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Colas Breugnon/VII

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorff (p. 161-170).


VII

LA PESTE

Premiers jours de juillet.

On dit bien : « Le mal s’en va-t-à pied, mais il vient à cheval. » Il s’est mis postillon de rouliers d’Orléans pour nous rendre visite. Lundi de la semaine passée, un cas de pestilence fut semé à Saint-Fargeau. Mauvaise graine, prompte croissance. À la fin de la semaine, il y en avait dix autres. Puis, puis, se rapprochant de nous, hier, la peste éclate à Coulanges-la-Vineuse. Beau bruit dans la mare aux canards ! Tous les braves ont pris les jambes à leur cou. Nous avons emballé femmes, enfants et oisons, et nous les avons expédiés au loin, à Montenoison. À quelque chose malheur est bon. N’y a plus de caquet

dans ma maison. Florimond est parti aussi avec les dames, prétextant, le capon, qu’il ne pouvait quitter sa Martine près d’accoucher. Des gros messieurs, beaucoup trouvèrent de bonnes raisons pour faire un tour de promenade, la voiture attelée ; le jour leur sembla bon pour aller voir comment se portaient leurs moissons. Nous autres qui restions, nous faisions les farceurs. Nous nous gaussions de ceux qui prenaient des précautions. MM. les échevins avaient posé des gardes aux portes de la ville, sur la route d’Auxerre, avec ordre sévère de chasser tous les pauvres et manants du dehors qui essaieraient d’entrer. Pour les autres, gens à huppe et bourgeois dont la bourse était saine, ils devaient se soumettre du moins à la visite de nos trois médecins, maître Etienne Loyseau, maître Martin Frotier, et maître Philibert des Veaux, affublés pour parer aux assauts du fléau d’un long nez plein d’onguents, d’un masque et de lunettes. Cela nous faisait bien rire ; et maître Martin Frotier, qui était un bon homme, ne put tenir son sérieux. Il arracha son nez, disant qu’il ne se souciait de faire la coquecigrue et qu’il ne croyait point à ces billevesées. Oui, mais il en mourut. Il est vrai que maître Etienne Loyseau, qui croyait à son nez et couchait avec lui, mourut ni plus ni moins. Et seul en réchappa maître Philibert des Veaux, qui, plus avisé que ses confrères, abandonna non son nez, mais son poste… Çà, je brûle l’étape, et me voici déjà à la queue de l’histoire, avant d’avoir seulement arrondi mon exorde ! Recommençons, mon fils, et de nouveau prenons notre chèvre à la barbe. Cette fois, la tiens-tu ?…

Donc nous faisions les bons Richard-sans-peur. On se croyait si sûr que la peste ne nous ferait pas l’honneur de sa visite ! Elle avait le nez fin, disait-on ; le parfum de nos tanneries l’offusquait (chacun sait qu’il n’y a rien de plus sain). La dernière fois qu’elle vint dans le pays (c’était vers l’an mil cinq cent quatre-vingts, j’avais l’âge d’un vieux bœuf, quatorze ans), elle avança le nez jusqu’au seuil de notre huis, et puis, l’ayant flairé, s’en était retournée. Ce fut alors (nous les avons bien plaisantés depuis) que les gens de Châtel-Censoir, mécontents de leur patron, le grand saint Potentien qui les protégeait mal, l’avaient mis à la porte, prirent à l’essai un autre, puis un autre, puis un autre ; ils en changèrent sept fois, élisant tour à tour Savinien et Pellerin, Philibert et Hilaire. Même, ne sachant plus à quel saint se vouer, ils se vouèrent à celui (les gaillards ! ) d’une sainte, et, faute de Potentien, ils prirent Potentiane.

Nous nous remémorions, en riant, cette histoire, bons lurons, fanfarons et vaillants esprits forts. Pour montrer que nous ne donnions dans ces superstitions, non plus que dans celles des médecins, échevins, nous allâmes bravement à la porte du Chastelot faire la conversation par-dessus les fossés avec ceux qui restaient sur l’autre rive échoués. Même, par forfanterie, certains trouvaient moyen de se glisser dehors et d’aller boire une pinte dans une auberge proche, avec quelqu’un de ceux au nez de qui la porte du paradis était fermée, voire avec un des anges postés pour la garder (car ils ne prenaient pas leur faction au sérieux). Moi, je faisais comme eux. Pouvais-je les laisser seuls ? Était-il supportable que d’autres, à ma barbe, s’ébaudissent, s’ébattissent et dégustassent ensemble fraîches nouvelles et vin frais ? J’en eusse crevé de dépit.

Je sortis donc, voyant un vieux fermier que je connaissais bien, le père Grattepain, de Mailly-le-Château. Nous trinquâmes ensemble. C’était un gros réjoui, rond, rouge et râblé, qui luisait au soleil de sueur et de santé. Il faisait le glorieux, encore bien plus que moi, narguant la maladie et disant que c’était invention des médecins. Il n’y avait que de pauvres hères, à l’en croire, qui mouraient, non de mal, mais de peur.

Il me disait :

— Je vous donne ma recette pour rien :

 Tiens tes pieds bien au chaud, 
 Tiens vides tes boyaux.
 Ne vois pas Marguerite, 
 De tout mal seras quitte.

Nous passâmes une bonne heure à nous souffler dans le nez. Il avait la manie de vous tapoter la main et de vous pétrir la cuisse ou le bras, en parlant. Je n’y pensais pas alors. J’y pensai, le lendemain.

Le lendemain, le premier mot que me dit mon apprenti fut :

— Vous savez, patron, le père Grattepain est mort…

Ah ! je ne fus pas fier, j’en eus froid dans le dos. Je me dis :

— Mon pauvre ami, tu peux graisser tes bottes ; ton histoire est finie, ou ne tardera guère… Je vais à mon établi, je me mets à bricoler, afin de me distraire ; mais je vous prie de croire que je n’avais guère la tête à ce que je fabriquais. Je pensais :

— Sotte bête ! Cela t’apprendra à faire le malin.

Mais en Bourgogne, nous ne sommes pas hommes à nous casser la tête sur ce qu’il fallait faire, le jour d’avant-hier. Nous sommes dans cette journée. Par saint Martin, tenons-nous-y ! Il s’agit de se défendre. L’ennemi ne m’a pas encore. Je songeai, un moment, à demander conseil à la boutique de saint Cosme (les médecins, vous m’entendez bien). Mais je n’eus garde, et n’en fis rien. J’avais, malgré mon trouble, suffisamment gardé du bon sens de chez nous pour me dire :

— Fils, les médecins n’en savent pas plus que nous. Ils prendront ta pécune, et, pour tout ton potage, ils t’enverront gésir dans un parc à pesteux, où tu ne manqueras point d’empester tout à fait. Garde-toi de leur rien dire ! Tu n’es pas fol, peut-être ? S’il ne s’agit que de mourir, nous le ferons bien sans eux. Et par Dieu, ainsi qu’il est écrit, « en dépit des médecins, nous vivrons jusqu’au trépas » .

J’avais beau m’étourdir et faire le flambard, je commençais à me sentir l’estomac remué. Je me tâtais ici, puis là, puis… Aïe ! cette fois, c’est elle… Et le pire, venue l’heure du dîner, devant une potée de gras haricots rouges, cuits dans le vin avec des tranches de salé (aujourd’hui que j’en parle, j’en pleure de regret), je n’eus pas le courage d’ouvrir les mandibules. Je pensais, le cœur serré :

— Assurément, je m’en vas. L’appétit est défunt. C’est le commencement de la fin…

Or, donc, sachons au moins mettre nos affaires en ordre. Si je me laisse mourir ici, ces brigands d’échevins feront brûler ma maison, sous prétexte (sornettes ! ) que d’autres y prendront la peste. Une maison toute neuve ! Faut-il que le monde soit méchant ou soit bête ! Plutôt que cela soit, j’aimerais mieux sur mon fumier crever. Nous les attraperons bien ! Ne perdons pas de temps…

Je me lève, je mets mon habit le plus vieil, je prends trois ou quatre bons livres, quelques belles sentences, des contes gras de Gaule, des apophtegmes de Rome, les Mots dorés de Caton, les Serées de Bouchet, et le Nouveau Plutarque de Gilles Corrozet ; je les mets dans ma poche avec une chandelle et un quignon de pain ; je congédie l’apprenti ; je ferme mon logis, et bravement je vas à mon coûta, [10] hors la ville, passé la dernière maison, sur la route de Beaumont. Le logis n’est pas grand. Une bicoque. Une pièce de débarras où l’on met les outils, une vieille paillasse et une chaise défoncée. Si l’on doit les brûler, le mal ne sera pas grand.

Je n’étais pas arrivé que je commençais de claquer du bec, comme un corbeau. La fièvre me brûlait, j’avais un point de côté, et le gésier tordu, comme s’il était retourné… Lors, que fis-je, braves gens ? Que vais-je vous raconter ? Quels actes héroïques, quel magnanime front opposé, à l’instar des grands messieurs de Rome, à la fortune ennemie et au mal de ventre ?… Braves gens, j’étais seul, personne ne me voyait. Vous pensez si je me suis gêné, pour jouer devant les murs le Régulus romain ! Je me jetai sur la paillasse, et je me mis à braire. N’en avez-vous rien ouï ? Ma voix était fort claire. Elle aurait pu porter jusqu’à l’arbre de Sembert.

— Ah ! geignais-je, Seigneur, se peut-il que vous persécutiez un si bon petit homme qui ne vous a rien fait… Ho ! ma tête ! Ho ! mes flancs ! Qu’il est dur de s’en aller, à la fleur de ses ans ! Hélas ! tenez-vous vraiment à me rappeler si tôt ?… Ho ! ho ! mon dos !… Certes, je serai charmé— honoré, veux-je dire— de vous rendre visite ; mais puisque nous devons toujours nous voir, un peu plus tard, un peu plus tôt, à quoi bon cette hâte ?… Ha ! ha ! la rate !… Je ne suis pas pressé… Seigneur, je ne suis rien qu’un pauvre vermisseau. S’il n’est d’autre moyen, soit faite votre volonté ! Vous le voyez, je suis humble et doux, résigné… Sacripant ! Veux-tu bien lever le camp ! Qu’a donc cet animal à me ronger le côté ?…

Lorsque j’eus bien braillé, je n’en souffrais pas moins, mais j’avais dépensé ma vigueur pathétique. Je me dis :

— Tu perds ton temps. Ou Il n’a pas d’oreilles, ou ce sera tout comme. S’il est vrai, comme on dit, que tu es son image, Il n’en fera qu’à sa tête ; tu t’égosilles en vain. Ménage ton haleine. Tu n’en as plus peut-être que pour une heure ou deux, et tu vas, imbécile, la gaspiller au vent ! Jouissons de ce qui nous reste de cette belle vieille carcasse qu’il nous faudra quitter (las ! mon amie, ce sera bien malgré moi ! ) ; On ne meurt qu’une fois. Au moins, satisfaisons notre curiosité. Voyons comment on fait pour sortir de sa peau. Lorsque j’étais enfant, personne ne savait mieux, avec des branches de saule, fabriquer de beaux flûtiaux. Du manche de mon couteau je cognais sur l’écorce, jusqu’à ce qu’elle se dépiautât. Je suppose que Celui qui me regarde, de là-haut, est en train de s’amuser de même avec la mienne. Hardi ! s’en ira-t-elle… Aïe ! le coup était bon !… Est-il permis qu’un homme de cet âge se plaise à des balivernes de petit garçon ?… Çà, Breugnon, ne lâche point, et tandis que l’écorce tient encore, observons et notons ce qui se passe dessous. Examinons ce coffre, écumons nos pensées, étudions, ruminons, remâchons les humeurs, qui, dans mon pancréas, se remuent, font remous et querelles d’Allemands ; savourons ces coliques, sondons et retâtons nos tripes et nos rognons[11]…

…Ainsi, je me contemple. De temps en temps, j’interromps, pour brailler, mes investigations. La nuit ne passait guère. J’allume ma chandelle, je la fiche dans le goulot d’une vieille bouteille (elle fleurait le cassis, mais le cassis était loin : image de ce que je promettais d’être avant le lendemain ! Le corps é tait parti, il ne restait plus que l’âme). Tordu sur ma paillasse, je m’efforçais de lire. Les apophtegmes héroïques des Romains n’eurent aucun succès. Au diable ces hâbleurs ! « Chacun n’est né pour aller à Rome » Je hais le sot orgueil. Je veux avoir le droit de me plaindre, tout mon soûl, lorsque j’ai la colique… Oui, mais lorsqu’elle s’arrête, je veux rire, si je puis. Et j’ai ri… Vous ne me croirez pas ? Mais alors que j’étais tout dolent, comme noix en un boisseau, que me claquaient les dents, en ouvrant au hasard le livre de Facéties de ce bon monsieur Bouchet, j’en trouvai une si belle, croustillante et dorée… vingt bons Dieux ! que je suis parti d’un éclat de rire. Je me disais :

— C’est trop bête. Ne ris donc pas. Tu vas te faire du mal.

Ah ! bien, je n’arrêtais de rire que pour braire, de braire que pour rire. Et je brais, et je ris… La peste en riait aussi. Ah ! mon pauvre petit gars, j’ai-t-y brait, j’ai-t-y ri !

Quand vint le point du jour, j’étais bon à mettre en terre. Je ne tenais plus debout. En me traînant à genoux, je parvins à l’unique lucarne qui donnait sur la route. Au premier qui passa, j’appelai, d’une voix de pot cassé. Il n’eut pas besoin, pour comprendre, d’entendre. Il me vit, il se sauva, avec des signes de croix. Moins d’un quart d’heure après, j’avais l’honneur d’avoir deux gardes devant ma maison ; et défense me fut faite de franchir la porte d’icelle. Las ! je n’y songeais guère. Je priai qu’on allât chercher mon vieil ami, maître Paillard, le notaire, à Dornecy, afin de rédiger mes dernières volontés. Mais ils avaient si peur qu’ils craignaient jusqu’au vent de mes mots ; et je crois, ma parole, que, par peur de la peste, ils se bouchaient les oreilles !… Enfin, un brave petit champi, « gardeux d’oueilles » (bon petit cœur), qui me voulait du bien, parce que je l’avais surpris une fois picorant mes cerises et que je lui avais dit : « Beau merle, pendant que tu y es, cueilles-en aussi pour moi », se faufila près de la fenêtre, écouta et cria :

— Monsieur Breugnon, j’y vas !

…Ce qui se passa ensuite, je serais bien en peine pour vous le raconter. Je sais que, de longues heures, vautré sur ma paillasse, de fièvre je tirais la langue comme un veau… Des claquements de fouet, des grelots sur la route, une grosse voix connue… Je pense : « Paillard est venu… » Je cherche à me relever… Ah ! vertu de ma vie ! Il me semblait que je portais saint Martin sur ma nuque, et Sembert sur mon croupion. Je me dis : « Quand il y aurait encore les roches de Basseville, il faut que tu y ailles… » Je tenais, voyez-vous, à faire enregistrer (j’avais eu le temps, la nuit, de ressasser ces pensées) certaine disposition, clause testamentaire, qui me permît d’avantager Martine et sa Glodie, sans contestation de mes quatre garçons. Je hisse à la lucarne ma tête qui pesait plus que Henriette, la grosse cloche. Elle tombait à droite, à gauche… J’aperçois sur la route deux bonnes grosses figures, qui écarquillaient les yeux, d’un air épouvanté.