IX
LA MAISON BRÛLÉE
Noterons-nous ce jourd’hui ? C’est un rude morceau. Il n’est pas encore tout à fait digéré. Allons, vieux, du courage ! Ce sera le meilleur moyen de le faire passer.
On dit que pluie d’été ne fait point pauvreté. À ce compte, je devrais être plus riche que Crésus ; car il ne cesse de pleuvoir, cet été, sur mon dos, et me voici pourtant sans chemise et sans chausses, ainsi qu’un saint Jeannot. À peine je sortais de cette double épreuve— Glodie était guérie, et ma vieille femme aussi, l’une de sa maladie, et l’autre de la vie— quand je reçus des puissances qui gouvernent l’univers (il doit y avoir là-haut une femme qui m’en veut ; que diable lui ai-je fait ?… Elle m’aime, parbleu ! ) un furieux assaut d’où je sors nu, battu et moulu jusqu’aux os, mais (c’est le principal, enfin) avec tous mes os.
Bien que ma petite fille fût à présent remise, je ne me pressais pas de regagner le pays ; je restais auprès d’elle, jouissant encore plus qu’elle de sa convalescence. Un enfant qui guérit c’est comme si l’on voyait la création du monde ; tout l’univers vous semble frais pondu et laiteux. Donc, je flânais, écoutant distraitement les nouvelles qu’apportaient, s’en allant au marché, les commères. Lorsqu’un jour un propos me fit dresser l’oreille, vieux baudet qui voit venir la trique de l’ânier. On disait que le feu avait pris, à Clamecy, dans le faubourg de Beuvron, et que les maisons flambaient comme des margotins. Je ne pus obtenir aucun autre renseignement. À partir de ce moment, je fus, par sympathie, sur des charbons assis. On avait beau me dire :
— Reste tranquille ! Les mauvaises nouvelles sont prestes comme l’hirondelle. S’il s’agissait de toi, tu le saurais déjà. Qui parle de ta maison ? Il y a plus d’un âne en Beuvron…
Je ne tenais plus en place, je me disais :
— C’est elle… Elle brûle, je sens le roussi… Je pris mon bâton, je partis. Je pensais :
— Bon Dieu de bête ! c’est la première fois que je quitte Clamecy, sans rien mettre à l’abri. Dans tous les autres cas, aux approches de l’ennemi, j’emportais dans les murs, de l’autre côté du pont, mes dieux lares, mon argent, les travaux de mon art dont je suis le plus fier, mes outils et mes meubles, et ces brimborions qui sont laids, encombrants, mais qu’on ne donnerait pas pour tout l’or de la terre parce qu’ils sont les reliques de nos pauvres bonheurs… Cette fois, j’ai tout laissé… Et j’entendais ma vieille, qui, de l’autre monde, criait contre ma stupidité. Moi, je lui répondais :
— C’est ta faute, c’est pour toi que je me suis tant pressé !
Après nous être bien tous les deux chamaillés (cela m’occupa, du moins, une partie du chemin), je tâchai de nous convaincre que je m’inquiétais pour rien. Mais malgré moi, l’idée revenait, comme une mouche, se poser sur mon nez ; je la voyais sans cesse ; et une sueur froide me rigolait, le long de l’échine et des reins. Je marchais d’un bon train. J’avais passé Villiers, et je commençais de monter la longue côte boisée, quand je vois sur la pente une carriole qui venait, et dedans le père Jojot, le meunier de Moulot, qui, me reconnaissant, s’arrête, lève son fouet, et crie :
— Mon pauvre gars !
Ce fut comme si je recevais un coup dans l’estomac. Je restais, bouche bée, sur le bord de la route. Il reprend :
— Où tu vas ? Rebrousse, mon Colas ! N’entre pas dans la ville. Tu te ferais trop de bile. Tout est brûlé, rasé. Il ne te reste plus rien.
L’animal, à chaque mot, me tordait les boyaux. Je voulus faire le brave, j’avalai ma salive, je me raidis, je dis :
— Pardi, je le sais bien !
— Alors, fait-il vexé, qu’est-ce que tu vas chercher ? Je réponds :
— Les débris.
— Il ne reste rien, je te dis, rien, rien, pas un radis !
— Jojot, tu exagères ; tu ne me feras pas croire que mes deux apprentis et mes braves voisins ont regardé brûler ma maison sans tâcher de retirer du feu quelques marrons, quelques meubles, comme on fait entre frères…
— Tes voisins, malheureux ? Ce sont eux qui ont mis le feu !
Du coup, je fus assommé. Il me dit, triomphant :
— Tu vois bien que tu ne sais rien !
Je n’en voulais pas démordre. Mais lui, sûr à présent de me conter le premier la mauvaise nouvelle, il se mit, satisfait et contrit, à narrer la grillade :
— C’est la peste, dit-il. Ils sont tous affolés. Aussi, pourquoi messieurs de la municipalité et de la châtellenie, échevins, procureur, nous ont-ils tous quittés ? Plus de bergers ! Les moutons sont devenus enragés. De nouveaux cas du mal survenant en Beuvron, on a crié :
« Brûlons les maisons empestées ! » Sitôt dit, sitôt fait. Comme tu n’étais
pas là, ce fut naturellement la tienne qui commença. On y allait de bon cœur, chacun y mettait du sien : on croyait travailler pour le bien de la cité. Puis, on s’excite l’un l’autre. Quand on se met à détruire, je ne sais pas ce qui se produit : on est soûl, tout y passe, on ne peut plus s’arrêter… Quand ils y eurent mis le feu, ils dansèrent autour. C’était comme une folie… « Sur le pont de Beuvron, on y danse… » Si tu les avais vus… « Voyez comme on danse… » si tu les avais vus, peut-être qu’avec eux toi-même aurais dansé. Tu penses si le bois que tu avais à l’atelier flambait, pétaradait… Bref, on a tout brûlé !
— J’aurais voulu voir cela. Cela devait être beau, dis-je.
Et je le pensais. Mais je pensais aussi :
— Je suis mort ! Ils m’ont tué. Ceci, je me gardais de le dire à Jojot.
— Alors, ça ne te fait rien ? dit-il, l’air mécontent.
(Il m’aimait bien, le brave homme ; mais on n’est pas fâché— sacrée espèce humaine ! — de voir de temps en temps son voisin dans la peine, ne serait-ce que pour avoir le plaisir de le consoler.)
Je dis :
— Pour ce beau feu, c’est dommage qu’on n’ait pas attendu la Saint-Jean.
Je fis mine de partir.
— Et tu y vas tout de même ?
— J’y vas. Bonjour, Jojot.
— Bougre d’original !
Il fouetta son cheval.
Je marchai, ou plutôt j’avais l’air de marcher, jusqu’à ce que la voiture disparût, au détour. Je n’aurais pu faire dix pas ; les jambes m’entraient dans le ventre ; je tombai sur une borne, comme assis sur un pot.
Les moments qui suivirent furent de mauvais moments. Je n’avais plus besoin de faire le fanfaron. Je pouvais être malheureux, malheureux, tout mon soûl. Je ne m’en privai point. Je pensais :
— « J’ai tout perdu, mon gîte et l’espérance d’en refaire jamais un autre, mon épargne amassée, jour par jour, sou par sou, avec cette lente peine qui est le meilleur plaisir, les souvenirs de ma vie encrassés dans les murs, les ombres du passé qui semblent des flambeaux. Et j’ai perdu bien plus, perdu ma liberté. Que deviendrai-je maintenant ? Il me faudra loger chez un de mes enfants. Je m’étais pourtant juré d’éviter, à tout prix, cette calamité ! Je les aime, parbleu ; ils m’aiment, c’est entendu. Mais je ne suis pas si sot que je ne sache que tout oiseau doit rester dans son nid, et que les vieux sont gênants pour les jeunes, et gênés. Chacun songe à ses œufs, à ceux qu’il a pondus, et ne se soucie plus de ceux d’où il est venu. Le vieux qui s’obstine à vivre est un intrus, quand il prétend se mêler à la couvée nouvelle ; il a beau s’effacer : on lui doit le respect. Au diable le respect ! C’est la cause de tout le mal : on n’est plus leur égal. J’ai fait tout mon possible pour que mes cinq enfants ne soient pas étouffés par leur respect pour moi ; j’y ai assez réussi ; mais quoi que vous fassiez et malgré qu’ils vous aiment, ils vous regardent toujours un peu en étranger : vous venez de contrées où ils n’étaient pas nés, et vous ne connaîtrez pas les contrées où ils vont ; comment pourriez-vous donc vous comprendre tout à fait ? Vous vous gênez l’un l’autre, et vous vous en irritez… Et puis, c’est terrible à dire : l’homme qui est le plus aimé ne doit que le moins possible mettre l’amour des siens à l’épreuve : c’est tenter Dieu. Il ne faut pas trop demander à notre espèce humaine. De bons enfants sont bons ; je n’ai pas à me plaindre. Ils sont encore meilleurs, quand on n’a pas besoin de recourir à eux. J’en dirais long si je voulais… Enfin, j’ai ma fierté. Je n’aime pas reprendre leur pâtée à ceux à qui je l’ai donnée. J’ai l’air de leur dire : « Payez ! » Les morceaux que je n’ai pas gagnés me restent dans la gorge ; il me semble voir des yeux qui comptent mes bouchées. Je ne veux rien devoir qu’à ma peine. Il me faut être libre, être maître chez moi, y entrer, en sortir, selon ma volonté. Je ne suis bon à rien, quand je me sens humilié. Ah ! misère d’être vieux, de dépendre de la charité des siens, c’est encore pis que de ses concitoyens : car ils y sont forcés ; on ne peut jamais savoir s’ils le font de plein gré ; et l’on aimerait mieux crever que de les gêner. »
Ainsi, je gémissais, souffrant dans mon orgueil, dans mon affection, dans mon indépendance, dans ce que j’avais aimé, les souvenirs du passé envolés en fumée, dans tout ce que j’avais de meilleur et de pire ; et je savais que, quoi que je fisse, j’avais beau me révolter, par cette unique voie il me faudrait passer. J’avoue que je n’y apportais aucune philosophie. Je me sentais misérable, tel un arbre qu’on a scié au ras de terre et tranché.
Comme, assis sur mon pot, je cherchais quelque chose autour où m’accrocher, non loin de moi je vis, voilé par les cheveux des arbres d’une allée, la tourelle à créneaux du château de Cuncy. Et je me souvins soudain de tous les beaux travaux que, depuis vingt-cinq ans, j’avais mis là-dedans, des meubles, des boiseries, de l’escalier sculpté, de tout ce que ce bon seigneur Philbert m’avait commandé… Fameux original ! Il m’a fait quelquefois diablement enrager. Est-ce qu’il ne s’est pas, un beau jour, avisé de me faire sculpter ses maîtresses en robe d’Ève, et lui en peau d’Adam, d’Adam gaillard, galant, après la venue du serpent ? Et dans la salle d’armes, n’eut-il pas fantaisie que les têtes de cerf sculptées en panoplie eussent la physionomie des bons cocus de la contrée ? Nous en avons bien ri… Mais le diable n’était pas facile à contenter. Lorsqu’on avait fini, on devait recommencer. Et quant à son argent, on le voyait rarement… N’importe ! Il était capable d’aimer les belles choses, en bois tout comme en chair, et presque de la même manière : (c’est la bonne, on doit aimer l’œuvre d’art comme on aime sa maîtresse, voluptueusement, de l’esprit et des membres). Et s’il ne m’a pas payé, le ladre, il m’a sauvé ! Car je surnage ici, quand là-bas j’ai péri. L’arbre de mon passé est détruit ; mais ses fruits me restent ; ils sont à l’abri des gelées et du feu. Et j’eus l’envie de les revoir et d’y mordre, à l’instant, afin de reprendre goût à la vie.
J’entrai dans le château. On m’y connaissait bien. Le maître n’était pas là ; mais sous le faux prétexte de mesures à prendre pour de nouveaux travaux, j’allai où je savais que je trouverais mes enfants. Il y avait plusieurs ans que je ne les avais vus. Tant qu’un artiste se sent de la vigueur aux reins, il engendre, et ne pense plus à ce qu’il a engendré. D’ailleurs, la dernière fois que j’avais voulu entrer, M. de Cuncy, avec un rire bizarre, m’en avait empêché. Je me dis qu’il cachait sans doute quelque drôlesse, quelque femme mariée ; et comme j’étais bien sûr que ce n’était pas la mienne, je n’en pris nul souci. Et puis, avec les lubies de ces grands animaux, on ne discute pas : c’est plus sage. À Cuncy, nul n’essaie de comprendre le maître : il est un peu timbré.
Je montai donc bravement par le grand escalier. Mais je n’avais pas fait dix pas, que, comme la femme de Loth, je restai pétrifié. Les grappes de raisins, les branches de pêchers, et les lianes fleuries, qui s’enroulaient autour de la rampe sculptée, étaient déchiquetées, à grands coups de couteau. Je doutai de mes yeux, j’empoignai à pleines paumes les pauvres mutilés ; je sentis sous mes doigts leurs blessures écrites. Poussant un gémissement, et le souffle coupé, quatre à quatre, j’escaladai les marches : je tremblais maintenant de ce que j’allais trouver !… Mais cela dépassait ce que j’imaginais.
Dans la salle à manger, dans la salle des armures, dans la chambre à coucher, toutes les figurines des meubles et des boiseries avaient qui le nez coupé, qui le bras, qui la quille, qui la feuille de vigne. Sur les panses des bahuts, le long des cheminées, sur les cuisses effilées de colonnes sculptées, s’étalaient en balafres des inscriptions profondes au couteau, le nom du propriétaire, quelque pensée idiote, ou bien la date et l’heure de ce travail d’Hercule. Au fond de la grande galerie, ma jolie nymphe nue de l’Yonne, qui s’appuie du genou sur le cou d’une lionne velue, avait servi de cible ; son ventre était troué par des coups d’arquebuse. Et partout, au hasard, des coups et des coupures, des copeaux rabotés, des taches d’encre ou de vin, des moustaches ajoutées ou de sales facéties. Enfin, tout ce que l’ennui, tout ce que la solitude, tout ce que la bouffonnerie et la stupidité peuvent souffler d’incongruités au cerveau d’un riche idiot, qui ne sait qu’inventer au fond de son château, et n’étant bon à rien, ne peut rien que détruire… S’il avait été là, je crois que je l’aurais tué. Je geignais, je soufflais du fond de mon gosier. Je fus un long moment à ne pouvoir parler. J’avais le cou rouge et les veines du front qui saillaient ; je riboulais des yeux, ainsi qu’une écrevisse. Enfin, quelques jurons réussirent à passer. Il était temps ! Un peu plus, et j’allais étouffer… La bonde une fois partie, bon sang ! je m’en suis donné. Dix minutes d’affilée, et sans reprendre haleine, j’ai sacré tous les dieux et dégorgé ma haine :
— « Ah ! chien, criais-je, fallait-il que j’amenasse dans ta bauge mes beaux enfants, afin que tu les torturasses, mutilasses, violasses, souillasses et compissasses ! Hélas ! mes doux petits, enfantés dans la joie, vous sur qui je comptais pour être mes héritiers, vous que j’avais faits sains, robustes et dodus, pourvus de membres bien charnus, sans qu’il y manquât rien, vous qui étiez fabriqués du bois dont on vit mille ans, dans quel état vous retrouvé-je, éclopés, estropiés, du haut, du bas, du mitan, de l’avant, de la proue et de la poupe, de la cave et du grenier, plus couturés de balafres qu’une bande de vieux pillards qui reviennent de la guerre ! Faut-il que je sois le père de tout cet hôpital !… Grand Dieu, exauce-moi, accorde-moi la grâce (peut-être ma prière te semble superflue) de ne pas m’en aller, mort, en ton paradis, mais en enfer, près de la broche, où Lucifer rôtit les âmes des damnés, afin que de ma main je tourne et je retourne le bourreau de mes enfants, enfilé par le fondement ! »
J’en étais là quand le vieil Andoche, un laquais que je connaissais, vint me prier de mettre un terme à mes mugissements… Tout en me poussant vers la porte, le brave homme essayait de me consoler :
— Est-il possible, disait-il, de se mettre en ces états, pour des morceaux de bois ! Que dirais-tu s’il te fallait vivre, comme nous, avec ce fou ? Vaut-il pas mieux qu’il se divertisse (c’est son droit) avec des planches qu’il t’a payées qu’aux dépens de bons chrétiens comme toi et moi ?
— Eh ! répliquai-je, qu’il te bâtonne ! Crois-tu que je ne me ferais pas fesser pour un de ces morceaux de bois que mes doigts ont animés ? L’homme n’est rien ; c’est l’œuvre qui est sacrée. Triple assassin, celui qui tue l’idée !…
J’en eusse dit bien d’autres, et de cette éloquence ; mais je vis que mon public n’en avait rien compris et que j’étais pour Andoche presque aussi fou que l’autre. Et comme, en ce moment, je me retournais encore, sur le pas de la porte, pour, une dernière fois, embrasser le spectacle de ce champ de bataille, le burlesque des choses, de mes pauvres dieux sans nez et de leur Attila, d’Andoche aux yeux placides qui me prenaient en pitié, et de moi, grosse bête, qui perdais ma salive à geindre, soliloquer devant des soliveaux, me traversa la tête… frroutt… comme une fusée ; si bien qu’oubliant du coup ma colère et ma peine, je ris au nez d’Andoche ahuri, et partis.
Je me retrouvai sur la route. Je disais :
— Cette fois, ils m’ont tout pris. Je suis bon à mettre en terre. Il ne me reste que ma peau… Oui, mais aussi, sangbleu, il reste ce qu’il y a dedans. Comme cet autre assiégé, répliquant à celui qui, s’il ne se rendait, le menaçait de tuer ses enfants : « Si tu veux ! J’ai ici l’instrument pour en fabriquer d’autres », j’ai le mien, ventrebleu, ils ne me l’ont pas pris, ils ne peuvent me le prendre… Le monde est une plaine aride où, çà et là, poussent les champs de blé que nous, artistes, avons semés. Les bêtes de la terre et du ciel viennent les becqueter, mâcher et piétiner. Impuissants à créer, ils ne peuvent que tuer. Rongez et détruisez, animaux, foulez aux pieds mon blé, j’en ferai pousser d’autre. Épi mûr, épi mort, que m’importe la moisson ? Dans le ventre de la terre fermentent les grains nouveaux. Je suis ce qui sera et non ce qui a été. Et lorsqu’un jour viendra où ma force s’éteindra, où je n’aurai plus mes yeux, mes narines charnues, et le goulot dessous où l’on descend le vin et où est bien pendue ma langue frétillarde, quand je n’aurai plus mes bras, l’adresse de mes mains et ma frisque vigueur, quand je serai très vieux, sans sang et sans bon sens…, ce jour-là, mon Breugnon, c’est que je ne serai plus là. Va, ne t’inquiète pas ! Vous imaginez-vous un Breugnon qui ne sent plus, un Breugnon qui ne crée plus, un Breugnon qui ne rit plus, et qui ne fait plus feu des quatre fers à la fois ? Non pas, c’est qu’il sera sorti de sa culotte. Vous pouvez la brûler. Je vous abandonne ma loque…
Là-dessus, je me remis en marche vers Clamecy. Et comme j’arrivais au haut de la montée, faisant le rodomont, et jouant du bâton (de vrai, je me sentais déjà réconforté), je vis venir à moi un petit homme blond, tout courant et pleurant, qui était Robinet dit Binet, mon petit apprenti. Un galopin de treize ans, qu’on voyait, au travail, plus attentif aux mouches qui volaient qu’aux leçons, et plus souvent dehors que dedans, à faire des ricochets ou lorgner les mollets des filles qui passaient. Je le calottais vingt fois dans sa sainte journée. Mais il était adroit comme un singe, futé ; ses doigts étaient malins comme lui, bons ouvriers ; et j’aimais, malgré tout, son bec toujours ouvert, ses dents de petit rongeur, ses joues maigres, ses yeux fins et son nez retroussé. Il le savait, le gueux ! J’avais beau lever le poing et jouer de mon tonnerre : il voyait le rire au coin de l’œil de Jupiter. Aussi, quand je l’avais calotté, il se secouait, tranquille comme un baudet, et puis, après, recommençait. C’était un vaurien parfait.
Je ne fus donc pas peu étonné de le voir, tout pareil à un triton de fontaine, de grosses larmes en poire coulant, dégoulinant de ses yeux et de son nez. Le voilà qui se jette sur moi et m’embrasse le corps, en m’inondant le giron de ses pleurs et meuglant. Je n’y comprenais rien, je disais :
— Eh ! là donc ! à qui est-ce que tu en as ! Veux-tu bien me lâcher ! On se mouche, sacré !… avant de vous embrasser.
Mais au lieu de cesser, me tenant enlacé, comme le long d’un prunier, il se laisse glisser à mes genoux, par terre, et pleure de plus belle. Je commence à m’inquiéter :
— Allons donc, mon petit gars ! Relève-toi ! Qu’est-ce que tu as ?
Je le prends par les bras, je le soulève… houp, là !… et je vois qu’il avait une main emmaillotée, qui saignait au travers des chiffons, ses habits en guenilles et ses sourcils brûlés. Je dis (j’avais déjà oublié mon histoire) :
— Drôle, tu as encore fait une sottise ? Il gémit :
— Ah ! maître, j’ai tant de peine !
Je l’assieds près de moi, sur un talus. Je dis :
— Parleras-tu ?
Il crie :
— Tout est brûlé !
Et de nouveau, les grandes eaux se mettent à couler. Alors donc, je compris que tout ce gros chagrin, c’était à cause de moi, c’était pour l’incendie ; et je ne peux pas dire le bien que cela me fit.
— Mon pauvre petit, je réplique, c’est pour cela que tu pleures ?
Il reprit (il croyait que je n’avais pas saisi) :
— L’atelier est brûlé !
— Bien oui, c’est du réchauffé ; je la connais, ta nouvelle ! Voilà dix fois, en une heure, qu’on me la corne aux oreilles. Que veux-tu ? c’est un malheur !
Il me regarde, soulagé. Tout de même, il avait gros cœur.
— Tu tenais donc à ta cage, merle qui ne pensait qu’aux moyens d’en sortir ? Va, dis-je, je te soupçonne d’avoir, friponneau, dansé comme les autres, autour des fagots.
(Je n’en pensais pas un mot.)
Il prend l’air indigné :
— Ça n’est pas vrai, crie-t-il, pas vrai ! Je me suis battu. Tout ce que nous avons pu pour arrêter le feu, maître, nous l’avons fait ; mais nous n’étions que deux. Et Cagnat, bien malade (c’est mon autre apprenti), avait sauté du lit, quoiqu’il tremblât de fièvre, et s’était mis devant la porte du logis. Allez donc arrêter un troupeau de gouris ! Nous avons été balayés, roulés, foulés, boulés. Nous avions beau taper et ruer comme des sourds : ils ont passé sur nous, ainsi que la rivière, quand les vannes de l’écluse sont ouvertes. Cagnat s’est relevé, a couru après eux : ils l’ont presque assommé. Moi, tandis qu’ils luttaient, je me suis faufilé dans l’atelier en feu… Bon Dieu, quelle flambée ! Tout avait pris, d’un coup, c’était comme une torche qui allongeait sa langue, blanche, rouge et sifflante, en vous crachant au nez flammèches et fumée. Je pleurais, je toussais, je commençais à cuire, je me disais :
« Robin, tu vas faire du boudin ! » … Tant pire, on verra bien ! Hop là ! je
prends mon élan, je fais comme à la Saint-Jean, je saute, ma culotte brûle, et j’ai le poil grillé. Je tombe dans un tas de copeaux qui pétaient. J’en fis autant, je rebondis, je bute et je m’allonge, la tête contre l’établi. J’en restai étourdi. Pas longtemps. J’entendais, autour, le feu qui ronflait, et ces brutes, dehors, qui dansaient, qui dansaient. J’essaie de me relever, je retombe, j’étais meurtri ; je m’arc-boute sur mes abattis, et je vois à dix pas votre petite sainte Madeleine, dont le menu corps tout nu, de ses cheveux vêtu, grassouillet, mignonnet, était déjà par le feu pourléché. Je criai :
« Arrêtez ! » Je courus, je la pris, dans mes mains j’éteignis ses beaux
pieds qui flambaient, dans mes bras l’étreignis ; ma foi, je ne sais plus, je ne sais plus ce que je fis ; je l’embrassais, je pleurais, je disais : « Mon trésor, je te tiens, je te tiens, n’aie pas peur, je t’ai bien, tu ne brûleras pas, je t’en donne ma parole ! Et toi aussi, aide-moi ! Madelon, nous nous sauverons… » N’y avait plus de temps à perdre,… boum !… le plafond tombait ! Impossible de revenir par où j’étais venu. Nous nous trouvions tout près de la lucarne ronde qui donne sur la rivière ; j’enfonce du poing le verre, nous passons au travers, ainsi qu’en un cerceau : il y avait juste la place pour notre râble à tous deux. Je roule, je pique une tête jusqu’au fond du Beuvron. Heureusement que le fond est près de la surface ; et comme il était bien gras et rembourré de moelle, Madeleine en tombant ne s’est pas fait une bosse. Moi, je fus moins heureux : je ne l’avais point lâchée, je barbotais, empêtré, le bec au fond du pot ; j’en bus et j’en mangeai plus que je ne voulus. Enfin, j’en suis sorti ; et, sans plus bavarder, nous voilà tous les deux ! Maître, pardonnez-moi de n’avoir pas fait mieux.
Alors, démaillotant pieusement son balluchon, d’une veste roulée il tira Madelon, qui montrait, souriant de ses yeux innocents et coquets, ses brûlés petons. Et je fus si ému que (ce que n’avais fait pour la mort de ma vieille, le mal de ma Glodie, ma ruine et le massacre de mes œuvres) je pleurai.
Et comme j’embrassais Madeleine et Robinet, je me souvins de l’autre, et je dis :
— Et Cagnat ? Robinet répondit :
— Il est mort de chagrin.
Je m’agenouillai sur la route, je baisais la terre, je dis :
— Merci, mon gars.
Et regardant l’enfant, qui serrait la statue entre ses bras blessés, je dis au Ciel, en le montrant :
— Voilà mon plus beau travail : les âmes que j’ai sculptées. Ils ne me les prendront pas. Brûlez le bois ! L’âme est à moi.