Comment j’ai retrouvé Livingstone/Chapitre 10

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Traduction par Henriette Loreau.
Texte établi par Jules Belin de LaunayLibrairie Hachette et Cie (p. 230-247).


CHAPITRE X

EXPLICATIONS GÉOGRAPHIQUES ET ETHNOGRAPHIQUES


Des trois routes qui mènent de Bagamoyo à Couihara, j’ai pris celle du nord. — C’est des ports de la Mrima que sont expédiés les esclaves tirés de cette partie de l’Afrique. — Le Kingani est formé par la réunion de l’Ougérengéri, au N., et de la Mgéta, au S. — Le Vouami s’appelle en remontant, Roudehoua, Macata et Moucondocoua. — Le Loufidji reçoit le Kisigo. — On peut naviguer pendant 325 kil. sur le Vouami ; durant une centaine, sur le Loufidji. — Ces trois fleuves drainent le versant océanique de la région et arrosent de magnifiques pays, que ravagent les traitants pour le commerce des esclaves.vLe Sagara est traversé par la ligne de séparation des eaux. — Le Gogo et le Gnanzi ou Mgounda Mkali occupent le plateau. — Le bassin du Tanguégnica commence dans le Mouézi. — Ouny amouézi signifie, non pas Terre de la Lune, mais Pays de Mouézi. — Il est arrosé par les deux Gombés qui forment le Malagarazi. — Contrées situées entre le Mouézi et le lac. — Beauté du pays de Djidji. — Le Mouézien est la bête de somme de l’Afrique. — Il peuple le Mouézi, le Conongo et le Caouendi. — Les habitants des côtes du Tanguégnica sont d’une autre race. — Conclusion.


Bien que, dans les chapitres précédents, nous ayons décrit chaque jour le pays que nous traversions ; bien que nous l’ayons montré sous ses différents aspects, nous croyons devoir présenter dans un chapitre spéles conclusions que nous avons pu former et les renseignements que nous avons pu réunir sur la géographie et sur l’ethnographie de la contrée.

Nous diviserons ce résumé en deux parties, ainsi que l’a été notre voyage : d’abord, de l’océan Indien à Couihara ; puis, de là au Tanguégnica.

Trois routes [1] conduisent de Bagamoyo à Couihara. Deux d’entre elles avaient déjà été suivies et minutieusement décrites par MM. Burton, Speke et Grant, qui m’ont précédé dans cette partie de l’Afrique. Restait celle du nord, à la fois inconnue et plus directe ; c’est elle que nous avons prise. Elle nous a fait traverser la Mrima, qui finit à Kicoca en effleurant le nord du Zaramo ; puis le Couéré, de Rosaco à Kisémo ; le Cami, le sud de 1’0udoé et du Ségouhha jusqu’à la rive droite de la Macata ; ensuite, le Sagara, le Gogo, le Mgounda-Mkhali ou Gnanzi et enfin le Gnagnembé dans le Mouézi.

Le littoral a, pour le monde civilisé, une extrême importance ; les regards doivent s’y arrêter : c’est là maintenant que s’agite la question de l’esclavage. Les trois quarts des nègres achetés ou capturés dans l’intérieur y sont embarqués dans tous les ports, depuis Quiloa jusqu’à Mombas. C’est à ne pas oublier.

La contrée occupée par le Couéré, le Cami, le sud de l’Oudoé et du Segouhha, et le nord du Rougourou, est drainée par l’Ougérengeri, principal tributaire septentrional du Kingani. La Mgéta, sa branche méridionale, que Speke, Grant et Burton ont vue sortir de la partie occidentale de la chaîne du Mkambacou et décrire une courbe au sud, draine le sud du Rougourou, le Khoutou et le Zaramo. Conséquemment le Kingani est formé par la réunion de l’Ougérengeri et de la Mgéta, issus tous deux du versant occidental du Mkambacou, et son bassin peut avoir une vingtaine de mille de kilomètres carrés.

Sur la carte de Speke, on trouve, près du trente-cinquième degré de longitude, une chaîne de montagnes qui, après s’être dirigée au nord-nord-ouest, s’infléchit et court au nord-est jusqu’au-delà du Pangani. C’est le Mkambacou, dont l’extrémité nord-ouest prend, du pays qu’elle traverse, le nom de monts du Rougourou : c’est à ses pieds, à l’endroit où la chaîne s’infléchit, qu’est située Simbamouenni, capitale du Ségouhha.

J’ai passé beaucoup de temps à étudier la ligne de faîte qui sépare le Kingani du Vouami ; et, si j’affirme qu’entre les deux bassins la démarcation existe, c’est que pour moi elle est claire et positive. Les Arabes, les habitants de la Mrima et les indigènes sont également d’avis que ces deux rivières n’ont entre elles aucun rapport. Le Kingani tombe dans la mer à cinq kilomètres au nord-ouest de Bagamoyo, et le Vouami entre Vouindé et Saadani, à peu près à égale distance des deux villages.

Le dernier de ces cours d’eau porte successivement, en partant de la côte à la source, les noms de Vouami, de Roudéhoua, de Macata et de Moucondocoua. Sous les trois premiers, il arrose l’Oudoé et le Ségouhha ; sous le quatrième, le Sagara.

Quant au lac du Gombo, malgré son peu d’étendue, il joue un certain rôle dans ce système fluvial. Il a cinq kilomètres de long à peu près, reçoit la Roumocoua et se décharge par une étroite ouverture dans le Moucondocoua. Celle-ci ne prend nullement naissance, comme l’a dit Burton, dans les hautes terres des Houmbas ou Massai ; mais à moins de cent kilomètres et au nord du lac du Gombo.

Les terres stériles situées à l’0. des monts Roubého et Bambourou, recevant fort peu de pluie, sont drainées par des noullâs, qui perdent généralement les eaux qu’ils reçoivent. Elles forment la partie septentrionale du Marenga Mkhali et du Gogo, et le midi du pays des Houmbas ou Massai, que n’arrose pas une seule rivière. Les eaux s’y réunissent dans les noullâs dont nous venons de parler ou dans des étangs peu profonds.

Au-delà du territoire de Gogo, les seuls cours d’eau qui méritent d’être cités sont le Mdabourou et le Maboungourou, dont le chenal se dirige au midi, et rejoint le Kisigo à une centaine de kilomètres au sud de Kihouyê. Pendant la saison sèche, à l’endroit où nous l’avons passé, le Maboungourou n’a plus d’eau qu’au fond de grandes auges, abritées par la végétation qu’elles entretiennent.

Le Kisigo va tomber dans le Loufidji ; c’est, dit-on, une rivière importante. D’après les gens de Kihouyê, auxquels nous devons ces renseignements, le Kisigo est rapide et fréquenté par un grand nombre d’hippopotames et de crocodiles.

En somme, la route que nous avons suivie pour aller de Bagamoyo à Couihara traverse : 1° le bassin du Kingani ; 2° celui du Vouami ; 3° la ligne de partage du versant de l’Océan et de celui du Tanguégnica ; 4° sur ce faîte, la région aride dont une portion forme l’extrémité septentrionale du bassin du Loufidji.

Le Vouami serait navigable pour des bateaux à vapeur ne tirant pas plus de soixante à quatre-vingt-dix centimètres d’eau, et se remonterait aisément jusqu’à Mboumi, sur une longueur de trois cents vingt-cinq kilomètres. Les obstacles qu’il opposerait à la navigation, tels que les manguiers, dont les branches, largement étendues, s’enlacent en différents endroits, surtout près de la résidence de Kigongo, seraient détruits sans beaucoup de peine.

Or, le village de Mboumi est à moins de trois kilomètres du pied de la chaîne du Sagara, qui est l’endroit le plus sain de cette région ; et, avec un bateau à vapeur, on y parviendrait de l’Océan en quatre jours ; Désire-t-on que l’Afrique se civilise ? Veut-on mettre le commerce en relations directes avec toutes ces fertiles régions ? Veut-on se procurer facilement l’ivoire, le sucre, le coton, l’orseille, l’indigo, les céréales de ces provinces ? Le Vouami peut en donner le moyen.

Quatre jours de navigation conduiraient le missionnaire dans un pays salubre, où il jouirait des biens de la vie en pleine sécurité, au milieu d’une population douce, et entouré des scènes les plus pittoresques, les plus poétiques. Excepté les plaisirs de la vie civilisée, rien de ce que peut désirer l’homme ne manque en cet endroit, et le missionnaire y trouverait, avec la santé et l’abondance, un peuple tout disposé à le bien recevoir.

Si le Vouami est une rivière intéressante, le Loufidji ou Rouhoua est encore plus important. Il verse à la mer deux fois autant d’eau et son cours a beaucoup plus de longueur. C’est près de montagnes qu’on dit être à deux cents kilomètres dans le sud-ouest du Mgounda Mkali qu’il est censé prendre sa source. Il reçoit le Kisigo, son principal tributaire, et le plus septentrional de ses affluents ; il le reçoit, disons-nous, par moins de trente-trois degrés de longitude, à quatre degrés de son embouchure, ce qui forme en ligne droite, près de trois cent quatre-vingts kilomètres. Rien que ce fait lui donne un rang élevé parmi les rivières de l’Afrique centrale. Cependant, on sait fort peu de chose à l’égard du Loufidji : tout ce que nous en pouvons dire, c’est qu’il est remonté par de petits bateaux jusqu’à huit marches de la côte (une centaine de kilomètres), distance à laquelle s’arrêtent les Banians qui vont acheter l’ivoire chez les tribus riveraines.

Les trois fleuves que reçoit l’océan Indien, dans la partie de côte qui s’appelle la Mrima, sont donc le Vouami, le Kingani et le Loufidji. Leurs bassins forment la partie du versant océanique dans cette région de l’Afrique. Ils arrosent un pays aussi beau que fertile ; mais exposé tout le premier aux brigandages des traitants, qui y font à coups de fusil une chasse active, aux femmes pour les harems, aux hommes pour l’esclavage. Déjà ils ont détruit les tribus de l’Oudoé, ou ils ont suscité les Ségouhhan contre elles.

Il y a trente années peut-être, ces tribus touchaient au Sagara. Mais les marchands d’esclaves, portant la ruine avec eux, livrèrent cette belle race à des bandes composées de fugitifs de la Mrima, d’esclaves marrons, de criminels échappés aux lois de Zanzibar, de voleurs d’enfants, de détrousseurs de caravanes, dont les bois de cette région étaient infestés.

Les bandits, organisés par les traitants, fournirent bientôt à ceux-ci des esclaves, pris dans les districts les moins populeux de l’Oudoé. La vente de ces captifs, d’une beauté de forme et d’une intelligence remarquables, fut à la fois rapide et fructueuse, et les razzias se multiplièrent d’autant plus.

Parmi les chefs de ces expéditions, était Kisabengo, dont nous avons raconté l’histoire, et qui au trafic des habitants, joignant la conquête du sol, étendit le Ségouhha jusque dans la vallée où il fonda Simbamouenni. À l’époque de cette fondation, il ne restait plus qu’un petit nombre des hommes de l’Oudoé : presque tous avaient été arrachés à leur demeure.

Autrefois, dans ce pays, la guerre n’était causée que par les disputes des chefs ; elle est maintenant fomentée par les traitants de la Mrima, qui en ont besoin pour approvisionner d’esclaves le marché de Zanzibar.

L’escadre qui est en croisière dans ces parages a le pouvoir d’arrêter l’infâme négoce, au moins du côté des Ségouhhans. Ne peut-elle pas détacher un bateau à vapeur avec cinquante hommes, qui remonteront le Vouami jusqu’au village de Kigongo ? Là, on n’est plus qu’à trente-trois kilomètres de Simbamouenni : huit ou neuf heures de marche. Parti le soir, le corps d’armée attaquerait la ville au point du jour ; et, y mettant le feu, détruirait le pivot de la traite de l’homme dans cette partie de l’Afrique.

Les habitants des montagnes du Sagara n’ont guère plus à se louer des Zanzibarites, des traitants de la Mrima, des Ségouhhans, que de leurs voisins septentrionaux, les belliqueux Hombas ou Massaï ; aussi sont-ils violents dans leurs territoires du nord et de l’est ; ils le sont moins dans ceux du sud ; et, dès qu’on a réussi à les rassurer, ils se montrent pleins de franchise et d’amabilité.

C’est vers Mpouapoua qu’ils se montrent avec les marques caractéristiques de leurs tribus. Là, leurs cheveux sont divisés en petites mèches longues et bouclées, ornées de petites pendeloques de cuivre et de laiton, de balles, de rangs de perles minuscules et de picés brillants, menue monnaie de Zanzibar valant un peu moins de cinq centimes. Un jeune Sagarien, fardé d’une légère teinte d’ocre rouge, ayant sur le front une rangée de quatre ou cinq piécettes de cuivre, à chaque oreille une petite gourde, passée dans le lobe distendu ; coiffé de mille tire-bouchons bien graissés et pailletés de cuivre jaune, la tête rejetée en arrière, la poitrine large et portée en avant, des bras musculeux, des jambes bien proportionnées, représente le beau idéal de l’Africain dans ces parages. Outre les deux petites gourdes qu’il a aux oreilles, et qui renferment sa menue provision de tabac et de chaux – celle-ci obtenue par la cuisson de coquilles terrestres –, notre élégant porte une quantité de joyaux primitifs qui lui pendent sur la poitrine ou qui lui entourent le cou ; par exemple, de petits morceaux de bois sculptés, deux ou trois cauris d’un blanc de neige, une petite corne de chèvre, ou quelque médecine (lisez talisman) consacrée par le sorcier de la tribu, une dizaine de rangs de perles rouges ou blanches, un collier de picés ou deux ou trois soungomazzi, grains de verre de la taille d’un œuf de pigeon, et quelquefois une chaîne en fil de cuivre, pareille aux chaînes de montre à bas prix, qu’il reçoit des Arabes en payement de ses poulets et de ses chèvres, ou qu’il a fabriquée lui-même. Quant à l’habitant du Gogo, il nous attire, bien qu’il soit violent jusqu’à la férocité et capable de tout quand la passion l’emporte.

Avec son aspect menaçant, sa nature exubérante, fière, hautaine, querelleuse, ce brutal devient un enfant pour l’homme qui cherche à le comprendre et qui l’étudie sans le blesser. Il est d’un amusement facile ; tout l’intéresse ; sa curiosité s’éveille promptement ; et, nous le répétons, avec la conscience de sa force et de la faiblesse de l’étranger, il a assez de raison pour dominer sa convoitise, pour comprendre que toute violence à l’égard d’un voyageur détournerait les caravanes, priverait ses chefs d’une partie de leurs revenus et le pays de ses bénéfices.

Du Gogo l’on passe dans le Gnanzi. Avant que des émigrés du Kimbou vinssent s’y établir, c’était un désert où l’on souffrait tellement de la chaleur et de la soif, que les porteurs l’appelèrent Mgounda Mkali, ce qui veut dire Plaine embrasée. L’eau y était rare et les tirikézas nombreuses.

Maintenant, dans cette terre brûlante, au moins sur la route du nord, celle qui passe par Mouniéca, l’eau ne manque plus, les villages sont fréquents, et le voyageur s’aperçoit que le Mgounda Mkali n’a plus un nom qui lui convienne.

Nous voici arrivés au commencement du versant du lac Tanguégnica dans ce qu’on a nommé l’Ounyamouézi.

Qu’on me permette de différer d’opinion avec les écrivains qui ont traduit le nom de cette contrée par celui de Terre de la Lune. MM. Krapf et Rebman, qui ont eu la gloire de rappeler l’attention des géographes sur cette partie du centre de l’Afrique, admettent cette version, d’après la règle que tout le monde connaît : Ou signifiant toujours pays, nya étant la préposition de, et mouézi désignant la lune. Le capitaine Burton, linguiste érudit, semble incliner vers cette interprétation ; le capitaine Speke l’adopte sans hésiter. Ils ont, ce me semble, expliqué un mot de la langue parlée dans le bassin du Tanguégnica par celle qu’on emploie sur le bord de l’océan Indien.

Autant que j’ai pu le savoir par les indigènes et par les Arabes les plus instruits de la chronique locale, le pays s’appelait autrefois Oukalaganza. Il eut pour monarque un prince du nom de Mouézi, qui fut le plus grand de tous ceux qui l’ont gouverné et de tous les chefs qui, à la même époque, régnaient sur les peuplades voisines. Pas un de ses ennemis qui pût lui résister à la guerre, pas un roi qui eût jamais eu autant de sagesse. Quand il mourut, l’empire dont il était l’unique souverain s’étendait depuis le Gnanzi jusqu’au Vinza. Ses fils se disputèrent le pouvoir, et chacun d’eux, arrachant un lambeau du royaume, s’en fit un domaine qui avec le temps, prit le nom de son nouveau chef. Toutefois, la partie centrale de l’empire de Mouézi, plus considérable que les districts perdus, resta aux mains de l’héritier légitime ; ceux qui l’habitaient furent alors désignés sous le nom d’Enfants de Mouézi, et leur province fut appelée Ounyamouézi, de même que les territoires détachés se nommaient Pays de Konongo, de Sagazi, de Simbiri, etc.

À l’appui de cette tradition, que m’a racontée le vieux chef de Masangi, qui demeure sur la route de Mfouto, je rappellerai que le souverain actuel du Roundi porte le nom de Mouézi, et qu’en Afrique, du moins dans toute la région qui nous occupe, la majeure partie des villages sont désignés par les noms de leurs chefs.

Quoi qu’il en soit, le pays actuel de Mouézi se divise en un certain nombre de districts, dont le plus important est le Gnagnembé, autant par sa position centrale que par le chiffre de ses habitants. Généralement parlant, le Mouézi peut être considéré comme la plus belle province de la région où il se trouve : c’est un grand plateau ondulé, qui s’incline en pente douce vers la Tanguégnica, où s’égoutte son territoire.

On n’y trouve que deux cours d’eau qui méritent le nom de rivière ; ce sont les deux Gombés, celui du nord et celui du sud. Le premier, sous le nom de Couihala, prend sa source au midi de Roubouga, et, après avoir décrit une courbe au nord-ouest, entre dans le Gombéau nord de Tabora. C’est déjà en cet endroit un cours d’eau d’une certaine importance. Vers le fin de la saison pluvieuse, un homme qui aurait de légers bateaux pourrait s’embarquer avec tout son monde, à douze ou quinze kilomètres de Tabora, et gagner rapidement le Tanguégnica, pourvu toutefois que les riverains n’y missent pas obstacle. Une expédition, convenablement équipée sous ce rapport, ferait merveille en utilisant cette voie.

Le Ngouahalâ, connu pour prendre naissance au nord de Cousouri, est franchi à plusieurs reprises par la route du Gnagnembé, ainsi qu’on peut le voir en se dirigeant vers Toura. À quelques kilomètres de Madédita, du côté du levant, il tourne franchement au sud-ouest, traverse le Ngourou, passe à Magnéra, où nous l’avons retrouvé sous le nom de Gombé Méridional, simple noullâ, dont les eaux n’ont de courant que pendant la force de la saison pluvieuse. De Magnéra, il coule dans la direction de l’ouest-nord-ouest ; et, avant de s’unir au Malagarazi, il reçoit la Mréra et le Mtambou, qui, après avoir arrosé la base des monts Rousahoua, prennent au nord-est pour le rejoindre, en glissant dans les parcs du Vinza.

La portion nord-est du Conongo n’est que le prolongement des plaines charmantes et boisées du Mouézi ; mais, en approchant du Caouendi, on voit surgir des masses énormes, qui envoient leurs eaux dans la Mréra.

Le Caouendi, pays accidenté, ayant de belles forêts, une faune et une flore abondantes, est, malgré la fertilité d’un sol qu’arrosent des myriades de ruisseaux, presque un désert.

Le Vinza se divise naturellement en deux parties : la méridionale est tourmentée, montueuse, déchirée de profonds ravins et coupée en tout sens par de brunes lignes de rochers nus. L’autre, située au nord du Malagarazi, forme, autant que nous avons pu le voir, une longue bande de terre plate, où le sol est pauvre et ne nourrit qu’une jungle clairsemée d’arbustes épineux, de gommiers, de tamariniers et de mimosas.

Le fleuve Malagarazi, dans sa partie supérieure, s’appelle Gombé septentrional ; je crois qu’il serait navigable depuis l’embouchure jusqu’à Ouillancourou ; il l’est, en tout cas, durant la saison pluvieuse.

Le Vinza touche vers le nord à l’Ouhha, dont les plaines découvertes nourrissent de grands troupeaux de moutons à large queue, et des bêtes bovines de la race qui a une bosse sur les épaules. Les chèvres y sont très belles. Le sol y est fertile et produit de belles récoltes de sorgho et de maïs. Le climat y est bon, et la chaleur modérée.

Les petits lacs, ou pour mieux dire les grands étangs de l’Ouhha, sont l’un des traits les plus frappants de la contrée. Ces étangs occupent de larges bassins de forme circulaire, et d’une faible profondeur. Il est évident qu’à une époque indéterminée, mais dont les traces sont nombreuses, une grande partie de l’Ouhha était couverte d’eau, et que la vallée du Malagarazi formait un bras du Tanguégnica. Un géologue trouverait dans cette région des sujets d’étude d’un immense intérêt.

Prenant à l’ouest, et franchissant la petite rivière du Sounazzi, nous arrivons dans le Caranga, dont la nature est des plus diversifiées. Au nord, sur la frontière de l’Ouhha, le pays est montagneux ; dans le midi, c’est une pente unie et longuement inclinée, couverte de teks de belle venue ; au centre, ce sont des collines, des ondulations dont les eaux rapides s’écoulent en ruisseaux transparents. Le sol est fertile ; la contrée, délicieuse.

De ces hauteurs, on descend dans la vallée du Liouké, qui appartient au pays de Djidji, district d’une fertilité sans égale et qui doit être désormais considéré respectueusement, car « l’endroit qu’un homme de bien a foulé de ses pas reste à jamais consacré. »

La nature a d’ailleurs accordé toutes ses faveurs à cet endroit devenu classique. Il n’est pas d’homme, si prosaïque qu’on le suppose, qui, au coucher du soleil, puisse contempler le tableau qu’offre à ses regards le pays de Djidji sans être remué jusqu’aux moelles. Les couleurs éthérées dont le ciel resplendit, le rose, l’azur, le safrané et le violet, vont et viennent avec une rapidité magique ; de larges bandes, des lignes ténues, les cirrhus, les cumulus, sont transformés en or bruni et flamboyant. Leur éclat se réfléchit sur la muraille gigantesque d’un noir-bleu qui, à l’occident, borne le Tanguégnica ; il révèle ces montagnes, dont le sombre voile cachait les merveilles ; répand sur elles des teintes du rose le plus doux et les inonde d’un flot de lumière argentée.

De toutes les peuplades de la région que nous venons de décrire, la plus remarquable est celle des Mouéziens. Le type du Mouézien est un homme de grande taille, qui a la peau noire, les jambes longues, et une figure de bonne humeur, où s’épanouit un large sourire. Il porte, au milieu des incisives de la mâchoire supérieure, un petit trou qu’on lui a fait dans son enfance pour indiquer sa tribu. Ses cheveux, divisés en tire-bouchons, lui tombent sur le cou. Sa nudité presque entière, montre des formes qui serviraient de modèle pour un Apollon noir.

Il est né commerçant et voyageur ; c’est le Yankee [2] de l’Afrique.

Sa tribu a le monopole du transport des marchandises ; et cela depuis les temps les plus reculés. C’est le cheval, le mulet, le chameau, la bête de somme que recherchent avidement tous ceux qui veulent passer de la Mrima dans les régions du centre. Les Arabes ne vont nulle part sans lui ; et, sans lui, l’explorateur de race blanche ne pourrait pas voyager..

En caravane, il est docile et poltron ou fanfaron ; chez lui, d’humeur joyeuse, trafiquant pour son compte, plein de finesse et d’habileté ; aventurier, audacieux et sans scrupules, il devient alors le bandit de Mirambo. Dans le Conongo et dans le Caouendi, il est chasseur ; dans le Soucouma, pasteur et de plus fondeur, forgeron et armurier ; dans le Londa, énergique chercheur d’ivoire ; sur la côte, frappé d’étonnement et de respect. Malheureusement cette race diminue, ou bien elle émigre. Il y a d’ailleurs trop de causes pour en expliquer l’amoindrissement : d’une part, l’état de guerre permanent qu’entretiennent les rivalités des Arabes et des chefs ; de l’autre, les fatigues, les misères du voyage. Sur dix crânes que l’on rencontre dans le sentier des caravanes, huit au moins appartiennent à des hommes du Mouézi. Enfin, l’esclavage, avec ses horreurs, ajoute à leur extermination ou les démoralise.

Les habitants du Conongo et du Caouendi me paraissent être de la même race que ceux du Mouézi : leurs manières et leurs coutumes sont identiques, et ils parlent la même langue.

Mais, dès qu’on a passé le Malagarazi, on trouve dans le Vinza une peuplade différente, et dont les mœurs et les usages sont ceux des habitants du pays de Djidji et des hommes qui bordent au nord le littoral de Tanguégnica.

Ce n’est enfin que sur la côte occidentale de ce lac qu’on trouve des cannibales.

Nous finirons après avoir donné ces explications destinées à faire mieux comprendre la carte dont notre volume est accompagné. Elles auraient pu contenir plus de détails ; mais elles suffisent à faire connaître la distribution géographique et ethnographique des régions que nous avons parcourues, ainsi que la nécessité d’y substituer le commerce des denrées et des produits, naturels ou fabriqués, à celui des esclaves ; l’instruction à l’ignorance, la civilisation à la barbarie. Un tel but, légitime tous les frais d’argent, d’hommes et de souffrances que peuvent coûter les voyages, les missions, les colonisations et les entreprises du commerce et de l’industrie.


FIN
  1. Le mot route ne doit s’entendre ici que de la direction prise pour aller d’un endroit à un autre, et ne désigne jamais, dans cette région, qu’une piste de vingt ou trente centimètres de large ; « piste frayée par l’homme dans la saison des pluies, et qui, suivant l’expression locale, dit Burton, meurt pendant la saison des pluies, c'est-à-dire s'efface sous une végétation exubérante. Dans la plaine déserte, la route présente quatre ou cinq lignes tortueuses ; dans les jungles, c’est un tunnel hérissé de grappins qui arrêtent les porteurs ; près des villages, elle est barrée par une estacade ou par une haie d’euphorbe. Quand la terre est libre, le sentier s’allonge par mille détours ; dans les endroits féconds, il se traîne au milieu des grandes herbes, traverse des marécages, des lits vaseux, aux berges escarpées ; et, miné par les insectes et par les rongeurs, devient un piège perpétuel. Dans la montagne, il disparaît au fond des ravins, s’arrête en face des côtes abruptes et se métamorphose en échelle de racines et de quartiers de roche mouvants. Ailleurs il est encore plus mauvais, et souvent on ne le reconnaîtrait pas sans les points de repère qui l’émaillent : arbres flambés ou écorcés, tessons de poteries et de gourdes, crânes et cornes de bœufs ou d'animaux sauvages, arcs et flèches tournés du côté de l’eau, portails en joncs, plates-formes, barricades, arbustes couronnés d’herbes, coiffés de coquilles d’escargots, etc. Dans les carrefours, une branche mise en travers, ou bien une ligne faite avec le pied indique le chemin qu’il faut prendre ; la ligne s’efface, la branche s’écarte ; on croit les voir où elles ne sont pas, on va de confiance et l’on s’égare. » (Burton, Voyages aux grands lacs.) (J. Belin de Launay)
  2. Surnom de l’Américain des États-Unis dont la maxime est « Va de l'avant. » (J. Belin de Launay)