Conférence sur le coloris

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Texte établi par André Fontaine, Albert Fontemoing (p. 53-68).

CONFÉRENCE SUR LE COLORIS
DE DESPORTES


Le procès de la couleur et du dessin est de ceux qui ne finissent pas : nous le retrouvons, tout à fait à la fin du XVIIe siècle, dans les ouvrages de Roger de Piles, qui est un partisan du coloris ; au XVIIIe siècle, l’Académie elle-même semble se prononcer en faveur de la couleur. Les archives de l’École des Beaux-Arts renferment deux conférences de Desportes sur le Dessin et le Coloris[1] ; on verra par le ton général que si la cause de la couleur n’est pas entièrement gagnée, elle a fait du moins de grands progrès. À quelle date furent prononcés ces discours ? L’auteur déclarant que l’École Française « s’est distinguée depuis plus d’un siècle dans le coloris », nous croyons qu’ils se placent cent ans environ après la fondation de l’Académie de Peinture.

La conférence sur le Dessin ne nous fait rien connaître de bien nouveau. L’auteur distingue dans cet art « deux parties, dont j’appellerai l’une, dit-il, en quelque sorte matérielle et mécanique et qui consiste dans la justesse de l’œil et la liberté de la main, dans la précision des mesures et la correction des contours fondées réciproquement sur la connaissance de la géométrie, de la perspective et de l’anatomie ; la seconde que j’appellerai spirituelle et qui donne la vie à la première, consiste dans le bon goût, l’élégance, la grâce et les passions de l’âme en tant qu’elle a rapport au dessin. »

L’auteur montre très justement la nécessité d’acquérir de bonne heure une grande facilité de main et une connaissance sérieuse du métier. Puis il passe à la partie « spirituelle », dans laquelle il ne voit pas autre chose que « le bon goût, l’élégance, les grâces et l’expression des passions ». Il convient de retenir la définition du bon goût qui montre comment les artistes comprenaient encore l’étude de la nature. « Le bon goût dans le dessin, comme en toute autre chose, n’est pas facile à définir, quoiqu’il se fasse aisément apercevoir à ceux qui n’en sont pas entièrement dépourvus. C’est en général un discernement fin et délicat qui fait sentir à la vue des objets ce qu’ils ont de plus beau, de plus piquant, de plus convenable à imiter, et qui saisit, pour ainsi dire, en volant, les tours les plus heureux ou les grâces passagères que la nature toute simple présente quelquefois, mais mêlés avec des défauts que ce même bon goût fait éviter. Le bon goût du dessin consiste premièrement dans le choix des plus belles proportions, et sur cela on trouve de grands secours dans les sculptures antiques qui ont formé le goût des plus grands dessinateurs. Peut-on faire mieux que de puiser, dans cette source de beautés consacrées par l’approbation de tant de siècles, le choix délicat des proportions les plus élégantes, selon la convenance des sujets représentés ? Un dieu, un héros, un homme ordinaire y sont désignés par des caractères propres et distinctifs, par des proportions plus robustes ou plus délicates. C’est de ces chefs-d’œuvres qu’il faut apprendre à bien choisir la nature dans son infinie variété, à la consulter sans cesse pour varier comme elle, ainsi qu’à donner à chaque objet noble ou rustique tout l’agrément dont il est susceptible dans son genre. Il faut étudier aussi d’après l’antique non seulement la précision, mais encore l’élégance des contours que l’on peut dire être au dessin ce que les tours heureux sont aux pensées. Le bon et le mauvais écrivain ont souvent le même fond d’idées ; c’est le tour qui les distingue. »

Nous donnons dans son entier la conférence sur le coloris, qui marque bien l’état de la question près d’un siècle après la discussion des Champaigne et de Blanchard.

LE COLORIS

Les prérogatives admirables et bien fondées du dessin considéré dans la totalité des parties estimables qui le composent, jointes à son utilité reconnue et très universelle, ont prévenu justement en sa faveur toutes les personnes éclairées et savantes qui en font cas, principalement quand il est encore accompagné d’une invention ingénieuse et abondante, comme il paraît chez les grands maîtres des écoles de Florence et de Rome. On sait encore que c’est aux restes précieux de sculpture antique échappés au temps et aux Barbares, destructeurs de l’empire Romain, qu’on doit pour ainsi dire la résurrection de la peinture et de la sculpture ; et par conséquent c’est au dessin que l’honneur en est dû, puisqu’il brille dans ces chefs-d’œuvre avec tout son éclat.

C’est par le dessin et la composition que Léonard de Vinci, Michel-Ange et Raphaël se sont acquis une si grande réputation dans le monde, et c’est le dessin seul que nos premiers peintres français allaient étudier en Italie d’après ces fameux peintres. Le Poussin même, le Raphaël français, enthousiasmé des beautés de l’antique, mettait le dessin au-dessus du coloris. D’un autre côté, Vouet, qui a été le maître de tous nos habiles artistes, les a tous infectés de sa manière triviale et maniérée. Enfin le coloris a été longtemps ignoré que dis-je ? on en faisait peu d’état. Les brillants ouvrages de l’École de Venise auraient bien du détruire ce préjugé invétéré et inconcevable. Car enfin est-il rien de plus bizarre que cette idée de la peinture sans couleur ? et peut-on appeler peintres ces anciens Italiens et Français, dont la couleur parait moins avoir pour but d’imiter celle de la nature que d’en rappeler tout au plus un léger souvenir, et dont les tableaux, si l’on ose le dire, ne sont guère au-dessus des simples camaïeux ?

On alléguerait en vain, pour donner la préférence au dessin, que la couleur ne peut subsister sans lui, et qu’étant le fondement de la peinture, il est plus noble que ce qu’il soutient. C’est comme si l’on disait, en voyant un beau morceau d’architecture, que ce qu’on en doit le plus admirer, ce sont les fondations, Il faut pourtant convenir qu’on est bien revenu de ce préjugé. L’École Française a reconnu le prix du coloris ; elle s’y est distinguée depuis près d’un siècle, et s’y distingue encore de nos jours avec gloire et sans préjudice du dessin, dans la ferme persuasion que ce sont deux parties très essentielles l’une et l’autre, et à peu près d’une égale nécessité.

Ainsi, après avoir osé produire mes idées sur le dessin, je crois pouvoir hasarder quelques remarques sur le coloris et le clair-obscur, qui sont à la vérité inséparables en opérant, mais qu’il faut pourtant séparer en écrivant, pour les traiter avec ordre ; c’est ce que je vais essayer en commençant par la couleur, qui paraît nécessairement unie à la lumière et l’ombre dans chaque objet en particulier, me réservant à traiter à part de la distribution des lumières et des ombres par rapport à l’effet du tout ensemble.

Pour conserver plus de simplicité dans mes remarques sur le coloris, j’y garderai le même ordre qu’en parlant du dessin, et je suivrai les mêmes divisions qui seront : la justesse des tons et la correction de la couleur locale, ensuite le bon goût de couleur en général, son élégance particulière, la grâce du pinceau et l’achèvement de l’expression des passions de l’âme commencée par le dessin.

La justesse des tons consiste à éclairer avantageusement les objets et à bien imiter les différents degrés des lumières, des demi-teintes, des ombres et des reflets. C’est par cette justesse de tons qu’on parvient à anéantir la superficie plate de la toile, à donner de la rondeur et du relief aux objets et à les faire sortir du tableau ; mais, pour rendre complète cette illusion aimable, il faut joindre à la justesse des tons la correction des couleurs locales. Cette correction, chez ceux qu’on a appelés les grands maîtres, n’est rien moins que commune, et celle du dessin est bien moins rare que la première. Ceux mêmes de la plus grande réputation, comme Michel-Ange, Jules Romain et plusieurs autres, n’ont eu, la plupart, qu’une certaine routine de teintes générales, toujours les mêmes et quelquefois même sauvages, triviales, sans vérité et sans variété. On a depuis vu des peintres, habiles d’ailleurs, lesquels ont suivi ces mauvais exemples trop autorisés, chez qui cette première habitude était si forte, qu’en travaillant même d’après nature, ils ne la voyaient plus qu’au travers de ce verre défectueux, et comme ils avaient pris mal à propos la coutume de la peindre. Cependant la vérité est la base de la peinture : rien n’est beau comme le vrai ; le vrai seul est en droit de plaire à tous, connaisseurs et autres ; il est le but de toutes les sciences, mais il doit briller éminemment dans l’art de peindre. Les autres arts ne font qu’en rappeler les idées ; mais la peinture le rend présent et ne tend pas à moins qu’à faire prendre son imitation pour la réalité même.

Il ne faut pas croire pourtant qu’il suffise d’imiter servilement le naturel tel que le hasard le présente. Comme il faut en dessinant faire un choix de belles formes, il en faut faire un des couleurs les plus favorables à l’imitation. C’est au bon goût à faire ce choix, et selon ce qui peut produire un meilleur effet, et selon la convenance du sexe, de l’âge et des conditions. La chair délicate des femmes, des enfants, doit être peinte différemment de celle des hommes : un Hercule n’est pas colorié comme un Adonis, ni Vulcain comme Apollon ; Vénus et les Grâces doivent être distinguées par la beauté des couleurs, comme par celle des traits du visage et des proportions du corps.

C’est alors qu’on exige, s’il est permis de le dire, l’élégance du coloris ainsi que celle du dessin ; cette élégance consiste encore dans l’heureux assemblage de plusieurs couleurs rompues, amies et voisines les unes des autres, qui, ayant de l’union et de la sympathie entre elles, sont soutenues par des couleurs fortes et brunes, comme dans la musique les sons doux et les accords sont soutenus par les basses. Il y a de l’élégance dans les passages insensibles d’un ton à un autre, dans la comparaison qui fait valoir les couleurs, dans les oppositions, dans ce qu’on appelle la perspective aérienne, qui n’est autre chose que l’altération des couleurs par l’interposition de l’air. Elle est plus ou moins sensible selon qu’il est plus pur ou plus épais, et se fait mieux remarquer en pleine campagne que dans un lieu fermé. Les divinités que l’on représente sur des nuages, et qui sont pénétrées de la lumière céleste, doivent en participer plus que les objets terrestres mais c’est surtout dans les paysages qu’il faut s’attacher à bien peindre l’air qui est entre l’œil et les objets éloignés.

Il y a enfin de l’élégance dans la communication des couleurs et des lumières, au moyen des reflets qui concourent à l’harmonie avec les diverses couleurs des draperies et étoffes, auxquelles on donne les tons arbitraires qui conviennent à l’accord général, à l’exemple de Paul Véronèse qui en a fait cet excellent usage, joignant l’élégance des coloris à la grâce du pinceau.

Il n’est pas douteux que le peintre doit tâcher de répandre cette grâce sur ce qu’il peint comme sur ce qu’il dessine, imitant en cela le Corrège dont on a dit que le dessin, quoique incorrect, était tracé par les Grâces, et que le pinceau paraissait manié par la main d’un ange. Il est même important, pour être bon coloriste, d’avoir un pinceau gracieux, libre et léger, parce que les couleurs qui ne sont point trop agitées et tourmentées par une main pesante, en conservent bien mieux leur fraîcheur et leur vivacité, et les touches paraissent plus spirituelles et plus faciles. Car les hommes sont singuliers ; ils ne se contentent pas du bon : ils ne veulent pas sentir la peine qu’on a prise à le faire. Cependant on ne peut bien faire sans peine : mais l’artiste prudent, après avoir bien travaillé le dessous, peut cacher son travail par des touches libres, convenables au caractère des objets ; ces touches, en effet, égaient l’ouvrage, semblent lui donner plus de feu et de vie : elles font partie des grâces du pinceau.

On exige de même qu’il n’existe rien de gêné ni de forcé dans l’expression des passions. Je suppose que le dessin en a tracé savamment les traits, mais il faut leur donner l’âme du coloris. C’est le coloris qui marque le véritable tempérament des personnes, si important pour la ressemblance des portraits. On sait que la colère et la honte font monter le sang au visage qui paraît enflammé ; la crainte le fait retirer auprès du cœur et abandonner les extrémités ; alors le visage reste pâle et défait. Dans la tristesse, il est plombé, et livide dans le désespoir. Rubens a bien observé ces délicates nuances dans Marie de Médicis qui vient de mettre au monde Louis XIII[w 1] ; les traits expriment avec art la douleur et la joie réunies ; mais la rougeur des yeux et la couleur du visage y ajoutent infiniment. Enfin, c’est surtout au coloris qu’il appartient de représenter la pudeur, que quelques-uns ont appelée le vermillon de la vertu, et de donner la vie aux traits formés par le dessin pour exprimer toutes les passions.

Ces avantages du coloris suffiraient pour en rendre recommandable l’étude approfondie mais comme il ne suffit pas, pour faire un beau tableau, que chaque objet soit bien peint et bien éclairé en particulier, et qu’il doit concourir à l’effet général, il faut joindre à la couleur l’intelligence du clair-obscur pour parvenir à la beauté du tout ensemble.

Il semble qu’on ne puisse donner d’idée plus sensible du clair-obscur qu’en citant la fameuse grappe de raisin du Titien, dont tous les grains exposés à la lumière font une masse claire et ceux qui en sont privés une masse brune, au lieu que les grains dispersés ayant chacun leur lumière et leur ombre fatigueraient la vue en la divisant. Le clair-obscur n’a presque point été connu de la plupart des grands maîtres d’Italie, non plus que le coloris ; l’un et l’autre sont à peu près de même date, et ce sont les grands coloristes de Venise, le Giorgione et le Titien, qui l’ont inventé et pratiqué. Polidore de Caravage, disciple de Raphaël, quoique fort attaché aux antiques, en a connu le mérite. On voit, dans ses belles frises peintes de blanc et de noir, ou dans les estampes qui en ont été gravées, qu’il a disposé ses groupes par masses de lumière et d’ombre avec un art infini. Otto Venius, maître de Rubens, a fait connaître le clair obscur en Flandre mais Rubens s’en est toujours fait un principe perpétuel et décidé, et il en a si bien fait sentir l’utilité dans ses grands ouvrages, que tous les peintres des Pays-Bas l’ont suivi, et se sont rendus célèbres par cette partie, qui semble presque inséparable du bon goût de couleur auquel ils se sont attachés avec tant de succès. L’expérience est un grand maître, et l’effet enchanteur des tableaux de ceux qui ont possédé l’intelligence du clair-obscur pouvait suffire pour exciter à l’acquérir ceux qui courent la carrière de la peinture, d’autant plus qu’il est aisé de remarquer que cette partie sert à faire valoir et à mettre dans un beau jour les autres parties de ce bel art. Dans ceux qui l’ont négligée, on aperçoit bien, à la vérité, en les regardant avec attention, de grandes beautés de détail ; mais il y a toujours dans le tout ensemble une froideur, une espèce d’insipidité qui n’invite point le spectateur à venir admirer. L’intérieur du bâtiment est beau, mais la façade ne donne pas le désir d’y entrer.

Outre tant de conséquences naturelles qu’on peut tirer de tant d’expériences réitérées en faveur du clair-obscur, on peut y joindre encore des raisons philosophiques et frappantes tirées de la nature même de l’homme, de l’analogie des sens et de l’uniformité des principes des autres parties de la peinture.

Les hommes ne peuvent penser attentivement qu’à une seule chose à la fois ; s’ils veulent penser à plusieurs, leurs idées se brouillent et se confondent. De là vient la règle établie de l’unité d’action dans les pièces de théâtre et que le peintre doit observer dans ses compositions. Les yeux du corps, comme ceux de l’esprit, ne veulent point de distraction ni de partage, et ne voient avec plaisir un tableau que quand le tout ensemble forme une espèce d’unité d’objet.

À l’égard de l’analogie des sens, je ne parlerai que de ceux de la vue et de l’ouïe. Si plusieurs personnes parlent séparément ou chantent différents airs dans un même lieu, il est certain qu’on ne sait auquel entendre et qu’on n’entend réellement rien. Si l’on jette les yeux sur une prairie émaillée de mille et mille fleurs, il est sûr qu’on n’en distingue précisément aucune, et qu’on ne voit qu’une masse brillante, mais confuse.

Reste l’uniformité des principes de toutes les parties de l’art. Je ne citerai que le principe le plus général qui est la nécessité du bon choix dans tous les objets visibles. Le compositeur doit choisir des sujets favorables et des dispositions heureuses, le dessinateur doit faire choix des plus belles formes ; on a vu que le naturel simple et pris au hasard ne suffit pas au coloriste ; pourquoi ne ferait-on pas un choix judicieux des lumières et des ombres pour les distribuer d’une manière avantageuse, et sur les objets particuliers, et sur la totalité de ces mêmes objets, pour en former un beau tout ensemble ?

Cependant si l’on suivait grossièrement et trop à la lettre le principe de la grappe de raisin, il en résulterait sans doute trop de ressemblance entre les tableaux dans cette partie, et l’on n’ignore pas que la répétition est mère de l’ennui. Ce n’est donc pas assez de posséder cet art, il faut encore avoir celui de le cacher. Outre les reflets au moyen desquels ou peut faire voir les objets comme éclairés, quoique d’un ton plus sourd, on peut faire glisser dans les masses d’ombre des communications de lumière qui céderont toujours à la principale par leur peu d’étendue. On peut avoir recours au corps des couleurs pour introduire des masses brunes dans les masses claires qu’elles feront briller par opposition, comme ferait celle d’un nègre auprès d’une chair tendre et délicate, de toutes sortes de draperies dont les couleurs brunes subsistent exposées à la lumière. Les animaux, les fleurs et les fruits fournissent beaucoup de couleurs claires ou brunes qu’il ne faut que savoir arranger avec art pour en tirer l’effet attendu. On fait encore usage avec succès des ombres accidentelles, c’est-à-dire dont la cause est hors du tableau, pourvu qu’elles soient vraisemblables, comme dans le paysage où les nuées produisent naturellement ces effets qui servent à faire fuir les divers terrains. Mais il faut éviter ces prétendus repoussoirs amenés par force et sans vérité, ne point sacrifier aux ombres les plus noires les trois quarts d’un tableau pour faire briller l’autre, et sur toutes choses ne jamais altérer la vérité des couleurs locales, sous quelque prétexte que ce soit, et ne point oublier que le premier, le suprême mérite de la peinture est la ressemblance exacte et fidèle aux objets qu’on représente.

Tout cela prouve qu’il faut beaucoup d’industrie pour cacher l’artifice du clair-obscur.

La véritable essence de la peinture étant l’imitation de la nature visible, et la nature n’étant visible que par la lumière et la couleur, on ne peut nier que l’art du coloris soutenu par celui du clair-obscur ne mérite de la part des peintres toute l’application dont ils sont capables. Ceux qui s’adonnent aux genres particuliers sont d’autant plus obligés à s’efforcer de les acquérir et de briller par cette magie de l’art qu’ils n’ont pas, comme les peintres d’histoire, de quoi suppléer à son défaut par les beautés savantes de la composition que beaucoup de personnes d’esprit et de savoir ont certainement tort de regarder comme la seule partie spirituelle de la peinture. Je le répète encore : il faut du moins (si l’on ose le dire) une aussi grande quantité d’esprit, quoique d’une autre espèce, pour apprendre cette magie que pour réussir dans le dessin et la composition. Cette partie est d’autant plus difficile qu’elle dépend de la physique la plus fine et la plus abstraite, qu’elle ne peut avoir de règles absolument fixes, attendu qu’elles varient selon les circonstances innombrables, et qu’enfin elle demande à chaque tableau les ressources nouvelles d’un génie toujours heureux et qui ne s’épuise jamais. On sait que c’est par cette partie que les bons tableaux vénitiens et flamands sont admis avec estime dans les cabinets des curieux et sont achetés très chèrement.

Après l’éloge du coloris, il semble qu’il faudrait parler de sa pratique ; mais, comme chacun a la sienne, on n’en peut rien dire de précis ni par conséquent d’utile ; au reste, quoique je me sois conformé avec regret à l’usage de ceux qui ont écrit sur la peinture et qui ont toujours évité de parler des peintres vivants, sans doute pour de bonnes raisons, n’ayant cité que les anciens, je ne puis m’empêcher d’avertir les étudiants qu’ils trouveront d’utiles instructions chez les artistes de nos jours, spécialement sur le coloris. Outre la raison tirée de leur habileté, j’y joins celle d’y trouver les principes plus clairs et plus débarrassés dans des tableaux nouvellement peints que dans les anciens, dont le temps a changé plus ou moins les teintes. De plus, pour ce qui concerne la pratique, si ceux qui les enseignent permettent qu’ils voient leurs ouvrages commencés, comment ils les ébauchent et préparent les dessous avant de finir et de donner les dernières touches, il est certain que les élèves apprendront plus en les regardant faire et en pratiquant sous leurs yeux qu’ils n’apprendraient dans tous les livres du monde.

  1. Le manuscrit ne porte pas expressément le nom de Desportes ; mais l’écriture, très originale et reconnaissable, ne laisse aucun doute sur la personnalité de l’auteur.
  1. Note Wikisource : voir La Naissance du dauphin à Fontainebleau, tableau du cycle de Marie de Médicis, conservé au Louvre.