Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/XXI

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CHAPITRE XXI.

Des événemens causés par la séance royale du 23
juin 1789.

LES prédictions de M. Necker ne furent que trop réalisées et cette séance royale, contre laquelle il s’étoit élevé avec tant de force, eut des suites plus déplorables encore que celles qu’il avoit prévues. À peine le roi fut-il sorti de la salle, que le tiers état, resté seul en permanence, déclara qu’il continueroit ses délibérations sans avoir égard à ce qui venoit de se passer. Le mouvement étoit donné ; la séance royale loin d’atteindre le but qu’on se proposoit, avoit augmenté l’élan du tiers état en lui offrant l’occasion d’un nouveau triomphe.

Le bruit de la démission de M. Necker se répandit, et toutes les rues de Versailles furent remplies à l’instant par les habitans de la ville qui proclamoient son nom. Le roi et la reine le firent appeler le soir même de la séance royale et lui demandèrent tous les deux, au nom du salut de l’état, de reprendre sa place ; la reine ajouta que la sûreté de la personne du roi étoit attachée à ce qu’il restât ministre. Pouvoit-il ne pas obéir ? La reine s’engagea solennellement à ne plus suivre que ses conseils ; telle étoit alors sa résolution, parce que le mouvement populaire l’avoit émue : mais, comme elle étoit toujours convaincue que toute limite donnée à l’autorité royale étoit un malheur, elle devoit nécessairement retomber sous l’influence de ceux qui pensoient comme elle.

Le roi, l’on ne sauroit trop le dire, avoit toutes les vertus nécessaires pour être un monarque constitutionnel, car un tel monarque est plutôt le magistrat suprême que le chef militaire de son pays. Mais, quoiqu’il eût beaucoup d’instruction, et qu’il lût surtout avec intérêt les historiens anglais, le descendant de Louis XIV avoit de la peine à se départir de la doctrine du droit divin. Elle est considérée en Angleterre comme un crime de lèse-majesté, puisque c’est d’après un pacte avec la nation que la dynastie actuelle a été appelée au trône. Mais bien que Louis XVI ne fût nullement porté par son caractère à désirer le pouvoir absolu, ce pouvoir étoit un préjugé funeste, auquel, malheureusement pour la France et pour lui, il n’a jamais renoncé tout à fait.

M. Necker, vaincu par les instances que le roi et la reine daignèrent lui faire, promit de rester ministre, et ne parla plus que de l’avenir ; il ne dissimula point les dangers de la situation des affaires ; néanmoins il dit qu’il se flattoit encore d’y remédier, pourvu qu’on ne fit pas venir les troupes autour de Paris, si l’on n’étoit pas certain de leur obéissance ; dans ce cas, il demandoit à quitter le ministère, ne pouvant plus que faire des vœux pour le roi dans sa retraite.

Il ne restoit que trois moyens pour prévenir la crise politique dont on étoit menacé : l’espoir que le tiers état fondoit encore sur les dispositions personnelles du roi ; l’inquiétude vague du parti que prendroient les troupes, inquiétude qui pouvoit encore contenir les factieux ; enfin la popularité de M. Necker. Nous allons voir comment ces ressources furent perdues en quinze jours, par les conseils du comité auquel la cour s’abandonnoit en secret.

En retournant de chez le roi à sa maison, M. Necker fut porté en triomphe par le peuple. De si vifs transports sont encore présens à mon souvenir, et raniment en moi l’émotion qu’ils m’ont causée, dans ces beaux temps de jeunesse et d’espérance. Toutes ces voix, qui répétoient le nom de mon père, me sembloient celles d’une foule d’amis qui partageoient ma respectueuse tendresse. Le peuple ne s’étoit encore souillé d’aucun crime ; il aimoit son roi ; il le croyoit trompé, et chérissoit le ministre qu’il considéroit comme son défenseur ; tout étoit bon et vrai dans son enthousiasme. Les courtisans ont tâché de faire croire que M. Necker avoit préparé cette scène. Quand on l’auroit voulu, comment auroit-on pu faire naître, par de sourdes menées, de semblables mouvemens dans une telle multitude ? La France entière s’y associoit, les adresses des provinces arrivoient de toutes parts, et c’étoient alors des adresses qui exprimoient le vœu général. Mais un des grands malheurs de ceux qui vivent dans les cours, c’est de ne pouvoir se faire l’idée de ce que c’est qu’une nation. Ils attribuent tout à l’intrigue, et cependant l’intrigue ne peut rien sur l’opinion publique. On a vu, durant le cours de la révolution, des factieux agiter tel ou tel parti ; mais, en 1789, la France étoit presque unanime ; et vouloir lutter contre ce colosse par la seule puissance des dignités aristocratiques, c’étoit se battre avec des jouets contre des armes. La majorité du clergé, la minorité de la noblesse, tous les députés du tiers se rendirent auprès de M. Necker, à son retour de chez le roi ; sa maison pouvoit à peine contenir ceux qui s’y étoient réunis, et c’est là qu’on voyoit ce qu’il y a de vraiment aimable dans le caractère des François, la vivacité de leurs impressions, leur désir de plaire, et la facilité avec laquelle un gouvernement peut les captiver ou les révolter, selon qu’il s’adresse bien ou mal au génie d’imagination dont ils sont susceptibles. J’entendais mon père conjurer les députés du tiers de ne pas porter trop loin leurs prétentions. « Vous êtes les plus forts maintenant, disoit-il ; c’est donc à vous que convient la sagesse. » Il leur peignoit l’état de la France, et le bien qu’ils pouvoient faire ; plusieurs pleuraient, et lui promettoient de se laisser guider par ses conseils ; mais ils lui demandoient aussi de leur répondre des intentions du roi. La puissance royale inspiroit encore non-seulement du respect, mais un reste de crainte ; c’étoit ces sentimens qu’il falloit ménager.

Cent cinquante ecclésiastiques, parmi lesquels se trouvoient des prélats d’un ordre supérieur, avoient déjà passé à l’assemblée nationale ; quarante-sept membres de la noblesse, placés pour la plupart au premier rang par leurs talens et leur naissance, les avoient suivis ; plus de trente autres n’attendoient que la permission de leurs commettans pour s’y joindre. Le peuple demandoit à grands cris la réunion des trois ordres, et il insultoit les nobles et les ecclésiastiques qui se rendoient dans leur chambre séparée. M. Necker alors proposa au roi d’ordonner au clergé et à la noblesse de délibérer avec le tiers, afin de leur sauver l’anxiété pénible dans laquelle ils se trouvaient, et de leur ôter l’embarras d’avoir l’air de céder à la puissance du peuple. Cette injonction du roi produisit encore un effet étonnant sur l’esprit public. On sut gré à l’autorité de sa condescendance, bien qu’elle y fût presque forcée. On accueillit la majorité de la chambre des nobles, quoique l’on sût qu’elle avoit signé une protestation contre la démarche même qu’elle faisait. L’espoir du bien se ranima, et Mounier, qui étoit le rapporteur du comité de constitution, déclara qu’il proposeroit un système politique presque en tout semblable à celui de la monarchie anglaise.

En comparant donc l’état des choses et des esprits à la fermentation terrible qui s’étoit manifestée le soir du 23 juin, on ne pouvoit nier que M. Necker n’eût remis une seconde fois les rênes du gouvernement entre les mains du roi, comme après le renvoi de l’archevêque de Sens. Le trône sans doute étoit ébranlé, mais il étoit encore possible de le raffermir, en évitant avant tout une insurrection, puisque cette insurrection devoit l’emporter sur les moyens qui restoient au gouvernement pour y résister. Mais les mauvais succès du 23 juin ne découragèrent point ceux qui les avoient amenés ; et, pendant qu’on laissoit M. Necker diriger les démarches extérieures du roi, le même comité secret lui conseilloit de feindre d’acquiescer à tout, jusqu’à ce que les troupes allemandes commandées par le maréchal de Broglie fussent près de Paris. L’on se garda bien d’avouer à M. Necker qu’on leur avoit ordonné de venir pour dissoudre l’assemblée : on prit pour prétexte de cet ordre, lorsqu’il fut connu, des troubles partiels dont Paris avoit été le théâtre, et dans lesquels les gardes françoises, appelées pour rétablir l’ordre, avoient manifesté l’insubordination la plus complète.

M. Necker n’ignoroit pas le véritable objet pour lequel on faisoit avancer les troupes, bien qu’on voulût le lui cacher. L’intention de la cour étoit de réunir à Compiègne tous les membres des trois ordres qui n’avoient point favorisé le système des innovations, et là de leur faire consentir à la hâte les impôts et les emprunts dont elle avoit besoin, afin de les congédier ensuite. Comme un tel projet ne pouvoit être secondé par M. Necker, on se proposoit de le renvoyer dès que la force militaire seroit rassemblée. Cinquante avis par jour l’informoient de sa situation, et il ne lui étoit pas possible d’en douter ; mais, ayant vu l’effet violent qu’avoit produit, le 23 juin, la nouvelle de sa démission, il étoit décidé à ne pas exposer la chose publique à une nouvelle secousse ; car ce qu’il redoutoit le plus au monde, c’étoit d’obtenir un triomphe personnel aux dépens de l’autorité du roi. Ses partisans, effrayés des ennemis dont il étoit environné, le conjuroient de se retirer : il savoit qu’il étoit question de le mettre à la Bastille ; mais il savoit aussi que, dans les circonstances où l’on se trouvoit alors, il ne pouvoit quitter sa place sans confirmer les bruits qui se répandoient sur les mesures violentes que l’on préparoit à la cour. Le roi s’étant résolu à ces mesures, M. Necker ne voulut pas y prendre part, mais il ne vouloit pas non plus donner le signal de s’y opposer, et il restoit là comme une sentinelle qu’on laissoit encore à son poste, pour tromper les attaquans sur la manœuvre.

Le parti populaire ne comprenant que trop bien ce qu’on méditoit contre lui, et ne se résignant pas, comme M. Necker, à en être la victime, Mirabeau fit adopter à l’assemblée nationale sa fameuse adresse pour le renvoi des troupes. C’étoit la première fois que la France entendoit cette éloquence populaire, dont la puissance naturelle étoit augmentée par la grandeur des circonstances. Le respect pour le caractère personnel du roi se faisoit encore remarquer dans cette harangue tribunitienne. « Et comment s’y prend-on, sire, disoit l’orateur de la chambre, pour vous faire douter de l’attachement et de l’amour de vos sujets ? Avez-vous prodigué leur sang ? êtes-vous cruel, implacable ? avez-vous abusé de la justice ? le peuple vous impute-t-il ses malheurs ? vous nomme-t-il dans ses calamités ?…

« Ne croyez pas ceux qui vous parlent légèrement de la nation, et qui ne savent que vous la représenter, selon leurs vues, tantôt insolente, rebelle, séditieuse, tantôt soumise, docile au joug, prompte à courber la tête pour le recevoir. Ces deux tableaux sont également infidèles.

« Toujours prêts à vous obéir, sire, parce que vous commandez au nom des lois, notre fidélité est sans bornes comme sans atteinte.

« Sire, nous vous en conjurons au nom de la patrie, au nom de votre bonheur et de votre gloire, renvoyez vos soldats aux postes d’où vos conseillers les ont tirés ; renvoyez cette artillerie destinée à couvrir vos frontières ; renvoyez surtout les troupes étrangères, ces alliés de la nation, que nous payons pour défendre et non pour troubler nos foyers : Votre Majesté n’en a pas besoin. Eh ! pourquoi un monarque adoré de vingt-cinq millions de François feroit-il accourir à grands frais, autour du trône, quelques milliers d’étrangers ? Sire, au milieu de vos enfans, soyez gardé par leur amour. »

Ces paroles sont la dernière lueur de l’attachement que les François devoient à leur roi pour ses vertus personnelles. Quand la force militaire fut essayée, et le fut vainement, le pouvoir et l’amour semblèrent s’éclipser ensemble.

M. Necker continua d’aller tous les jours chez le roi ; mais rien de sérieux ne lui fut jamais communiqué. Ce silence envers le ministre principal étoit bien inquiétant, quand de toutes parts on voyoit arriver des régimens étrangers qui se plaçoient autour de Paris et de Versailles. Mon père nous disoit confidentiellement chaque soir, qu’il s’attendoit à être arrêté le lendemain, mais que le danger auquel le roi s’exposoit étoit si grand à ses yeux, qu’il se faisoit une loi de rester, pour n’avoir pas l’air de soupçonner ce qui se passait.

Le 11 juillet, à trois heures après midi, M. Necker reçut une lettre du roi qui lui ordonnoit de quitter Paris et la France, et lui recommandoit seulement de cacher à tout le monde son départ. Le baron de Breteuil avoit été d’avis, dans le comité, d’arrêter M. Necker, parce que son renvoi devoit causer une émeute. « Je réponds, dit le roi, qu’il obéira strictement au secret que je lui demanderai. » M. Necker fut touché de cette confiance dans sa probité, bien qu’elle fût accompagnée d’un ordre d’exil.

Il sut, depuis, que deux officiers des gardes du corps l’avoient suivi pour s’assurer de sa personne, s’il ne s’étoit pas soumis à l’injonction du roi ; mais à peine purent-ils arriver aussi vite à la frontière que M. Necker lui-même. Madame Necker fut sa seule confidente ; elle partit au sortir de son salon, sans aucun préparatif de voyage, avec les précautions que prendroit un criminel pour échapper à sa sentence ; et cette sentence si redoutée, c’étoit le triomphe que le peuple préparoit à M. Necker, s’il avoit voulu s’y prêter. Deux jours après son départ, dès que sa disgrâce fut connue, les spectacles furent fermés comme pour une calamité publique. Tout Paris prit les armes ; la première cocarde que l’on porta fut verte, parce que c’étoit la couleur de la livrée de M. Necker ; on frappa des médailles à son effigie ; et, s’il s’étoit rendu à Paris, au lieu de sortir de France par la frontière la plus rapprochée, celle de Flandre, on ne peut pas assigner de terme à l’influence qu’il auroit acquise.

Certainement, le devoir lui commandoit d’obéir à l’ordre du roi : mais quel est celui qui, tout en obéissant, ne se seroit pas laissé reconnoître, ne se seroit pas laissé ramener malgré lui par la multitude ? L’histoire n’offre peut-être pas d’exemple d’un homme évitant le pouvoir avec le soin qu’on mettroit à fuir la proscription car il falloit être à la fois le défenseur du peuple, pour être banni de cette manière ; et le plus fidèle sujet du monarque, pour lui sacrifier si scrupuleusement les hommages d’une nation entière.