Comme il vous plaira/Traduction Guizot, 1863/Acte IV

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Comme il vous plaira
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 4 (p. 279-292).
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ACTE QUATRIÈME


Scène I

Toujours la forêt.

ROSALINDE, CÉLIE et JACQUES.

JACQUES.—Je t’en prie, joli jeune homme, faisons plus ample connaissance.

ROSALINDE.—On dit que vous êtes un homme mélancolique.

JACQUES.—Je le suis, il est vrai ; j’aime mieux cela que de rire.

ROSALINDE.—Ceux qui donnent dans l’un ou l’autre extrême font des gens détestables, et s’exposent, plus qu’un homme ivre, à être la risée de tout le monde.

JACQUES.—Quoi ! mais il est bon d’être triste et de ne rien dire.

ROSALINDE.—Il est bon alors d’être un poteau.

JACQUES.—Je n’ai pas la mélancolie d’un écolier, qui vient de l’émulation ; ni la mélancolie d’un musicien, qui est fantasque ; ni celle d’un courtisan, qui est vaniteux ; ni celle d’un soldat, qui est l’ambition ; ni celle d’un homme de robe, qui est politique ; ni celle d’une femme, qui est frivole ; ni celle d’un amoureux, qui est un composé de toutes les autres : mais j’ai une mélancolie à moi, une mélancolie formée de plusieurs ingrédients, extraite de plusieurs objets ; et je puis dire que la contemplation de tous mes voyages, dans laquelle m’enveloppe ma fréquente rêverie, est une tristesse vraiment originale.

ROSALINDE.—Vous, un voyageur ! Par ma foi, vous avez grande raison d’être triste : je crains bien que vous n’ayez vendu vos terres, pour voir celles des autres : alors, avoir beaucoup vu, et n’avoir rien, c’est avoir les yeux riches et les mains pauvres.

JACQUES.—Oui, j’ai acquis mon expérience.

(Entre Orlando.)

ROSALINDE.—Et votre expérience vous rend triste : j’aimerais mieux avoir un fou pour m’égayer, que de l’expérience pour m’attrister, et avoir voyagé pour cela.

ORLANDO.—Bonjour et bonheur, chère Rosalinde.

JACQUES, voyant Orlando.—Allons, que Dieu soit avec vous puisque vous parlez en vers blancs !

(Il sort.)

ROSALINDE.—Adieu, monsieur le voyageur : songez à grasseyer et à porter des habits étrangers ; dépréciez tous les avantages de votre pays natal ; haïssez votre propre existence, et grondez presque Dieu de vous avoir donné la physionomie que vous avez ; autrement, j’aurai de la peine à croire que vous ayez voyagé dans une gondole[1].—Eh bien ! Orlando, vous voilà ? Où avez-vous été tout ce temps ? Vous, un amoureux ? S’il vous arrive de me jouer encore un semblable tour, ne reparaissez plus devant moi.

ORLANDO.—Ma belle Rosalinde, j’arrive à une heure près de ma parole.

ROSALINDE.—En amour, manquer d’une heure à sa parole ! Qu’un homme divise une minute en mille parties, et qu’en affaire d’amour il ne manque à sa parole que d’une partie de la millième partie d’une minute, on pourra dire de lui que Cupidon lui a frappé sur l’épaule ; mais je garantis qu’il a le cœur tout entier.

ORLANDO.—Pardon, chère Rosalinde.

ROSALINDE.—Non ; puisque vous êtes si lambin, ne vous offrez plus à ma vue ; j’aimerais autant être courtisée par un limaçon.

ORLANDO.—Par un limaçon ?

ROSALINDE.—Oui, par un limaçon ; car s’il vient lentement, il traîne sa maison sur son dos : meilleur douaire, à mon avis, que vous n’en pourrez assigner à une femme ; d’ailleurs, il porte sa destinée avec lui.

ORLANDO.—Quelle destinée ?

ROSALINDE.—Quoi donc ! des cornes, que des gens tels que vous sont obligés de devoir à leurs femmes ; mais le limaçon vient armé de sa destinée et prévient la médisance sur le compte de sa femme.

ORLANDO.—La vertu ne donne pas de cornes et ma Rosalinde est vertueuse.

ROSALINDE.—Et je suis votre Rosalinde ?

CÉLIE.—Il lui plaît de vous appeler ainsi ; mais il a une Rosalinde de meilleure mine que vous.

ROSALINDE.—Allons, faites-moi l’amour, faites-moi l’amour ; car je suis maintenant dans mon humeur des dimanches, et assez disposée à consentir à tout. Que me diriez-vous maintenant, si j’étais votre vraie Rosalinde ?

ORLANDO.—Je vous embrasserais avant de parler.

ROSALINDE.—Non ; vous feriez mieux de parler d’abord, et ensuite, lorsque vous vous trouveriez embarrassé, faute de matière, vous pourriez profiter de cette occasion, pour donner un baiser. On voit tout les jours de très-bons orateurs cracher, lorsqu’ils perdent le fil de leur discours. Quant aux amoureux, lorsqu’ils ne savent plus que dire, le meilleur expédient pour eux, Dieu nous en préserve ! c’est d’embrasser.

ORLANDO.—Et si le baiser est refusé ?

ROSALINDE.—En ce cas, vous êtes forcé de recourir aux prières, et alors commence une nouvelle matière.

ORLANDO.—Qui pourrait rester court en présence d’une maîtresse chérie ?

ROSALINDE.—Vraiment, vous-même, si j’étais votre maîtresse : autrement, j’aurais plus mauvaise idée de ma vertu que de mon esprit.

ORLANDO.—Que dites-vous de ma requête ?

ROSALINDE.—Ne quittez pas votre habit, mais laissez votre requête[2] ; ne suis-je pas votre Rosalinde ?

ORLANDO.—J’ai quelque plaisir à dire que vous l’êtes, parce que je voudrais parler d’elle.

ROSALINDE.—Eh bien ! je vous dis en sa personne, que je ne veux point de vous.

ORLANDO.—Alors il faut que je meure en ma propre personne.

ROSALINDE.—Non, vraiment, mourez par procuration : le pauvre monde a presque six mille ans, et pendant tout ce temps, il n’y a jamais eu un homme qui soit mort en personne ; pour cause d’amour, s’entend. Troïlus eut la tête brisée par une massue grecque, cependant il avait fait tout ce qu’il avait pu pour mourir auparavant, et il est un des modèles d’amour. Léandre, sans l’accident d’une très-chaude nuit d’été, aurait encore vécu plusieurs belles années, quand même Héro se serait faite religieuse ; car sachez, mon bon jeune homme, que Léandre ne voulait que se baigner dans l’Hellespont, mais qu’il y fut surpris par une crampe, et s’y noya ; et les sots historiens de ce siècle dirent que c’était pour Héro de Sestos. Mais tout cela n’est que des mensonges ; les hommes sont morts dans tous les temps, et les vers les ont mangés ; mais jamais ils ne sont morts d’amour.

ORLANDO.—Je ne voudrais pas que ma vraie Rosalinde eût cette façon de penser ; car je proteste qu’un seul regard sévère pourrait me faire mourir.

ROSALINDE.—Je jure par cette main, qu’il ne ferait pas mourir une mouche : mais allons, je veux être maintenant votre Rosalinde d’une humeur plus complaisante : demandez-moi ce que vous voudrez, et je vous l’accorderai.

ORLANDO.—Eh bien ! Rosalinde, aimez-moi.

ROSALINDE.—Oui, ma foi, je veux bien ; les vendredis, les samedis et tous les jours.

ORLANDO.—Et voulez-vous m’avoir ?

ROSALINDE.—Oui, et vingt comme vous.

ORLANDO.—Que dites-vous ?

ROSALINDE.—N’êtes-vous pas bon à avoir ?

ORLANDO.—Je l’espère.

ROSALINDE.—Eh bien ! peut-on trop désirer d’une bonne chose ? (A Célie.) Allons, ma sœur, vous serez le prêtre, et vous nous marierez.—Donnez-moi votre main, Orlando.—Qu’en dites-vous, ma sœur ?

ORLANDO, à Célie.—Mariez-nous, je vous prie.

CÉLIE.—Je ne sais pas dire les paroles.

ROSALINDE.—Il faut que vous commenciez ainsi : Voulez-vous, Orlando…

CÉLIE.—Voyons : Voulez-vous, Orlando, prendre cette Rosalinde pour épouse ?

ORLANDO.—Oui.

ROSALINDE.—Oui… Mais… quand ?

ORLANDO.—Tout à l’heure ; aussitôt qu’elle pourra nous marier.

ROSALINDE.—Alors il faut que vous disiez : Je te prends toi, Rosalinde, pour épouse.

ORLANDO.—Rosalinde, je te prends pour épouse.

ROSALINDE.—Je pourrais vous demander vos pouvoirs ; mais passons.—Je vous prends, Orlando, pour mon mari. Ici c’est une fille qui devance le prêtre, et à coup sûr la pensée d’une femme devance toujours ses actions.

ORLANDO.—Ainsi font toutes les pensées ; elles ont des ailes.

ROSALINDE.—Dites-moi, maintenant, combien de temps vous voudrez l’avoir, lorsqu’une fois elle sera en votre possession ?

ORLANDO.—Une éternité et un jour.

ROSALINDE.—Dites un jour, sans l’éternité. Non, non, Orlando : les hommes ressemblent au mois d’avril lorsqu’ils font l’amour, et à décembre, lorsqu’ils se marient : les filles sont comme le mois de mai tant qu’elles sont filles, mais le temps change lorsqu’elles sont femmes. Je serai plus jalouse de vous qu’un pigeon de Barbarie ne l’est de sa colombe ; plus babillarde que ne l’est un perroquet à l’approche de la pluie ; j’aurai plus de fantaisies qu’un singe ; plus de caprices dans mes désirs qu’une guenon ; je pleurerai pour rien, comme Diane dans la fontaine[3], et cela lorsque vous serez enclin à la gaieté, je rirai aux éclats comme une hyène, à l’instant où vous aurez envie de dormir.

ORLANDO.—Mais ma Rosalinde fera-t-elle tout cela ?

ROSALINDE.—Sur ma vie, elle fera comme je ferai.

ORLANDO.—Oh ! mais elle est sage.

ROSALINDE.—Autrement, elle n’aurait pas l’esprit de faire tout cela : plus une femme a d’esprit, plus elle a de caprices : fermez la porte sur l’esprit d’une femme, et il se fera jour par la fenêtre ; fermez la fenêtre, et il passera par le trou de la serrure ; bouchez la serrure, et il s’envolera par la cheminée avec la fumée.

ORLANDO.—Un homme qui aurait une femme avec un pareil esprit pourrait dire : « Esprit, où vas-tu ? »

ROSALINDE.—Non, vous pourriez lui réserver cette réprimande, pour le moment où vous verriez l’esprit de votre femme aller dans le lit de votre voisin.

ORLANDO.—Et quel esprit pourrait alors avoir l’esprit de se justifier d’une telle démarche ?

ROSALINDE.—Vraiment, la femme dirait qu’elle venait vous y chercher : vous ne la trouverez jamais sans réponse, à moins que vous ne la trouviez sans langue. Qu’une femme qui ne sait pas prouver que son mari est toujours la cause de ses torts ne prétende pas nourrir elle-même son enfant ; car elle l’élèverait comme un sot.

ORLANDO.—Je vais vous quitter pour deux heures, Rosalinde.

ROSALINDE.—Hélas ! cher amant, je ne saurais me passer de toi pendant deux heures.

ORLANDO.—Il faut que je me trouve au dîner du duc ; je vous rejoindrai à deux heures.

ROSALINDE.—Oui, allez, allez où vous voudrez ; je savais comment vous tourneriez ; mes amis m’en avaient bien prévenue, et je n’en pensais pas moins qu’eux. Vous m’avez gagnée avec votre langue flatteuse ; ce n’est qu’une femme de mise de côté : bon ! —Viens, ô mort ! —Deux heures est votre heure.

ORLANDO.—Oui, charmante Rosalinde.

ROSALINDE.—Sur ma parole, et très-sérieusement, et que Dieu me traite en conséquence, et par tous les jolis serments qui ne sont pas dangereux, si vous manquez d’un iota à votre promesse, ou si vous venez une minute plus tard que votre heure, je vous prendrai pour le parjure le plus insigne, pour l’amant le plus fourbe et le plus indigne de celle que vous appelez Rosalinde, que l’on puisse trouver dans toute la bande des infidèles ; ainsi songez bien à éviter mes reproches, et tenez votre promesse.

ORLANDO.—Aussi religieusement que si vous étiez vraiment ma Rosalinde : ainsi, adieu.

ROSALINDE.—Allons, le temps est le vieux juge, qui connaît de semblables délits ; le temps vous jugera. Adieu.

(Orlando sort.)

CÉLIE.—Vous avez eu la sottise de déchirer notre sexe dans votre caquet amoureux : il faut que nous fassions passer votre pourpoint et votre haut-de-chausses par dessus votre tête, et que nous montrions à tout le monde ce que l’oiseau a fait à son propre nid.

ROSALINDE.—O cousine, cousine, ma jolie petite cousine ! si tu savais à combien de brasses de profondeur je suis enfoncée dans l’amour ; mais cela ne saurait être sondé : ma passion a un fond inconnu, comme la baie de Portugal.

CÉLIE.—Dis plutôt qu’elle est sans fond, et qu’à mesure que tu épanches ta tendresse, elle s’écoule aussitôt.

ROSALINDE.—Non, prenons pour juge de la profondeur de mon amour ce malin bâtard de Vénus, enfant engendré par la pensée, conçu par la mélancolie, et né de la folie. Que ce petit vaurien d’aveugle, qui trompe tous les yeux parce qu’il a perdu les siens, prononce lui-même.—Je te dirai, Aliéna, que je ne saurais vivre sans voir Orlando : je vais chercher un ombrage et soupirer jusqu’à son retour.

CÉLIE.—Et moi, je vais dormir.

(Elles sortent.)


Scène II

Une autre partie de la forêt.

JACQUES, LES SEIGNEURS en habits de gardes-chasse.

JACQUES.—Quel est celui qui a tué le daim ?

PREMIER SEIGNEUR.—Monsieur, c’est moi.

JACQUES.—Présentons-le au duc comme un conquérant romain ; et il serait bon de placer sur sa tête les cornes du daim, pour laurier de sa victoire. Gardes-chasse, n’auriez-vous pas quelque chanson qui rendît cette idée ?

SECOND SEIGNEUR.—Oui, monsieur.

JACQUES.—Chantez-la : n’importe sur quel air, pourvu qu’elle fasse du bruit.

CHANSON.

               PREMIER SEIGNEUR.
Que donnerons-nous à celui qui a tué le daim ?
               SECOND SEIGNEUR.
Nous lui ferons porter sa peau et son bois !
               PREMIER SEIGNEUR.
Ensuite conduisons-le chez lui en chantant.
Ne dédaignez point de porter la corne ;
Elle servit de cimier, avant que vous fussiez né.
               SECOND SEIGNEUR.
Le père de ton père la porta,
Et ton propre père l’a portée aussi.
La corne, la corne, la noble corne,
N’est pas une chose à dédaigner.

(Ils sortent.)


Scène III

La forêt.

ROSALINDE et CÉLIE.

ROSALINDE.—Qu’en pensez-vous maintenant ? N’est-il pas deux heures passées ? et voyez comme Orlando se trouve ici ?

CÉLIE.—Je vous assure qu’avec un amour pur et une cervelle troublée, il a pris son arc et ses flèches, et qu’il est allé tout d’abord… dormir. Mais qui vient ici ?

(Entre Sylvius.)

SYLVIUS, à Rosalinde.—Mon message est pour vous, beau jeune homme. Ma charmante Phébé m’a chargé de vous remettre cette lettre (lui remettant la lettre) ; je n’en sais pas le contenu ; mais, à en juger par son air chagrin et les gestes de mauvaise humeur qu’elle faisait en l’écrivant, ce qu’elle contient exprime la colère. Pardonnez-moi, je vous prie, je ne suis qu’un innocent messager.

ROSALINDE.—La patience elle-même tressaillerait à cette lecture, et ferait la fanfaronne ; si on souffre cela, il faudra tout souffrir. Elle dit que je ne suis pas beau, que je manque d’usage, que je suis fier, et qu’elle ne pourrait m’aimer, les hommes fussent-ils aussi rares que le phénix. Oh ! ma foi, son amour n’est pas le lièvre que je cours. Pourquoi m’écrit-elle sur ce ton-là ? Allons, berger, allons, cette lettre est de votre invention.

SYLVIUS.—Non ; je vous proteste que je n’en sais pas le contenu ; c’est Phébé qui l’a écrite.

ROSALINDE.—Allons, allons, vous êtes un sot à qui un excès d’amour fait perdre la tête. J’ai vu sa main ; elle a une main de cuir, une main couleur de pierre de taille ; j’ai vraiment cru qu’elle avait de vieux gants, mais c’étaient ses mains : elle a la main d’une ménagère ; mais cela n’y fait rien, je dis qu’elle n’inventa jamais cette lettre ; cette lettre est de l’invention et de l’écriture d’un homme.

SYLVIUS.—Elle est certainement d’elle.

ROSALINDE.—Quoi ! c’est un style emporté et sanglant, un style de cartel. Quoi ! elle me défie comme un Turc défierait un chrétien ? Le doux esprit d’une femme n’a jamais pu produire de pareilles inventions dignes d’un géant, de ces expressions éthiopiennes plus noires d’effet que de visage. Voulez-vous que je vous lise cette lettre ?

SYLVIUS.—Oui, s’il vous plaît ; car je ne l’ai pas encore entendu lire ; mais je n’en sais que trop sur la cruauté de Phébé.

ROSALINDE.—Elle me phébéise. Remarquez comment écrit ce tyran.

(Elle lit.)

Serais-tu un dieu changé en berger,
Toi qui as brûlé le cœur d’une jeune fille ?
Une femme dirait-elle de pareilles injures ?

SYLVIUS.—Appelez-vous cela des injures ?

ROSALINDE.

(Elle continue de lire.)

Pourquoi, te dépouillant de ta divinité,
Fais-tu la guerre au cœur d’une femme ?
Avez-vous jamais entendu pareilles invectives ?

(Elle lit encore.)

Jusqu’ici les yeux qui m’ont parlé d’amour,
N’ont jamais pu me faire aucun mal.
Elle veut dire que je suis une bête fauve.

(Elle continue de lire.)

Si les dédains de tes yeux brillants
Ont le pouvoir d’allumer tant d’amour dans mon sein,
Hélas ! quel serait donc leur étrange effet sur moi,
S’ils me regardaient avec douceur ?
Lors même que tu me grondais, je t’aimais :
À quel point serais-je donc émue de tes prières ?
Celui qui te porte cet aveu de mon amour,
Ne sait pas l’amour que je sens pour toi.
Sers-toi de lui pour m’ouvrir ton âme,
Si ta jeunesse et ta nature veulent accepter de moi l’offre d’un cœur fidèle,
Et tout ce que je puis avoir ;
Ou bien refuse par lui mon amour,
Et alors je chercherai à mourir.

SYLVIUS.—Appelez-vous cela des duretés ?

CÉLIE.—Hélas ! pauvre berger !

ROSALINDE.—Le plaignez-vous ? Non ; il ne mérite aucune pitié. (A Sylvius.) Veux-tu donc aimer une pareille femme ? Quoi ! se servir de toi comme d’un instrument pour jouer des accords faux ? Cela n’est pas tolérable. Eh bien ! va donc la trouver ; car je vois que l’a mour a fait de toi un serpent apprivoisé, et dis-lui de ma part, que si elle m’aime, je lui ordonne de t’aimer ; que si elle ne veut pas t’aimer, je ne veux point d’elle, à moins que tu ne me supplies pour elle. Si tu es un véritable amant, va-t’en, et ne réplique pas un mot ; car voici de la compagnie qui vient.

(Sylvius sort.)

(Entre Olivier, frère aîné d’Orlando.)

OLIVIER.—Bonjour, belle jeunesse ; sauriez-vous, je vous prie, dans quel endroit de cette forêt est située une bergerie entourée d’oliviers ?

CÉLIE.—Au couchant du lieu où nous sommes, au fond de la vallée que vous voyez ; laissez à droite cette rangée de saules qui est auprès de ce ruisseau qui murmure, et vous arriverez droit à la cabane. Mais en ce moment la maison se garde elle-même ; vous n’y trouverez personne.

OLIVIER.—Si les yeux peuvent s’aider de la langue, je devrais vous reconnaître sur la description que l’on m’a faite : « Mêmes habillements et même âge. Le jeune homme est blond ; il a les traits d’une femme, et il se donne pour une sœur d’un âge mûr : mais la femme est petite et plus brune que son frère. » N’êtes-vous point le propriétaire de la maison que je demandais ?

CÉLIE.—Puisque vous nous le demandez, il n’y a pas de vanterie à dire qu’elle nous appartient.

OLIVIER.—Orlando m’a chargé de vous saluer tous deux de sa part, et il envoie ce mouchoir ensanglanté à ce jeune homme qu’il appelle sa Rosalinde : est-ce vous ?

ROSALINDE.—Oui, c’est moi ; que devons-nous conjecturer de ceci ?

OLIVIER.—Quelque chose à ma honte, si vous voulez que je vous dise qui je suis, et comment, et pourquoi, et où ce mouchoir a été ensanglanté.

ROSALINDE.—Dites-nous tout cela, je vous prie.

OLIVIER.—Quand le jeune Orlando vous a quitté dernièrement, il vous a promis de vous rejoindre dans une heure. Comme il allait à travers la forêt, se nourrissant de pensées tantôt douces, tantôt amères, qu’arrive-t-il tout à coup ? Il jette ses regards de côté, et voyez ce qui se présenta à sa vue ! Sous un chêne, dont l’âge avait couvert les rameaux de mousse et dont la tête élevée était chauve de vieillesse, un malheureux en guenilles, les cheveux longs et en désordre, dormait couché sur le dos ; un serpent vert et doré s’était entortillé autour de son cou, et avançant sa tête souple et menaçante, il s’approchait de la bouche ouverte du misérable, quand tout à coup, apercevant Orlando, il se déroule et se glisse en replis tortueux sous un buisson, à l’ombre duquel une lionne, les mamelles desséchées, était couchée, la tête sur la terre, épiant comme un chat le moment où l’homme endormi ferait un mouvement ; car tel est le généreux naturel de cet animal, qu’il dédaigne toute proie qui semble morte. À cette vue, Orlando s’est approché de l’homme et il a reconnu son frère, son frère aîné !

CÉLIE.—Oh ! je lui ai entendu parler quelquefois de ce frère ; et il le peignait comme le frère le plus dénaturé, qui jamais ait vécu parmi les hommes.

OLIVIER.—Et il avait bien raison ; car je sais, moi, combien il était dénaturé.

ROSALINDE.—Mais, revenons à Orlando.—L’a-t-il laissé dans ce péril, pour servir de nourriture à la lionne pressée par la faim et le besoin de ses petits ?

OLIVIER.—Deux fois il a tourné le dos pour se retirer : mais la générosité plus noble que la vengeance, la nature plus forte que son juste ressentiment, lui ont fait livrer combat à la lionne, qui bientôt est tombée devant lui ; et c’est au bruit de cette lutte terrible que je me suis réveillé de mon dangereux sommeil.

CÉLIE.—Êtes-vous son frère ?

ROSALINDE.—Est-ce vous qu’il a sauvé ?

CÉLIE.—Est-ce bien vous qui aviez tant de fois comploté de le faire périr ?

OLIVIER.—C’était moi ; mais ce n’est plus moi. Je ne rougis point de vous avouer ce que je fus, depuis qu’il me fait trouver tant de douceur à être ce que je suis à présent.

ROSALINDE.—Mais… et le mouchoir sanglant ?

OLIVIER.—Tout à l’heure. Après que nos larmes de tendresse eurent coulé sur nos récits mutuels depuis la première jusqu’à la dernière aventure, et que j’eus dit comment j’étais venu dans ce lieu désert… Pour abréger, il me conduisit au noble duc, qui me donna des habits et des rafraîchissements, et me confia à la tendresse de mon frère qui me mena aussitôt dans sa grotte : et là, s’étant déshabillé, nous vîmes qu’ici, sur le bras, la lionne lui avait enlevé un lambeau de chair, dont la plaie avait saigné tout le temps. Aussitôt il se trouva mal, et demanda, en s’évanouissant, Rosalinde. Je vins à bout de le ranimer. Je bandai sa blessure ; et, au bout d’un moment, son cœur s’étant remis, il m’a envoyé ici, tout étranger que je suis, pour vous raconter cette histoire, afin que vous puissiez l’excuser d’avoir manqué à sa promesse, me chargeant de donner ce mouchoir, teint de son sang, au jeune berger qu’il appelle en plaisantant sa Rosalinde.

CÉLIE, a Rosalinde, qui pâlit et s’évanouit.—Quoi, quoi, Ganymède ! mon cher Ganymède !

OLIVIER.—Bien des personnes s’évanouissent à la vue du sang.

CÉLIE.—Il y a plus que cela ici.—Chère cousine ! —Ganymède !

OLIVIER.—Voyez ; il revient à lui.

ROSALINDE, rouvrant les yeux.—Je voudrais bien être chez nous.

CÉLIE.—Nous allons vous y mener. (A Olivier.) Voudriez-vous, je vous prie, lui prendre le bras ?

OLIVIER.—Rassurez-vous, jeune homme.—Mais êtes-vous bien un homme ? Vous n’en avez pas le courage.

ROSALINDE.—Non, je ne l’ai pas ; je l’avoue.—Ah ! monsieur, on pourrait croire que cet évanouissement était une feinte bien jouée : je vous en prie, dites à votre frère comme j’ai bien joué l’évanouissement.

OLIVIER.—Il n’y avait là nulle feinte : votre teint témoigne trop que c’était une émotion sérieuse.

ROSALINDE.—Une pure feinte, je vous assure.

OLIVIER.—Eh bien donc ! prenez bon courage et feignez d’être un homme.

ROSALINDE.—C’est ce que je fais : mais, en vérité, j’aurais dû naître femme.

CÉLIE.—Allons, vous pâlissez de plus en plus : je vous en prie, avançons du côté de la maison. Mon bon monsieur, venez avec nous.

OLIVIER.—Très-volontiers ; car il faut, Rosalinde, que je rapporte à mon frère l’assurance que vous l’excusez.

ROSALINDE.—Je songerai à quelque chose… Mais, je vous prie, ne manquez pas de lui dire comme j’ai bien joué mon rôle.—Voulez-vous venir ?

(Tous sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.


  1. C’est-à-dire que vous ayez été à Venise, alors le rendez-vous de la jeunesse dissipée.
  2. Suit habit, requête, équivoque.
  3. Exclamations en usage quand quelqu’un déraisonnait.