Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 06

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Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 145-151).


CHAPITRE VI.

Sur les grands seigneurs.


Après avoir considéré des objets qui regardent les hommes en général, portons nos réflexions sur quelques classes de la société, et commençons par les grands seigneurs.

Grand seigneur est un mot dont la réalité n’est plus que dans l’histoire. Un grand seigneur étoit un homme sujet par sa naissance, grand par lui-même, soumis aux lois, mais assez puissant pour n’obéir que librement, ce qui en faisoit souvent un rebelle contre le souverain, et un tyran pour les autres sujets. Il n’y en a plus. Ce n’est pas qu’il n’y ait, et qu’il ne doive toujours se trouver dans une monarchie une classe supérieure de sujets, qu’on nomme des seigneurs, auxquels on rend des respects d’usage, et dont quelques-uns les obtiendroient par leur mérite personnel.

Le peuple a pu gagner à l’abaissement des seigneurs : ceux-ci ont encore plus perdu ; mais il est plus avantageux à l’état qu’ils aient tout perdu, que s’ils avoient tout conservé.

Si l’on s’avisoit aujourd’hui de faire la liste de ceux à qui l’on donne, ou qui s’attribuent le titre de seigneur, on ne seroit pas embarrassé de savoir par qui la commencer ; mais il seroit impossible de marquer précisément où elle doit finir. On arriveroit jusqu’à la bourgeoisie, sans avoir distingué une nuance de séparation. Tout ce qui va à Versailles croit aller à la cour, et en être.

La plupart de ceux qui passent pour des seigneurs, ne le sont que dans l’opinion du peuple, qui les voit sans les approcher. Frappé de leur éclat extérieur, il les admire de loin, sans savoir qu’il n’a rien à en espérer, et qu’il n’en a guère plus à craindre. Le peuple ignore que, pour être ses maîtres par accident, ils sont obligés d’être ailleurs, comme il est lui-même à leur égard.

Plus élevés que puissans, un faste ruineux et presque nécessaire, les met continuellement dans le besoin des grâces, et hors d’état de soulager un honnête homme, quand ils en auroient la volonté. Il faudroit pour cela qu’ils donnassent des bornes au luxe, et le luxe n’en admet d’autres que l’impuissance de croître ; il n’y a que les besoins qui se restreignent, pour fournir au superflu.

À l’égard de la crainte qu’ils peuvent inspirer, je sais combien on peut m’opposer d’exemples contraires à mon sentiment ; mais c’est l’erreur où l’on est à ce sujet qui les multiplie. Cette crainte s’évanouiroit, si l’on faisoit attention que les grands et les petits ont le même maître, qu’ils sont liés par les mêmes lois, et qu’elles sont rarement sans effet, quand on les réclame hardiment ; mais ce courage n’est pas ordinaire, et il en faut plus pour anéantir une puissance imaginaire, que pour résister à une puissance réelle.

Les hommes ont plus de timidité dans l’esprit que dans le cœur ; et les esclaves volontaires font plus de tyrans que les tyrans ne font d’esclaves forcés.

C’est, sans doute, ce qui a fait distinguer le courage d’esprit du courage de cœur ; distinction très-juste, quoiqu’elle ne soit pas toujours bien fixée. Il me semble que le courage d’esprit consiste à voir les dangers, les périls, les maux et les malheurs précisément tels qu’ils sont, et par conséquent les ressources. Les voir moindres qu’ils ne sont, c’est manquer de lumières ; les voir plus grands, c’est manquer de cœur : la timidité les exagère, et par là les fait croître ; le courage aveugle les déguise, et ne les affaiblit pas toujours ; l’un et l’autre mettent hors d’état d’en triompher.

Le courage d’esprit suppose et exige souvent celui du cœur : le courage de cœur n’a guère d’usage que dans les maux matériels, les dangers physiques, ou ceux qui y sont relatifs. Le courage d’esprit a son application dans les circonstances les plus délicates de la vie. On trouve aisément des hommes qui affrontent les périls les plus évidens : on en voit rarement qui, sans se laisser abattre par un malheur, sachent en tirer des moyens pour un heureux succès. Combien a-t-on vu d’hommes timides à la cour qui étoient des héros à la guerre !

Pour revenir aux grands, ceux qui sont les dépositaires de l’autorité ne sont pas précisément ceux qu’on appelle des seigneurs. Ceux-ci sont obligés d’avoir recours aux gens en place, et en ont plus souvent besoin que le peuple qui, condamné à l’obscurité, n’a ni l’occasion de demander, ni la prétention d’espérer.

Ce n’est pas qu’il n’y ait des seigneurs qui ont du crédit ; mais ils ne le doivent qu’à la considération qu’ils se sont faite, à des services rendus, au besoin que l’état en a, ou qu’il en espère.

Mais les grands, qui ne sont que grands, n’ayant ni pouvoir ni crédit direct, cherchent à y participer par le manége, la souplesse et l’intrigue, caractères de la foiblesse. Les dignités, enfin, n’attirent guère que des respects ; les places seules donnent le pouvoir. Il y a très-loin du crédit du plus grand seigneur à celui du moindre ministre, souvent même d’un premier commis.

Quelque frappantes que soient ces distinctions, il semble que ceux qui vivent à la cour les sentent plus qu’ils ne les voient ; leur conduite y est plus conforme que leurs idées ; car ils n’ont pas besoin de réflexions pour savoir à qui il leur importe de plaire. À l’égard du peuple, il ne s’en doute seulement pas ; et c’est un des grands avantages des seigneurs : c’est par là qu’ils en exigent, comme un tribut, tous les services qu’il leur rend avec soumission.

Ce n’est pas uniquement par timidité que leurs inférieurs hésitent à les presser sur des engagemens, sur des dettes ; ils ne sont pas bien sûrs du droit qu’ils en ont : le faste d’un seigneur en impose au malheureux même qui en a fait les frais ; il tombe dans le respect devant son ouvrage, comme le sculpteur adora en tremblant le marbre dont il venoit de faire un dieu.

Il est vrai que si ce grand même tombe dans un malheur décidé, le peuple devient son plus cruel persécuteur. Son respect étoit une adoration, son mépris ressemble à l’impiété ; l’idole n’étoit que renversée, le peuple la foule aux pieds.

Les grands sont si persuadés de la considération que le faste leur donne, aux yeux même de leurs pareils, qu’ils font tout pour le soutenir. Un homme de la cour est avili dès qu’il est ruiné ; et cela est au point que celui qui se maintient par des ressources criminelles, est encore plus considéré que celui qui a l’âme assez noble pour se faire une justice sévère ; mais aussi, lorsqu’on succombe après avoir épuisé les ressources les plus injustes, c’est le comble de l’avilissement, parce qu’il n’y a de vice bien reconnu que celui qui est joint au malheur. On ne lui trouve plus cet air noble qu’on admiroit auparavant. C’est que rien ne contribue tant à le faire trouver dans quelqu’un, que de croire d’avance qu’il doit l’avoir.

Je hasarderai à ce sujet une réflexion sur ce qu’on appelle noble. Ce terme, dans son acception générale, signifie ce qui est distingué, relevé au-dessus des choses de même genre. On l’entend ainsi, soit au physique, soit au moral, en parlant de la naissance, de la taille, du maintien, des manières, d’une action, d’un procédé, du style, du langage, etc. L’air noble devroit donc aussi se prendre dans le même sens ; mais il me semble que l’application en a dû changer, et n’a pas, dans tous les temps, fait naître la même idée.

Dans l’enfance d’une nation, l’air noble étoit vraisemblablement un extérieur qui annonçoit la force et le courage. Ces qualités donnoient à ceux qui en étoient doués la supériorité sur les autres hommes. Mais dans les sociétés formées, les enfans ayant succédé au rang de leurs pères, et n’ayant plus qu’à jouir du fruit des travaux de leurs ancêtres, ils se plongèrent dans la mollesse. Les corps s’énervèrent, successivement les races ne parurent plus les mêmes. Cependant comme on continua de rendre les mêmes respects aux mêmes dignités, les enfans qu’on en voyoit revêtus avoient un extérieur si différent des pères, qu’on a dû prendre une idée très-opposée à celle de l’ancien air noble, qui avoit été synonyme de grand. Celui d’aujourd’hui doit donc être une figure délicate et foible, sur-tout si elle est décorée de marques de dignités ; car c’est principalement ce qui fait reconnaître l’air noble. En effet, on ne l’accorderoit pas aujourd’hui à une figure d’athlète ; la comparaison la plus obligeante qu’en feroient les gens du grand monde, seroit celle d’un grenadier, d’un beau soldat ; mais si les marques de dignités s’y trouvoient jointes, comme la nature conserve toujours ses droits, il éclipseroit alors tous les petits airs nobles, modernes, par un air de grandeur auquel ils ne peuvent prétendre. Il y a une grande distance de l’un à l’autre.

Le véritable air noble pour l’homme puissant, en place, en dignité, c’est l’air qui annonce, qui promet de la bonté, et qui tient parole.