Comment nous ferons la Révolution/5

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Chapitre V

LES FUNÉRAILLES DES VICTIMES


Les obsèques des malheureux, tués au cours de la manifestation du dimanche, avaient été fixées au mercredi. Avec l’assentiment des familles, leurs corps étaient restés à la Maison des Fédérations.

Le gouvernement ne s’était pas interposé. Il avait pris d’importantes mesures de précaution : il avait amoncelé des forces considérables, en ayant soin de les dissimuler dans les rues adjacentes, sur tout l’itinéraire que devait suivre le cortège. Il était, d’ailleurs, optimiste : ses prévisions étaient qu’à l’occasion des obsèques, l’arrêt du travail atteindrait son point culminant, pour décroître ensuite…

La journée commença dans une atmosphère endeuillée. Les journaux n’avaient pas paru et, d’autre part, des corporations qui, hier, n’avaient pas bougé se joignaient au mouvement. Entre autres, les postiers et les télégraphistes avaient suspendu le travail, les téléphones ne fonctionnaient qu’à demi et, sur les voies ferrées, un personnel très restreint était demeuré seul en fonctions.

La ville entière s’harmonisait donc avec la cérémonie funèbre qui se préparait.


Le lieu du rendez-vous, rue Grange-aux-Belles, rendant la concentration difficile, la formation du cortège s’effectua place du Combat. Mais, bien avant l’heure convenue, l’affluence était énorme. Les syndicats avaient fixé des points d’assemblement à leurs membres sur les quais du canal, les rues avoisinantes, les boulevards extérieurs. Aussi, partout grouillait une multitude innombrable d’où, en bourdonnements de colère, jaillissaient des imprécations, des malédictions contre le Pouvoir.

Derrière les corbillards, qui disparaissaient sous des amoncellements de couronnes, après les familles, après les délégations, cette masse énorme prit rang. Et le cortège s’ébranla. C’était un flot humain qui s’écoulait, s’enflant à tous les carrefours d’afflux nouveaux. Sur cet océan de têtes, d’où n’émergeaient que les taches rouges et noires des bannières et des drapeaux, se répercutaient, en roulements de tonnerre, des mugissements de haine, des clameurs de vengeance.

Cela cadrait peu avec l’optimisme gouvernemental. La passion de lutte, la fougue de révolte qui, pour l’instant, s’extériorisait de trois cent mille poitrines en éjaculations coléreuses, n’allait-elle pas éclater formidablement, si un choc, un incident, y donnait prétexte ?

C’était d’autant plus à redouter que, dans les quartiers. traversés pour se rendre au cimetière de Pantin, on sentait le cœur des faubourgs battre à l’unisson de celui de la masse qui suivait le cortège. À toutes les croisées, des grappes humaines saluaient, répondant aux clameurs de la foule par des cris de vengeance.

Et quand, après une brusque accalmie, en un rythme grandiose, les strophes grondantes de l’Internationale déferlèrent sur l’interminable cortège, on eut la sensation que la chanson se muait en acte, — que la « lutte finale » qu’elle annonçait n’était pas pour demain, mais pour aujourd’hui, pour tout de suite… Alors, sur cet océan humain passa le frisson des émotions décisives ; chacun fut secoué jusqu’au plus profond des moelles.

Mais, nul obstacle ne gênait la marche, — armée et police étant de plus en plus invisibles — le cortège continua sa route, roulant ses flots tumultueux jusqu’au cimetière.

Là, au bord des fosses, brefs et vigoureux furent les discours. Nul ne songeait à phraser. Et d’ailleurs, au delà des quelques milliers d’auditeurs pouvant entendre, s’amoncelaient les foules auxquelles ne parvenaient même pas le bruissement des paroles. En exclamations qui sourdaient en sanglots, en termes hachés que ponctuaient les poings levés, les uns après les autres, les orateurs conclurent par un serment qui, sous le ciel bas et gris, se répercuta en violentes approbations : la grève n’aurait ni fin ni trêve que le gouvernement n’ait capitulé, qu’il n’ait avoué son crime, qu’il n’ait frappé les meurtriers des victimes pleurées par le peuple.

Maintenant, le flot refluait sur Paris, — comme la marée montante qui, en un jour de tempête, vient battre les côtes. Par vagues colossales, les groupes s’avançaient, toujours frémissants, toujours en tension de révolte.

Les autorités eurent le tort de passer d’une extrême réserve à une confiance provocatrice ; elles se départirent de la prudence qu’elles avaient observée jusque-là et s’avisèrent de mesures qui exaspérèrent les manifestants.

Au lieu de continuer à rester terrée, invisible, la force armée, flanquée des agents de police, reçut l’ordre d’effectuer des barrages, de défendre l’accès de certaines voies, de canaliser la foule à sa rentrée dans Paris, — de manière à la couper, à la morceler.

En tout autre moment, cette manœuvre d’éparpillement et d’aiguillage eût été subie sans trop de protestations. À l’heure actuelle, il n’en pouvait être ainsi, la nervosité et la surexcitation des manifestants avait atteint trop d’acuité. Cette masse était si profonde, si compacte ; elle était animée d’une telle force d’impulsion que c’était folie de prétendre la disperser ou simplement l’endiguer. Les barrages qu’on lui opposa furent rompus, traversés.

La foule s’avançait en rangs tellement serrés qu’il lui était impossible de reculer, l’eût-elle voulu. Elle allait devant elle, avec une impétuosité irrésistible : comme un coin formidable, elle s’enfonça dans la masse armée, — et les troupes durent céder sous sa poussée. L’infanterie rompit ses rangs avec d’autant plus de facilité que les corvées qui lui étaient imposées commençant à lui répugner, elle n’obéissait plus qu’en rechignant et avec indolence. Quant à la cavalerie, elle fut paralysée par le flot humain, entourée, submergée !…

Mais, lorsque les manifestants qui, en face des soldats, avaient fait preuve de modération, se buttèrent contre les sergents de ville, ils foncèrent furieusement.

Sur la police se condensaient toutes les colères ! Sur elle on voulait venger le meurtre de ceux qu’on venait de conduire au champ de repos ! C’était elle qu’on trouvait toujours en travers de sa route !… Aussi, contre elle la lutte s’engagea avec rage et les revolvers, sur lesquels depuis le matin les mains se crispaient, sortirent des poches.

Les chefs comprirent un peu tard qu’il fallait laisser passer l’ouragan.


Ces bagarres, pour vives et violentes qu’elles fussent, n’étaient pourtant qu’un incident, soulignant la gravité de ce fait autrement considérable : l’accentuation de la grève.

Les espérances caressées par le gouvernement s’effondraient ; la fin de la journée fut marquée, non par la détente qu’il avait espérée, mais par une recrudescence dans l’arrêt du travail.

Dans la soirée, des réunions nombreuses se tinrent. Chaque syndicat avait convoqué ses adhérents en des assemblées particulières, afin de délibérer sur la situation, d’examiner la portée du mouvement et d’aviser sur l’attitude qu’il convenait d’observer.

Les plus importantes de ces réunions furent celles tenues par les travailleurs des divers réseaux des chemins de fer ; par les postiers et les télégraphistes et aussi par les diverses catégories de travailleurs municipaux.

Les réunions du personnel des chemins de fer, où dominaient les ouvriers de la traction, décidèrent que la grève, qui chez eux n’était pas encore généralisée, par suite de flottements et d’hésitations regrettables, devait se continuer et se poursuivre jusqu’à ses conséquences extrêmes. Les mesures furent prises pour que le mouvement ne restât pas circonscrit au rayon parisien, qu’il s’étendit d’un bout à l’autre des réseaux et pour que fussent entravés, aussi complètement que possible, le départ et la marche des trains.

Aux assemblées des P.T.T., une nouvelle circula qui stimula tous ceux qui eussent pu être indécis : on apprit que le gouvernement, dès la suspension momentanée du service, avait envisagé le recours à des mesures coercitives. À cette menace, il fut répondu par des décisions catégoriques : la cessation du travail, qui n’avait qu’un caractère momentané, fut transformée en mouvement de grève. Ceci convenu, de suite, on se préoccupa des précautions indispensables, pour rendre inefficace tout effort de rétablissement des services, soit avec l’aide de faux frères, soit grâce à la main d’œuvre militaire.

Les résolutions que prirent les travailleurs municipaux n’étaient pas moins énergiques, quoique d’un ordre plus particulier : tous se prononcèrent pour la grève illimitée sans fixation de durée. Seulement, suivant les catégories, la tactique de boycottage qui avait reçu déjà un commencement d’application fut confirmée. Par cette mise à l’index, les quartiers bourgeois seraient atteints sans restriction, tandis que les quartiers ouvriers seraient un peu allégés et ne subiraient pas tous les inconvénients de la grève.

Ces délibérations infirmaient l’optimisme des dirigeants. Ils avaient supputé que, dans les grands services publics, le travail recommencerait après un arrêt de vingt-quatre heures. Il n’en était rien ! Au contraire, les ouvriers de ces services s’associaient complètement à leurs camarades.


Lorsque, dans les réunions multiples tenues par les divers syndicats, ces décisions furent connues, des acclamations frénétiques les accueillirent. En toutes, d’ailleurs, des résolutions de même ordre étaient prises. En toutes, il était convenu de continuer la grève à outrance, de persister dans la lutte jusqu’à ce qu’il soit donné satisfaction au peuple endeuillé.

La satisfaction exigée, on ne la bornait plus à une simple capitulation du gouvernement, dont, à bien considérer, la portée eût été surtout morale. Sur la grève de solidarité, se greffait la grève revendicatrice, — pour être plus exact : la grève sociale.

En ces réunions, où s’élaboraient les actes de demain, des paroles graves furent prononcées. Tandis que certains rappelaient et ré exposaient les revendications nombreuses, jusque-là présentées sans succès, — et ajoutaient que l’heure était propice pour les formuler à nouveau, — d’autres voyaient plus loin : ils proclamaient la capacité administrative de la classe ouvrière ; affirmaient que l’heure psychologique était proche et qu’il fallait, dès maintenant, envisager l’aléa de la déchéance capitaliste.

Aux fournaises des réunions, où se surchauffaient les cerveaux et où, à la flamme de la réalité surgissaient et s’épuraient les idées, à côté des timides qui hésitaient sans cesse, il était des impatients qu’exaspérait la lenteur des événements. Ceux-là trouvaient trop courtes les enjambées ; ils rêvaient de doubler les étapes. Dans leur ardeur surexcitée, ils morigénaient ceux qui marquaient quelque indécision ou réticence, leur démontrant que dans les circonstances actuelles la meilleure des prudences était d’agir vite.

De ce choc d’idées, de ce malaxage de projets : thèse de l’organisation du combat et de la résistance, thèse de la lutte pour des revendications restreintes et parcellaires, thèse de l’extension révolutionnaire de la grève et de la nécessité de sa conclusion expropriatrice, — de tout cela se dégageait un amalgame qui constituait une phase nouvelle du conflit.

Le peuple faisait un pas en avant dans la voie de la révolution : la période de grève de solidarité et purement défensive finissait, et on voyait luire les premiers rayons de la grève offensive, dont les traits de feu illuminaient l’horizon de lueurs d’incendie.

Ce qui rendait plus redoutable ce bouillonnement de révolte, c’est que l’effervescence n’était pas restreinte à Paris : la province était à son diapason ; elle n’avait plus de leçons de révolutionnarisme à prendre de la capitale, elle n’attendait pas son signal pour l’action : l’agitation n’y était pas moindre.