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Colas Breugnon/VIII

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorff (p. 183-196).


VIII

LA MORT DE LA VIEILLE

Fin juillet.

J’étais en train de reprendre goût à la vie. Je n’y eus pas beaucoup de peine, comme vous pouvez m’en croire. Même, je ne sais comment, je la trouvais encore plus succulente qu’avant, tendre, moelleuse et dorée, cuite à point, croustillante, croquante sous la dent et fondant sur la langue. Appétit de ressuscité. Que Lazare dut bien manger !…

Un jour donc qu’après avoir joyeusement travaillé, j’étais à m’escrimer, avec mes compagnons, des armes de Samson, voilà qu’un paysan, qui venait du Morvan, entre :

— Maître Colas, dit-il, j’ai vu avant-hier votre dame.

— Mâtin ! tu as de la chance, dis-je. Et comment va la vieille ?

— Très bien. Elle s’en va.

— Où cela ?

— À toutes jambes, monsieur, vers un monde meilleur.

Il cessera de l’être, dit un mauvais plaisant.

Et un autre :

— Elle s’en va. Tu restes. À ta santé, Colas ! Un bonheur ne vient jamais seul.

Moi, pour faire comme les autres (jétais ému tout de même), je réplique :

— Trinquons ! Dieu aime l’homme, compères, quand il lui ôte sa femme, ne sachant plus qu’en faire.

Mais le vin me parut subitement piquette, je ne pus finir mon verre ; et, prenant mon bâton, je partis sans même saluer la compagnie. Ils criaient :

— Où vas-tu ? Quelle mouche te pique ?

J’étais bien loin déjà, je ne répondais pas, j’avais le cœur serré… Voyez-vous, on a beau de pas aimer sa vieille, s’être fait enrager l’un l’autre, jour et nuit, durant vingt-cinq années, à l’heure où la camarde est venue la chercher, celle qui, collée à vous dans le lit trop étroit, a mêlé si longtemps sa sueur à la vôtre, et qui dans ses flancs maigres fit lever la semence de la race que vous avez plantée, on sent là quelque chose qui vous étreint le gosier ; c’est comme si un morceau de vous s’en allait ; et quoi qu’il ne soit pas beau, qu’il vous ait bien gêné, on a pitié de lui, et de soi, on se plaint, on le plaint… Dieu me pardonne ! on l’aime…

J’arrivai, le lendemain, à la tombée de la nuit. Dès le premier coup d’œil, je vis que le grand sculpteur avait bien travaillé. Sous le rideau fripé de la chair craquelée, le visage de la mort, tragique, apparaissait. Mais ce qui me fut un signe plus certain de la fin, ce fut qu’en me voyant elle me dit :

Mon pauvre homme, tu n’es pas trop fatigué ?

À cet accent de bonté, dont je fus tout remué, je me dis :

— Pas de doute. La pauvre vieille est finie. Elle se rabonit. Je m’assis près du lit, et je lui pris la main. Trop faible pour parler, elle me remerciait, des yeux, d’être venu. Pour la ragaillardir, essayant de plaisanter, je racontais comment à la peste trop pressée je venais de faire la nique. Elle n’en savait rien. Elle en fut si émue (diantre de maladroit ! ) qu’elle eut une faiblesse, et faillit passer. Quand elle reprit ses sens, sa langue lui revint (Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! ) et sa méchanceté. La voilà qui se met, bredouillante et tremblante (les mots ne voulaient point sortir, ou ils sortaient tout autres qu’elle voulait : alors elle enrageait), la voilà qui se met à m’agonir d’injures, disant que c’était honteux que je ne lui eusse rien dit, que je n’avais pas de cœur, que j’étais pire qu’un chien, que comme le susdit j’eusse bien mérité de crever de colique tout seul, sur mon fumier. Elle me débita mainte autre gentillesse. On voulait la calmer. On me disait :

— Va-t’en ! Tu vois, tu lui fais mal. Éloigne-toi, un moment !

Mais moi, je ris, me penchant sur son lit, et je dis :

— À la bonne heure ! Je te reconnais donc ! Il y a encore de l’espoir. Tu es aussi méchante…

Et lui prenant la tête, sa vieille tête branlante, entre mes grosses mains, je l’embrassai de grand cœur, deux fois sur les deux joues. Et la seconde fois, elle pleura.

Nous restâmes alors, tranquilles, sans parler, tous deux seuls dans la chambre, où dans la boiserie la vrillette frappait, à coups secs, le tic-tac de l’horloge funèbre. Les gens étaient allés dans la pièce à côté. Elle, péniblement, ahanait, et je vis qu’elle voulait parler.

Je dis :

— Ne te fatigue pas, ma vieille. On s’est tout dit, depuis vingt-cinq années. On se comprend sans parler.

Elle dit :

— On ne s’est rien dit. Faut que je parle, Colas ; sans quoi le paradis… où je n’entrerai pas…

— Mais si, mais si, que je fis.

—… Sans quoi le paradis me serait plus amer que le fiel de l’enfer. Je fus pour toi, Colas, aigre et acariâtre…

— Mais non, mais non, que je fis. Un peu d’acidité, c’est bon pour la santé.

—… Jalouse, colérique, querelleuse, grondeuse. De ma mauvaise humeur j’emplissais la maison ; et je t’en ai fait voir, de toutes les façons… je lui tapotai la main :

— Ça ne fait rien. J’ai le cuir bon. Elle reprit, sans souffle :

— Mais c’est que je t’aimais.

— Ça, si je m’en doutais ! fis-je en riant. Après tout, chacun a sa manière. Mais que ne me l’as-tu dit ! La tienne n’était pas claire.

Je t’aimais ; reprit-elle ; et toi, tu ne m’aimais pas. C’est pourquoi tu étais bon, et moi j’étais mauvaise : car je te haïssais de ce que tu ne m’aimais ; et toi, tu t’en souciais… Tu avais ton rire, Colas, ton rire comme aujourd’hui… Dieu ! m’a-t-il fait souffrir ! Tu t’encapuchonnais dedans, contre la pluie ; et moi, je pouvais pleuvoir, jamais je ne parvenais, brigand, à t’arroser ! Ah ! que tu m’as fait de mal ! Plus d’une fois, Colas, j’ai failli en crever.

— Ma pauvre femme, lui dis-je, c’est que je n’aime point l’eau.

— Tu ris encore, coquin !… Va, tu fais bien de rire. Le rire, ça vous tient chaud. À cette heure que le froid de la terre me monte aux jambes, je sens ce que vaut ton rire ; prête-moi ton manteau. Ris tout ton soûl, mon homme ; je ne t’en veux plus ; et toi, Colas, pardonne-moi.

— Tu fus une brave femme, dis-je, probe, forte et fidèle. Tu ne fus peut-être pas plaisante tous les jours. Mais personne n’est parfait : ce serait de l’irrespect envers Celui, là-haut, qui l’est seul, m’a-t-on dit (je n’y ai pas été voir). Et, dans les heures noires (je ne dis celles de la nuit où tous les chats sont gris, mais celles des années de misères et de vaches maigres), tu n’étais plus tant laide. Tu fus brave, jamais tu ne renâclas à la peine ; et ta maussaderie me semblait presque belle, lorsque tu l’exerçais contre le mauvais sort, sans céder d’une semelle. Ne nous tourmentons plus maintenant du passé. C’est assez de l’avoir, une bonne fois, porté, sans plier, sans crier, et sans garder la marque d’une honte acceptée. Ce qui est fait est fait, et n’est plus à refaire. Le fardeau est à terre. Au Maître maintenant de le peser, s’il veut ! Cela ne nous regarde plus. Ouf ! respirons, mon vieux. Nous n’avons plus maintenant qu’à déboucler la sangle qui nous serrait le dos, à frotter nos doigts gourds, nos épaules meurtries, et à faire notre trou, en terre, pour dormir, bouche ouverte, en ronflant comme un orgue.

Requiescat ! Paix à ceux qui ont bien travaillé ! — du grand sommeil de l’Éternité.

Elle m’écoutait, les yeux fermés, les bras croisés. Quand j’eus fini, les yeux rouvrit, sa main tendit.

— Mon ami, bonne nuit. Tu m’éveilleras demain. Alors, en femme d’ordre, toute droite, tout de son long, sur le lit elle s’étendit, tira les draps sous son menton, jusqu’à ce qu’ils ne fissent plus un pli, en pressant sur ses seins vides le crucifix ; puis, en femme décidée, le nez pincé, le regard fixe, prête à partir, elle attendit.

Mais sans doute que ses vieux os, avant de connaître le repos, devaient passer, une fois dernière, afin d’être purifiés, par la misère, le feu de la terre (c’est notre lot). Car, juste à ce moment, la porte d’à côté s’ouvrit ; et dans la chambre, se précipitant, l’hôtesse d’une voix haletante, cria :

— Vite ! venez, maître Colas ! Sans comprendre, je demandais :

— Qu’y a-t-il ? Parlez plus bas.

Mais elle, sur son lit, qui pour le grand voyage était partie déjà, comme si, du haut du coche où elle venait de monter, elle pouvait, se retournant, voir par-dessus nos têtes ce que je ne voyais pas, elle se redressa de sa couche funèbre, roide comme celui que Jésus réveilla, tendit les bras vers nous et cria :

— Ma Glodie !

À mon tour, je compris, transpercé par ce cri et par la rauque toux qui venait d’à côté. Je courus, je trouvai ma pauvre petite alouette, qui, la gorge serrée, cherchant de ses menottes à desserrer l’étreinte, toute rouge et brûlante, implorait de ses yeux effarés du secours, et qui se débattait, comme un oiseau blessé…

Ce que fut cette nuit, je ne puis le raconter. À présent que j’en suis à cinq jours bien comptés, de me la remémorer, j’ai les jambes cassées ; il faut que je m’assoie. Han ! laissez-moi souffler… Faut-il qu’il y ait au ciel un Maître qui se complaise à faire lentement souffrir ces petits êtres, à sentir sous ses doigts leur frêle cou craquer, à les voir se débattre et pouvoir supporter leur regard de reproche étonné ! Je comprends qu’on étrille de vieux ânes comme moi, que l’on fasse du mal à qui peut se défendre, des gars solides, des femelles râblées. Que vous vous amusiez à nous faire crier, si vous pouvez, bon Dieu, essayez ! L’homme est à votre image. Que vous soyez, comme lui, pas très bon tous les jours, capricieux, malicieux, aimant nuire, de temps en temps, par besoin de détruire, d’éprouver votre force, par âcreté de sang, parce que vous êtes mal luné, ou bien par passe-temps, cela ne m’étonnerait pas, en somme, énormément. Nous sommes d’âge, oui-dà, à vous tenir tête : quand vous nous ennuyez, nous savons vous le dire. Mais prendre comme cibles des pauvres agnelets, dont on tordrait le nez, il sortirait du lait, halte-là ! Non, c’est trop, nous ne l’admettons pas ! Dieu ou roi, qui le fait outrepasse ses droits. Nous vous en prévenons. Seigneur, l’un de ces jours, si vous continuiez, nous serions obligés, à notre grand regret, de vous découronner… Mais je ne veux pas croire que ce soit là votre œuvre, je vous respecte trop. Pour que de tels forfaits soient possibles, Notre Père, il faut de deux choses l’une : ou vous n’avez pas d’yeux, ou vous n’existez pas… Aïe ! voilà un mot incongru, je le retire. La preuve que vous existez, c’est que nous devisons tous deux, en ce moment. Que de discussions nous avons eues ensemble ! Et, entre nous, monsieur, combien de fois je vous ai réduit au silence ! Dans cette nuit néfaste, vous ai-je assez appelé, injurié, menacé, nié, prié, supplié ! Vous ai-je assez tendu mes mains jointes et montré mon poing fermé ! Cela n’a servi de rien, vous n’avez pas bronché. Du moins, vous ne pouvez dire, afin de vous toucher, que j’aie rien négligé ! — Et puisque vous ne voulez, bon sang ! que vous ne daignez m’écouter, serviteur ! tant pis pour vous, Seigneur ! Nous en connaissons d’autres, nous nous adresserons ailleurs…

J’étais seul, pour veiller, avec la vieille hôtesse. Martine, qu’avaient prise en route les douleurs de gésine, était restée à Dornecy, laissant Glodie à la grand-mère. Quand nous vîmes, au matin, que notre petite martyre allait passer, nous prîmes les grands moyens. J’enlevai dans mes bras son mignon corps brisé, pas plus lourd qu’une plume (il n’avait plus la force même de se débattre, et, la tête pendante, avec des soubresauts, il palpitait à peine, ainsi qu’un passereau). Je regardai par la fenêtre. Il faisait vent et pluie. Une rose sur sa tige se penchait à la vitre, comme si elle voulait entrer. Annonce de la mort. Je fis le signe de croix et, malgré tout, sortis. L’humide vent violent s’engouffra dans la porte. Je cachai sous ma main la tête de mon oiselle, de peur que la bourrasque ne soufflât sa chandelle. Nous allions. Devant, marchait l’hôtesse, qui portait des présents. On entra dans les bois qui bordaient le chemin, et nous vîmes bientôt, sur le bord d’un marais, un tremble qui tremblait. Sur un peuple de joncs aux reins souples, il régnait, haut et droit comme une tour. Nous en fîmes, une fois, deux fois, trois fois, le tour. La petite gémissait, et le vent dans les feuilles, comme elle, des dents claquait. À la menotte de l’enfant nous nouâmes un ruban ; l’autre bout à un bras du vieil arbre tremblant ; et l’hôtesse édentée et moi, nous répétions :

 Tremble, tremble, mon mignon, 
 Prends mon frisson.
 Je t’en prie et je t’en somme, 
 Par les personnes
 De la Sainte-Trinité.
 Mais si tu fais l’entêté, 
 Si tu ne veux m’écouter, 
 Garde à toi ! te trancherai. Puis, entre les racines, la vieille fit un trou, versa une chopine de

vin, deux gousses d’ail, une tranche de lard ; et par-dessus, mit un liard. Trois tours encore nous fîmes autour de mon chapeau, posé à terre et bourré de roseaux. Et au troisième tour, nous crachâmes dedans, en répétant :

Crapauds croupissants accroupis, que le croup vous étouffe !

Ensuite, nous en retournant, à la sortie du bois, nous nous agenouillâmes devant une aubépine ; au pied nous mîmes l’enfant ; et par la Sainte Épine, priâmes le Fils de Dieu.

Lorsque nous rentrâmes enfin à la maison, la petite semblait morte. Du moins, nous avions fait tout ce que nous pouvions.

Pendant ce temps, ma femme, elle, ne voulait pas mourir. L’Amour de sa Glodie l’attachait à la vie. Elle se démenait, criait :

— Non, je ne m’en irai pas, bon Dieu, Jésus, Marie, avant que je ne sache ce que voulez en faire, et si oui ou si non elle doit être guérie. Guérie, elle le sera, vertudieu, je le veux. Je le veux, je le veux, et je le veux : c’est dit.

Ce n’était pas encore dit, sans doute, tout à fait : car après l’avoir dit, elle recommençait. Dieu ! quel souffle elle avait ! Et moi, qui tout à l’heure croyais qu’elle était près de rendre le dernier ! Si c’était le dernier, il avait belle taille… Breugnon, mauvais garçon, tu ris, n’as-tu pas honte ? — Que veux-tu, mon ami ? Je suis ce que je suis. Rire ne m’empêche pas de souffrir ; mais souffrir n’empêchera jamais un bon Français de rire. Et qu’il rie ou larmoie, il faut d’abord qu’il voie. Vive Janus bifrons, aux yeux toujours ouverts !…

Donc, je n’en avais pas moins de peine à l’écouter s’essouffler et souffler, la pauvre vieille commère ; et malgré que je fusse aussi angoissé qu’elle, je voulais la calmer, je lui disais des mots comme on dit aux enfants, et je l’emmaillotais dans ses draps, gentiment. Mais elle, se dégageait, furieuse, en criant :

— Bon à rien ! Si tu étais un homme, n’aurais-tu pas trouvé moyen de la sauver, toi ? À quoi sers-tu ? C’est toi qui devrais être mort.

Je répondais :

— Ma foi, je suis de ton avis, ma vieille, tu as raison. Si quelqu’un en voulait, je donnerais ma peau. Mais probable que là-haut elle ne fait pas l’affaire : elle est usée, a trop servi. On n’est plus bon (c’est vrai), comme toi, qu’à souffrir. Souffrons donc, sans parler. Peut-être ce sera autant de pris, autant de moins que, la pauvre innocente, elle aura à porter.

Alors sa vieille tête contre la mienne s’appuya, et le sel de nos yeux se mêla sur nos joues. Dans la chambre, on sentait peser l’ombre des ailes de l’archange funèbre…

Et soudain, il partit. La lumière revint. Qui causa ce prodige ? Fut-ce le Dieu d’en haut, ou bien ceux des forêts, mon Jésus pitoyable à tous les malheureux, ou la terre redoutable, qui souffle et boit les maux, fut-ce l’effet des prières, ou la peur de ma femme, ou bien parce qu’au tremble j’avais graissé la patte ? Nous ne le saurons jamais ; et dans l’incertitude, je rends grâces (c’est plus sûr) à toute la compagnie, en y ajoutant même ceux que je ne connais point (ce sont peut-être les meilleurs). En tout cas, le certain, et le seul qui m’importe, c’est depuis ce moment que la fièvre tomba, le souffle circula dans le frêle gosier, comme un ruisseau léger ; et ma petite morte, échappant à l’étreinte de l’archange, ressuscita.

Nous sentîmes se fondre alors notre vieux cœur. Tous deux nous entonnâmes le : Nunc dimittis, Seigneur !… Et ma vieille, s’affaissant, avec des pleurs de joie, laissa sur l’oreiller sa tête retomber, comme une pierre qui s’enfonce, et soupira :

— Enfin, je puis donc m’en aller !…

Aussitôt son regard chavira, sa face se creusa, comme si d’un coup de vent son souffle l’avait quittée. Et moi, penché sur son lit, où elle n’était plus, je regardais ainsi qu’au fond d’un trou dans la rivière, où la forme d’un corps qui vient de disparaître reste un instant empreinte et s’efface en tournant. Je fermai ses paupières, baisai son front cireux, j’enchaînai l’une à l’autre ses mains de travailleuse qui ne s’étaient jamais reposées, en leur vie ; et, sans mélancolie, laissant la lampe éteinte dont l’huile était brûlée, j’allai m’asseoir auprès de la flamme nouvelle qui devait maintenant éclairer la maison. Je la regardais dormir ; je la veillais, avec un sourire attendri, et je pensais (se peut-on défendre de penser ! ) :

N’est-il pas bien étrange que l’on s’attache ainsi à cette petite chose ? Sans elle rien ne nous est. Avec elle, tout est bien, même le pire, qu’importe ? Ah ! je puis bien mourir, que le diable m’emporte ! Pourvu qu’elle vive, elle, je me moque du reste !… C’est tout de même un peu fort. Quoi, je suis là, je vis et je suis bien portant, maître de mes cinq sens et de quelques autres en plus et du plus beau de tous, qui est monsieur mon bon sens, je n’ai jamais boudé la vie, et je porte en mon ventre dix aulnes de boyaux vides toujours pour la fêter, tête saine, main précise, jarret solide et du mollet, brave ouvrier et Bourguignon salé, et je serais tout prêt à sacrifier cela pour un petit animal que je ne connais même pas ! Car enfin qu’est-il donc ! Un trognon mignon, un jouet gentillet, perroquet qui s’essaie, un être qui n’est rien, mais qui sera, peut-être… Et c’est pour ce « peut-être » que je dilapiderais mon : « Je suis, et j’y suis, et j’y suis bien, pardi ! » … Ah ! c’est que ce « peut-être », c’est ma plus belle fleur, celle pour qui je vis. Quand les vers se seront empiffrés de ma chair, quand elle aura fondu dans le gras cimetière, je revivrai, Seigneur, en un autre moi-même, plus beau, plus heureux et meilleur… Eh ! qu’en sais-je ? Pourquoi vaudrait-il mieux que moi ? — Parce qu’il aura mis ses pieds sur mes épaules, et qu’il verra plus loin, marchant sur mon tombeau… Ô vous, sortis de moi, qui boirez la lumière, où mes yeux qui l’aimaient ne se baigneront plus, par vos yeux je savoure la vendange des jours et des nuits à venir, je vois se succéder les années et les siècles, je jouis tout autant de ce que je pressens que de ce que j’ignore. Tout passe autour de moi ; mais c’est que, moi, je passe ; je vais toujours plus loin, plus haut, porté par vous. Je ne suis plus lié à mon petit domaine. Au-delà de ma vie, au-delà de mon champ s’allongent les sillons, ils embrassent la terre, ils enjambent l’espace ; comme une voie lactée, ils couvrent de leur réseau toute la voûte azurée. Vous êtes mon espérance, mon désir, et mon grain, qu’à travers l’infini je sème à pleines mains.