surprendre la Belette dolente, seule, pleurant, s’accusant :

« Hélas ! m’ami, m’ami, pourquoi es-tu parti ? » Qu’elle s’en mordît les doigts et soupirât, nul doute ; mais qui était l’ami ? Chacun répondait :

— Moi.

Or, arrivés sans bruit le long de son jardin (une sourde inquiétude nous picotait le sein), sous sa fenêtre ouverte et baignée par la lune, à la branche d’un pommier nous vîmes accroché… Que croyez ? Une pomme ? Un chapeau de meunier ! Vous conterai-je la suite ? Bonnes gens, vous seriez trop aises. Jà, je vous vois, farceurs, qui vous épanouissez. Le malheur du voisin est pour vous divertir. Cocus sont toujours contents que croisse la confrérie…

Quiriace prit son élan et bondit comme un daim (il en avait les cornes). Fonça sur le pommier au fruit enfariné, escalada le mur, s’engouffra dans la chambre, d’où sortirent aussitôt des cris, des glapissements, des mugissements de veau, des jurons…

— Vertusguoy, ventreguoy, sacripant, sacredieu, au meurtre, à mort, à l’aide, cocu, coquin, coquard, catin, crottin, cafard, crapaud, croquant, carcan, je t’essorillerai, je te boyauderai, je t’en baillerai de vertes, des mûres et des blettes, je te talerai le derrière, attrape, face à clystère !…

Et des beugnes, et des bignes… Et vlan ! et pan ! et rran ! Patatras ! vitres brisées, vaisselle cassée, meubles qui croulent, gros corps qui roulent, fille qui piaille, mâtins qui braillent… À cette musique diabolique (soufflez, ménestriers ! ) vous pensez si l’on vit le quartier ameuté !

Je ne m’attardai point à regarder la suite. J’en avais assez vu. Je repris le chemin par où j’étais venu, riant d’un œil et de l’autre pleurant, l’oreille basse et le nez au vent.

— Bien, mon Colas, disais-je, tu l’as échappé belle !

Et tout au fond de lui, Colas était penaud de n’avoir pas au piège pu laisser ses houseaux. Je faisais le farceur, je me remémorais tout le charivari, je mimais l’un, puis l’autre, le meunier, la fille, l’âne, je poussais des soupirs à me décrocher l’âme…

— Hélas ! que c’est plaisant ! que mon cœur a de peine ! Ah ! j’en mourrai, disais-je, de rire… non, de douleur. Qu’il s’en est fallu de peu que cette petite gueuse ne me mît sous le bât mariteux et piteux ! Eh ! que ne l’a-t-elle fait ! Que ne suis-je cocu ! Du moins, je l’aurais eue. C’est déjà quelque chose, d’être bâté par ce qu’on aime !… Dalila ! Dalila ! Ah ! traderidera !…

Quinze jours durant, je fus ainsi tiraillé entre l’envie de rire et l’envie de larmoyer. Je résumais, à moi seul, en ma face de travers, toute la sagesse antique, Héraclite le pleurard et Démocrite hilare. Mais les gens, sans pitié, me riaient tous au nez. À de certaines heures, quand je pensais à ma mie, je me serais fait périr. Ces heures ne duraient guère. Par bonheur !… Il est très beau d’aimer ; mais par Dieu, mes amis, c’est trop aimer quand on en meurt ! Bon pour les Amadis et pour les Galaor ! Nous ne sommes pas, en Bourgogne, des héros de roman. Nous vivons : nous vivons. Quand on nous a fait naître, on ne nous a pas demandé si cela nous agréait, nul ne s’est informé si nous voulions la vie ; mais puisque nous y sommes, nom d’un bonhomme, j’y reste. Le monde a besoin de nous… À moins que ce ne soit nous qui ayons besoin de lui. Qu’il soit bon ou mauvais, pour que nous le quittions faut qu’on nous mette dehors. Vin tiré, faut le boire. Vin bu, tirons-en d’autre de nos coteaux mamelus ! On n’a pas le temps de mourir, quand on est Bourguignon. Pour ce qui est de souffrir, tout aussi bien que vous (ne soyez pas si fiers), nous nous en acquittons. Pendant quatre ou cinq mois, j’ai souffert comme un chien. Et puis, le temps nous passe et laisse nos chagrins, trop lourds, sur l’autre rive. À présent je me dis :

— C’est comme si je l’avais eue…

Ah ! Belette ! Belotte !… Tout de même, je ne l’ai point eue. Et c’est ce tripeandouille, Gifflard, sac à farine, face de potiron, qui l’a, qui la pelote, la mignote, Belotte, depuis trente ans passés… Trente ans !… son appétit doit être rassasié ! À ce que l’on m’a dit, il n’en avait plus guère, dès le lendemain du jour où il l’a épousée. Pour ce goulu, ce glou, morceau avalé n’a plus goût. Sans le charivari qui fit au lit, au nid, trouver maître coucou (Ah ! Pinon le braillard ! ), jamais l’écornifleur ne se fût laissé pincer à mettre son gros doigt en anneau trop étroit… Io, Hymen, Hyménée ! Bien attrapé, ma foi ! Plus attrapée, Belette : car meunier mécontent se paie sur sa bête. Et le plus attrapé des trois, c’est encore moi. Or, donc, Breugnon, rions (il y a bien de quoi), de lui, d’elle, et de moi…

    • *

Et voici qu’en riant, j’aperçus à vingt pas, au détour de l’allée (grand Dieu ! aurais-je bavardé deux heures d’affilée ! ) la maison au toit rouge, volets verts, dont un cep sinueux de vigne, comme un serpent, vêtait le ventre blanc de ses feuilles pudiques. Et devant la porte ouverte, à l’ombre d’un noyer, sur une auge de pierre où coulait une eau claire, une femme inclinée, que je reconnus bien (pourtant, je ne l’avais point revue depuis des années). Et j’eus les jambes cassées…

Je faillis détaler. Mais elle m’avait vu, et elle me regardait, en continuant de puiser de l’eau à la fontaine. Et voilà que je vis qu’elle aussi, brusquement, elle m’avait reconnu… Oh ! elle n’en montra rien, elle était bien trop fière ; mais le seau qu’elle tenait coula de ses mains dans l’auge. Et elle dit :

— Jean de Lagny, qui n’a point de hâte… Ne te presse donc pas.

Moi, je réponds :

— C’est-y que tu m’attendais ?

— Moi, dit-elle, je n’ai garde, je me soucie bien de toi !

— Ma foi, dis-je, c’est comme moi. Tout de même je suis bien aise.

— Et tu ne me gênes point.

Nous étions là plantés, l’un en face de l’autre, elle avec ses bras mouillés, moi en manches de chemise, nous dandinant tous deux ; et nous nous regardions, et nous n’avions même pas la force de nous voir. Au fond de la fontaine, le seau continuait de boire. Elle me dit :

— Entre donc, tu as bien un moment ?

— Une minute ou deux. Je suis un peu pressé.

— On ne s’en douterait guère. Qu’est-ce donc qui t’amène ?

— Moi ? Rien, fis-je avec aplomb, rien, je me promène.

— Tu es donc bien riche, dit-elle.

— Riche, non de pécune, mais de ma fantaisie.

— Tu n’as pas changé, dit-elle, tu es toujours le même fou.

— Qui fol naquit jamais ne guérit.

Nous entrâmes dans la cour. Elle referma la porte. Nous étions seuls, au milieu des poules qui caquetaient. Tous les gens de la ferme étaient allés aux champs. Pour se donner une contenance, aussi par habitude, elle crut bon d’aller fermer, ou bien ouvrir (je ne sais plus au juste), la porte de la grange, en gourmandant Médor. Et moi, afin de prendre une mine dégagée, je parlais de sa maison, des poulets, des pigeons, du coq, du chien, du chat, des canards, du cochon. J’aurais énuméré, si elle m’eût laissé, toute l’arche de Noé ! Soudain, elle dit :

— Breugnon !

J’eus le souffle coupé. Elle répéta :

— Breugnon !

Et nous nous regardions.

— Embrasse-moi, dit-elle.

Je ne me fis pas prier. Lorsqu’on est si vieux, ça ne fait de mal à personne, si ça ne fait plus grand bien. (Ça fait toujours du bien.) De sentir sur mes joues, sur mes vieilles joues râpeuses, ses vieilles joues fripées, cela me démangea les yeux d’une envie de pleurer. Mais je ne pleurai point, je ne suis pas si bête ! Elle me dit :

— Tu piques.

— Ma foi, dis-je, ce matin, si l’on avait appris que je t’embrasserais, je me serais fait le menton. Ma barbe était plus douce, il y a trente-cinq années, quand je voulais, toi non, quand je voulais, ma bergère, et ron ron ron petit patapon, la frotter contre ton menton :

— Tu y penses donc toujours ? dit-elle.

— Nenni, je n’y pense jamais.

Nous nous fixâmes en riant, à qui ferait des deux baisser les yeux de l’autre.

— Orgueilleux, entêté, caboche de mulet, comme tu me ressemblais ! dit-elle. Mais toi, grison, tu ne veux point vieillir. Certes, Breugnon, mon ami, tu n’as point embelli, tu as les pattes d’oie, ton nez s’est élargi. Mais comme tu ne fus beau en aucun temps de ta vie, tu n’avais rien à perdre, et tu n’as rien perdu. Pas même un de tes cheveux, j’en jurerais, égoïste ! C’est à peine si ton poil çà et là est plus gris.

Je dis :

— Tête de fou, tu le sais, ne blanchit.

— Vauriens d’hommes, vous autres, vous ne vous faites point de bile, vous prenez du bon temps. Mais nous, nous vieillissons, nous vieillissons pour deux. Vois cette ruine. Hélas ! Hélas ! ce corps si ferme et doux à regarder, plus doux à caresser, cette gorge, ces seins, ces reins, ce teint, cette chair savoureuse et dure comme un jeune fruit… où sont-ils, et où suis-je ? où me suis-je perdue ? M’aurais-tu reconnue seulement si tu m’avais rencontrée au marché ?

— Entre toutes les femmes, je t’aurais reconnue, dis-je, les yeux fermés.

— Les yeux fermés, oui, mais ouverts ? Regarde ces joues creusées, cette bouche édentée, ce long nez aminci en lame de couteau, ces yeux rougis, ce cou flétri, cette outre flasque, ce ventre déformé…

Je dis (j’avais bien vu tout ce qu’elle racontait) :

— Petite brebiette toujours semble jeunette.

— Tu ne remarques donc rien ?

— J’ai de bons yeux, Belette.

— Hélas ! où a-t-elle passé, ta belette, ta belette ?

Je dis :

— « Elle a passé par ici, le furet du bois joli. » Elle se cache, elle fuit, elle s’est retirée. Mais je la vois toujours, je vois son fin museau et ses yeux de malice, qui me guettent et m’attirent au fond de son terrier.

— Il n’y a point de risque, dit-elle, que tu y entres. Renard, que tu as pris de panse ! Certes, chagrin d’amour ne t’a point fait maigrir.

— Je serais bien avancé ! dis-je. Le chagrin, faut le nourrir.

— Viens donc faire boire l’enfant.

Nous entrâmes à la ferme et nous nous attablâmes. Je ne sais plus trop bien ce que je bus ou mangeai, j’avais l’âme occupée ; mais je n’en perdis point un coup de dent ni de gosier. Les coudes sur la table elle me regardait faire : puis, elle dit en raillant :

— Es-tu moins affligé ?

— Comme dit la chanson, fis-je : corps vide, âme désolée ; et bien repu, âme consolée.

Sa grande bouche mince et moqueuse se taisait ; et tandis que pour faire le faraud, je disais je ne sais quoi, des sornettes, nos yeux se regardaient et pensaient au passé. Soudain :

— Breugnon ! dit-elle. Sais-tu ? Je ne l’ai jamais dit. Je puis bien le faire maintenant que cela ne sert plus à rien. C’était toi que j’aimais.

Je dis :

— Je le savais bien.

— Tu le savais, vaurien ! Eh ! que ne me l’as-tu dit ?

— Esprit de contradiction, il eût suffi que je le dise, pour que tu répondisses non.

— Qu’est-ce que cela pouvait te faire, si je pensais le contraire ? Est-ce la bouche qu’on baise, ou bien ce qu’elle dit ?

— C’est que la tienne, pardi, ne se contentait pas de dire. J’en ai su quelque chose, cette nuit que trouvai en ton four le meunier.

— C’est ta faute, dit-elle, le four ne chauffait pas pour lui. Certes, c’est la mienne aussi ; mais je fus bien punie. Toi qui sais tout, Colas, tu ne sais pourtant pas que je l’ai pris par dépit de ce que tu es parti. Ah ! comme je t’en ai voulu ! Je t’en voulais déjà, ce soir (t’en souviens-tu ? ) que tu m’as dédaignée.

— Moi ! dis-je.

— Toi, pendard, quand tu m’es venu cueillir dans mon jardin, un soir que j’étais endormie, et puis que tu m’as laissée à l’arbre, avec mépris.

Je poussai les hauts cris et je lui expliquai. Elle me dit :

— J’ai bien compris. Ne te donne pas tant de peine ! Grande bête ! Je suis sûre que si c’était à refaire…

Je dis :

— Je le referais.

— Imbécile ! fit-elle. C’est pour cela que je t’aimais. Alors, pour te punir, je me suis amusée à te faire souffrir. Mais je ne pensais pas que tu serais assez sot pour t’enfuir de l’hameçon (que les hommes sont lâches ! ) au lieu de l’avaler.

— Grand merci ! dis-je. Goujon aime l’appât, mais tient à ses boyaux.

Riant du coin de ses lèvres serrées, sans ciller :

— Quand j’ai su, reprit-elle, ta rixe avec cet autre, cet autre animal dont je ne sais plus le nom (j’étais en train de laver mon linge à la rivière, on me dit qu’il t’égorgeait), je lâchai mon battoir (eh ! vogue la galère) qui alla au fil de l’eau, et piétinant mon linge, culbutant mes commères, je courus sans sabots, courus à perdre haleine, je voulais te crier : « Breugnon ! tu n’es pas fou ? tu ne vois donc pas que je t’aime ? Tu seras bien avancé, quand tu te seras fait happer un de tes meilleurs morceaux par la gueule de ce loup ! Je ne veux point d’un mari détrenché, disloqué. Je te veux tout entier… » Ah ! landeridera, lanlaire, lanturlu, tandis que je faisais tous ces lantiponnages, ce maître hurluberlu lampait au cabaret, ne savait déjà plus pourquoi s’était battu, et bras dessus bras dessous, avec le loup s’enfuit (ah ! le lâche ! le lâche ! ), fuit devant la brebis !… Breugnon, que je t’ai haï !… Bonhomme, quand je te vois, quand je nous vois aujourd’hui, cela me paraît comique. Mais alors, mon ami, je t’aurais avec délices écorché, grillé vif ; et, ne pouvant te punir, c’est moi, puisque je t’aimais, c’est moi que je punis. L’homme au moulin s’offrit. Dans ma rage, je le pris. Si ce n’eût été cet âne, j’en aurais pris un autre. Faute d’un Martin Bâton, l’abbaye n’eût point chômé. Ah ! comme je me vengeai ! Je ne pensais qu’à toi, tandis qu’il…

— Je t’entends !

—…tandis qu’il me vengeait. Je pensais : « Qu’il revienne à présent ! Le chef te démange-t-il, Breugnon, en as-tu ton compte ? Qu’il revienne ! Qu’il revienne ! » … Hélas ! tu es revenu, plus tôt que je n’aurais voulu… Tu sais la suite. À mon sot je me trouvai attachée, pour la vie. Et l’âne (est-ce lui ou moi ? ) est resté au moulin.

Elle se tut. Je dis :

— Au moins, y es-tu bien ?

Elle haussa les épaules et dit :

— Aussi bien que l’autre.

— Diable ! fis-je, cette maison doit être un paradis ? Elle rit :

— Mon ami Carabi, tu l’as dit.

Nous parlâmes d’autre chose, de nos champs et de nos gens, de nos bêtes et de nos enfants, mais quoi que nous fissions, nous retournions au galop, retournions à nos moutons. Je pensais qu’elle serait bien aise de connaître les détails de ma vie, des miens, de ma maison ; mais je vis (ô femelles curieuses) qu’elle en savait là-dessus presque aussi long que moi. Puis, de fil en aiguille, voilà que l’on babille, de-ci, de-çà, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, pour la joie de jaser, sans savoir où l’on va. Tous deux, à qui mieux mieux, de dire des calembredaines : c’était un feu roulant, on en perdait haleine. Et point n’était besoin d’insister sur les mots : devant qu’ils fussent sortis encore du fourneau, étaient happés tout chauds.

Après avoir bien ri, je m’essuyais les yeux, lorsque j’entends sonner six heures au clocher.

— Bon Dieu, dis-je, je m’en vas !

— Tu as le temps, dit-elle.

— Ton mari va rentrer. À le voir, je ne tiens pas.

— Et moi donc ! répond-elle.

Par la fenêtre de la cuisine, on voyait la prairie, qui déjà commençait sa toilette du soir. Les rayons du soleil couchant frottaient de leur poussière d’or les milliers de brins d’herbe aux petits nez frémissants. Sur les galets polis un ruisselet sautait. Une vache léchait une branche de saule ; deux chevaux immobiles, l’un noir une étoile au front, l’autre gris pommelé, l’un appuyant sa tête sur la croupe de l’autre, rêvaient dans la paix du jour, après avoir brouté. Entrait dans la maison fraîche une odeur de soleil, de lilas, d’herbe chaude et de crottin doré. Et dans l’ombre de la chambre, profonde, moelleuse, fleurant un peu le moisi, montait de la tasse de grès que je tenais au poing, l’arôme affectueux du cassis bourguignon. Je dis :

— Qu’on est bien, ici !

— Et c’eût été ainsi tous les jours de la vie !

Elle me saisit la main.

Je dis (cela m’ennuyait d’être venu la voir, pour lui faire des regrets) :

— Oh ! tu sais, ma Belette, c’est peut-être mieux, tout compte fait, c’est peut-être mieux comme ça est ! Tu n’y as rien perdu. Pour un jour, ça va bien. Mais pour toute la vie, je te connais, je me connais, tu en aurais vite assez. Tu ne sais pas quel mauvais diable je fais, chenapan, fainéant, pochard, paillard, bavard, étourdi, entêté, goinfre, malicieux, querelleux, songe-creux, colérique, lunatique, diseur de billevesées. Tu aurais été, ma fille, malheureuse comme les pierres et tu te serais vengée. D’y penser seulement, mes cheveux se hérissent des deux côtés de mon front. Louange à Dieu qui sait tout ! Tout est bien comme il est.

Son regard sérieux et madré m’écoutait. Elle hocha du nez et fit :

— Tu dis vrai, Jacquet. Je le sais, je le sais, tu es un grand vaurien. (Elle n’en pensait rien.) Sans doute, tu m’aurais battue ; moi, je t’aurais fait cocu. Mais que veux-tu ? puisque aussi bien faut être l’un et l’autre en ce monde (c’est écrit dans les cieux), n’eût-il pas mieux valu que ce fût l’un par l’autre ?

— Sans doute, fis-je, sans doute…

— Tu n’as pas l’air convaincu.

— Je le suis, dis-je. Tout de même de ce double bonheur faut savoir se passer.

Et me levant, je conclus :

— Point de regrets, Belette ! D’une façon ou de l’autre, à présent ce serait de même. Qu’on ne s’aime pas ou qu’on s’aime, quand on est comme nous au bout de son rouleau, c’est passé, c’est passé, c’est comme s’il n’y avait rien eu.

Elle me dit :

— Menteur !

(Et comme elle disait vrai ! )

    • *

Je l’embrassai, je partis. Des yeux, elle me suivit, sur le seuil appuyée au chambranle de la porte. L’ombre du grand noyer s’allongeait devant nous. Je ne me retournai pas que je n’eusse tourné le coude du chemin, et que je ne fusse bien sûr que je ne verrais plus rien. Alors, je m’arrêtai pour reprendre mon souffle. L’air était embaumé d’un berceau de glycine. Et les bœufs blancs au loin mugissaient dans les prés.

Je me remis en marche ; et, coupant au plus court, je laissai le chemin, je gravis le coteau, je partis à travers vignes, et m’enfonçai sous bois. Ce n’était pourtant pas afin de revenir plus vite. Car, une demi-heure après, je me trouvai toujours à la lisière du bois, sous les ramures d’un chêne, immobile, debout, et bayant aux corneilles. Je ne savais ce que je faisais. Je pensais, je pensais. Le ciel rouge s’éteignait. Je regardais mourir ses reflets sur les vignes aux petites feuilles nouvelles, brillantes, vernissées, vineuses et dorées. Un rossignol chantait… Au fond de ma mémoire, dans mon cœur attristé, un autre rossignol chantait. Un soir pareil à celui-ci. J’étais avec ma mie. Nous montions un coteau que tapissaient les vignes. Nous étions jeunes, joyeux, grands parleurs et rieurs. Soudain, je ne sais pas ce qui se passa dans l’air, le souffle de l’angélus, l’haleine de la terre, dans le soir, qui s’étire et soupire, et vous dit : « Viens à moi », la douce mélancolie qui tombe de la lune… Nous avons fait silence, tous deux, et tout d’un coup nous nous prîmes la main, et sans nous dire un mot, et sans nous regarder, nous restions immobiles. Alors monta des vignes, sur lesquelles la nuit de printemps s’était posée, la voix du rossignol. Pour ne pas s’endormir sur les ceps dont les vrilles traîtresses s’allongeaient, s’allongeaient, s’allongeaient, autour de ses petons à s’enrouler cherchaient, pour ne pas s’endormir chantait à perdre haleine sa vieille cantilène le rossignol d’amour :

 « La vigne pouss’pouss’pouss’pouss’
Je n’dors ni nuit ni jour… » 

Et je sentis la main de Belette qui disait :

Je te prends et je suis prise. Vigne, pousse, pousse et nous lie !

Nous descendîmes la colline. Près de rentrer, nous nous déprîmes. Depuis lors, plus ne nous prîmes. Ah ! rossignol, tu chantes toujours. Pour qui ton chant ? Vigne, tu pousses. Pour qui tes liens, amour ?…

Et la nuit était là. Et le nez vers le ciel, je regardais, appuyé des fesses sur les mains, des mains sur mon bâton, comme un pic sur sa queue ; je regardais toujours vers le faîte de l’arbre, où fleurissait la lune. J’essayai de m’arracher au charme qui me tenait. Je ne pus. Sans doute l’arbre me liait de son ombre magique, qui fait perdre la route et le désir de la trouver. Une fois, deux fois, trois fois, je fis le tour, je le refis ; à chaque fois, je me revis, au même point, enchaîné.

Lors, j’en pris mon parti, et m’étendant sur l’herbe, je logeai, cette nuit, à l’enseigne de la lune. Je ne dormis pas beaucoup dans cette hôtellerie. Mélancoliquement, je ruminais ma vie. Je pensais à ce qu’elle aurait pu être, à ce qu’elle avait été, à mes rêves écroulés. Dieu ! que de tristesses on trouve au fond de son passé, dans ces heures de la nuit où l’âme est affaiblie ! Qu’on se voit pauvre et nu, quand se lève devant la vieillesse déçue l’image de la jeunesse d’espérance vêtue !… Je récapitulais mes comptes et mes mécomptes, et les maigres richesses que j’ai dans mon escarcelle : ma femme qui n’est point belle, et bonne tout autant ; mes fils qui sont loin de moi, ne pensent rien comme moi, n’ont de moi que l’étoffe ; les trahisons d’amis et les folies des hommes ; les religions meurtrières et les guerres civiles ; ma France déchirée ; les rêves de mon esprit, mes œuvres d’art pillées ; ma vie, une poignée de cendres, et le vent de la mort qui vient… Et pleurant doucement, mes lèvres appuyées contre le flanc de l’arbre, je lui confiais mes peines, blotti entre ses racines, comme en les bras d’un père. Et je sais qu’il m’écoutait. Et sans doute qu’après, à son tour, il parla et qu’il me consola. Car lorsque, quelques heures plus tard, je m’éveillai, nez en terre et ronflant, de ma mélancolie plus rien ne me restait, qu’un peu de courbature au cœur endolori et une crampe au mollet.

Le soleil s’éveillait. L’arbre, plein d’oiseaux, chantait. Il ruisselait de chants, comme une grappe de raisin qu’on presse entre ses mains. Guillaumet le pinson, Marie Godrée la rouge-gorge, et la limeuse de scie, et la grise Sylvie, fauvette qui babille, et Merlot mon compère, celui que je préfère, parce que rien ne lui fait, ni froid, ni vent, ni pluie, et que toujours il rit, toujours de bonne humeur, le premier à chanter dès l’aube, et le dernier, et parce qu’il a, comme moi, le pif enluminé. Ah ! les bons petits gars, de quel cœur ils braillaient. Aux terreurs de la nuit ils venaient d’échapper. La nuit, grosse de pièges, qui, chaque soir, descend sur eux comme un filet. Ténèbres étouffantes… qui de nous périra… Mais, farirarira !… aussitôt que se rouvre le rideau de la nuit, dès que le rire pâle de l’aurore lointaine commence à ranimer le visage glacé et les lèvres blanchies de la vie…, oy ty, oy ty, la la-i, la la la, laderi, la rifla…, de quels cris, mes amis, de quels transports d’amour ils célèbrent le jour ! Tout ce qu’on a souffert, ce qu’on a redouté, l’épouvante muette et le sommeil glacé, la nuit, tout, oy ty, tout… frrtt… est oublié. Ô jour, ô jour nouveau !… Apprends-moi, mon Merlot, ton secret de renaître, à chaque aube nouvelle, avec la même foi inaltérable en elle !…

Il continuait de siffler. Sa robuste ironie me ragaillardissait. Sur la terre accroupi, je sifflai comme lui. Le coucou…, « cocu blanc, cocu noir, gris cocu nivernais » jouait à cache-cache, au fond de la forêt.

« Coucou, coucou, le diable te cass’ le cou ! »

Avant de me relever, je fis une cabriole. Un lièvre qui passait, m’imita : il riait ; sa lèvre était fendue, à force d’avoir ri. Je me remis en marche, chantai à pleins poumons :

— Tout est bon, tout est bon ! Compagnons, le monde est rond. Qui ne sait nager, il va au fond. Par mes cinq sens ouverts à fenêtres larges, à pleins battants, entre, monde, coule en mon sang ! Vais-je bouder la vie, ainsi qu’un grand niais, parce que je n’ai point d’elle tout ce que j’en voudrais ? Quand on se met à vouloir, « Si j’avais… Quand j’aurai… », il n’y a plus moyen de jamais s’arrêter ; on est toujours déçu, on souhaite toujours plus qu’il ne vous est donné ! Même M. de Nevers. Même le Roi. Même Dieu le Père. Chacun a ses limites, chacun est dans sa sphère. Vais-je m’agiter, gémir, parce que je n’en puis sortir ? Serais-je mieux, ailleurs ? Je suis chez moi, j’y reste, et resterai, corbleu, si longtemps que je peux. Et de quoi me plaignais-je ? On ne me doit rien, en somme. J’aurais pu ne pas vivre… Bon Dieu ! lorsque j’y pense, j’en ai froid dans le dos. Ce beau petit univers, cette vie, sans Breugnon ! Et Breugnon, sans la vie ! Quel triste monde, ô mes amis !… Tout est bien comme il est. Foin de ce que je n’ai point ! Mais ce que j’ai, je le tiens…

    • *

Avec un jour de retard, je revins à Clamecy. Je vous laisse à penser comme j’y fus accueilli. Je ne m’en souciai guère ; et montant au grenier, ainsi que vous le voyez, j’ai mis sur le papier, hochant du nez, parlant tout seul, tirant la langue de côté, mes peines et mes plaisirs, les plaisirs de mes peines…

 Ce qui est grief à supporter
 Est, après, doux à raconter.