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Comment finit la guerre/04

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Comment finit la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 481-537).
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COMMENT FINIT LA GUERRE [1]

IV [2]
1918

I. — L’OFFENSIVE ALLEMANDE.


Dans les derniers mois de 1917, le Conseil suprême de guerre interallié, siégeant à Versailles, avait examiné les propositions du général Foch, alors chef d’État-major général de l’armée française. Le renforcement et la réorganisation des armées de l’Entente avaient été admis et étaient en voie d’exécution. L’armée italienne se reformait à 51 divisions, au lieu de 65 qu’elle comptait avant le désastre de Caporetto. Les six divisions de l’armée belge se dédoublaient pour en former douze. Les armées anglo-françaises étudiaient leur renforcement réciproque en cas de besoin par prélèvement sur leurs réserves disponibles.

Mais le général Foch n’avait pu faire admettre l’étude, ni à plus forte raison, la préparation d’un plan offensif pour 1918. Les deux commandants en chef, britannique et français, estimaient que l’état de leurs effectifs ne leur permettait pas d’entreprendre de grandes opérations offensives et ils se contentaient d’attendre l’attaque allemande.

Cet aveu d’infériorité était-il justifié ? Sans doute le haut commandement allemand avait pu concentrer sur le front de France 195 divisions contre 162 qui lui étaient opposées, mais il ne disposait pas des réserves nécessaires à leur entretien. Sa politique des effectifs avait été beaucoup trop hardie, et nous le verrons, au cours de cette année, obligé de supprimer 22 divisions pendant la bataille, tandis que les autres, réduites, faute de renforts, à des effectifs tout à fait insuffisants, laisseront le front s’effondrer. En revanche, il suffisait à l’Angleterre d’un peu plus de rigueur dans l’application de la conscription pour obtenir de sa nouvelle loi des contingents plus importants. Quant à la France, le remplacement de M. Painlevé par M. Clemenceau comme chef du gouvernement avait arrêté les ravages de la démobilisation. Les ressources militaires de son empire colonial commençaient enfin, sous l’action d’une volonté énergique, à donner leur rendement. Enfin l’arrivée des réserves américaines eût rétabli l’équilibre des forces en faveur des puissances alliées et associées.

Quoi qu’il en fût, l’offensive allemande était certaine ; il fallait la prévenir, ou en tout cas tenir prête une riposte énergique. Dans cette phase de la guerre, toute attaque devait certainement réussir au début, gagner du terrain, rejeter la défense en rase campagne après lui avoir infligé des pertes beaucoup plus grandes que celles de l’attaque. La bataille était inévitable au commencement du printemps et devait donner à l’assaillant un premier succès, dont il était impossible de prévoir les conséquences. Il était donc très imprudent de se résigner à la défensive. Néanmoins, l’idée de l’offensive n’avait pas encore été comprise par les gouvernements alliés, et les propositions du général Foch furent écartées.

Il avait fait admettre qu’une réserve interalliée serait constituée à la disposition du Comité exécutif du Conseil suprême de guerre. Ce retour bien timide vers l’unité de commandement ne fut suivi d’aucune espèce d’effet ; les deux commandants en chef ne jugèrent jamais à propos de constituer la fraction de cette réserve qui leur incombait.

Dans une conférence qui se tint à Londres les 14 et 15 mars, sept jours avant l’attaque allemande, cette manière de voir fut admise, malgré les instances du général Foch, que ne soutint nullement le chef du gouvernement français, et la constitution de cette réserve interalliée fut renvoyée à une date indéterminée.

Pour être prête à agir sur l’un ou l’autre front, elle aurait dû se trouver vers les arrières de leur point de jonction, vraisemblablement dans la région de Compiègne. Ce point faible fût alors devenu le point fort du front anglo-français. Mais, faute de cette réserve, il restera le point faible, celui que l’ennemi devait attaquer, et qu’il attaqua.

Ludendorff nous apprend en effet qu’il examina trois projets d’offensive, le premier dans les Flandres, qu’il écarta parce que l’état du sol y nécessitait l’attente de l’été. Le second vers Verdun, en négligeant la place et en attaquant des deux côtés ; mais le terrain était très escarpé, et le succès ne pouvait avoir qu’une importance locale. Au contraire dans le troisième projet, l’attaque sur le front Arras-St-Quentin-La Fère ne rencontrait devant elle que des organisations récemment établies et encore inachevées et une densité de troupes relativement faible, car l’armée britannique du général Gough venait d’étendre son front, sans que ses effectifs fussent renforcés. La percée une fois obtenue, le centre de l’attaque se reportait entre Amiens et Péronne, vers la côte ; « le succès stratégique pouvait être énorme, dit Ludendorff, car nous coupions de l’armée française le gros des forces anglaises en les poussant à la côte. »

Deux nouvelles armées allemandes apparaissaient sur le front : celle du général von Below avec l’État-major qu’il ramenait d’Italie après Caporetto ; l’autre, entre Saint-Quentin et La Fère, avec le général von Hutier, qui avait commandé l’offensive contre Riga. Ludendorff nous fait remarquer le soin qu’il a pris de répartir le front d’attaque entre deux commandants de groupes d’armées, celui du kronprinz allemand et celui du kronprinz de Bavière. » Je tenais, dit-il, à exercer la plus grande influence sur la bataille, ce qui était délicat quand elle était dirigée par un seul groupe d’armées. »

La concentration des cinquante divisions d’attaque s’effectua en sept jours, surtout par des marches de nuit. La préparation de l’artillerie, au lieu de prendre six, huit et même dix jours, comme dans les attaques françaises et anglaises, se réduisit à quelques heures ; un large emploi de gaz toxiques neutralisait les batteries, et enfermait les hommes dans leurs abris. L’infanterie s’avance sous la protection d’un barrage roulant, dont la marche détermine l’allure de la bataille. « Cette vitesse était à régler d’avance, dit Ludendorff. Car, malgré toutes les expériences et tous les calculs, la science tactique et technique n’avait pis fourni le moyen de donner pratiquement au tir un rythme conforme au développement de la bataille. » En adoptant les procédés employés par les armées française et anglaise, l’armée allemande se heurtait aux mêmes difficultés ; l’allure du barrage roulant était donc réglée à l’avance suivant la vitesse de marche à laquelle on pouvait supposer que progresserait l’infanterie, d’après le terrain et ce que l’on connaissait des défenses ennemies. La vitesse moyenne était d’un kilomètre à l’heure, et, quand l’infanterie aurait atteint la portée extrême des pièces, elle devrait progresser sans autre appui d’artillerie que celui des quelques canons qui l’accompagnaient ; les divisions de première ligne devaient mener le combat pendant plusieurs jours, et les ordres prévoyaient que l’avance serait le premier jour de 8 kilomètres, le second de 12, le troisième de 20. Il faut constater que ces ordres ressemblent, d’une manière frappante, en ce qui concerne la progression, à ceux des États-majors français en 1917 ; mais la différence capitale est dans la préparation qui, au lieu d’essayer des destructions systématiques et minutieuses, demandant plusieurs jours de tirs bien réglés, se contente d’un martelage violent et brutal et se fie à l’effet de gaz toxiques pour neutraliser les batteries et enfermer les hommes dans leurs abris. Cette méthode comporte un certain risque, car il arrivera forcément que des parties assez importantes de la ligne ennemie resteront en état de se défendre et d’arrêter la progression. Il faut donc que l’attaque se prononce sur un front très étendu pour qu’elle puisse submerger les résistances ; qu’elle dispose de moyens extrêmement puissants, capables de produire en quelques heures des effets de destruction permettant à l’infanterie de passer.


Toutes ces conditions étaient réunies le 21 mars, lorsque, à quatre heures du matin, l’artillerie allemande ouvrit le feu sur un front de 70 kilomètres, entre Croisilles et la Fère.

Des déserteurs avaient prévenu la 5e armée anglaise du jour et de l’heure de l’attaque. Aussi le général Gough avait-il commencé le feu dès la veille sur Saint-Quentin, sans amener la riposte de l’artillerie allemande qui se ménageait. À 9 heures du matin, l’attaque d’infanterie sortait des tranchées, protégée par un brouillard épais qui dura jusque dans l’après-midi. À droite, devant la 3e armée Byng, la XVIIe armée von Below enleva la première position, mais fut arrêtée devant la deuxième, son barrage roulant ayant continué son avance que n’avait pas suivie l’infanterie. Au centre, la IIe armée von der Marwitz fut arrêtée à l’intérieur de la deuxième position. La XVIIIe armée von Hutier progressa seule dans de bonnes conditions contre la 5e armée Gough, qui luttait un contre six. Les avant-postes furent submergés avant même d’avoir pu se rendre compte qu’ils étaient attaqués. Les résistances locales, malgré leur énergie, étaient impuissantes à arrêter la marche de l’assaillant. Le général Gough avait décidé de se replier sur le canal de Crozat et le canal de la Somme, mais il ne put s’y maintenir. Après une belle résistance, les garnisons des premières lignes se retiraient en bon ordre, s’arrêtant pour faire front dans toute position favorable ; mais, sans liaison entre elles ni avec l’arrière, elles devaient reprendre leur retraite, dès qu’elles étaient débordées par l’ennemi sur les flancs.

Les renforts venaient se perdre dans cette lutte confuse et, dès le 22, l’armée Gough avait dépensé toutes ses réserves sans pouvoir reconstituer sa ligne : à la gauche anglaise, l’armée Byng tenait bon, l’armée Gough avait perdu pied.

Dès le 21, après une entente rapide avec sir Douglas Haig, le général Pétain porte le corps d’armée Pellé vers Noyon-Chauny, pendant qu’une division renforce la droite de l’armée Gough. Le général Pellé put intervenir dès le 22, avec des troupes débarquées précipitamment de camions automobiles, et que leur artillerie ne pouvait rejoindre que peu à peu. Ce secours retardait l’avance allemande et lui faisait payer cher le terrain conquis, mais ne l’arrêtait pas. Deux nouvelles divisions arrivent et l’ensemble constitue la 3e armée Humbert qui prolonge le front français. La 1re armée Debeney se forme à droite de la poche dans la région Montdidier-Moreuil ; ces deux armées se groupent sous les ordres du général Fayolle.

Mais à gauche, la ligne anglaise est débordée par l’avance allemande qui s’est produite sur la droite, et cède quelque peu. La progression de l’ennemi continue. Les Français n’ont pu l’arrêter. Montdidier est pris. Le général Debeney mande, le 27, au commandant du groupe d’armées : « Il y a un trou de 15 kilomètres entre les deux armées où il n’y a personne. Je demande au général Fayolle de faire prendre des troupes et de les faire porter au Nord du Ployon pour s’opposer au moins au passage de la cavalerie. » En effet, le grand danger eût été la brusque incursion d’un corps de cavalerie allemand, qui avait la voie libre et qui se serait précipité hardiment sur les arrières des armées anglo-françaises, où les renforts arrivaient en camions,

Carte pour suivre l’offensive allemande du 21 mars



les artilleries sans soutien, les convois sans escorte. Mais Ludendorff n’avait rien prévu de semblable.


La situation était très grave. Chacun des généraux en chef pense au salut de son armée, dont il est immédiatement responsable devant son pays. Dès le 24, le général Pétain donne comme directive : « Avant tout, maintenir solide l’armature des armées françaises… Ensuite, si possible, conserver la liaison avec les forces britanniques. » De son côté, le 25, le maréchal Haig écrit d’Abbeville que la disjonction des armées française et anglaise n’est plus qu’une question de temps, et s’apprête à se replier en couvrant les ports du Pas-de-Calais, et il réclame trente divisions françaises à cheval sur la Somme pour couvrir Amiens. Ainsi, les armées britanniques se retireront à l’Ouest, vers la mer, les françaises vers le Sud ; les deux commandements auront fait leur devoir : la séparation mortelle sera consommée et la route de Paris ouverte ; le désastre est imminent, parce qu’il manque le chef unique.

Le maréchal Haig l’a senti ; il provoque la conférence de Doullens où, le 26, arrivent, mandés par lui, lord Milner, ministre de la Guerre impérial, et le général Wilson, chef d’État-major général, pour se rencontrer avec le Président de la République, M. Clemenceau, président du Conseil des ministres, le général Foch et les deux commandants en chef. D’un commun accord, le général Foch reçut la mission de « coordonner l’action des armées alliées sur le front Ouest. Il s’entendra à cet effet avec les généraux en chef, qui sont invités à lui fournir tous les renseignements nécessaires. »

C’était un grand pas vers l’unité de commandement, mais on n’y touchait pas encore. La crise, en continuant, fit franchir une nouvelle étape, et, le 3 avril, le général Foch reçut la « direction stratégique des opérations militaires. » Toutefois chacun des généraux en chef gardait « dans sa plénitude la conduite tactique de son armée… et le droit d’en appeler à son gouvernement si, dans son opinion, son armée se trouvait mise en danger par toute instruction du général Foch. » Il fallut une nouvelle attaque allemande pour l’investir enfin, le 24 avril, du « commandement en chef des armées alliées. »

Le 30 mars, le général Foch donne sa première directive générale : « La tâche des armées alliées dans la bataille actuelle reste avant tout d’arrêter l’ennemi, en maintenant une liaison étroite entre les armées britannique et française, notamment par la possession, puis par la libre disposition d’Amiens. » Mais il avait déjà écrit, le 27, au général Pétain : « Il n’y a plus un mètre du sol de France à perdre. » Sur tout le front, l’ordre était : Tenir à tout prix, là où l’on est ; s’organiser solidement en se reconstituant des réserves à l’arrière.

Après les violentes attaques du 29 et du 30, le front se fixa. Les derniers soubresauts se produisirent le 4 avril. « Ces combats restèrent sans résultat, dit Ludendorff. La résistance ennemie s’affirmait supérieure à notre capacité offensive. On ne pouvait entamer une bataille d’usure ; notre situation stratégique, pas plus que notre situation tactique, ne le permettait. Le commandement suprême se vit donc contraint, d’accord avec les états-majors compétents, à prendre une résolution véritablement pénible. On arrêta définitivement l’attaque sur Amiens. »

Ludendorff fait son bilan : 90 000 prisonniers, une éclatante victoire sur les Anglo-Français, obtenue dans la quatrième année de guerre, par la réussite d’une entreprise que ses ennemis ont plusieurs fois essayée sans succès ; mais enfin, le but essentiel de cette entreprise est manqué, puisque Amiens n’est pas pris. En outre, la situation est délicate, au fond d’une poche profonde, où les ravitaillements sont difficiles, et nuls les abris pour les troupes au repos. Tactiquement, il faudrait évacuer la rive gauche de l’Avre, mais on ne peut renoncer à la menace contre Amiens. L’avance des 23, 24, 25 mars n’a pas été celle que l’on attendait : la XVIIe armée s’est montrée inférieure ; la discipline a faibli et les troupes se débandent sans cesse pour piller les dépôts de vivres abandonnés par les Anglais, d’où la lenteur de la progression. Les pertes sont assez considérables, surtout à la XVIIe armée. « Les installations de secours pour les blessés n’avaient pas partout été suffisantes ; pourtant le chef de l’organisation sanitaire de campagne les avait inspectées en détail avant la bataille. Les blessés légers, en grand nombre, rendaient les soins difficiles par leur hâte, irraisonnée et attristante, d’aller à l’arrière. » Mais on retrouvera assez rapidement ces blessés-là. Les nids de mitrailleuses ont beaucoup retardé l’avance ; il faudra reprendre l’instruction en se servant de l’expérience acquise au cours des derniers combats ; obtenir une meilleure liaison entre l’artillerie et l’infanterie ; apprendre les précautions nécessaires contre les attaques aériennes qui ont fait beaucoup souffrir toutes les troupes, surtout les troupes montées ; enfin, reconnaître rapidement le moment délicat où la résistance ennemie se renforce notablement, et passer alors de l’offensive à la défensive.

Du côté des armées alliées, les événements avaient amené d’utiles réflexions. Depuis la fin de 1917, les armées françaises, en effet, avaient envisagé presque uniquement la lutte dans les positions fortifiées ; les méthodes d’attaque et de défense avaient été revues et mises au point et des instructions très claires avaient coordonné en des textes aussi simples que possible la mise en œuvre de tous les moyens si compliqués de la guerre de tranchées. En particulier, la défense en profondeur était formellement prescrite, avec un échelonnement correspondant des troupes et de l’artillerie ; c’est le haut commandement qui détermine « la ligne principale de résistance. » Il manquait à ces instructions l’étude de la situation qui s’était rencontrée le plus souvent dans les dernières opérations : le débarquement d’unités rapidement transportées en camions automobiles, leur déploiement en terrain libre, leur prise de contact avec un ennemi dont la situation est mal connue, et le combat en rase campagne ; puis l’occupation d’une position sommairement reconnue et jalonnée par des procédés de fortune ; enfin l’échelonnement d’infanterie et l’appui d’artillerie que commandent de telles circonstances. Quelques manœuvres avaient bien permis à certains commandants de corps d’armée d’amener leurs cadres à réfléchir a ces situations et les troupes a s’y mouvoir ; mais c’était là l’exception. Au début des opérations, les troupes françaises révélèrent les lacunes de leur instruction, qu’elles durent compléter au combat : l’ennemi est un bon professeur, mais ses leçons coûtent cher.

Cependant, malgré des tâtonnements inévitables, l’ennemi était arrêté, grâce au commandement du général Foch et grâce à la rapide compréhension et à l’admirable ténacité de tous. Dans l’improvisation des manœuvres et des transports, les états-majors alliés s’étaient multipliés. Des réserves se constituaient par l’action du commandement unique. La 5e armée Micheler était retirée du front de Champagne, la 10e armée Maistre revenait d’Italie avec quatre divisions toutes fraîches. Le 3 avril, le général Foch, avant même que le front eût pris son équilibre, prescrivait à l’armée française, dans sa directive no 2, d’étudier un plan d’attaque dans la région de Montdidier pendant que l’armée britannique attaquerait à cheval sur la Somme, gardant une attitude défensive entre Albert et Amiens. Il veut, selon une expression souvent répétée, arracher à l’ennemi l’initiative des opérations. L’action doit commencer le plus tôt possible, et le 8 il en règle les détails avec le maréchal sir Douglas Haig. Mais le lendemain le front anglais des Flandres était attaqué et défoncé.


Les beaux jours sont revenus et le soleil du printemps a séché en partie la plaine marécageuse de la Lys. Ludendorff a pu revenir à son idée d’offensive dans les Flandres : « Stratégiquement, l’attaque au nord était avantageuse en ce qu’elle permettait d’atteindre un raccourcissement du front, si on réussissait à enlever Calais et Boulogne. » Et aussi d’y établir des bases sous-marines et aériennes et de bombarder Londres avec les nouveaux canons de Krupp. Tactiquement, il était immédiatement très avantageux de faire sauter le saillant d’Ypres et de s’emparer des petites collines qui, sous le nom de monts des Flandres, dominaient au loin toute la plaine et donnaient d’excellents observatoires d’artillerie, dont l’importance s’est accrue avec la portée des canons.

Le 9 avril, au petit jour, l’attaque commença au nord-est de Béthune sur le front de deux divisions portugaises, dont la relève était prévue pour le lendemain. Après un bombardement furieux de deux heures, la VIe armée von Quast traversa leur ligne et progressa de 8 kilomètres. Elle devait se rabattre à droite vers Béthune, mais elle ne put vaincre dans cette direction la magnifique résistance de la 53e division britannique ; à gauche, vers Armentières, la progression se poursuivait, ralentie par les nids de mitrailleuses. Le 10, l’attaque s’étendait jusqu’au sud du saillant d’Ypres ; la 1re armée britannique Horne et la 2e armée Plumer étaient aux prises avec la VIe armée von Quast et la IVe von Arnim, qui progressaient. Le 11, Armentières et les positions de Messines tombaient.

Le général Foch aurait voulu soutenir les Anglais en mettant à exécution le projet d’attaque sur le front Demuin-Moreuil-Montdidier. Mais le maréchal Haig croyait toutes ses forces nécessaires à la bataille des Flandres et jugeait impossible de flanquer cette attaque au nord d’Amiens ; même il proposait d’abandonner le saillant d’Ypres, à quoi le général Foch répondait de tenir bon, car « toute évacuation volontaire serait interprétée par l’ennemi comme un signe de faiblesse et comme une incitation à l’offensive. » Le général Fayolle ne croyait pas possible de tenter une opération sérieuse de son côté sans le concours britannique et, bien que le commandement local présentât des projets pour une série d’actions conjuguées sur cette partie du front, il croyait devoir se borner à l’organisation des positions couvrant Amiens.

Le général Foch se décida alors à secourir directement les armées anglaises, en portant en avant d’abord le corps de cavalerie Robillot, puis deux divisions d’infanterie ; le général de Mitry prit le commandement des forces qui arrivaient et formaient un détachement d’armée, sous les ordres du maréchal sir Douglas Haig. Les 5e et 10e armées françaises se rapprochaient. Préoccupé à juste titre de conserver la côte, le gouvernement anglais aurait voulu qu’elles s’engageassent immédiatement sur le front anglais avec toutes les forces françaises disponibles, ou bien que le général Foch se décidât à un important raccourcissement de front. Mais le général Foch menait de tout près cette bataille sans perdre de vue tout l’ensemble ; il obtient que le roi des Belges, augmente son front et libère ainsi sept divisions anglaises, et il limite à une dizaine de divisions l’effort français sur ce terrain. Il tient ainsi tout le compte qu’il faut des appréhensions anglaises et conserve des ressources pour parer à une nouvelle attaque toujours possible, ou bien pour attaquer lui-même. D’ailleurs, la ligne alliée est reconstituée et oppose une résistance solide. L’offensive allemande mollit jusqu’au 25, où un assaut furieux lui donne le mont Kemmel. Mais elle n’ira pas plus loin.

La fin de cette nouvelle action permet au général en chef des armées alliées de préparer cette offensive à laquelle il ne cesse de penser. Le 12 mai, il prescrit au général Pétain le dégagement du chemin de fer Amiens-Paris et il ajoute : « C’est dire que notre offensive ne peut viser un objectif limité par nous-mêmes et à faible portée ; — qu’après avoir arrêté l’ennemi dans les Flandres, en Picardie ou sur la Somme, si nous l’attaquons, c’est pour le battre, le désorganiser le plus possible ; que la bataille engagée par nous dans ce but doit être le plus rapidement possible poussée le plus loin possible, avec la dernière

Carte pour l'offensive du 27 mai 1918



énergie ; — qu’elle ne peut simplement viser à procurer une amélioration de la situation actuelle… Tous ces avantages résulteront, naturellement, d’une bataille à portée étendue, vivement poussée pour cela, à l’inverse, par conséquent, d’une bataille qu’on arrête soi-même, ce qui est le contraire de l’attaque, de l’esprit d’offensive qui doit animer toute l’armée. »

La directive no 3 rappelait les mémos principes, ceux de toutes les luttes, de toute éternité, qui n’ont jamais cessé de présider à la guerre, au travers de tous les changements de tactique ou d’armement. Elle donnait aux commandants en chef leurs objectifs : les armées françaises doivent dégager largement la ligne Paris-Amiens ; — les armées anglaises, les mines de Béthune et la région d’Ypres. Mais pour oser beaucoup il faut avoir bien préparé, et le passage de la défensive à l’offensive s’accompagnait forcément de certaines lenteurs. Une nouvelle attaque allemande surgit, devançant une fois de plus celle des Alliés.


Ludendorff savait que sa seule chance de succès était d’attaquer sans répit. Devant le front des dernières offensives, les communications restaient difficiles et toute progression chèrement payée. Les troupes françaises, par deux fois, avaient rétabli la situation et se trouvaient en nombre sur la nouvelle ligne. Il fallait donc affaiblir les armées françaises et en même temps développer les communications sur le terrain nouvellement conquis ; ces deux résultats une fois atteints, il pourrait reprendre cette attaque sur le front anglais qu’il ne perdra jamais de vue.

Sacrifiant l’intérêt stratégique aux avantages tactiques, il cherche la surprise sur une partie du front français dégarnie par les nécessités de la bataille et où se trouvaient des divisions anglaises fortement éprouvées dans les deux offensives précédentes. Dès la fin d’avril, le groupe d’armées du kronprinz allemand reçut l’ordre de préparer un projet d’offensive entre Pinon et Reims. Après discussion, le front d’attaque fut fixé de Pinon à Berry-au-Bac ; l’opération s’élargirait ensuite vers l’Oise à droite, vers Reims à gauche ; enfin la poche ainsi créée se réunirait à celle de Montdidier par une avance vers Compiègne. Les moyens d’artillerie ne permettaient pas d’agir simultanément sur tout le front envisagé et obligeaient à procéder par phases successives.

Mais l’ennemi renonce ainsi à profiter des avantages qu’il vient d’obtenir : sur 60 divisions anglaises, 53 avaient été engagées, dont 25 plusieurs fois ; les armées britanniques avaient perdu 1 000 canons, 4 000 mitrailleuses et un matériel énorme ; elles devaient donc se reconstituer entièrement, et Ludendorff allait leur en laisser le temps : il aurait dû acquérir, en trois années, assez de connaissance de l’Angleterre pour savoir que tous les ressorts de sa volonté allaient dent se tendre à l’extrême, que les hommes afflueraient, avec tout le matériel nécessaire, et au delà. Quant aux armées françaises, elles entraient sans hésiter

Carte pour l'offensive du 9 juin 1918



dans la bataille et viendraient se faire user devant Amiens pour garder le contact avec les Britanniques, ou devant Cassel pour empêcher les Allemands d’arriver à la Manche, avec la même constance que sur toute autre partie du front français. Le mois que Ludendorff jugeait nécessaire à la préparation de sa nouvelle attaque, il aurait pu l’employer à rétablir ses communications dans la zone dévastée et reprendre ses premiers objectifs avant que ses ennemis eussent eu le temps de s’établir solidement sur les positions où il venait de les rejeter.

Sur 50 kilomètres de front, la Ire armée von Böhme et la VIIe von Below attaquèrent le 27 mai, — avec 25 divisions en première ligne, que renforcèrent 17 autres divisions dans les trois jours suivants, — la 6e armée Duchesne, qui avait 8 divisions en première ligne et 4 en deuxième ligne. La deuxième position française était, à ses deux extrémités, très rapprochée de la première. En outre, les divisions de première ligne avaient ordre de tenir à tout prix une position de résistance très voisine de la première tranchée. L’ensemble de ces dispositions, approuvé par le Haut Commandement, était commandé par le grand intérêt de garder le Chemin des Dames, qui d’ailleurs, à la suite de la campagne de 1917, apparaissait comme à peu près inexpugnable, mais il n’est pas de position imprenable par elle-même, et les divisions françaises avaient à défendre un front trop grand pour leur effectif.

Cette offensive fut préparée et exécutée dans des conditions analogues à celle du 21 mars. Le même secret l’avait entourée ; c’est seulement la veille de l’attaque que deux prisonniers la firent connaître. Préparée par un formidable bombardement de trois heures, principalement en obus toxiques, l’attaque d’infanterie partit au petit jour. À l’Est de Craonne, les chars d’assaut aidèrent puissamment l’attaque allemande, qui déborda le Chemin des Dames en même temps qu’il était enlevé de front, et toute la première position française tomba d’un seul coup. En outre, l’attaque allemande arriva sur l’Aisne en même temps que les débris des troupes qui s’étaient défendues au nord de la rivière et les ponts, très nombreux, tombèrent presque tous aux mains de l’assaillant avant qu’on put les détruire. Par une crainte, sans doute exagérée, de les voir sauter sous le bombardement ennemi, les fourneaux anciens n’avaient pas été chargés à temps, et l’ordre de destruction que seul le commandant de l’armée pouvait donner fut trop tardivement délégué : mais la rapidité de l’avance allemande dépassa toutes les vraisemblances, et il était impossible de donner cet ordre alors que l’artillerie de l’armée se trouvait en grande partie sur la rive nord.

En quatre ans, et particulièrement pendant l’offensive de 1917, les points de passage sur l’Aisne s’étaient multipliés et tout avait été fait pour faciliter les ravitaillements et les manœuvres en supprimant cet obstacle. La difficulté de le rétablir à l’improviste sous le feu s’explique donc. Bien souvent, par la destruction prématurée d’un pont, un revers s’est changé en désastre, en livrant à l’ennemi des troupes en retraite acculées à une rivière infranchissable ; les précautions pour éviter le retour d’un pareil événement sont dans tous les règlements militaires et sont celles qui ont été appliquées en la circonstance : personne ne peut les blâmer. Dans l’exécution, il est possible que

Carte pour suivre la seconde offensive allemande sur la Marne

des mesures prises plus rapidement eussent permis quelques destructions supplémentaires, mais dans l’ensemble les points de passage seraient restés assez nombreux pour permettre l’avance allemande. Dans des conditions analogues, le 23 octobre 1917, à la bataille de la Malmaison, l’armée Maistre avait trouvé intacts les ponts sur l’Ailette ; elle s’arrêta par ordre devant cette rivière, mais aurait pu continuer.

L’Aisne franchie, l’offensive continua dès le soir même jusqu’à la Vesle, qu’elle traversa le lendemain. L’objectif de l’offensive était atteint avec une rapidité imprévue. De nombreux prisonniers et un très important matériel tombaient en son pouvoir ; la diversion escomptée pour détourner des Flandres les armées françaises avait produit et même dépassé tout l’effet attendu. Un conseil de guerre réunit le kaiser, le kronprinz allemand, Hindenburg et Ludendorff, et la continuation de l’offensive fut décidée. Dans quel dessein ? Les Souvenirs de guerre de Ludendorff sont muets sur ce point, pourtant capital. Il est probable que le haut commandement allemand comptait pousser jusqu’à la Marne et faire tomber rapidement les deux piliers de la défense, Reims et Villers-Cotterets ; la réunion avec la poche de Montdidier se ferait alors bien rapidement, car l’attaque prévue vers Compiègne se présenterait dans des conditions très

Carte pour suivre la seconde offensive allemande sur la Marne

favorables, la défense étant prise à la fois de flanc et de front ; vers l’est, le front pourrait sans doute s’avancer assez loin, border la Marne, et peut-être aller beaucoup plus loin, vers Saint-Mihiel, faisant sauter cette terrible épine de Verdun. Ou bien pourrait-on descendre à la fois la Marne et l’Oise et pousser vers Paris. Le grand succès de l’entreprise donnait libre carrière a toutes les ambitions ; on oubliait qu’il était dû à la surprise et remporté sur des troupes fatiguées, à peine reconstituées après des pertes énormes ; on méconnaissait une fois de plus l’adversaire qui allait se ressaisir ; le haut commandement allemand était plein de cet orgueil « fils du bonheur et qui tuera son père. » Quoi qu’il en soit de ses nouvelles intentions, elles le portèrent à la Marne avant qu’il eût pu élargir le front de rupture. Cette hardiesse aurait pu se justifier si l’état des armées allemandes leur avait permis d’engager immédiatement une guerre de mouvement, mais les blessés des offensives précédentes n’étaient pas encore guéris ; en outre la grippe diminuait les effectifs ; l’alimentation restait médiocre ; le nombre des déserteurs augmentait ; la discipline faiblissait ; le moral ne se soutenait que par la perspective d’une paix imminente. Certes, Ludendorff avait raison d’attaquer : il le dit nettement, ses troupes étaient hors d’état de garder la défensive en attendant leurs renforts et l’aménagement de son terrain au nord ; plus on est faible, plus on attaque. Mais encore fallait-il savoir garder la mesure et ne pas se placer, de gaité de cœur, dans un cul-de-sac qui pouvait se refermer.

Avant de dégarnir les Flandres des réserves françaises qu’il y avait rassemblées pour appuyer le front britannique, le général Foch avait attendu d’être certain que son ennemi s’engageait à fond dans sa nouvelle entreprise : jusqu’au 29 elle lui apparaissait comme une diversion, et il devait logiquement supposer que Ludendorff allait revenir rapidement au terrain de son attaque favorite. Le général Foch était avant tout le commandant en chef des armées alliées et, dominant l’ensemble de la situation, il osait résister au général Pétain qui, selon son devoir, lui réclamait ses divisions pour limiter l’échec français et défendre les routes de Paris menacé. Il libère les forces françaises du Nord seulement a mesure que la certitude de la faute allemande se fait plus évidente. Le 29, il s’est contenté de demander au roi des Belges d’étendre le front de son armée jusqu’à Ypres ; le 30 seulement, la 10e armée Maistre va s’établir dans la région de Villers-Cotterets et de Compiègne, et le maréchal Haig est prévenu que les réserves britanniques interviendront éventuellement dans la nouvelle bataille. Sur la Marne, la 2e division américaine du général Bundy, puis la 3e du général Dickmann firent un barrage efficace, complété à Château-Thierry par la division coloniale du général Marchand. En même temps, le 1er corps de cavalerie du général Robillot venant des Flandres, et qui avait couvert 250 kilomètres en trois jours, s’établissait sur l’Ourcq et le ruisseau de la Savière. Les divisions françaises arrivaient et, dès qu’elles disposaient d’une artillerie suffisante, commençaient les contre-attaques. Les Français ne perdaient plus de terrain que pour le reprendre aussitôt.

Arrêtée entre ces deux môles, trouvant une digue au Sud, la marée déferla vers l’Ouest, de part et d’autre de la forêt de Villers-Cotterets et y trouva un nouvel obstacle.


Il restait à exécuter la dernière partie du plan primitivement conçu, l’avance vers Compiègne qui, en réunissant la poche de Montdidier avec celle de Château-Thierry, ferait sortir les armées allemandes de la situation délicate où les avaient placées leurs succès et leur permettrait une menace directe contre Paris.

L’attaque, prévue pour le 7 juin, avait été éventée, et, le 6, le général Humbert, commandant la 2e armée française, avait rappelé à son front menacé que l’offensive allemande était imminente. Un retard dans l’arrivée de l’artillerie la fit différer de deux jours, et Ludendorff parait avoir été fort impatienté de ce répit, qui enlevait à l’opération son caractère de violence continue ; mais la conception d’ensemble se heurte souvent à des lenteurs matérielles d’où résultent des délais inévitables, car il ne peut plus sans imprudence lancer une attaque sans une préparation complète ; même en prévoyant dès la fin d’avril le développement de son entreprise, il se trouve obligé de lui imposer des délais supplémentaires dont il comprend toutes les conséquences.

Il lance, le 9 juin, la XVIIIe armée von Hutier contre la 3e armée Humbert. La défense française lui présente l’échelonnement en profondeur que les deux adversaires avaient adopté à peu près en même temps et qui produit à gauche tous ses effets. Les Français s’arrêtent sur la ligne de résistance qu’ils ont choisie, et rien ne peut enlever à la 18e division Mittelhauser la position qu’elle a l’ordre de tenir. À droite, le terrain très mouvementé et très couvert favorise l’attaque ; mais la défense y garde sa cohésion, et l’avance n’est que de 6 ou 7 kilomètres ; le 10 au soir, le massif de Lassigny est enlevé, mais Compiègne n’est pas pris, qui devait tomber ce jour-là. Les Allemands ont pris pied sur le plateau de Méry-Courcelles, mais ils sont arrêtés après une courte avance.

Mais le 10, à quinze heures, le général Fayolle, commandant ce groupe d’armées, a fait appeler le général Mangin, nommé au commandement de la 10e armée et lui confie le commandement d’un groupement provisoire de cinq divisions pour contre-attaquer dans le flanc de l’avance allemande. Le général Debeney, commandant la 1re armée, est présent, pendant que le général Mangin prend connaissance de la situation des unités qui lui sont confiées et des renseignements sur l’ennemi ; le général Foch arrive et insiste pour que la contre-attaque se déclenche le plus rapidement possible. Le général Mangin part aussitôt, voit au passage le général Humbert, et donne ses ordres à dix-huit heures aux cinq divisionnaires convoqués à son poste de commandement. Transportées en camions, deux divisions manquent de leur artillerie, qui ne peut rejoindre que le surlendemain ; deux régiments d’artillerie automobile les remplacent. La contre-attaque partira le lendemain 11, à onze heures.

Cette action rapide, imprévue, obtient tous les résultats attendus ; la progression fut assez faible à gauche, où la contre-attaque se trouvait prise de flanc par l’artillerie allemande restée dans ses lignes, mais bonne à droite où opérait la 48e division Prax, qui sut passer immédiatement à la manœuvre à ciel ouvert. Mais l’attaque allemande était arrêtée net : elle avait manqué son but.

Le Haut Commandement français en jugea ainsi et arrêta la contre-attaque, dont l’ardeur ne se ralentissait pas. Il eut raison. Assurément, sur ce terrain on prenait des canons, on faisait des prisonniers en s’usant moins que l’adversaire ; mais on s’usait : au point de vue local, tactique, il fallait prolonger le succès ; mais au point de vue général, stratégique, il fallait l’arrêter. Reprendre plus ou moins du terrain perdu était indifférent au cas particulier. En outre, fait capital, considération décisive, l’effet moral était obtenu. Les ordres trouvés sur les prisonniers sont bien nets : Compiègne était le premier objectif, mais Paris était indiqué. Or, l’échec était évident à tous les yeux. Il retentissait longuement dans les états-majors et dans la troupe allemande. Chez les Français, la vertu de l’improvisation, qui est dans le tempérament national, apparaissait de nouveau : la parade était trouvée, en attendant la riposte, qui allait suivre. Mais en France, ce coup d’arrêt avait été compris de l’opinion publique, qui achevait ainsi de se rassurer.

L’offensive allemande vers Compiègne devait se soutenir par des actions simultanées le long de l’Oise et vers Villers-Cotterets. Elles se prononcèrent le 12 juin contre l’armée Maistre, qui perdit un peu de terrain, pour le reprendre en grande partie le 15. Ne pouvant réunir les deux poches de Montdidier et de Château-Thierry, Ludendorff essaya d’élargir tout au moins la dernière et prononça le 18 juin une violente attaque de nuit sur Reims. Mais le 1er corps colonial Mazillier tint bon et la repoussa. Ni par une action méthodique soigneusement montée contre des positions organisées, ni par des attaques violentes contre des troupes sommairement établies, l’offensive allemande n’avait obtenu de résultat décisif.

L’offensive du 27 mai avait résonné en France comme un coup de foudre. On s’expliquait ce recul du 21 mars par le choix du point d’attaque à la liaison entre deux armées alliées, mais c’était la première fois, depuis août 1914, que les troupes françaises cédaient. Personne ne se rendait compte que l’attitude défensive comporte le risque de se trouver très faible sur l’ensemble du front et par conséquent à la merci de l’initiative ennemie. L’ensemble du pays supportait bien cette épreuve, mais Paris, qui s’était pourtant habitué au bombardement des pièces à longue portée, se sentait directement menacé. L’opinion parlementaire s’inquiétait et incriminait le commandement militaire, au moment même où la situation se stabilisait grâce à ses efforts. — Le 4 juin, à la tribune de la Chambre des Députés, le président Clemenceau trouva dans son ardent patriotisme les paroles nécessaires pour calmer le Parlement et conserver à la nation la confiance dans ses destinées. Couvrant les chefs des armées, il dit : « Nous remporterons la victoire si les pouvoirs publics sont à la hauteur de leur tâche. Je me bats devant Paris ; je me bats à Paris ; je me bats derrière Paris. »


Ludendorff nous apprend qu’il a hésité à entreprendre une nouvelle offensive après celle du 27 mai, qui ne s’est guère terminée qu’au milieu de juin. Les effectifs et le moral de l’armée allemande baissent en même temps. Ses grands succès n’ont pas atteint d’objectif stratégique important et le laissent avec une ligne très contournée, qui présente des flancs très vulnérables. Il lui est bien difficile de s’arrêter dans sa position actuelle : il faudrait donc reculer et il n’y peut songer : « J’ai réfléchi profondément pour savoir si, étant donnés la situation de l’armée et l’état de nos effectifs, il n’était pas plus avantageux de rester sur la défensive. Je repoussai cette pensée. Outre l’effet défavorable que cette décision aurait produit sur nos alliés, je craignais que l’armée n’eût plus de mal à supporter les combats défensifs, qui permettaient mieux à l’ennemi de concentrer ses moyens puissants sur des champs de bataille choisis, que des batailles offensives. Elles exigeaient moins d’effort des soldats et ne causaient pas plus de pertes. D’autre part, la supériorité énorme de l’offensive au point de vue moral nous empêchait de renoncer volontairement à la poursuivre. Toutes les faiblesses de l’armée devaient ressortir dans la défensive d’une façon beaucoup plus grave. »

Il va attaquer en Champagne, de part et d’autre de Reims, qui tombera enfin. L’attaque principale sera exécutée par les Ire et XIIIe armées en direction de Châlons ; en même temps, la VIIe armée franchira la Marne et s’avancera vers Épernay où elle rejoindra l’attaque principale : « La réunion des deux groupes d’attaque à Épernay pouvait amener un grand résultat. » Ludendorff ne nous en dit pas plus long sur ses objectifs immédiats. Profitant des excellentes communications que lui a procurées son avance, il prépare, en même temps que son offensive de Champagne, une grande action dans les Flandres, qu’il compte lancer quinze jours plus tard, au commencement d’août, contre les lignes forcément dégarnies, espère-t-il. Pour réduire les transports, il fait remettre en service les 5e et 6e pièces supprimées dans les batteries et gardées au parc : en station, on peut les servir momentanément avec des équipes de fortune, et cet expédient est à retenir. En outre, le front de Russie lui a rendu de l’artillerie supplémentaire.

Il prépare cette offensive exactement comme celles du 21 mars et du 27 mai. L’organisation de l’artillerie est confiée au même artilleur, technicien remarquable. Les mêmes précautions sont prises pour le secret, les mêmes ordres donnés pour l’attaque, que le même succès devait évidemment couronner.

Mais la 4e armée Gouraud était alertée dès le 1er juillet. Toutes les dispositions étaient prises sur ce front remarquablement organisé depuis plusieurs années et dont la défense s’était sans cesse perfectionnée. Le général Pétain, après entente avec le général Foch, avait personnellement veillé à l’application du dispositif en profondeur adopté en principe sur le front français. La grave décision avait été prise de sacrifier le massif de Moronvillers, dont les observatoires de grande valeur avaient été conquis en avril 1917 et d’y laisser seulement, comme sur toute la première ligne, des ilots de résistance pour dissocier l’attaque allemande et la maintenir sous le feu bien réglé de la défense. La préparation morale valait la préparation matérielle ; le 7 juillet, le général Gouraud disait à ses troupes : « Nous pouvons être attaqués d’un moment à l’autre ; vous sentez tous que jamais une bataille défensive n’aura été engagée dans des conditions plus favorables. Nous sommes prévenus et nous sommes sur nos gardes. Vous combattez sur le terrain que vous avez transformé par votre travail et votre opiniâtreté en citadelle redoutable. Le bombardement sera terrible. Vous le supporterez sans faiblir. L’assaut sera rude, dans un nuage de poussière, de fumée et de gaz, mais voire position et votre armement sont formidables… Cet assaut, vous le briserez et ce sera un beau jour… »

L’attaque, fixée au 12, eut lieu seulement le 15. Des prisonniers faits la veille en avaient révélé l’heure, si bien que le tir français de contre-préparation put précéder le tir allemand, qui commença à minuit 12. L’infanterie allemande s’avança à 4 heures 30. Son élan fut ralenti, morcelé, contenu entre la première et la deuxième ligne par la magnifique résistance des détachements sacrifies dans ce dessein. Mises en branle à l’heure fixée, les troupes chargées d’exploiter le succès se mélangent avec les troupes d’attaque arrêtées ou rejetées, et cet entassement subit des pertes énormes sous les coups de l’artillerie française qui fait rage.

Les Allemands furent complètement surpris par l’emploi d’un dispositif qu’ils connaissaient fort bien, puisqu’ils l’appliquaient depuis plus d’un an. Dès midi, les Ire et XIIIe armées allemandes étaient arrêtées devant la position choisie par le général Gouraud, et il pouvait donner l’ordre de reprendre dans la première position toute la ligne des réduits qui retomba entre ses mains dans la soirée. Ce brillant succès consacrait sa victoire.

À gauche, la VIIe armée franchit la Marne, bien qu’un officier fait prisonnier eût renseigné les Français : l’opération avait été très bien préparée. La progression s’arrêta à 5 kilomètres de la rivière, devant une résistance qu’elle ne pouvait vaincre sans l’appui de l’artillerie, restée sur la rive nord. Entre Reims et la Marne, devant la 5e armée Berthelot, qui était sommairement établie depuis peu de semaines dans une organisation de fortune, la progression fut importante le 15 et le 16 ; Ludendorff avait donné l’ordre aux Ire et XIIIe armées de cesser les attaques, inutiles et très coûteuses ; le 17, il prit la décision de repasser la Marne, car la progression sur Épernay devenait sans intérêt, puisque l’attaque principale était arrêtée. Le repli, délicat à organiser, devait s’exécuter dans la nuit du 20 au 21. Il aurait voulu pouvoir à tout le moins continuer l’offensive vers Reims, dont la conquête eût masqué l’échec de l’entreprise ; mais il fallut renoncer à cette tentative, dont les préparatifs demandaient trop de temps. Ludendorff tourna toute son attention vers les Flandres, où il pensait bien trouver une revanche.

II. — L’OFFENSIVE DES ALLIÉS.


Le 18 juillet, par l’action des 10e et 6e armées françaises, l’offensive a changé de camp. La genèse de cette opération mérite qu’on s’y arrête.

Le général Mangin a pris le commandement de la 10e armée le 16 juin en remplacement du général Maistre qui, par deux fois, a arrêté l’avance allemande entre l’Aisne et l’Ourcq, et qui vient même, par une petite opération, le 15 juin, de reprendre presque tout le terrain perdu le 12 et le 13. Il apparaît immédiatement au général Mangin qu’il se retrouve au commandement de la 10e armée dans des conditions analogues à celles qu’il vient de quitter sur le plateau de Méry-Courcelles, et il étudie aussitôt, avec son état-major, la possibilité d’attaquer le côté ouest de la poche de Château-Thierry. Or, dès le 18 juin, il reçoit l’ordre d’étudier dans quelles conditions les communications de l’ennemi au sud de Soissons pourraient être gênées, 1° par des bombardements aériens, 2° par une légère avance de son front qui permettrait la mise en batterie de pièces de gros calibre contre les ponts de Soissons et les débouchés de la ville. Il répond dès le 20 en envoyant l’évaluation des ressources nécessaires en infanterie et en artillerie pour mener à bien cette opération, dont il prévoit immédiatement une légère extension vers le sud ; et il demande que l’exploitation du succès soit envisagée.

Pour partir dans de bonnes conditions, il propose une série de petites opérations destinées à améliorer sa base de départ ; c’est ce qu’il appelle la première phase de cette offensive. Et sans plus attendre, il passe à l’exécution. L’équipement offensif du front est poussé avec activité. De nombreux emplacements de batteries et dépôts de munitions sont établis. Les ambulances et hôpitaux d’évacuation qui ont été ramenés à l’arrière avec une prudence excessive sont reportés à une distance raisonnable qui permet de panser les blessés sans leur infliger un transport souvent mortel. De petites opérations se succèdent rapidement sur le front de cette armée et permettent de constater le degré d’usure des troupes allemandes dont les lourdes pertes ne sont réparées qu’en partie, et la dépression assez surprenante de leur moral.

Le 28 juin une progression un peu plus importante améliore la situation d’une façon notable et procure un millier de prisonniers.

C’est le lendemain 29 que le général Mangin reçoit la lettre du général Pétain approuvant le plan d’action dont l’exécution est déjà commencée, d’accord d’ailleurs avec le Haut-Commandement, dont la liaison par officiers d’état-major a obtenu l’approbation.

Le front de la 10e armée s’améliore également au nord de l’Aisne par une petite opération qui, le 3 juillet, donne 1 100 prisonniers. Il importe en effet de ne point fixer l’attention de l’ennemi sur le terrain des attaques probables et d’ailleurs il est évident qu’après avoir attaqué vers l’Est, la 10e armée sera appelée à attaquer aussi vers le nord. Le général Mangin peut écrire le 3 juillet : « Les petites actions engagées par la 10e armée dans la deuxième quinzaine de juin se sont exécutées très facilement. Sans leur donner plus d’importance qu’elles n’en méritent, on peut y voir la preuve que l’ennemi éprouve les mêmes difficultés que nous à se défendre contre des troupes usant des procédés d’attaque actuels.

« On est en droit de penser qu’une attaque se produisant sur les plateaux au sud-ouest de Soissons, dans les conditions où elle est envisagée par l’Instruction du 16 juin, non seulement présenterait les meilleures chances de succès, mais encore pourrait comporter un certain développement, résultant de l’exploitation immédiate de l’effet de surprise et visant la réduction de la poche de Château-Thierry.

« Or la surprise est parfaitement possible.

« D’une part, les forêts donnent le moyen de dissimuler jusqu’au dernier moment la majeure partie des mouvements de mise en place de l’infanterie ; d’autre part, les déplacements incessants d’artillerie qui se produisant depuis trois semaines sur le front de la 10e armée empêcheront fort probablement l’ennemi de s’apercevoir de l’installation de batteries nouvelles dans la région de Villers-Cotterets. »

Il réclame la désignation et la mise en place de tous les moyens nécessaires à l’offensive projetée.

Le 8 juillet, une nouvelle opération améliore les positions de la 10e armée au sud de la forêt de Villers-Cotterets. Le 9, le général Mangin reçoit la lettre du général en chef qui approuve ses propositions. Elle ne parle pas encore de réduire la poche de Château-Thierry, mais elle dit : « Il n’est pas douteux que cette opération, non seulement présente les meilleures chances de succès, mais encore est susceptible d’une exploitation fructueuse. De plus, elle constitue la parade la plus efficace à l’offensive allemande. » Il faut préparer l’opération dès maintenant dans tous ses détails, de telle sorte que la concentration des moyens et le déclenchement de l’attaque puissent être réalisés dans un délai très court, quatre jours au maximum. Les mouvements de concentration devront pouvoir commencer le 15 juillet.

Du 9 au 13 juillet, la situation continue à s’améliorer au sud de la forêt de Villers-Cotterets. La vallée de la Savière, qui formait un obstacle sérieux dans cette région, est franchie. Le 13, en signalant ces résultats, le général Mangin constate que ces petites opérations, menées à très peu de frais, ont été suffisantes pour amener l’usure de 5 divisions allemandes placées devant son front. Elles ont été remplacées par d’autres divisions enlevées du front depuis peu de temps et non encore reposées ; sans avoir été recomplété, l’effectif est réduit à 40 ou 50 hommes par compagnie au lieu de 150 : « L’ennemi, à la suite de ces échecs, reste donc très affaibli ; mais les ordres qui ont été donnés aux commandants de secteur et que nous avons capturés, sont formels : Tenez coûte que coûte, sans espoir de renforts ; le gros de l’armée allemande est réservé pour la grande offensive. Devant le front de la 10e armée, j’estime donc que la situation aujourd’hui est éminemment favorable à une attaque, et je crois devoir le signaler à votre attention. » Ce compte rendu se croise avec l’Instruction du général Pétain qui précise les conditions de l’offensive et vise maintenant à la réduction de la poche de Château-Thierry, qui sera attaquée sur tout son contour. La 10e armée Mangin et la 5e armée Berthelot se réuniront dans la région de Fère-en-Tardenois, pendant que la 6e armée Dégoutte pressera sur le fond de la poche. Le général Fayolle ajoutait : « Si, comme on s’y attend, l’attaque principale de l’ennemi se produit entre Château-Thierry et Reims, le but de l’offensive de la 10e armée sera de la prendre à revers. » Enfin un télégramme du 13 juillet fixait le déclenchement de l’attaque au 18, et le commencement de la concentration au 14 juillet.

Le 15 à 9 heures, les importants mouvements de concentration commencés depuis deux jours et prescrits pour les jours suivants sont interrompus par ordre du commandant en chef des troupes françaises à cause de l’offensive allemande qui venait de se produire sur le front de la 4e armée Gouraud. Le général Foch, de passage au quartier général du groupe d’armées, apprend ce contre-ordre, et le fait annuler.

Les préparatifs, suspendus pendant quelques heures, reprirent avec une intensité nouvelle dans un ordre et un silence remarquables. L’ennemi, qui a cru jusque vers le 11 à une attaque probable, est complètement rassuré : « La troupe avait cessé d’escompter une attaque, dit Ludendorff. Un commandant de division de mes amis me dit que le 17 il avait été dans les toutes premières lignes et avait eu l’impression que le calme le plus profond régnait chez l’ennemi. »

Le 18 juillet à 4 heures 35 du matin, la 10e armée se lança sur l’ennemi entre l’Aisne et l’Ourcq sans aucune espèce de préparation d’artillerie. 321 chars d’assaut accompagnaient son infanterie dans tous les terrains où leur marche était possible. Un barrage roulant très dense la précédait, pendant que les batteries ennemies étaient vigoureusement contre-battues. La surprise fut complète chez les Allemands. Les premières lignes, bousculées en un clin d’œil, découvrirent les batteries, qui furent enlevées. L’avance atteignit 8 kilomètres avec des résultats particulièrement brillants au centre, où les 1re et 2e divisions américaines encadraient la division marocaine Daugan, une des meilleures troupes d’attaque.

Sur la rive nord de l’Aisne, une petite préparation d’artillerie de trois quarts d’heure s’était trouvée nécessaire contre une organisation ancienne et fort solide. La 162e division Messimy avait atteint de ce côté les objectifs qui assuraient le flanc de l’avance générale. Au sud, la 6e armée Dégoutte avait également débouché dans des conditions très brillantes. À sa gauche, la rapidité de son avance avait aidé la droite de la 10e armée, ralentie dans des bois épais. Elle attaquait sans renfort, avec ses divisions de secteur, et fut renforcée progressivement par des divisions américaines qui mettaient dans les rangs une force nouvelle et y provoquaient la plus généreuse émulation. Dès cette première journée, 10 000 prisonniers et 200 canons étaient capturés par la 10e armée, 2 000 prisonniers et 50 canons par la 6e.

Cependant le général Pétain se rend avec le général Fayolle au poste d’observation d’où le général Mangin suit le développement de la bataille. Le général Pétain estime que le résultat obtenu dépasse toutes les espérances, mais que l’exploitation en est limitée par les moyens dont il dispose et par la situation générale ; il rappelle que l’ennemi est sur la rive sud de la Marne. Aucun renfort ne pourra être donné à la 10e armée, qui doit dès maintenant se disposer en profondeur pour durer avec ses ressources sur le terrain conquis. Mais le général Foch, prévenu, donna l’ordre de continuer l’offensive, et, le lendemain, l’arrivée de quatre divisions nouvelles fut annoncée à la 10e armée, dont deux divisions anglaises prises sur les réserves du commandant en chef des armées alliées.

Le général Fayolle exposa le même point de vue au commandant de la 6e armée, mais l’attaque continua également sur cette partie du front.

La lutte se poursuivit très dure. La VIIe armée allemande avait fait entrer en ligne ses trois divisions de réserve, promptement renforcées par deux autres. Elle s’était ressaisie. La lutte devenait de plus en plus dure. Ayant dû renoncer à son offensive des Flandres, Ludendorff dirigeait vers l’Aisne les divisions données au kronprinz de Bavière. La 10e armée française luttait en rase campagne contre des forces au moins égales aux siennes, parfois supérieures. Les divisions américaines avaient été relevées ; quelques équipes de canonniers avaient demandé et obtenu de prolonger leur séjour au milieu des troupes françaises : elles servaient des canons lourds pris à l’ennemi et se faisaient scrupule de partir avant de lui avoir renvoyé à tout le moins l’approvisionnement en obus asphyxiants, qui était considérable.

Les divisions britanniques débutaient dans la bataille au moment le plus pénible. La 15e division écossaise, général Reed, se couvrit de gloire à l’attaque du château et du parc de Buzancy, le 28 juillet. La 34e division anglaise, composée en partie par des régiments revenant de Palestine, nouveaux dans la bataille de France, dépassa toutes les espérances en participant à l’attaque du Grand Rozoy à partir du 29. C’est seulement le 1er août que cette crête, qui domine toute la région entre l’Ourcq et la Vesle, fut enlevée par la 10e armée. L’importance de ce succès échappait aux vues de l’arrière, et dans la nuit du 1er au 2 août le commandant du groupe d’armées, soucieux de ménager les troupes, écrivait : « La 10e armée continuera à agir par sa droite en direction d’Arcy Sainte-Restitue ; sur le reste du front, elle gardera une attitude défensive. Les forces qu’elle a devant elle étant sensiblement égales aux siennes, elle n’a de chances de progresser que par des coups de force successifs, localisés et minutieusement préparés, toujours en proportionnant ses efforts aux moyens réduits dont elle dispose. Ces moyens sont d’autant plus réduits qu’elle doit prévoir le retrait à bref délai des divisions anglaises. » Mais la pression continue sur l’ennemi amenait un tout autre résultat, et le général commandant l’armée venait d’envoyer le télégramme suivant à communiquer immédiatement aux troupes sur tout son front :

« En avant ! la victoire du 1er août achève celle du 18 juillet et se termine en poursuite. Les chemins sont affreux, mais il pleut aussi pour les Boches. Talonnez-les, bousculez-les, en dépassant les faibles centres de résistance où ils essaient de ralentir votre marche victorieuse. Ce soir, il faut que la 10e armée soit sur la Vesle. »

À 19 heures, les chasseurs de la division Villemot entraient dans Soissons. L’Aisne jusqu’à son confluent avec la Vesle et tout le cours de cette rivière étaient bordés dans la journée du 3 par la 10e armée, le 4 par la 6e. Entrant progressivement en ligne au cours de la bataille, le 1er corps américain du général Liggett avait pris une part de plus en plus grande aux opérations de la 6e armée, qui avait compris jusqu’à 6 divisions américaines. La 5e armée Berthelot avait attaqué dans les conditions les plus pénibles, ayant à rétablir son front après les dures journées où elle avait dû reculer un peu, tout en gardant la montagne de Reims ; bien qu’elle eût devant elle un terrain très difficile, elle arrivait au rendez-vous sur la Vesle.

Le général Mangin pouvait dire à ses troupes : « Vous avez capturé 20 000 prisonniers, dont 527 officiers, 518 canons, 500 minenwerfer, 3 300 mitrailleuses, des parcs, des dépôts de munitions, tout ce que laisse derrière elle une grande armée contrainte à une retraite précipitée. Même vous avez repris à l’ennemi les dépôts où il entassait le produit de ses vols.

« Vous avez délivré de la souillure des nouveaux barbares Soissons, le Valois, toute l’Île-de-France, berceau de notre nationalité, avec ses moissons intactes et ses forêts séculaires.

« Vous avez éloigné de Paris une trop présomptueuse menace et vous avez rendu à la France le sentiment de la victoire.

« Vous avez bien mérité de la Patrie. »

Au point de vue allemand, cette victoire avait pour conséquence première d’empêcher l’offensive prévue dans les Flandres dont la préparation avait commencé le 16 au soir. Les réserves destinées à cette offensive avaient été dépensées entre la Marne et la Vesle. Elles s’y étaient usées à un tel point que leur reconstitution normale était impossible : « Comme dans toute bataille, dit Ludendorff, les pertes avaient été très notables dans les combats livrés depuis le 15 juillet. La journée du 18 en particulier et les combats défensifs qui avaient suivi, nous avaient coûté cher, bien que nous eussions récupéré nos blessés et que le nombre des soldats faits prisonniers n’eût pas été notable. (Il dépassait pourtant le chiffre de 30 000 pour les 10e, 6e et 5e armées françaises.) Les pertes causées par la lutte étaient si importantes que nous dûmes nous décider à dissoudre environ 10 divisions, dont l’infanterie devait être attribuée à d’autres comme renfort. »

Ludendorff, qui a le louable souci de se documenter après chaque opération et d’en tirer des leçons le plus souvent fort judicieuses, a été médiocrement renseigné sur la dernière bataille. Il la voit précédée d’une préparation d’artillerie courte et massive et d’une émission de brouillards artificiels qui sont de pure imagination ; il suppose une invention nouvelle : « On vit des chars qui ne servaient qu’au transport des troupes. Ils traversaient nos lignes et, déchargeant les occupants qui formaient des nids de mitrailleuses derrière nous, retournaient chercher des renforts. » Le char pour voyageurs reste à trouver.

La présence des 1re et 2e divisions américaines, qui attaquèrent si brillamment vers Vierzy et Dommiers, capturant à elles seules 7 200 prisonniers et 91 canons, parait lui avoir échappé, et il ose écrire : « Les six divisions américaines qui avaient pris part à la bataille avaient particulièrement souffert sans obtenir de résultat. » Enfin, les raisons qu’il donne pour renoncer à l’offensive des Flandres sont d’une étonnante indigence : « Il y avait toutes les chances pour que l’ennemi y fût préparé. S’il s’esquivait, comme à l’est de Reims, nous ne pouvions pas obtenir de décision. S’il résistait, ses réserves nombreuses étaient en mesure de nous arrêter, comme les 10 et 11 juin, en direction de Compiègne. » Ludendorff parait admettre que le fait d’établir une zone de couverture en avant d’une position à défendre la rend inexpugnable. Son moral est atteint aussi grièvement que celui de ses troupes.

Il représente son repli comme parfaitement ordonné et se félicite de le voir s’exécuter à l’heure prescrite ; mais, le 31 juillet, la division d’Ersatz de la garde, qui était très bonne, fut engagée tout entière, sur trois points différents, pour essayer de garder la crête du Grand-Rozoy dont la défense mollissait, et elle fut entraînée dès le lendemain dans le recul général, après de lourdes pertes ; il est donc bien certain que le général commandant l’armée voulait conserver à tout prix cette position beaucoup plus longtemps, et les prises des Français montrent assez la hâte de la retraite.


Le général Foch avait été fait maréchal de France le 7 août ; mais il n’avait pas attendu ce témoignage de la reconnaissance française pour constater la victoire et en déduire toutes les conséquences. Dès le 24 juillet, il avait réuni à son quartier général le maréchal sir Douglas Haig, le général Pétain, le général Pershing, et il leur avait communiqué et commenté un mémoire qui, faisant état des résultats obtenus et de ceux qu’il escomptait, traçait le programme des opérations futures. Il constate le renversement de la situation au profit des alliés : ils viennent de prendre l’ascendant moral, et les renforts américains, qui débarquent au taux de 250 000 hommes par mois, vont leur donner la supériorité matérielle. Le moment est enfin venu de passer à une offensive sans répit. Cinq opérations successives, menées à court intervalle, vont désorganiser les armées allemandes, troubler le jeu de leurs réserves, leur enlever le temps de recompléter leurs unités. À chacune de ces opérations il fixera un but d’une utilité immédiate. La première, qui est en cours, vise au minimum le dégagement de la voie ferrée Paris-Avricourt dans la région de la Marne, qui n’est plus qu’une affaire de jours, et qui sera bien dépassé par le repli allemand sur la Vesle et sur l’Aisne. La deuxième doit dégager la voie ferrée Paris-Amiens, but que le général Foch poursuivait dès le 21 mars. La troisième, confiée à l’armée américaine, doit dégager la voie ferrée Paris-Avricourt vers Commercy par la réduction du saillant de Saint-Mihiel. À l’armée britannique il confie la quatrième opération, qui doit dégager les mines du Nord, et la cinquième donnera de l’air à la région de Dunkerque et de Calais.

Chaque commandant en chef, anglais, français, américain, va préparer l’opération dont il est chargé, et il reçoit un objectif déterminé ; l’activité des états-majors s’exercera dans son cadre habituel. Les événements vont se dérouler, qui permettront davantage : une pression constante sur un front beaucoup plus étendu, une usure beaucoup plus grande de l’adversaire et des progrès plus rapides. Le programme s’exécutera en entier, avec quelques adjonctions qu’amèneront les circonstances favorables. Sans doute, le général Foch les prévoyait dès ce moment ; le programme qu’il venait de développer atteignait certainement les limites de ce que ses subordonnés pouvaient admettre comme raisonnable à cette époque.

L’arrivée à Soissons et sur la Vesle des 10e, 6e et 5e armées françaises avait réalisé la première partie du programme tracé par le maréchal Foch. La deuxième partie, — large dégagement de la ligne Paris-Amiens, — implique une avance notable devant la 1re armée française Debeney et la 4e armée Rawlinson, devant être toutes deux placées sous les ordres du maréchal Haig. Sur ce front, d’ailleurs, par une série d’attaques partielles, l’ennemi a été contraint d’abandonner la rive gauche de l’Avre ; le 27 juillet et le 3 août, les premières lignes au Nord de Montdidier. Le général Debeney borde alors l’Avre et le ruisseau des Trois-Doms.

Le 8, à quatre heures du matin, après une préparation d’artillerie très courte et très massive, l’armée Rawlinson s’élance sur un front de 18 kilomètres au sud de la Somme jusqu’à la route d’Amiens à Roye. Elle atteint d’un bond son premier objectif et repart après un court arrêt, précédée de ses tanks légers, et ne s’arrête qu’après avoir gagné 9 kilomètres de terrain, capturant 13 000 prisonniers. La première armée française Debeney part une heure après elle, sur un front de 7 kilomètres, à droite de Rawlinson, jusqu’à Moreuil. L’avance française rejoint les Britanniques dans leur marche foudroyante, mais en même temps le front de l’attaque s’étend et déborde Montdidier par le Nord. Le 9, la progression des deux armées continue sous les ordres du maréchal Haig, sur tout le plateau du Santerre. Elles ont capturé 24 000 prisonniers et près de 300 canons ; dès le 10, la progression est ralentie ; la lutte est très rude à la droite de la 1re armée française, qui doit être renforcée ; mais, en même temps, la 3e armée Humbert attaque par sa gauche et menace les arrières de la nouvelle ligne ennemie, qui doit céder de nouveau. Pourtant, à partir du 12, les renforts allemands sont arrivés et défendent le terrain pied à pied. À partir du 14, le maréchal Haig suspend ses attaques sur ce terrain, se proposant de reprendre l’offensive sur l’Ancre vers le 20.

Le maréchal Foch avait escompté une progression plus considérable des armées britanniques et de la 3e armée française. À partir du 10, la 10e armée était prête à déboucher au Nord de l’Aisne sur la rive gauche de l’Oise et à étayer la progression de la 3e armée en se portant vers la route Soissons-Chauny. Sur ce front, l’ennemi disposait de fortifications anciennes, nouvellement réorganisées, et il s’était renforcé de deux divisions, en gardant dans la vallée de l’Ailette des divisions d’intervention.

Les moyens mis à la disposition de la 10e armée, largement suffisants pour lui permettre de jouer sa partie dans l’ensemble de la bataille, l’étaient-ils pour une action isolée ? Le commandant du groupe d’armées ne le pensait point, et il le dit au général Mangin en conférant avec lui le 16 au château de Versigny. Mais il lui communiquait en même temps une question précise du maréchal Foch : À quelle date la 10e armée pourra-t-elle commencer son attaque ? Le général Mangin, profondément convaincu qu’il fallait avant tout assurer la continuité de l’offensive et la concordance avec l’attaque britannique du 20, demande à fixer à cette date l’action de son armée. Devant son front, l’ennemi avait placé sa ligne principale de résistance à une distance de la première tranchée qui variait entre 2 et 3 kilomètres. Cette disposition avait permis à l’armée Gouraud sa victorieuse défense du 15 juillet, et de nombreux prisonniers en avaient révélé tous les détails. Les 17 et 18 août, les divisions en secteur s’emparaient de toute cette zone de couverture et même prirent pied sur un certain point dans la ligne de résistance afin de l’entamer, faisant plus de 2 000 prisonniers. Du 18 au soir au 20 au matin, pendant ces trente-six heures, toute l’artillerie fut avancée, afin de pouvoir appuyer le plus loin possible la marche de l’infanterie sans avoir à changer de position. L’ordre d’attaque prescrivait de se reformer au pied des pentes après l’enlèvement des deux positions ennemies, et de pousser ensuite jusqu’au cours de l’Oise et de l’Ailette. Le général Fayolle n’aurait pas voulu qu’on s’établît dans le fond des vallées, terrain marécageux où s’imposeraient des tranchées et des boyaux d’une occupation pénible pendant l’hiver ; mais l’heure était évidemment passée de ces préoccupations.

Depuis le 17, la préparation d’artillerie n’a pas cessé sur la deuxième position allemande. Le 20, à 7 heures 10 du matin, la 10e armée part à l’attaque ; toutes les positions allemandes sont enlevées. Le 21, les Français manœuvrent contre les divisions d’intervention qui essaient de rétablir la situation. Le 22, ils arrivent à l’Oise et à l’Ailette. Le général Mangin a dit : « Il est temps de secouer la boue des tranchées. » C’est fait. « Malgré tous les préparatifs, dit Ludendorff à propos de ces événements, la bataille avait pris un cours défavorable ; les nerfs de l’armée étaient tendus. La troupe ne supportait plus partout le puissant feu de l’artillerie et l’assaut des tanks. Nous recevions la-dessus un deuxième avertissement. Nous avions subi encore une fois des pertes lourdes et irréparables. Le 20 août aussi était un jour de deuil ! Véritablement, il poussait l’ennemi à poursuivre son offensive. Je comptais que l’offensive ennemie continuerait entre Oise et Aisne en direction de Laon. La direction de l’attaque était bien choisie. Elle devait rendre intenables aussi bien la position de la XVIIIe armée au Nord de l’Oise que celle de la VIIe au Nord de la Vesle. L’ennemi exerçait une forte pression contre la ligne Soissons-Chauny. Des combats très durs se livrèrent ici, marqués par de cruelles alternatives. On ne pouvait encore dire quelle en serait l’issue. »

De ces considérations il est intéressant de rapprocher celles qui avaient servi au général Mangin à motiver son attaque : « La mise en œuvre de gros moyens entre Aisne et Oise se justifie parce que cette région sera toujours le pivot de la manœuvre :

« Que l’ennemi cherche à se rétablir en utilisant successivement les lignes :

« de l’Aisne ;

« Hindenburg (Chemin des Dames) ;

« de l’Ailette

« et de la Serre,

« la charnière de son mouvement sera toujours approximativement sur l’axe Soissons-Laon.

« Il convient donc d’appliquer dans cette région le maximum de forces dont on dispose, de façon à rompre la charnière.

« On provoquera ainsi sur les deux branches adjacentes des reculs successifs d’une importance croissante. »

L’avance de la 10e armée a favorisé celle de la 3e à travers le massif de Lassigny, et les deux armées se donnent la main sur l’Oise.


Le 21 août, à gauche de l’armée de sir Henry Rawlinson, la 3e armée britannique Byng attaque sur l’Ancre ; la IIe armée allemande von der Marwitz, qui a multiplié les précautions, est néanmoins défoncée sur un front de 15 kilomètres. Le 22, la 4e armée britannique part à son tour et enlève Albert. Les deux armées progressent de conserve ; Bapaume est encerclé. Le 26, c’est l’armée Horne qui attaque sur la Scarpe et la Sensée avec le même succès. Le 28, la 1re armée Debeney reprend la lutte et s’avance jusqu’à la Somme, et le 30 l’armée Humbert reprend Noyon. Chacun de ces coups violents est suivi d’une pression constante, de petites actions de détail qui ne laissent à l’ennemi aucun repos, il est rejeté peu à peu sur la ligne Hindenburg.

La 10e armée a continué sa pression entre l’Ailette et l’Aisne, face à l’Est ; elle s’avance par à-coups, malgré une forte résistance. Le 30, la 32e division américaine, général Hann, enlève brillamment Juvigny. Les 4 et 5 septembre, les Allemands abandonnent l’Ailette et la Vesle, se repliant sur les lisières de la forêt de Coucy. Entre les deux il reste à réduire la position de Laffaux qui les réunit.

Mais la 10e armée ne dispose plus que de moyens de plus en plus réduits, en infanterie, en artillerie et même en munitions. Toutefois, le 14 septembre, le 1er corps Lacapelle et le 30e corps Penet enfoncent la ligne Hindenburg sur le plateau de Laffaux, faisant 2 400 prisonniers. L’attaque s’élargit les jours suivants, et l’avance continue vers le Chemin des Dames, malgré les contre-attaques allemandes ; elle ne s’arrête que le 20, ayant l’ordre de « s’organiser sur le terrain conquis, de façon à conserver les gains réalisés, et de prendre toutes les dispositions en vue de diminuer les pertes et la fatigue, afin d’être en mesure de poursuivre l’ennemi au cas où il se retirerait. »

Cependant l’armée américaine, sous le commandement personnel du général Pershing, préparait une importante opération, qui avait pour but de réduire le saillant de Saint-Mihiel. Se sentant incapable de résister à cette attaque, l’ennemi avait commencé à se dérober quand, le 12 septembre, au matin, le général Pershing attaqua avec 14 divisions américaines et 4 françaises. Profitant hardiment du désarroi, il s’avance en trois jours jusqu’au nouveau front allemand, infligeant à l’adversaire une perte de 15 000 prisonniers et 465 canons.


Restait la 5e partie, l’avance en Champagne et en Argonne en direction de Mézières. Sur ce front, et malgré la leçon du 20 août, la défense avait exagéré encore le dispositif en profondeur qui avait si bien réussi au général Gouraud le 15 juillet.

La préparation d’artillerie commence le 25 septembre au soir, et le 26, à 5 heures 25 du matin, la 4e armée française Gouraud et la 1re armée américaine Liggett attaquent sur un front de 60 kilomètres. De simples détachements s’avancent dans la zone de couverture devant les positions allemandes, et réduisent les faibles obstacles qu’elles rencontrent ; puis la ligne d’assaut se forme à bonne distance de la position de résistance et l’enlève. La progression est de 6 à 7 kilomètres devant l’armée Gouraud. Elle continue le 27, et les Américains enlèvent la butte de Montfaucon qui avait tenu la veille. Le 28, l’avance est très ralentie ; les réserves allemandes arrivent ; l’armée Gouraud est arrêtée sur sa gauche par une forte résistance dans un terrain marécageux. Outre les mêmes difficultés à vaincre, l’armée américaine, un peu trop tassée entre l’Argonne et la Meuse, se ravitaille très péniblement. L’avance se ralentit de plus en plus et s’arrête provisoirement à partir du 30. C’est un très beau succès local tactique qui a usé beaucoup l’ennemi ; mais il n’a pas obtenu l’événement de portée générale qu’attendait le maréchal Foch.


Malgré la tenace résistance qu’il rencontrait sur certains points, le maréchal Foch avait senti que l’usure des armées allemandes était proche de l’épuisement. Il ne s’agit plus maintenant d’actions locales ayant chacune son objectif déterminé et se développant ensuite suivant les circonstances de la bataille. C’est l’offensive générale qu’il ordonne de la Meuse à la mer du Nord, sur un front à peu près ininterrompu. Tout d’abord, la ligne Hindenburg est attaquée vers Cambrai par les armées Horne et Byng le 27. Le 29, la 4e armée Rawlinson étaie la progression de leur droite, en même temps que la 1re armée française Debeney encercle Saint-Quentin. Les premiers jours de cette offensive heureuse enlèvent à l’ennemi plus de 40 000 prisonniers et de 500 canons.

Plus au nord, le groupe d’armées des Flandres vient d’être constitué sous le commandement du roi Albert, avec l’armée belge, la 2e armée britannique du général Plumer et la 6e armée française du général Dégoutte. Elle a pour mission de briser le front ennemi et de s’avancer jusqu’à la frontière hollandaise. Le 28, elle attaque au sud de Dixmude et emporte la première position allemande sur un front de 20 kilomètres, s’emparant de la fameuse forêt d’Houthulst ; elle poursuit ses succès le 29. Mais la pluie, détrempant le sol spongieux des Flandres, ralentit cette progression et finit par l’arrêter momentanément. Elle avait enlevé à l’ennemi 11 000 prisonniers et 350 canons, et lui avait montré les divisions belges instruites, solides, braves, résolues à reconquérir leur pays.

Au centre de l’immense ligne, la 10e armée Mangin continuait sa pression. Le 29, bousculant l’ennemi qui battait en retraite, elle atteignait l’Ailette et, faisant de nouveau front à droite, menaçait vers l’est le Chemin des Dames. À sa droite la 5e armée Berthelot progresse et occupe le terrain entre la Vesle et l’Aisne ; la 4e armée, à laquelle le général Gouraud a assuré, par des actions locales, une nouvelle base de départ, attaque de nouveau sur tout son front et vient à bout de l’énergique résistance des Allemands. Le 6, les 5e et 4e armées atteignent toute la Suippe. La pression est générale et continue. Le 12, Vouziers est enlevé, pendant que l’armée américaine, ayant complètement nettoyé l’Argonne, va donner la main, par le col de Grandpré, à la droite de la 4e armée française.

En même temps, la 10e armée, dépassant l’Aisne, enlevait le Chemin des Dames, que le corps italien du général Albricci a franchi d’un bel élan. Le 12, l’Ailette est traversée. L’ennemi est surpris au milieu des préparatifs d’une retraite qu’il avait prévue pour le lendemain. Il est bousculé sans répit sur tout le front de la 10e armée, avant d’avoir pu terminer les destructions qu’il avait préparées. Le massif de Saint-Gobain est repris, Laon est enfin délivré. La 10e armée a progressé de 18 kilomètres en 36 heures.


Avant même que ces résultats aient été obtenus, le maréchal Foch en a escompté les conséquences et, dès le 10 octobre, une nouvelle directive prescrit une nouvelle offensive générale : 1° Le groupe d’armées des Flandres s’avancera droit devant lui vers la Belgique ; 2° l’armée britannique, débouchant sur le front Solesmes-Vassigny, marchera vers l’est, faisant sentir son action sur Mons et Avesnes en même temps. — La 1re armée française l’étaiera à droite en remontant l’Oise. — 3° Entre l’Aisne et la Meuse, les armées franco-américaines s’avanceront vers le nord.

Le maréchal Foch ose spécifier que ces trois attaques seront convergentes, parce que le résultat final doit être de rejeter l’ennemi vers la forêt d’Ardenne, massif où la circulation est difficile, et qui, de ce fait, est intenable aux armées modernes : toute la rive gauche de la Meuse sera libérée en même temps qu’une partie du territoire belge dont le maréchal s’interdisait de limiter l’étendue.

Le 14, les armées du roi Albert Ier s’avancent dans les Flandres. Le général Dégoutte a passé le commandement de la 6e armée française au général de Boissoudy, afin de se consacrer complètement à ses fonctions de major général. Deux divisions américaines renforcent ce groupe d’armées. En deux jours de bataille, tous les premiers objectifs sont enlevés avec 12 000 prisonniers et 120 canons. La résistance est vive à partir du 15, mais elle cède le 17, et la poursuite continue le 18.

Le maréchal Foch a prévu qu’en avançant de chaque côté de la poche Lille-Tourcoing-Roubaix il contraindrait ses ennemis à l’évacuer par crainte d’y être enveloppés, et qu’il en sera de même dans la zone maritime de la Belgique. En effet, le 18, la 59e division britannique délivre Lille ; le 20, l’armée belge entre à Bruges, Ostende, Zeebrugge. — Gand est menacé.

Les armées britanniques du maréchal sir Douglas Haig, après avoir rétabli leurs communications et organisé leur base de départ, attaquent le 17 ; la 4e armée Rawlinson arrive sur la Selle le 18, les armées Horne et Byng le 20 ; leur avance continue et atteint le 25 les lisières de la forêt de Mormal et les abords sud de Valenciennes. Vingt-quatre divisions britanniques, renforcées de deux divisions américaines, viennent de se heurter à 31 divisions allemandes, qui leur ont laissé plus de 20 000 prisonniers et 475 canons.

La 1re armée française Debeney avait appuyé ce mouvement en se liant étroitement à la 4e armée Rawlinson : elle avait conquis, dès les 12 et 13 octobre, vers Mont d’Origny, une bonne tête de pont sur la rive gauche de l’Oise, et à partir du 17 elle attaquait en remontant la rivière ; cette avance menace les arrières de l’ennemi qui défend la ligne de la Serre. En bordant cette rivière le 14, la 10e armée Mangin a dégagé la droite de l’armée Debeney, qui a pu franchir l’Oise inférieure ; à partir du 27, c’est la 1re armée qui dégage le front de la 10e, lui rendant ainsi un bien autre service.

L’armée Mangin en effet avait pour mission d’assurer la continuité du front entre l’attaque du nord et celle de l’est ; mais elle n’avait cessé d’attaquer elle-même. Le 19, elle faisait brèche dans la Hunding Stellung ; le 12, elle bordait la Serre et la Souche ; le 25, elle avait conquis des débouchés au delà de ces deux rivières. Enfin, le 27, elle commença à poursuivre l’ennemi dont la marche de la 1re armée menaçait les arrières. À ce moment, le général Humbert remplaça dans le commandement de ces troupes le général Mangin, appelé à une autre mission.

La 5e armée, où le général Guillaumat avait remplacé le général Berlhelot retourné en Roumanie, avait progressé à la droite de la 10e et atteint le 19 la Hunding Stellung qu’elle entame.

La 4e armée Gouraud et les années américaines du général Pershing ont pour mission d’attaquer entre Aisne et Meuse ; le col de Grandpré est débordé à l’ouest par l’armée Gouraud le 10, mais les Américains avancent très péniblement à travers la formidable ligne de Kriemhilde et ne la dépassent que le 14 ; la liaison se fait au delà de Grandpré. Alors le général Gouraud franchit l’Aisne par surprise vers Vouziers, le 18, sur un front de 5 kilomètres et reprend sa progression toujours pénible. De ce côté, les difficultés du terrain ont empêché d’obtenir tous les résultats, et cette branche droite de la tenaille s’est avancée plus lentement que la gauche. Mais les pertes de l’ennemi ont été très fortes et les conséquences de cette usure vont se faire sentir.


Le 18 octobre, une nouvelle directive du maréchal Foch a lancé ses armées dans les directions déjà indiquées le 10 ; le maréchal rappelle sans cesse que « les troupes lancées à l’attaque ne doivent connaître qu’une direction d’attaque ; elles opèrent, non sur des lignes indiquées a priori, d’après le terrain, mais contre un ennemi qu’elles ne lâcheront plus une fois qu’elles l’auront saisi. »

Le 20 enfin prend corps un projet qu’il mûrit depuis longtemps : « Les opérations en cours, » écrit-il au général Pétain, « visent à rejeter l’ennemi à la Meuse… Pour faire tomber la résistance de cette rivière, il y a lieu de préparer des attaques de part et d’autre de la Moselle en direction de Longwy-Luxembourg d’une part, en direction générale de la Sarre, d’autre part. » Tout indique au maréchal que l’instant suprême approche. L’état d’usure des armées allemandes lui est confirmé sur tout le front. Le Service des Renseignements des armées françaises, ce « deuxième bureau » si injustement décrié, ne se contente pas de précisions détaillées et il s’élève à des vues générales ; il remarque, dès le 10, que les voies ferrées qui permettent de transporter les troupes allemandes parallèlement au front, et dont l’emploi est indispensable à l’entrée en action des réserves, sont en grande partie entre les mains des alliés ou très menacées ; dès que la transversale Valenciennes-Mézières-Longuyon sera sous leur canon, il sera privé de sa principale ligne de rocade : « Il aura alors une proportion de forces beaucoup trop grande à l’ouest des Ardennes, par rapport à celles qui seront à l’est (actuellement environ 150 divisions sur 187 entre la mer et la Meuse) ; cette proportion, il ne pourra la changer que très lentement (par voies ferrées, une division par jour). Donc il sera dans une situation très difficile devant une attaque française en Lorraine. Une concentration, rapidement menée, dès que possible, sur le front Nancy-Avricourt, permettrait d’envisager avec les plus grandes chances de succès une irruption en Lorraine dont la portée militaire et politique aurait les plus grandes conséquences. »

Le général Pétain commence donc à diriger sur le front de Lorraine les moyens d’action nécessaires à l’attaque projetée. Le général Mangin et l’état-major de la 10e armée quittent Laon le 27 et préparent silencieusement l’événement décisif, la trouée vers la Sarre. En même temps, la 2e armée américaine du général Bullard s’apprête à attaquer sur Longwy-Luxembourg. Le camp retranché de Metz sera débordé à la fois par l’est et par l’ouest.

Sur tout le front, les derniers jours d’octobre voient les préparatifs de l’assaut final. Le général Pétain lance les armées françaises à la poursuite et en règle l’allure : « Dès que commence la poursuite, la vitesse devient le facteur principal du succès et l’idée de la direction doit primer toute autre notion dans l’esprit du chef. L’ennemi étant saisi, il ne faut pas lâcher prise. À ce moment, chaque unité n’a plus à connaître que la direction d’exploitation qui lui est assignée et sur laquelle il importe de pousser hardiment… » Et tout le monde va pousser hardiment.

Les armées du roi Albert Ier s’ébranlent le 31. En quatre jours, elles s’avancent jusqu’aux faubourgs de Gand et leur gauche est appuyée à la frontière hollandaise, ayant reconquis le quart de la Belgique.

Les armées britanniques attaquent le 1er novembre. La Rhonelle est franchie. Le corps canadien entre dans Valenciennes le lendemain. Le 4, le Quesnoy débordé est investi et sa garnison capturée. Le général sir Henry Rawlinson a franchi la Sambre et pris Landrecies. 20 000 prisonniers et 450 canons sont le butin de cette nouvelle victoire.

Le 8, par une action vigoureuse, la 1re armée française Debeney s’ouvre la haute vallée de l’Oise. Guise est menacé en même temps que La Capelle. Les 3e armée Humbert et 5e armée Guillaumat attendent que la 1re armée fasse sentir son action sur les arrières de la défense qui reste tenace devant elles.

Entre l’Aisne et la Meuse, la 4e armée Gouraud et la 1re armée américaine Liggett remportent un beau succès le 1er novembre, et poursuivent leur avance les jours suivants. Sur cette partie du front, le charme était rompu et on volait à la victoire.

À partir du 5 novembre, les armées allemandes commencent un vaste repli sur un front de 220 kilomètres. Quelques détachements essaient de retarder l’avance des alliés, mais non de l’arrêter. Sur certains points, elle atteint 20 kilomètres dans une même journée, cavalerie en tête. Le 9, le maréchal Foch télégraphie aux commandants en chef : « L’ennemi, désorganisé par nos attaques répétées, cède sur tout le front. Il importe d’entretenir et de précipiter nos actions. Je fais appel à l’énergie et à l’initiative des commandants en chef et de leurs armées pour rendre décisifs les résultats obtenus. »

Aussi le mouvement se précipite. L’armée Gouraud arrive à Mézières en même temps que l’armée Guillaumat qui est à Charleville ; les Français et les Américains pénètrent ensemble dans Sedan le 10. L’armée Debeney, bousculant toutes les résistances, couvre 16 kilomètres le 9, 8 kilomètres le 10. atteignant la frontière belge, et occupe Chimay. La gauche anglaise arrive à Maubeuge le 9, et le 10 le maréchal Haig reprend Mons où il retrouve les souvenirs de 1914, pendant que l’armée belge entre à Gand.

En Lorraine, les préparatifs de l’offensive s’accélèrent. Le général de Castelnau la commandera avec la 10e armée Mangin, qui comprend 14 divisions, et la 8e armée Gérard, qui appuiera sa droite avec 6 divisions : 8 divisions américaines s’avancent à gauche. De puissantes réserves vont l’alimenter. Le maréchal Foch dispose en effet de 205 divisions (102 françaises, 60 britanniques, 12 belges, 29 américaines, 2 italiennes), dont 103 sont en réserve le 10 novembre. Les armées allemandes n’ont plus que 184 divisions, dont 17 seulement en réserve, et incapables de se porter à temps sur le front lorrain, faute de voies ferrées. Déjà les Allemands ont commencé l’évacuation de Metz et de Thionville, se sentant incapables de défendre le formidable camp retranché. L’attaque ne trouvera devant elle que des divisions de secteur démoralisées à l’avance et qu’aucune troupe ne pourra secourir. Les divisions du front sont arrivées à l’épuisement presque total et ne tiennent que par places, sous la volonté de quelques hommes énergiques. Certaines ont un effectif inférieur à 1 000 hommes. Depuis le 18 juillet, les armées allemandes ont perdu 7 990 officiers et 354 000 hommes prisonniers, qui représentent un nombre au moins double de tués et de blessés, 6 217 canons, 38 622 mitrailleuses et un matériel immense. C’est l’effondrement certain, inévitable ; et la retraite est impossible ; entre la pointe méridionale de la Hollande et la Sarre, nul moyen de mettre en mouvement tout cet énorme ensemble. Même après l’armistice et en laissant sur place tout son matériel, le commandement allemand y renonça et dut traverser le Limbourg hollandais.

L’attaque de Lorraine était fixée au 14 novembre. Mais, le 11, l’armistice était signé : par une capitulation en rase campagne, les armées allemandes échappaient au désastre.


Les événements expliquent clairement la demande d’armistice faite par l’Allemagne. Le front se lézarde de tous côtés et est près de s’effondrer. En septembre, un vaste repli était possible, au prix de pertes énormes en matériel, mais il eût permis d’essayer une reconstitution des armées allemandes. En offrant alors aux Alliés des conditions acceptables, le Kaiser eût pu sans doute entamer des négociations sous le couvert d’une force encore redoutable. Mais la lutte a continué, le contact étroit est pris partout, et partout les armées de l’Entente avancent avec une ardeur qu’accroît sans cesse leur succès. Et à ce moment, sur un front jusqu’alors tranquille, surgit une attaque dont l’action va inévitablement provoquer une catastrophe sans précédent dans l’histoire. La vue seule du champ de bataille indique que les armées allemandes ne peuvent plus que déposer les armes et s’en remettre, sans discussion, aux conditions qu’il plaira au vainqueur de leur imposer.

Comment l’Allemagne s’est-elle laissée acculer à une telle situation ?

Ludendorff a bien préparé son offensive du 21 mars ; le front d’attaque était judicieusement choisi. Du 24 au 27 mars, un corps de cavalerie soutenu par des auto-canons, des mitrailleuses et des bataillons en camions-autos avait les routes libres et aurait pu obtenir d’abord un vaste élargissement de la brèche, puis une avance beaucoup plus profonde. La bataille aurait continué son cours dans des conditions toutes différentes et il est probable que le premier objectif, la séparation des armées anglaises d’avec les françaises, aurait été atteint.

L’offensive d’avril sur la Lys aurait dû commencer à lui montrer la difficulté d’obtenir de grands résultats sans le bénéfice de la surprise et la nécessité de varier ses procédés d’attaque. Le 27 mai lui procure par la surprise des avantages qui dépassent toutes ses espérances ; il en profite aveuglément et s’avance jusqu’à la Marne avant d’avoir fait tomber les deux piliers qui s’opposent à l’élargissement de sa percée : des troupes très manœuvrières auraient peut-être pu profiter de cette témérité et déborder les résistances latérales, mais il ne les a plus. En outre, pendant la troisième phase de cette action, l’attaque sur Compiègne est bien vite arrêtée, et la contre-attaque du 11 juin aurait dû lui ouvrir les yeux sur le danger de présenter à son ennemi des flancs qui restent forcément très vulnérables.

Le 15 juillet, il ne varie en rien ses procédés d’attaque ; il n’a pas prévu la défense élastique que l’armée Gouraud lui oppose et qui le déconcerte complètement. Son passage de la Marne représente une manœuvre très hardie, qu’il exécute adroitement ; mais, faute d’avoir prévu la résistance à l’est de Reims, il doit s’arrêter avant l’encerclement de la ville. Dès le 17, l’échec est avoué, enregistré ; l’offensive est arrêtée.

Alors s’élance l’offensive française du 18 juillet, et le voici ramené de la Marne à la Vesle, avec des pertes qu’il considère comme irréparables, puisqu’il se résigne à dissoudre dix divisions. Il doit renoncer à l’attaque qu’il préparait dans les Flandres et dès lors abdiquer l’initiative des opérations. Le maréchal Foch s’en saisit au même instant et le 24 juillet, avant même que l’attaque du 18 ait obtenu tous ses résultats, il donne ses ordres pour quatre autres attaques.

Elles partent les 8 et 20 août, les 12 et 26 septembre, et l’offensive se poursuit ensuite sur un rythme de plus en plus accéléré, jusqu’à l’assaut général et concentrique qui amène le résultat final.

Ludendorff affirme dans ses Souvenirs qu’il comprit le 8 août seulement la nécessité de terminer la guerre, sentant que le moral des armées allemandes avait déplorablement baissé et que la pénurie de leurs effectifs lui interdisait d’envisager des opérations de grande envergure. « Le 8 août est le jour de deuil de l’armée allemande dans l’histoire de cette guerre… Le 20 août était aussi un jour de deuil ! » Il offrit sa démission au Kaiser, qui la refusa.

Au cours de sa polémique avec le Haut-Commandement, le Gouvernement allemand fut amené à publier un certain nombre de documents officiels qui permettent de suivre la marche de l’idée de paix dans les milieux dirigeants. C’est d’abord le Conseil du Trône du 14 août, où le Chancelier constate que l’opinion est fatiguée de la guerre et que le peuple manque de vivres et de vêtements ; en revanche, chez l’ennemi, l’espoir de vaincre et la volonté de combattre se sont fortifiés ; les Alliés croyaient pouvoir écraser les Puissances centrales grâce à leurs réserves en hommes et en approvisionnements de toute nature ; ils peuvent aujourd’hui aider le facteur « temps » par des succès militaires. Les neutres sont fatigués de la guerre et aspirent à la paix ; d’une façon générale, ils désirent la victoire de l’Entente, dussent-ils y coopérer ; quant aux alliés de l’Allemagne, l’Autriche est au bout de ses forces, la Bulgarie y touche, la Turquie est un poids lourd à porter. — Le maréchal Hindenburg l’a déclaré : « Il ne nous est plus possible d’espérer que nous pourrons briser, par des actions militaires, la volonté de combattre de nos ennemis ; la conduite de nos opérations doit se donner pour but de paralyser peu à peu, par une défensive stratégique, la volonté de combattre de nos ennemis. » Le Kaiser et le Kronprinz demandent une discipline plus vigoureuse à l’intérieur. Guillaume II déclare qu’ « il faut guetter un moment favorable pour s’entendre avec l’ennemi, » en utilisant la médiation de certains États neutres, et que la propagande doit se faire très active, non pas au moyen de fonctionnaires, mais par des personnalités autorisées qui recevront leurs directives du ministère des Affaires étrangères. — Le Chancelier compte entamer des pourparlers avec l’ennemi après le premier succès qui sera obtenu sur le front occidental. — Le maréchal Hindenburg déclare « qu’on réussisse à se maintenir sur le sol français, et qu’ainsi on soumettra finalement l’ennemi à notre volonté. »

La pauvreté de ce procès-verbal est stupéfiante ; plusieurs des orateurs y ont ajouté après coup des déclarations écrites sans enrichir son indigence. Hindenburg sait très bien qu’il est beaucoup plus difficile de se défendre que d’attaquer ; Ludendorff le répète à toutes les pages de ses Souvenirs de guerre ; ils n’ignorent pas que l’armée américaine compte 2 600 000 soldats et s’accroît tous les jours ; que 1 400 000 Américains sont en France, dont le nombre augmente de 300 000 par mois : comment pourraient-ils penser, par une simple défensive, « imposer leur volonté » à un ennemi qui peut aligner de telles ressources, sans cesse croissantes, alors que la pénurie de leurs effectifs les a obligés à dissoudre 22 divisions ? Que leur amour-propre personnel et que leur orgueil national répugnent à reconnaître qu’ils ont trouvé leur maître dans le maréchal Foch, on le conçoit ; mais ils pourraient s’incliner devant ces chiffres et devant les premiers résultats de l’offensive alliée. Ils sentent parfaitement que le moment est venu de déposer les armes : puisque l’Allemagne ne peut plus gagner la guerre, et qu’ils ont devant eux un adversaire qui attaque, — et comment ! — ils sont forcément battus et leur devoir serait de le faire comprendre à leur souverain, dont au contraire ils prolongent l’aveuglement.

Et que fait ce souverain, dont le seul remède à la situation consiste dans une propagande intense menée par MM. Ballin, Heckscher, etc. sous la direction occulte du ministère des Affaires étrangères ? À défaut du génie de Frédéric II, il pourrait avoir hérité un peu de sa constance dans les revers et de sa faculté de décision. Il reste inerte, cédant toujours trop tard à la pression des événements, qu’il s’agisse de concessions à ses ennemis ou aux partis avancés. Pour relever le moral de l’Allemagne, son chancelier von Hertling se propose de faire pression sur les jugés du prince Lichnowsky en leur donnant connaissance des effets déplorables que ses révélations ont produits sur le front, et de poursuivre la réforme du droit de vote en Prusse. — Quant au secrétaire d’État aux Affaires étrangères von Hintze, il a demandé, dit-il, à commencer l’action diplomatique, mais sans dire sur quelles bases, et le maintien des buts de guerre fixés pour le cas de la victoire empêchait évidemment toute espèce de pourparlers. — En somme, aucune décision ne sortait de cette conférence solennelle, la dernière à laquelle le Kaiser assista.

Pourtant l’Autriche insiste pour une démarche immédiate auprès de toutes les Puissances belligérantes ; le gouvernement allemand veut attendre que les armées allemandes aient terminé leur repli et s’adresser alors à une Puissance neutre qui servira d’intermédiaire. Mais le repli se prolonge sans fin et la situation s’aggrave. L’empereur Charles, qui a reçu le 3 septembre la même réponse que le 15 août à sa proposition de pourparlers, demande où le commandement allemand a l’intention de résister et à quelle date les négociations pourront enfin commencer. Le maréchal Hindenburg, consulté, repousse le 10 septembre la démarche auprès des Puissances ennemies ; en revanche, il approuve « l’entremise d’une Puissance neutre en vue d’une explication immédiate. »

Mais la discussion continue entre les deux alliés : le comte Burian, chancelier d’Autriche-Hongrie, veut toujours s’adresser directement aux belligérants, le gouvernement allemand préfère demander l’intermédiaire d’une Puissance neutre. Au cours de la discussion, qui se prolonge, le gouvernement allemand cherche la Puissance neutre qui servira d’intermédiaire et négocie à cet effet. Mais voici que le 15 septembre se prononce l’attaque foudroyante des armées du général d’Esperey ; le front oriental s’effondre ; la Bulgarie est aux abois et met bas les armes le 30 septembre. C’est Ludendorff lui-même qui, le 21 septembre, a suggéré de s’adresser directement au président Wilson par l’intermédiaire de la Suisse.

Cette démarche nécessitait quelques préparatifs ; les déclarations du président Wilson étaient bien formelles : il ne voulait pas traiter avec le gouvernement qui avait voulu et préparé la guerre mondiale. Le chancelier Hertling sera démissionnaire et un nouveau gouvernement va se présenter au monde, qui sera qualifié de démocratique. Les ministres en exercice règlent les détails de cette mise en scène et en même temps ceux de la démarche auprès du président Wilson. Mais le temps presse. Le Haut-Commandement intervient. Hindenburg et Ludendorff, parfaitement d’accord sur la nécessité d’entamer les négociations, en confèrent le 29 avec le secrétaire d’État aux Affaires étrangères von Hintze et apprennent de sa bouche la transformation du gouvernement. Le 1er octobre, Ludendorff insiste pour que l’offre de paix parte immédiatement. « Aujourd’hui la troupe tenait, mais on ne pouvait prévoir ce qui arriverait demain. » Hindenburg écrit, le même jour, à 1 heure 30 : « S’il y a certitude d’ici ce soir 7 ou 8 heures que le prince Max de Bade forme le nouveau gouvernement, j’approuve l’ajournement jusqu’à demain matin. Si, au contraire, la formation du nouveau gouvernement demeurait tant soit peu douteuse, j’estime qu’il y a lieu d’envoyer cette nuit même la déclaration aux gouvernements étrangers. » Et Ludendorff revient à la charge et demande que l’offre de paix soit faite sans attendre la formation du

Carte des opérations et zones des armées alliées en 1918

Carte des opérations et zones des armées alliées en 1918

nouveau gouvernement ; il déclare devant trois témoins : « qu’aujourd’hui la troupe tenait encore et que nous étions dans une situation honorable, mais qu’une percée pourrait survenir à tout instant et que notre offre de paix arriverait alors au moment le plus défavorable ; qu’il aurait la sensation de se livrer à un jeu de hasard ; qu’à tout instant et en n’importe quel point une division pourrait manquer à son devoir. » — « J’ai l’impression qu’on a perdu ici tout sang-froid, » remarque l’agent de liaison du ministre, qui en prend bien à son aise.

Le Kaiser pense que la démarche doit être faite par le nouveau gouvernement. Le gouvernement cherche à calmer le Haut Commandement par télégramme : « Nouveau gouvernement formé vraisemblablement aujourd’hui 1er octobre pendant la nuit. Offre pourra être envoyée cette nuit même. Situation militaire est moyen de pression le plus fort vis-à-vis des partis déraisonnables et exigeants. » Mais Ludendorff reste angoissé. Il demande que l’offre de paix soit envoyée, non seulement à l’Amérique, mais aux autres puissances ennemies ; il désigne à l’avance la commission d’armistice ; il faut tout faire pour que l’Entente reçoive la note le plus rapidement possible : « L’armée ne peut plus attendre quarante-huit heures. » Il prévoit tous les détails, même la transmission par le poste de T. S. F. de Nauen, qui communiquera par Berne avec le gouvernement suisse.

Le 2 octobre, un officier de l’État-major général vient au Reichstag faire aux chefs de partis un exposé de la situation : il leur révèle l’impossibilité de gagner la guerre et la nécessité de hâter les négociations de paix, Ludendorff s’étonne bien à tort de la consternation générale que produisirent ces révélations au Reichstag et dans le public ; il avait longtemps manié une opinion docile et naïve qui, grâce aux affirmations des chefs militaires, croyait toujours à la victoire malgré les plus évidentes défaites ; l’Allemagne apprend, de la bouche même dont doit sortir toute vérité, qu’elle est vaincue. C’est la situation d’un patient qui se réveillerait sous le chloroforme au milieu d’une opération très grave dont on lui aurait caché l’exécution. Ludendorff s’impatiente et réclame impérieusement communication de la note de paix. « Comme on a dit que le Grand Quartier Général approuvait le contenu complet de la note, je demande qu’elle me soit communiquée avant son envoi, pour que je puisse prendre position à son sujet. » Et il envoie dans la journée un projet de texte.

Le lendemain, S. A. grand-ducale le prince Max de Bade, le chancelier du nouveau gouvernement démocratique, envoie au maréchal von Hindenburg le télégramme suivant, dont le but est évidemment de rendre le Haut Commandement responsable de l’ouverture des négociations qu’il a réclamées depuis le 29 avec une insistance extraordinaire : « Avant de me décider à entamer l’action de paix désirée par le Grand Quartier Général, j’ai l’honneur de demander à votre Excellence de se prononcer sur les questions suivantes :

« 1° Pendant combien de temps encore l’armée pourra-t-elle contenir l’ennemi au delà de nos frontières ?

« 2° Le G. Q. G. doit-il s’attendre à un effondrement militaire, et dans l’affirmative à quelle époque ? L’effondrement signifiera-t-il la fin de notre force de résistance militaire ?

« 3° La situation militaire est-elle si critique qu’il faille engager immédiatement une action en vue de l’armistice et de la paix ?

« 4° Au cas où il serait répondu affirmativement à la question 3, le G. Q. G. se rend-il compte que le fait d’entamer des pourparlers de paix sous la pression d’une situation militaire critique peut conduire à la perte des colonies allemandes et de territoires allemands, en particulier de l’Alsace-Lorraine et des cercles purement polonais des provinces de l’Est ?

« Le G. Q. G. approuve-t-il l’envoi du projet de note ci-joint ? »

Il était impossible de répondre aux deux premières questions, qui, sous diverses formes, reviendront sans cesse dans les conférences ultérieures. Ludendorff l’a fait très justement remarquer à ce propos : « La guerre n’est pas un problème de mathématiques, » et il était absolument impossible de calculer à l’avance la durée de résistance de l’armée allemande, la date de l’effondrement et sa profondeur. Mais il répond nettement aux deux suivantes : la situation militaire exige immédiatement des ouvertures de paix, même si elles ont pour conséquence la perte des colonies allemandes, de l’Alsace-Lorraine et de la Pologne allemande. Voici sa réponse :

« Le commandement suprême de l’armée maintient sa demande formulée dimanche, le 29, 9, 18, d’une offre de paix immédiate a nos ennemis.

« Par suite de l’écroulement du front de Macédoine et de la diminution de réserves qui en est résultée pour le front occidental, par suite aussi de l’impossibilité où nous nous trouvons de combler les pertes très élevées qui nous ont été infligées dans les combats de ces derniers jours, il ne reste plus aucun espoir, — autant qu’il est possible à un homme d’en juger — de forcer l’ennemi à faire la paix.

« L’ennemi, de son côté, jette journellement dans la lutte de nouvelles réserves. Cependant, l’armée allemande reste solide et repousse victorieusement toutes les attaques. Mais la situation devient de jour en jour plus critique et peut forcer le Haut-Commandement à des décisions lourdes de conséquences.

« Dans ces conditions, il vaut mieux cesser la lutte pour épargner au peuple allemand et à ses alliés des pertes inutiles. Chaque journée perdue nous coûte des milliers de braves soldats. »

C’est le 5 octobre que le prince Max de Bade envoie la première note allemande à l’Amérique, demandant au président Wilson de prendre en mains le rétablissement de la paix sur les bases qu’il a indiquées dans ses discours, — dont reconnaissance des quatorze points et établissement en Allemagne d’un gouvernement de forme moderne. — La note demande en outre un armistice immédiat.

L’aveu de la défaite militaire résulte clairement de tous ces textes. C’est l’offensive anglaise du 8 août qui ouvre les yeux de Ludendorff sur sa situation. Il provoque le Conseil du Trône du 14 août, où le maréchal von Hindenburg affirme que les empires centraux ne peuvent plus gagner la guerre ; ni le souverain, ni ses conseillers ne tirent de ce fait toutes ses conséquences. Le 10 septembre, le maréchal von Hindenburg demande l’ouverture immédiate des négociations par l’intermédiaire d’une puissance neutre ; la discussion avec le gouvernement autrichien prolonge la situation. Le 27 septembre, Hindenburg et Ludendorff renouvellent leur demande et, à partir du 1er octobre, leur instance se fait de plus en plus pressante. Le nouveau chancelier finit par y céder le 5 octobre, mais après avoir rejeté sur leur tête l’entière responsabilité de la démarche, en les obligeant à constater qu’elle peut avoir pour conséquence la perte de l’Alsace-Lorraine, de la Pologne prussienne, et de toutes les colonies allemandes.

Les réponses aux trois notes du président Wilson amènent de nouvelles conférences auxquelles prennent généralement part soit Ludendorff, soit ses agents de liaison ; l’examen de la situation donne lieu aux mêmes constatations et les membres du gouvernement posent les mêmes questions. Le problème des effectifs paraît toujours insoluble ; le 9 octobre, Ludendorff déclare qu’il lui manque depuis longtemps 70 000 hommes par mois pour les maintenir, et que le trou va par conséquent en s’agrandissant ; il repousse la levée en masse « qui désorganiserait plus qu’on ne peut le supporter. » La situation est très grave : « hier il s’en est fallu d’un fil que la percée réussisse. Je vous prie instamment de ne pas mettre mes paroles sur le compte de la nervosité. Il est absolument indispensable de faire une démarche de paix, mais bien plus encore une démarche d’armistice. La troupe n’a plus de repos. On ne peut calculer si elle tiendra ou non. »

Mais vers le 13 octobre, le Haut-Commandement parait vouloir rejeter sur le gouvernement la responsabilité qu’il a assumée en entamant des pourparlers pour la paix dont les conditions seront forcément très dures. Il sait que matériellement il ne pourra ramener des forces appréciables du front russe et demande cependant si le gouvernement estime que le danger bolchéviste permet ce mouvement ; il a repoussé l’idée de la levée en masse et prie qu’on examine les ressources qu’elle pourrait donner. Le chancelier et les ministres sont inquiets de cette attitude nouvelle. Pour la grande séance du 17 octobre, un vaste questionnaire a été dressé et la discussion tourne toujours dans le même cercle. Tout se réduit, comme toujours à la guerre, à une question de moral, et le front et l’armée réagissent dans le même sens l’un sur l’autre. Scheidemann dit : « En venant du front, les permissionnaires racontent des histoires terribles ; en retournant au front, ils rapportent de l’intérieur de mauvaises nouvelles. Cet échange affaiblit le moral… Les travailleurs en arrivent de plus en plus à se dire : « Plutôt une fin avec la désolation que la désolation sans fin, — la misère est trop grande. » Et un autre secrétaire d’État : « Le peuple n’a été mis en face de tout le sérieux de la situation que par le ton sévère de la note Wilson. » Et le vice-chancelier : « Quand nous avons envoyé notre première note, les gars se sont demandé : Que se passe-t-il ? Cela n’a pas l’air d’aller si bien que cela. — Bientôt, le moral fut chancelant ; quand arriva la deuxième note de Wilson, le moral s’effondra ; on vit qu’il s’agissait de notre existence… » Et le vice-président Friedberg : « Aucun homme ne sait où il en est, et tous se frappent la tête pour savoir comment il se fait que l’on se trouve brusquement devant une telle catastrophe. »

Fatigués par la longueur de la guerre et par les privations, déçus par les résultats des offensives, les peuples allemands avaient accepté docilement toutes les explications de la presse sur les replis successifs et n’avaient jamais douté de la victoire fructueuse qui devait terminer cette longue épreuve. Et voici que tout d’un coup, elle se terminait en défaite, peut-être en désastre… Ils constatent pour la première fois qu’ils ont été trompés et la sensation de la réalité les réveille de leur rêve.

Mais comment, dans cette situation terrible, leur demander un effort exceptionnel comme la levée en masse, ou simplement le départ pour le front des contingents importants que pourraient à la rigueur fournir certaines catégories de fonctionnaires et les hommes qualifiés d’indisponibles et qui sont employés au service des places à l’intérieur ? « Je crois volontiers que l’on peut encore mobiliser pour l’armée plusieurs centaines de milliers d’hommes, dit Scheidemann, mais on s’illusionne en croyant que ces centaines de milliers vont améliorer le moral de l’armée. Je suis persuadé du contraire. » Finalement, aucune mesure d’ensemble ne parait possible, et le temps se passe en discussions stériles.

Le 23 octobre, dans sa troisième note, le Président Wilson spécifie que les conseillers militaires des Alliés détermineront les conditions de l’armistice de façon à garantir « les mesures nécessaires pour rendre impossible la reprise des hostilités par l’Allemagne ; » il constate que les changements politiques qui viennent de s’accomplir en Allemagne sont insuffisants pour permettre au peuple allemand de faire prévaloir sa volonté sur celle des autorités militaires de l’Empire, et indique nettement qu’il ne peut proposer à ses alliés de traiter avec les auteurs responsables de la guerre. Dans toute l’Allemagne et dans les pays neutres cette déclaration est comprise comme une mise en demeure d’écarter Guillaume II et le Kronprinz du gouvernement de l’Empire ; l’abdication du Kaiser en faveur de son petit-fils apparaît comme le seul moyen de sauver la dynastie des Hohenzollern. L’ambassadeur d’Allemagne à Berne mande que, d’après une source autorisée, l’abdication du Kaiser « permettrait a Wilson d’agir plus facilement en faveur de ses plans de paix sur le Sénat américain, où les idées préconisant un écrasement complet de l’Allemagne ont gagné beaucoup de terrain ces derniers temps. »

Mais le Haut-Commandement ne se résigne ni à la disparition du Kaiser, ni au désarmement de l’Allemagne, qui serait sa propre disparition. Aussi le 24 au soir, Hindenburg signe un télégramme à l’armée qui expose la situation à son point de vue et affirme : « La réponse de Wilson exige la capitulation militaire. Aussi est-elle inacceptable pour nous, soldats… C’est une invitation à continuer la résistance jusqu’à l’extrême limite de nos forces… » Seule, la première proposition était exacte ; la seconde et la conclusion dépendaient de la décision du gouvernement. Ludendorff affirme qu’il contresigna ce télégramme à l’armée avec la conviction que le gouvernement avait changé d’avis et s’était décidé à la résistance. Mais le Haut Commandement, mieux éclairé, retira son ordre du jour après qu’il eut cependant été communiqué à l’une des armées jusqu’à l’échelon du bataillon ; en tout cas, il semblait qu’il y eût là une manifestation contre la paix voulue par le gouvernement, et Ludendorff, considéré comme responsable, dut envoyer le 26 au kaiser la lettre de démission qu’il avait préparée dès la veille.

Mais les événements se précipitent. Après la Bulgarie et la Turquie, l’Autriche s’effondre à son tour. Le départ de Ludendorff a permis au gouvernement de consulter les généraux von Gallwitz et von Mudra : ils ont encore un peu d’espoir de continuer la lutte, mais l’abandonnent en apprenant la capitulation de l’Autriche. Le général Gröner expose le 5 novembre aux secrétaires d’État combien la situation a empiré sans espoir d’amélioration : « La résistance que l’armée peut opposer à l’assaut de nos ennemis extérieurs ne peut être que de courte durée. » La démoralisation augmente. Le repli des armées doit se continuer jusqu’à la frontière ; il est impossible de préciser combien de temps on pourra y tenir : Tout dépend de ce fait : l’ennemi utilisera-t-il ses possibilités d’attaque ?… Nous gagnerons certainement le temps nécessaire aux négociations. » Et il demande de patienter quelques jours encore.

Le Kaiser, qui ne songe nullement à abdiquer pour sauver sa dynastie, fait exposer à son gouvernement l’idée de continuer des négociations de paix indépendantes des pourparlers d’armistice. L’armistice ne conduisait pas par lui-même à la paix, mais le progrès des négociations pour la paix amènerait de meilleures conditions pour l’armistice, qui seraient réglées entre militaires. « Si le front continue à se consolider comme dans les dernières semaines, si également les succès de l’Entente par suite du mauvais temps se ralentissent, enfin si les négociations de paix progressent, l’influence de Wilson et celle des éléments de l’Entente favorables à la paix prendront une importance plus considérable. » Et Sa Majesté désire vivement connaître l’opinion du gouvernement sur ces idées. Il est bien malheureux pour le monde que les vues de Guillaume II et du général Gröner n’aient pas prévalu dans les conseils du gouvernement allemand. Il se résolut à envoyer le 7 novembre la commission chargée de négocier l’armistice.

Les gouvernements de l’Entente, enfin renseignés par le Président Wilson sur les ouvertures faites par l’Allemagne, avaient demandé au maréchal Foch de déterminer « les conditions militaires auxquelles peut être consenti un armistice capable de protéger, d’une manière absolue, les intérêts des peuples intéressés et d’assurer aux gouvernements associés le pouvoir sans limite de sauvegarder et d’imposer les détails de la paix, à laquelle le gouvernement allemand a consenti. » L’expert militaire de l’Entente détermine ces conditions en conscience : la livraison d’un important matériel de guerre qui désarmait l’armée et la marine allemandes et l’occupation de la rive gauche du Rhin et des trois têtes de pont de Mayence, Coblence et Cologne dans un rayon de 30 kilomètres sur la rive droite, avec une zone neutre de 10 kilomètres en avant des territoires occupés. L’armistice n’était conclu que pour une durée d’un mois, et son renouvellement, s’il était nécessaire, permettait d’exiger des conditions nouvelles.

Le Conseil supérieur de Guerre des Alliés se réunit à Versailles le 31 octobre, et, le 1er novembre, les propositions du maréchal Foch furent approuvées, avec la livraison d’un matériel supplémentaire.

Le 9 novembre, la délégation allemande se présentait à Rethondes près de Compiègne, où le train du maréchal était garé. Les Alliés jugeaient que l’armistice devait garder le caractère de la capitulation sollicitée. Aussi, lorsque Erzberger, chef de la délégation, déclara « venir recevoir les propositions de l’Entente, » le maréchal répondit qu’il n’avait aucune proposition à faire. C’est seulement après que les délégués reconnurent qu’ils étaient venus « demander l’armistice » qu’ils entendirent la lecture de ses conditions immuables, sans avoir la possibilité de les discuter. Le gouvernement allemand avait trois jours pour répondre ; il s’inclina, et l’armistice entra en vigueur le 11 novembre à 11 heures.

À ce moment, la révolution avait éclaté en Allemagne. Partout des conseils d’ouvriers et de soldats prenaient le pouvoir. Le 9, le prince Max de Bade annonçait l’abdication du Kaiser sans l’avoir consulté et était lui-même emporté par le courant irrésistible ; la République était proclamée ; tous les trônes s’écroulaient. Sur le front, les troupes tenaient encore par places, mais les armées étaient entièrement désorganisées. Calculée pour enfoncer un front solidement défendu, l’attaque des Alliés en Lorraine n’eût rencontré devant elle qu’une faible résistance sur les premières positions, et elle eût progressé presque sans pertes. Toute la ligne allemande tombait d’un seul coup, de la Suisse à la Hollande.

Entrant dans les Allemagnes les armes à la main, les Alliés y eussent apporté l’ordre et la liberté. La nécessité de vivre eût amené les armées à traiter avec les gouvernements locaux, à les connaître, à les improviser là où ils n’existaient pas encore. Successivement délivrés du joug prussien, les États allemands auraient retrouvé leur existence propre, et déterminé en pleine indépendance le caractère du lien fédéral qu’ils voulaient pour les réunir. La paix aurait été tout autre.

  1. Copyright by général Mangin 1920. ― Droits réservés pour tous pays.
  2. Voir la Revue des 1er et 15 avril et du 15 mai.