Considérations sur … la Révolution Française/Seconde partie/XXII

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CHAPITRE XXII.

Révision de la constitution.

L’ASSEMBLÉE se vit forcée, par le mouvement populaire, à déclarer que le roi seroit tenu prisonnier dans le château des Tuileries, jusqu’à ce qu’on eut présenté la constitution à son acceptation. M. de la Fayette, comme chef de la garde nationale eut le malheur d’être condamné à l’exécution de ce décret. Mais si d’une part il plaçoit des sentinelles aux portes du palais du roi, de l’autre il s’opposoit avec une énergie consciencieuse au parti qui vouloit faire prononcer sa déchéance. Il employa contre ceux qui la demandoient la force armée dans le Champ-de-Mars, et il prouva du moins ainsi que ce n’étoit point par des vues ambitieuses qu’il s’exposoit à déplaire au monarque puisqu’en même temps il provoquoit la haine des ennemisdu trône. Il me semble que la seule manière de juger avec équité le caractère d’un homme, c’est d’examiner s’il n’y a point de calcul personnel dans sa conduite : s’il n’y en a point, l’on peut blâmer sa manière de voir, mais l’on n’en est pas moins obligé de l’estimer.

Le parti républicain est le seul qui se soit montré lors de l’arrestation du roi. Le nom du duc d’Orléans ne fut pas seulement prononcé ; personne n’osa songer à un autre roi que Louis XVI ; et du moins lui rendit-on l’hommage de ne lui opposer que des institutions. Enfin la personne du monarque fut déclarée inviolable ; on spécifia les cas dans lesquels la déchéance seroit prononcée ; mais, si l’on détruisoit ainsi le prestige dont on doit entourer la personne du roi, on s’engageoit d’autant plus à respecter la loi qui lui garantissoit l’inviolabilité, dans toutes les suppositions possibles.

L’assemblée constituante a toujours cru, bien à tort, qu’il y avoit quelque chose de magique dans ses décrets, et qu’on s’arrêterait, en tout, juste à la ligne qu’elle auroit tracée. Mais son autorité, sous ce rapport, ressembloit à celle du ruban qu’on avoit tendu dans le jardin des Tuileries, pour empêcher le peuple de s’approcher du palais ; tant que l’opinion fut favorable à ceux qui avoient tendu ce ruban, personne n’imagina de passer outre ; mais dès que le peuple ne voulut plus de la barrière, elle ne signifia plus rien.

On trouve dans quelques constitutions modernes, comme article constitutionnel : Le gouvernement sera juste et le peuple obéissant. S’il étoit possible de commander un tel résultat, la balance des pouvoirs seroit bien inutile ; mais, pour arriver à mettre les bonnes maximes en exécution, il faut combiner les institutions de manière que chacun trouve son intérêt à les maintenir. Les doctrines religieuses peuvent se passer de l’intérêt personnel pour commander aux hommes, et c’est en cela surtout qu’elles sont d’un ordre supérieur ; mois les législateurs, chargés des intérêts de ce monde, tombent dans une sorte de duperie, quand ils font entrer les sentimens patriotiques comme un ressort nécessaire dans leur machine sociale. C’est méconnoître l’ordre naturel des événements, que de compter sur les effets pour organiser la cause ; les peuples ne deviennent pas libres parce qu’ils sont vertueux, mais parce qu’une circonstance heureuse, ou plutôt une volonté forte les mettant en possession de la liberté, ils acquièrent les vertus qui en dérivent.

Les lois dont dépend la liberté civile et politique se réduisent à un très-petit nombre, et ce décalogue politique mérite seul le nom d’articles constitutionnels. Mais l’assemblée nationale a donné ce titre à presque tous ses décrets ; soit qu’elle voulût ainsi se soustraire à la sanction du roi, soit qu’elle se fît une sorte d’illusion d’auteur sur la perfection et la durée de son propre ouvrage.

Les hommes sensés cependant parvinrent à faire diminuer le nombre des articles constitutionnels ; mais une discussion s’éleva pour savoir si l’on ne décideroit pas que tous les vingt ans une nouvelle assemblée constituante se réuniroit pour réviser la constitution qu’on venoit d’établir, bien entendu que dans cet intervalle on n’y changeroit rien. Quelle confiance dans la stabilité d’un tel ouvrage ! et comme elle a été trompée !

Enfin l’on décréta qu’aucun article constitutionnel ne pourroit être modifié que sur la demande de trois assemblées consécutives. C’étoit se faire une étonnante idée de la patience humaine sur des objets d’une telle importance.

Les François, d’ordinaire, ne voient guère dans la vie que le réel des choses, et ils tournent assez volontiers en dérision les principes, s’ils leur paroissent un obstacle au succès momentané de leurs désirs ; mais l’assemblée constituante, au contraire, fut dominée par la passion des idées abstraites. Cette mode, tout-à-fait opposée à l’esprit de la nation, ne dura pas longtemps. Les factieux se servirent d’abord des argumens métaphysiques pour motiver les actions les plus coupables, et puis ils renversèrent bientôt après cet échafaudage, pour proclamer nettement l’empire des circonstances et le mépris des doctrines.

Le côté droit de l’assemblée avoit eu souvent raison, pendant le cours de la session, et plus souvent encore on s’étoit intéressé à lui, parce que le parti le plus fort l’opprimoit et lui refusoit la parole. Il n’est pas de pays où il soit plus nécessaire qu’en France, de faire des règlemens dans les assemblées délibérantes en faveur de la minorité ; car on y a tant de goût pour la puissance, qu’on est tenté de vous imputer à crime d’être du parti le moins nombreux[1]. Après l’arrestation du roi, les aristocrates, sachant que la monarchie avoit acquis des défenseurs dans le parti populaire, crurent plus sage de les laisser agir, et de se mettre moins en avant eux-mêmes. Les députés convertis firent ce qu’ils purent pour augmenter l’autorité du pouvoir exécutif ; mais ils n’osèrent pas cependant aborder les questions dont la décision auroit pu seule raffermir l’état politique de la France ; on craignoit de parler de deux chambres comme d’une conspiration. Le droit de dissoudre le corps législatif, si nécessaire au maintien de l’autorité royale, ne lui fut point accordé. On effrayoit les hommes raisonnables en les appelant des aristocrates. Cependant, les aristocrates n’étoient point redoutables alors ; c’est à cause de cela même qu’on avoit fait une injure de ce nom. Dans ce temps, comme depuis, on a toujours eu en France l’art de faire porter les inquiétudes sur les vaincus ; on diroit que les faibles sont seuls à craindre. C’est un bon prétexte pour accroître la puissance des vainqueurs, que d’exagérer les moyens de leurs adversaires. Il faut se créer des ennemis en effigie, si l’on veut exercer son bras à frapper fort.

La majorité de l’assemblée croyoit contenir les jacobins, et cependant elle composoit avec eux, et perdoit du terrain à chaque victoire. Aussi fit-elle une constitution comme un traité entre deux partis, et non comme une œuvre pour tous les temps. Les auteurs de cette constitution lancèrent à la mer un vaisseau mal construit, et crurent justifier chaque faute en citant la volonté de tel homme, ou le crédit de tel autre. Mais les flots de l’Océan, que le navire devoit traverser, ne se prêtoient point à de tels commentaires.

Quel parti prendre cependant, dira-t-on, quand les circonstances étoient défavorables à ce qu’on croyoit la raison ? Résister, toujours résister, et prendre son point d’appui en soi-même. C’est aussi une circonstance que le courage d’un honnête homme, et personne ne sauroit prévoir ce qu’elle peut entraîner. Si dix députés du parti populaire, si cinq, si trois, si même un seul avoit fait sentir tous les malheurs qui devoient résulter d’une œuvre politique sans défense contre les factions ; s’il avoit adjuré l’assemblée au nom des principes admirables qu’elle avoit décrétés, et des préjugés qu’elle avoit renversés, de ne pas mettre au hasard tant de biens, formant le trésor de la raison humaine ; si l’inspiration de la pensée avoit révélé à quelque orateur, comment on alloit livrer le saint nom de la liberté à l’association funeste des plus cruels souvenirs, peut-être un seul homme eût-il fait reculer la destinée. Mais les applaudissemens ou les murmures des tribunes influoient sur des questions qui auroient dû être discutées dans le calme par les hommes les plus éclairés et les plus réfléchis. La fierté qui fait résister à la multitude est d’un autre genre que celle qui rend indépendant d’un despote ; néanmoins, le même mouvement de sang sert à lutter contre tous les genres d’oppression.

Il ne restoit plus qu’un moyen de réparer les erreurs des lois ; c’étoit le choix des hommes. Les députés qui devoient succéder à l’assemblée constituante pouvoient recommencer des travaux imparfaits, et rectifier par un esprit sage les fautes déjà commises. Mais d’abord on repoussa la condition de propriété, nécessaire pour resserrer l’élection dans la classe de ceux qui ont intérêt au maintien de l’ordre. Robespierre, qui devoit jouer un si grand rôle dans le règne du sang, s’éleva contre cette condition à quelque degré qu’elle fut fixée, comme contre une injustice ; il mit en avant la déclaration des droits de l’homme relativement à l’égalité, comme si cette égalité, même dans son sens le plus étendu, admettoit la faculté de tout obtenir sans talent et sans travail. Car, s’arroger des droits politiques sans aucun titre pour les exercer, c’est aussi une usurpation. Robespierre joignoit de la métaphysique obscure à des déclamations communes, et c’étoit ainsi qu’il se faisoit de l’éloquence. On a composé pour lui de meilleurs discours quand il a été puissant ; mais pendant l’assemblée constituante personne ne faisoit attention à lui ; et, chaque fois qu’il montoit à la tribune, les démocrates de bon goût étoient bien aises de le tourner en ridicule, pour se donner l’air d’un parti modéré.

On décréta qu’une imposition d’un marc d’argent, c’est-à-dire, de cinquante-quatre livres, seroit nécessaire pour être député. C’en étoit assez pour provoquer des complaintes à la tribune sur tous les cadets de famille, sur tous les hommes de génie qui seroient exclus, par leur pauvreté, de la représentation nationale ; et cela ne suffisoit pas néanmoins pour borner les choix du peuple à la classe des propriétaires.

L’assemblée constituante, pour remédier à cet inconvénient, établit deux degrés d’élection ; elle décréta que le peuple éliroit des électeurs qui choisiroient les députés. Cette gradation devoit sans doute amortir l’action de l’élément démocratique ; et les chefs révolutionnaires l’ont pensé, puisqu’ils l’abolirent quand ils furent les maîtres. Mais le choix direct du peuple, soumis à une juste condition de propriété, est infiniment plus favorable à l’énergie des gouvernemens libres. L’élection immédiate, telle qu’elle existe en Angleterre, peut seule faire pénétrer dans toutes les classes l’esprit public et l’amour de la patrie. La nation s’attache à ses représentants, quand c’est elle-même qui les a choisis ; mais, lorsqu’elle doit se borner à élire ceux qui doivent élire à leur tour, cette combinaison artificielle refroidit son intérêt. D’ailleurs, les collèges électoraux, par cela seul qu’ils sont composés d’un petit nombre d’hommes, prêtent bien plus à l’intrigue que les grandes masses ; ils prêtent surtout à cette sorte d’intrigue bourgeoise si avilissante, où l’on voit les hommes du tiers état venir demander aux grands seigneurs de placer leurs fils dans les antichambres de la cour.

Dans les gouvernemens libres, le peuple doit se rallier à la première classe, en y prenant ses représentans ; et la première classe doit chercher à plaire au peuple par des talens et des vertus. Ce double lien n’a presque plus de force, quand l’acte de choisir passe à travers deux degrés. On détruit ainsi la vie pour se préserver du trouble ; il vaut bien mieux, comme en Angleterre, balancer sagement l’élément démocratique par l’élément aristocratique, mais laisser à tous les deux leur indépendance naturelle.

M. Necker a proposé, dans son dernier ouvrage[2] une manière nouvelle d’établir les deux degrés d’élection ; il pense que ce devroit être au collège électoral à donner la liste d’un certain nombre de candidats, entre lesquels les assemblées primaires pourroient choisir. Les motifs de cette institution sont développés d’une manière ingénieuse dans le livre de M. Necker. Mais ce qui est évident, c’est qu’il a cru toujours nécessaire que le peuple exerçât pleinement son droit et son jugement, et que les hommes distingués eussent un constant intérêt à captiver son suffrage.

Les réviseurs de la constitution, en 1791, étoient accusés sans cesse, par les jacobins, d’être partisans du despotisme, lors même qu’ils en étoient réduits à chercher des détours pour parler du pouvoir exécutif, comme si le nom d’un roi ne pouvoit se prononcer dans une monarchie. Néanmoins, les constituans seroient peut-être encore parvenus à sauver la France, s’ils eussent été membres de l’assemblée suivante. Les députés les plus éclairés sentoient ce qui manquoit à la constitution qu’on venoit de terminer à coups d’événements, et ils auroient tâché de l’amender en l’interprétant. Mais le parti de la médiocrité, qui compte tant de soldats dans tous les rangs, ce parti qui hait les talens, comme les amis de la liberté haïssent les despotes, parvint à faire interdire par un décret, aux députés de l’assemblée constituante, la possibilité d’être réélus. Les aristocrates et les jacobins, qui avoient joué un rôle très-inférieur pendant la session, ne se flattoient pas d’être nommés une seconde fois ; ils trouvoient donc du plaisir à empêcher ceux qui étoient assurés du suffrage de leurs concitoyens, d’occuper des places dans l’assemblée suivante. Car, de toutes les lois agraires, celle qui plairoit le plus au commun des hommes, ce seroit la division des suffrages publics en portions égales, dont le talent ne pût jamais obtenir un plus grand nombre que la médiocrité. Beaucoup d’individus croiroient y gagner, mais l’émulation, qui enrichit l’espèce humaine, y perdroit tout.

Vainement les premiers orateurs de l’assemblée tâchaient-ils de faire sentir que des successeurs tout nouveaux, et choisis dans un temps de troubles, seroient ambitieux de faire une révolution non moins éclatante que celle qui avoit signalé leurs prédécesseurs. Les membres de l’extrémité du côté gauche, d’accord avec l’extrémité du côté droit, crioient que leurs collègues vouloient accaparer le pouvoir ; et des députés ennemis jusqu’alors, les jacobins et les aristocrates, se touchoient la main de joie, en pensant qu’ils auroient le bonheur d’écarter des hommes dont la supériorité les offusquoit depuis deux années.

Quelle faute d’après les circonstances ! mais aussi quelle erreur de principes, que d’interdire au peuple le choix de ceux qui ont déjà mérité sa confiance ! Dans quel pays trouve-t-on une assez grande quantité d’individus capables, pour que l’on puisse arbitrairement écarter les hommes déjà connus, déjà éprouvés, et qui ont acquis l’expérience des affaires ? Rien ne coûte plus à l’état que ces députés qui ont à se créer une fortune nouvelle en fait de réputation ; les propriétaires en ce genre aussi doivent être préférés à ceux qui ont besoin de s’enrichir.

  1. Un ouvrage excellent, intitulé : Tactique des assemblées délibérantes, rédigé par M. Dumont, de Genève, et contenant en partie les idées de M. Bentham, jurisconsulte anglais, penseur très-profond, devroit être sans cesse consulté par nos législateurs ; car il ne sufiit pas d’enlever une délibération dans une chambre, il faut que le parti le plus faible ait été patiemment entendu ; tel est l’avantage et le droit du gouvernement représentatif.
  2. Dernières vues de politique et de finance.