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Colas Breugnon/VI

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorff (p. 143-158).


VI

LES OISEAUX DE PASSAGE
OU LA SÉRÉNADE À ASNOIS

.

Hier matin, nous apprîmes le passage à Clamecy de deux hôtes de marque, Mlle de Termes et le comte de Maillebois. Ils ne s’arrêtèrent point et continuèrent leur route jusqu’au château d’Asnois, où ils doivent séjourner trois ou quatre semaines. Le conseil des échevins décida, suivant l’usage, d’envoyer le lendemain aux deux nobles oiseaux une délégation, afin de leur présenter, au nom de la cité, nos congratulations pour leur heureux voyage. (On dirait que c’est miracle quand un de ces animaux s’en vient dans son carrosse rembourré, bien au chaud, de Paris à Nevers, sans se tromper d’ornière ou se casser les os !) Toujours suivant les us, le conseil décida d’y joindre, pour leur bec, quelques friands gâteaux, orgueil de la cité, de gros biscuits glacés, notre spécialité. (Mon gendre, pâtissier, Florimond Ravisé, en fit mettre trois douzaines. Ces messieurs du conseil se contentaient de deux ; mais notre Florimond, qui est aussi échevin, fait tout avec largesse : à seize sols la pièce : c’est la ville qui paie.) Enfin, pour enchanter tous leurs sens à la fois, et parce que, paraît-il, on mange mieux en musique (je n’en ai cure, moi, si je mange et je bois), on chargea quatre maîtres croque-notes de choix, deux violes, deux hautbois, en plus un tambourin, d’aller sur leurs crincrins sonner la sérénade aux hôtes du château, en enfournant le gâteau.

Je me mis de la bande, avec mon flageolet, sans qu’on m’en eût prié. Je ne pouvais manquer une occasion de voir des figures nouvelles, surtout quand il s’agit de volailles de cour (non point de basse-cour ; je vous prends à témoin que je n’ai rien dit de tel). J’aime leur fin plumage, leur babil et leurs mines, quand ils se lissent les plumes, ou vont se dandinant, tordant le cul, nez au vent, et décrivant des ronds avec leurs ailes, leurs pattes et leurs pilons. D’ailleurs, qu’il soit de cour ou d’ailleurs, d’où qu’il vienne, qui m’apporte du nouveau pour moi est toujours beau. Je suis fils de Pandore, j’aime lever le couvercle de toutes boîtes, de toutes âmes, blanches, crasseuses, grasses, maigres, nobles ou basses, fureter dans les cœurs, savoir ce qui s’y passe, m’enquérir des affaires qui ne me regardent pas, mettre mon nez partout, flairer, humer, goûter. Je me ferais fouetter, par curiosité. Mais je n’en oublie pas (vous pouvez être tranquilles) de mélanger toujours le plaisant à l’utile ; et comme justement pour le sire d’Asnois j’avais en mon atelier deux grands panneaux sculptés, je trouvai bien commode de les faire porter, sans bourse délier, sur une des charrettes, avec les délégués, les violes, les hautbois et les biscuits glacés. Nous avions pris aussi avec nous ma Glodie, la fille de Florimond, pour profiter du char (c’était une occasion), sans qu’il en coûtât rien. Et un autre échevin emmenait son garçon. Enfin, l’apothicaire chargea sur la voiture des sirops, hypocras, hydromel, confitures, qu’il prétendait offrir, étant de ses produits, aux frais de Clamecy. Je note que mon gendre le trouvait fort mauvais, disant que ce n’était la coutume et que si chaque maître, boucher, boulanger, cordonnier, barbier, et cætera, en voulait faire ainsi, on ruinerait la ville et les particuliers. Il n’avait point si tort ; mais l’autre était échevin, comme lui, Florimond : n’y avait rien à dire. Les petits sont sujets aux lois ; et les autres les font.

On partit sur deux chars : le maire, les panneaux, les cadeaux, les marmots, les quatre musiciens et les quatre échevins. Mais moi, j’allais à pied. Bon pour les impotents de se faire charroyer, comme veaux à l’abattoir ou vieilles au marché ! À vrai dire, le temps n’était pas des plus beaux. Le ciel était pesant, orageux, farineux. Phébus dardait son œil rond et brûlant sur nos nuques. La poussière et les mouches s’élevaient de la route. Mais à part Florimond, qui craint pour son teint blanc, plus qu’une demoiselle, nous étions tous contents : un ennui partagé est un amusement.

Aussi longtemps qu’on vit la tour de Saint-Martin, chacun des beaux messieurs garda l’air compassé. Mais sitôt qu’on fut hors des yeux de la cité, tous les fronts s’éclaircirent, et les esprits se mirent, comme moi, en bras de chemise. On échangea d’abord quelques propos salés. (C’est la façon chez nous de se mettre en appétit.) Puis l’un chanta, puis l’autre ; je crois, Dieu me pardonne, que ce fut le maire en personne qui entonna le couplet. Je jouai de mon flageolet. Tous les autres s’en mirent. Et, perçant le concert des voix et des hautbois, la petite voix grêle de ma Glodie montait, voletait et piaillait, piaillait comme un moineau.

On n’allait pas très vite. D’eux-mêmes, les bidets, aux montées, s’arrêtaient, soufflaient, pétaradaient. Pour reprendre la route, on attendait qu’ils eussent exhalé leur musique. À la côte de Boychault, notre tabellion, maître Pierre Delavau, nous fit faire un crochet (on ne pouvait lui refuser : il était le seul échevin qui n’eût rien demandé) pour aller, chemin faisant, dresser chez un client un projet de testament. Chacun le trouva bon ; mais ce fut un peu long ; et notre Florimond, s’accordant sur ce point avec l’apothicaire, trouva encore matière à récrimination. « J’aime mieux un raisin, voire trop vert, pour moi que deux figues pour toi. » Maître Pierre Delavau n’en termina pas moins, sans hâte, son affaire ; fallut bien que l’acceptât, mi-figue, mi-raisin, monsieur l’apothicaire.

Enfin, nous arrivâmes (l’on finit toujours par arriver), comme la moutarde après dîner. Nos oiseaux sortaient de table, lorsque entra le dessert par nos mains apporté. Mais ils en furent quittes pour recommencer : oiseaux mangent toujours. Nos messieurs du conseil, aux approches du château, avaient eu soin de faire un arrêt pénultième, afin de revêtir leurs robes d’apparat, à l’abri du soleil soigneusement pliées, leurs belles robes de lumière, chaudes aux yeux, riantes au cœur, de soie verte pour le maire et de laine jaune clair pour ses quatre compères : on eût dit un concombre et quatre potirons. Nous entrâmes en faisant sonner nos instruments. Au bruit, l’on vit sortir des fenêtres les têtes des valets désœuvrés. Nos quatre vêtus-de-laine et l’habillé-de-soie montèrent le perron, à la porte duquel daignèrent se montrer (je ne voyais pas très bien) sur deux fraises deux têtes ( « à la fraise on connaît la bête » ), frisées, enrubannées, ainsi que deux moutons. Nous autres, croque-musique et croquants, nous restions au milieu de la cour. En sorte que je ne pus entendre de si loin le beau discours latin que fit notre notaire. Mais je m’en consolai : car crois que maître Pierre fut seul à l’écouter. Je me gardai bien, en revanche, de manquer le spectacle de ma petite Glodie, montant à pas menus les marches de l’escalier, ainsi qu’une Marie dans la Présentation, et serrant contre son giron, entre ses deux menottes, la corbeille de biscuits étagés qui montaient jusqu’à son menton. Elle n’en perdit pas un : elle les couvait des yeux et des bras, la gourmande, la friponne, la mignonne… Dieu ! je l’aurais mangée…

Le charme de l’enfance est comme une musique ; elle entre dans les cœurs plus sûrement que celle que nous exécutions. Les plus fiers s’humanisent ; on redevient enfant, on oublie un instant son orgueil et son rang. Mlle de Termes sourit à ma Glodie, gentiment, la baisa, l’assit sur ses genoux, la prit par le menton, et rompant au mitan un biscuit, elle dit : « Tends ton bec, partageons… » et mit le plus gros bout dans le petit four rond. Alors, moi, dans ma joie, je criai à pleine voix :

— Vive la bonne et belle, la fleur du Nivernois !

Et sur mon flageolet, je fis un joyeux trait, qui fendit l’air, ainsi qu’avec son cri aigu, l’hirondelle.

Tous, aussitôt, de rire, en se tournant vers moi ; et Glodie bat des mains, en criant :

— Père-grand !

M. d’Asnois m’appelle :

— C’est ce fou de Breugnon…

(Il s’y connaît, ma foi. Il l’est autant que moi.)

Il me fait signe. Je viens avec mon flageolet, je monte d’un pas guilleret, et je salue…

 (Courtois de bouche, main au bonnet, 
 Peu couste et bon est.)

…je salue à droite, à gauche, je salue devant, derrière, je salue chacun, chacune. Et cependant, d’un œil discret, j’observe et tâche de faire le tour de la demoiselle suspendue dans son vaste vertugadin (on eût dit un battant de cloche) ; et la déshabillant (en pensée, cela s’entend), je ris de la voir perdue, toute menue et nue dessous ses affutiaux. Elle était longue et mince, un peu noire de peau et très blanche de poudre, de beaux yeux bruns luisants comme des escarboucles, nez de petit goret fureteur et gourmand, bouche bonne à baiser, grasse et rouge, et sur les joues des friselis de boucles. Elle dit, en me voyant, d’un air condescendant :

— C’est à vous cette belle enfant ?

Je réplique finement :

— Que savons-nous, madame ? Voici monsieur mon gendre. C’est à lui d’en répondre. Je n’en réponds pour lui. En tout cas, c’est notre bien. Aucun ne nous le réclame. Ce n’est pas comme l’argent. « Enfants sont richesse de pauvres gens. »

Elle daigna sourire, et mon sire d’Asnois s’esclaffa à grand bruit. Florimond rit aussi ; mais son rire était jaune. Moi, je restais sérieux, je faisais le béjaune. Alors l’homme à la fraise et la dame à la cloche voulurent condescendre à me questionner (ils m’avaient pris tous deux pour un ménétrier) sur ce que pouvait bien rapporter mon métier. Je réponds comme de juste :

— Autant que rien…

Sans dire ce que je faisais, d’ailleurs. Pourquoi l’aurais-je dit ? Ils ne me le demandaient point. J’attendais, je voulais voir, je me divertissais. Je trouve assez plaisante la hauteur familière et cérémonieuse que tous ces beaux messieurs, ces riches, croient devoir prendre avec ceux qui n’ont rien et sont gueux ! Il semble que toujours ils leur fassent la leçon. Un pauvre est un enfant, il n’a pas sa raison… Et puis (on ne le dit pas, mais on le pense), c’est sa faute : Dieu l’a puni, c’est bien ; le bon Dieu soit béni ! Comme si je n’étais point là, le Maillebois disait tout haut à sa commère :

— Puisque aussi bien, madame, nous n’avons rien à faire, profitons de ce pauvre hère ; il a l’air un peu niais, il va de-ci, de-là, sonnant du flageolet : il doit connaître bien le peuple des cabarets. Enquérons-nous de lui de ce que la province pense, si tant est…

— Chut !

—… Si tant est qu’elle pense.

On me demanda donc :

— Eh bien, bonhomme, dis-nous, quel est l’esprit du pays ?

Je répète :

— L’esprit ?

en prenant l’air d’un abruti.

Et je clignais de l’œil à un gros sieur d’Asnois, qui se tirait la barbe et me laissait aller, riant sous sa large patte.

— L’esprit ne m’a pas l’air de courre la province, dit l’autre avec ironie. Je te demande, bonhomme, ce qu’on pense, ce qu’on croit. Est-on bon catholique ? Est-on dévoué au roi ?

Je réponds :

— Dieu est grand, et le roi est très grand. On les aime bien tous deux.

— Et que pense-t-on des princes ?

— Ce sont de grands messieurs.

— On est donc avec eux ?

— Oui-dà, monseigneur, oui.

— Et contre Concini ?

— On est pour lui, aussi.

Comment, diable, comment ! Mais ils sont ennemis !

— Je ne dis pas… Cela se peut… On est pour tous les deux.

— Il faut choisir, par Dieu !

— Est-ce qu’il le faut, monsieur ? Ne puis m’en dispenser ? En ce cas, je le veux. Pour qui est-ce que je suis ?… Monsieur, je vous le dirai un de ces quatre lundis. Je m’en vas y penser. Mais il me faut le temps.

— Eh ! qu’est-ce que tu attends ?

— Mais, monsieur, de savoir qui sera le plus fort.

— Coquin, n’as-tu pas honte ? N’es-tu pas capable de distinguer le jour de la nuit et le roi de ses ennemis ?

— Ma foi, monsieur, nenni. Vous m’en demandez trop. Je vois bien qu’il fait jour, je ne suis pas aveugle ; mais entre gens du roi et gens des seigneurs princes, pour ce qui est de faire choix, vraiment je ne saurais dire lesquels boivent le mieux et font plus de dégâts. Je n’en dis point de mal ; ils ont bon appétit : c’est qu’ils se portent bien. Bonne santé à vous je souhaite pareillement. Les beaux mangeurs me plaisent ; j’en ferais bien autant. Mais pour ne rien celer, j’aime mieux mes amis qui mangent chez les autres.

— Drôle, tu n’aimes donc rien ?

— Monsieur, j’aime mon bien.

— Ne peux-tu l’immoler à ton maître, le roi ?

— Je le veux bien, monsieur, si ne puis autrement. Mais je voudrais pourtant savoir, si nous n’étions en France quelques-uns qui aimons nos vignes et nos champs, ce que le roi pourrait se mettre sous la dent ! À chacun son métier. Les uns mangent. Les autres… les autres sont mangés. La politique est l’art de manger. Pauvres gens, que pourrions-nous en faire ? À vous la politique, et à nous notre terre ! Avoir une opinion, ce n’est pas notre affaire. Nous sommes ignorants. Que savons-nous, sinon, comme Adam notre père, — (il fut aussi le vôtre, dit-on ; mais quant à moi, je n’en crois rien, pardon…, votre cousin peut-être…)— que savons-nous, sinon donc engrosser la terre et la rendre féconde, creuser, labourer ses flancs, semer, faire pousser l’avoine et le froment, tailler, greffer la vigne, faucher, moissonner les gerbes, battre le grain, fouler la grappe, faire le vin, le pain, fendre le bois, tailler la pierre, couper le drap, coudre le cuir, forger le fer, ciseler, menuiser, creuser les canaux et les routes, bâtir, dresser les villes avec leurs cathédrales, ajuster de nos mains sur le front de la terre la parure des jardins, faire fleurir sur les murs et les panneaux de bois l’enchantement de la lumière, dévêtir de la gaine de pierre qui les enserre les beaux corps blancs et nus, attraper à l’affût dans l’air les sons qui passent et les emprisonner dans les flancs brun doré d’un violon gémissant ou dans ma flûte creuse, enfin nous rendre maîtres de la terre de France, du feu, de l’eau, de l’air, des quatre-s éléments, et les faire servir à votre amusement…, que savons-nous de plus, et comment aurions-nous la prétention de croire que nous comprenions rien aux affaires publiques, aux querelles des princes, sacrés desseins du roi, jeux de la politique, et autres métaphysiques ? Il ne faut pas, monsieur, péter plus haut que son cul. Nous sommes bêtes de somme et faits pour être battus. D’accord ! Mais de quel poing il nous agrée le plus, et quelle trique nous est le plus moelleuse au dos…, grave question, monsieur, trop forte pour mon cerveau ! À vous dire le vrai, l’un ou l’autre, peu m’en chaut. Faudrait, pour vous répondre, avoir la trique à la main, soupeser l’une et l’autre, et l’essayer très bien. Faute de quoi, patience ! Souffre, souffre, enclumeau. Souffre, tant qu’es enclumeau. Frappe, quand tu seras marteau…

L’autre, indécis, me regardait, le nez fronçait, et ne savait s’il devait rire ou se fâcher, lorsqu’un écuyer de la suite, qui m’avait vu jadis chez feu notre bon duc de Nivernois, dit :

— Monseigneur, je le connois, l’original : bon ouvrier, fin menuisier, grand parolier. Il est sculpteur, de son métier.

Le noble sieur ne sembla point, pour cet avis, modifier son opinion sur Breugnon ; ne commença de témoigner quelque intérêt à sa chétive personne ( « chétive » est mis là, mes fils, par modestie : car je pèse un peu moins qu’un muid) que lorsqu’il sut par l’écuyer et par son hôte, mons d’Asnois, que de mes œuvres tel et tel prince faisaient cas. Il ne fut pas lors le dernier à s’extasier sur la fontaine qu’en la cour on lui montra, par moi sculptée, représentant fille troussée qui porte dans son tablier deux canards se débattant, ouvrant le bec, l’aile battant. Après, il vit dans le château des meubles miens et des panneaux. M. d’Asnois se pavanait. Ces riches bêtes ! On dirait que cette œuvre qu’ils ont payée, de leurs deniers, ils l’ont créée !… Le Maillebois, pour m’honorer, jugea séant de s’étonner que je restasse en ce pays, étouffé, loin des grands esprits de Paris, et demeurasse cantonné en ces travaux de patience, de vérité, rien d’inventé, — d’attention, nulle envolée, — d’observation, point d’idées, point de symbole, allégorie, philosophie, mythologie, — bref, rien de tout ce qui assure le connaisseur que c’est de la grande sculpture. (Un grand seigneur n’admire rien qui ne soit grand.)

Je répondis modestement (humble je suis, un peu benêt) que je savais très bien le peu que je valais, que chacun dans ses limites doit s’enfermer. Un pauvre homme de notre sorte n’a rien vu, rien entendu, ne connaît rien, donc il se tient, quand il est sage, à l’humble étage du Parnasse, où l’on s’abstient de tout dessein vaste et sublime ; et de la cime où se profilent les ailes du sacré cheval, détournant ses yeux effrayés, il creuse en bas, au pied du mont, la carrière dont les pierres pourront servir à sa maison. D’esprit borné par pauvreté, il ne fait rien, ne conçoit rien qui ne soit d’usage quotidien. L’art utile, voilà son lot.

— L’art utile ! Les deux mots jurent ensemble, dit mon sot. Il n’est de beau que l’inutile.

— Grande parole ! acquiesçai-je. Il est bien vrai. Partout dans l’art et dans la vie. Rien n’est plus beau qu’un diamant, un prince, un roi, un grand seigneur ou une fleur.

Il s’en alla, content de moi. M. d’Asnois me prit le bras et me souffla :

— Maudit farceur ! As-tu fini de te gausser ? Oui, fais la bête. Agnelet bée, je te connais. Ne dis pas non. Pour ce beau fraisier de Paris, cueille à ton gré, vas-y, mon fils ! Mais si jamais tu t’avisais de t’attaquer à moi aussi, garde, Breugnon, mon garçon ! Car tu auras du bâton.

Je protestai :

— Moi, monseigneur ! M’attaquer à Votre Grandeur ! Mon bienfaiteur ! Mon protecteur ! Est-il possible de prêter à Breugnon cette noirceur ?… Passe encore d’être noir, mais par Dieu, d’être bête ! À d’autres, s’il vous plaît ! Ce n’est pas notre fait. Grand merci, j’aime trop ma peau, pour ne pas bien respecter celle qui sait se faire respecter. Je ne m’y frotte ; ouais, pas si sot ! Car vous êtes non seulement le plus fort (cela va de soi), mais beaucoup plus malin que moi. Eh ! je ne suis qu’un renardeau, près de Renard en son château. Combien de tours en votre sac ! Que vous en avez mis dedans, jeunes et vieux, fous et prudents !

Il s’épanouit. Rien ne plaît tant que d’être loué pour le talent qu’on a le moins.

— C’est bon, dit-il, maître bavard. Laissons mon sac, voyons plutôt ce que tu portes dans le tien. Car je me doute que si tu viens, ce n’est pour rien.

— Voyez, voyez, vous l’avez, dis-je, encore deviné ! On est de verre. Vous lisez dans les cœurs, tout comme Dieu le Père…

Je déballai mes deux panneaux, ainsi qu’une œuvre italienne (une Fortune sur sa roue, jadis achetée à Mantoue), que je donnai, ne sais comment, vieil étourdi, comme mienne. On les loua modérément… Ensuite (quelle confusion ! ) je leur montrai une œuvre mienne (un médaillon de jouvencelle), que je donnai pour italienne. On s’écria, se récria, on fit des ho ! on fit des ha ! On pâma d’admiration. Le Maillebois qui en béait, dit qu’on y voyait le reflet du ciel latin, du sol deux fois béni des dieux, de Jésus-Christ et de Jupin. M. d’Asnois, qui en brayait, m’en compta trente et six ducats, — de l’autre, trois.

    • *

Nous repartîmes, vers le soir. En revenant, pour amuser la compagnie, je racontai qu’une autre fois, M. le duc de Bellegarde était venu à Clamecy tirer l’oiseau. Le bon seigneur ne voyait pas à quatre pas. J’étais chargé, quand il tirait, de faire choir l’oiseau de bois, et en son lieu de présenter, prompt et adroit, un autre droit au cœur troué. On rit beaucoup ; et après moi, chacun à son tour dégoisa quelque bon trait de nos seigneurs… Ces bons seigneurs ! quand ils s’ennuient en leur grandeur royalement, ah ! que ne peuvent-ils savoir combien ils sont pour nous plaisants !

Mais, j’attendis, pour le récit du médaillon, que nous fussions, la porte close, à la maison. Quand il le sut, mon Florimond me reprocha amèrement d’avoir vendu à si bon compte, comme mienne, l’œuvre italienne, puisqu’ils avaient si fort goûté et payé celle qui ne l’était que de nom. Je répondis que je voulais me divertir des gens, oui bien, mais les plumer, pour cela non ! Il s’acharnait, me demandant avec aigreur la belle jambe que cela pouvait me faire de m’amuser à mes dépens ! Que sert de se moquer des gens, si l’on n’en a pour son argent ?

Lors, Martine, ma bonne fille, lui dit avec grande sagesse :

— Ainsi, nous sommes, Florimond, petits et grands, dans la famille, toujours contents, toujours contant et nous riant des contes que nous nous contons. Va, ne t’en plains pas, mon bon ! Car c’est à cela que tu dois de n’être pas dix-cors encore. De savoir que je puis te tromper, à tous moments, me cause tant d’amusement que je me passe de le faire… Mais ne prends pas un air si sombre ! Point de regrets ! Car c’est comme si tu l’étais. Rentre tes cornes, limaçon. J’en vois l’ombre.


VII