Constance Verrier/10
X
Aussitôt que la duchesse fut sortie, Sofia, partant d’un éclat de rire nerveux, se sentit soulagée d’une singulière oppression.
— Eh bien ! dit-elle, il me semble qu’elle n’a pas eu grand succès ce soir, ici, la belle Sibylle ! Savez-vous, chère Constance, que je ne l’aime plus depuis un quart d’heure, et qu’elle me fait l’effet d’une chatte merveilleuse, blanche comme lait, mais armée de griffes terribles sous ses doigts de velours ?
— Soyez plus indulgente, répondit mademoiselle Verrier ; elle a souffert avant d’en arriver là, et elle a écouté de mauvais conseils. Préservez-vous des siens, et aimez-la pour les bonnes qualités qu’elle a, d’ailleurs.
— Ah ! Constance ! vous avez la mansuétude des gens heureux, vous ! Je ne vous demande rien de votre vie. Je sens que ma curiosité serait une profanation ; mais donnez-moi une solution pour moi, telle que vous me connaissez à présent. Tracez-moi une règle de conduite, et je jure que je la suivrai.
Constance n’était pas en méfiance avec la Mozzelli comme avec la duchesse. Elle la sentait sincère et aimante. Malgré l’heure avancée, elle la garda encore quelque temps au coin du feu, lui parlant avec bonté et s’intéressant réellement à sa maladie morale.
— Je trouve, lui dit-elle, que vous n’êtes pas dans le vrai quand vous établissez une espèce de distinction entre l’âme de l’homme et celle de la femme. Voilà déjà plusieurs femmes que j’entends récriminer ainsi contre les hommes, en se disant d’une essence plus pure et plus exquise. J’ai entendu aussi des hommes s’attribuer naïvement une supériorité de race sur nous et nous reléguer au second rang dans les desseins de Dieu. Eh bien ! de part et d’autre, je vois là une impiété révoltante. Dans toutes les espèces de créatures, le mâle et la femelle ne sont ni plus ni moins favorisés l’un que l’autre ; ce sont deux êtres qui ont également besoin l’un de l’autre pour se compléter, et dont l’amour fait une admirable unité ; unité éphémère chez les animaux, durable chez nous, parce que l’intelligence est là pour aider le cœur et les sens à ne pas s’épuiser en un jour. L’amour humain est donc naturellement porté à une aspiration de durée et de choix exclusif dans les âmes saines et le mépris de cette faculté le rapetisse et l’attiédit. Vous savez cela aussi bien que moi, et je suis bien sûre que, dans ces changements trop brusques que vous vous reprochez, vous avez toujours commencé par être de bonne foi et par vous persuader que vous alliez aimer beaucoup et longtemps.
— C’est vrai ; cela a été ainsi, jusqu’au jour où j’ai compris que l’homme avait un tout autre désir et un tout autre besoin, celui de ne pas dépenser son cœur avare et de ne pas compromettre sa liberté égoïste. Vous me parlez des lois de Dieu ! Il s’en soucie bien, lui, l’homme, qui recherche, non pas une femme, mais le plus de femmes possible, afin de n’appartenir qu’à lui-même, c’est-à-dire à son appétit !
— Prenez-vous-en au désordre des idées et au malaise général de la société. Les femmes y ont tout autant contribué que les hommes, les unes en perdant la foi, comme vous, par lassitude ; les autres en l’abjurant par calcul et de parti pris, comme a fait la duchesse. Je conviens que, sous le rapport des relations entre les deux sexes, le monde devient tous les jours plus positif. Cela tient à des préoccupations fatales que ramènent souvent, dans l’histoire, la transition des croyances et l’incertitude des événements. Mon père, qui était un homme clairvoyant et calme, m’avait prédit cette crise et ses progrès. Mais il avait un grand cœur, et il m’enseignait à protester intérieurement, sans tomber dans la haine de mon époque, ce qui est une maladie aussi, soyez-en sûre. Je ne saurais mieux faire que de vous répéter ses paroles. Ce sera mon histoire aussi, à moi !
« Laborieux, habile, probe et sensible, il s’exprimait très-simplement, mais avec une conviction qui s’imposait par la douceur. Il est bon, me disait-il, qu’il y ait dans la vie d’une âme honnête et généreuse des moments d’indignation et même de colère contre le mal. Il lui est permis aussi d’avoir des heures de dégoût et de chagrin profond ; mais il faut se garder de ces émotions prolongées et tendues, où l’excès de nos bons mouvements nous porterait à l’orgueil et au dédain. Il faut que la charité domine tout et guérisse nos blessures par l’espoir généreux de guérir celles des autres.
« Il n’y a que très-peu de mauvais cœurs pris en détail, et beaucoup de mauvaises choses, de déplorables tendances, résultat d’un ensemble troublé et désuni. Le monde moral a, comme le monde sidéral, ses défaillances de lumière. Haïr ses semblables parce qu’ils ne voient pas clair est une injustice dont la vraie bonté n’est pas longtemps capable.
« Et mon père ajoutait, au rebours de la duchesse, qui nous dit que la raison, c’est la force : la raison, c’est la bonté. »
— Ah ! vous êtes bien sa fille ! dit avec attendrissement la Mozzelli.
— J’essaie d’être sa fille, et depuis que j’ai perdu cet ami incomparable, c’est-à-dire depuis quatre ans, je consacre fidèlement tous les jours une heure à me rappeler ses paroles, à les écrire à mesure qu’elles me reviennent, et à reconstruire ainsi les années de sa vie où j’ai été capable de le comprendre. Cette heure-là, je la choisis dans ma journée, je l’amène ou je la réserve, afin de n’être pas troublée par les devoirs de la vie courante, et d’y bien trouver ce que j’y cherche, la foi, la charité, l’espérance !
« C’était, en trois mots appliqués à tous ses raisonnements et à toutes ses actions, l’unique doctrine de mon père, et je suis arrivée à me dire comme lui, quand je fais comme lui et devant lui mon examen de conscience, que si j’ai ressenti quelque trouble et négligé de faire quelque bien, c’est pour avoir manqué quelque peu d’espérance, de charité ou de foi. « Aussi j’applique la religion de mon âme, autant qu’il m’est possible, à mes sentiments généraux et à mes sentiments particuliers. Je ne veux pas me dire : les hommes sont haïssables ; il n’y en avait qu’un bon, c’était mon père ; ou, s’il en existe encore un après lui, c’est mon fiancé, pas plus que je ne veux me dire : il n’y a pas de femmes irréprochables ; ma mère l’était, je le suis, et après nous deux il n’y en aura plus ; aimons-nous donc nous-mêmes, et fuyons celles qui s’égarent. Non ! ce n’est pas là ma religion. J’aime tous les hommes et toutes les femmes, même ceux et celles qui ne valent rien du tout, parce que la pitié c’est encore de l’affection. Et, dans cette charité qui m’est devenue habitude, j’ai trouvé pour mon cœur une santé parfaite.
« La santé, c’est la vie dans sa plénitude et dans sa liberté, ma chère Sofia ! Malades, nous ne voyons pas juste et nous perdons la puissance d’aimer. Le cœur tranquillisé et assaini peut seul concevoir un grand amour et l’entretenir fort, même dans la douleur de l’absence. Vous aimez les fleurs, vous savez bien qu’il faut leur choisir la terre, l’air et le soleil. L’amour est la fleur de notre vie. Pour qu’elle y croisse splendide et magnifique, il ne faut pas l’encombrer d’herbes folles, ni attirer autour d’elle les petits oiseaux gourmands qui sifflent et sautillent dans les bosquets de Cythère. Pour cultiver et préserver le sanctuaire où doit s’épanouir la rose du ciel, lumière et parfum de l’âme, il faut prier, croire et vouloir.
« Celui qui m’a enseigné cela, c’était un homme, c’était mon père. La délicatesse des idées et la ferveur des sentiments ne sont donc pas la dot céleste des femmes exclusivement. Et il s’est rencontré, sans que je l’aie cherché, un pauvre jeune homme, un employé de mon père, qui pleurait avec moi autour de son lit de mort. J’avais pour lui les sentiments d’une sœur ; absorbée par l’amour filial, je n’avais encore songé ni à l’amour ni au mariage, ou, du moins, j’y avais songé sans objet, me réservant de choisir tard, et quand je me croirais digne de la haute destinée d’épouse et de mère. Mon père mourant prit ma main et la mit dans celle de ce jeune homme. Voilà ton fiancé, me dit-il, celui que je te destinais, et que, depuis plusieurs années, j’éprouve et j’observe. Il est encore trop jeune pour se marier, il n’a que vingt-deux ans, et il a des devoirs à remplir : sa famille est pauvre ; je l’aide à la soutenir et tu continueras. Mais il ne faut pas qu’il s’endorme dans le bonheur sans avoir assuré par lui-même l’existence des siens, il rougirait de nous devoir tout, et comme il ne veut rien nous devoir que de l’affection, il allait partir pour terminer des affaires où une partie de ma fortune, c’est-à-dire de la tienne, se trouve encore engagée. Il partira, et, comme c’est un grand travail que je le prie d’entreprendre, il aura droit à la moitié des bénéfices. C’est sa dot que je lui confie le soin de constituer. Dans deux ou trois ans, il reviendra, non pas riche, mais dans une position honorable, qu’il sera à même de développer ; je sais qu’il t’aime et qu’il a les qualités et les idées qui doivent t’assurer toute la dignité et tout le bonheur possible en ce monde.
« Mon père ajouta : Je ne tiens pas à l’argent et je ne te fais pas un devoir d’y tenir. L’argent d’un honnête homme, dans les affaires, ne représente que son travail et la confiance qu’il inspire. Si les intérêts auxquels j’associe ton fiancé ne remplissaient pas mon attente, peu importe. Il aura travaillé, il se sera fait connaître et estimer. Pauvre malgré ses efforts et sa vertu, il sera encore digne de toi, et vous serez assez riches si vous vous aimez beaucoup.
« Mon père ne me consulta pas autrement, et mon âme croyante accepta ce que la sienne me dictait avec conviction.
« Il nous quitta avec une sérénité extraordinaire, certain qu’il était d’aller rejoindre l’âme de sa chère et digne femme, partie dix ans avant lui, et tranquille sur mon avenir, qu’il avait béni et préparé.
« Je restai seule au monde avec ma vieille tante et ce jeune frère adoptif, en qui je devais voir le futur compagnon de ma vie. Par l’ordre de mon père, il devait passer auprès de nous le temps nécessaire pour nous mettre au courant de noire situation : un mois au plus, car cette situation était claire et pure de toute obligation non remplie.
« Je connaissais mon fiancé comme s’il eût été mon frère. Depuis l’âge de seize ans, — il avait fait ses études premières avec une rapidité inouïe, — il travaillait avec mon père et demeurait dans notre maison. Je savais donc pouvoir placer en lui ma confiance absolue. C’est un beau point de départ pour l’amour qu’une estime ainsi établie sur une sécurité complète.
« Je n’avais pas ressenti une vive surprise en apprenant la volonté de mon père. Si je m’étais étonnée de quelque chose, c’est que je n’eusse jamais songé à ce qu’il m’apprenait des sentiments de ce jeune homme.
Mais la solennelle douleur où me plongeait la perte de notre meilleur ami m’empêcha de songer à moi-même et d’interroger mon inclination.
« Un jour, c’était la semaine qui suivit la mort de mon père, ma tante entra chez moi, et avec son bon sens qui part du cœur, elle me dit : — Tu as du courage, je le sais, mais je crains que tu n’aies un double chagrin. Je crains que le mari que ton père t’a destiné ne te plaise pas. Il le craint lui-même, le pauvre enfant, et il m’envoie vers toi pour te rappeler que mon frère a soumis son idée à ton bon plaisir. Il l’a répété plusieurs fois en nous faisant ses derniers adieux. Tu lui as toujours dit que tu suivrais son conseil : à présent, ton futur et moi, nous craignons que tu n’aies parlé comme cela dans l’exaltation de ta piété filiale, et nous te conjurons, au nom même de ton père, de te regarder comme absolument libre.
« Je m’éveillai comme d’un profond sommeil. Je m’étais comme ensevelie dans le morne repos de la mort avec mon père. La démarche de ma bonne tante me rappela que l’âme de mon père vivait toujours et qu’elle veillait encore sur moi. — Faites venir Abel, lui répondis-je ; je veux lui parler en même temps qu’à vous. »
— Il s’appelle Abel ? dit la Sofia : quel doux nom !
« Abel n’est pas le prénom de ce jeune homme, c’est un petit nom d’amitié que mon père lui avait donné, à cause du contraste de sa figure douce avec la figure sombre et accusée d’un de ses frères, qui n’en était pas moins le meilleur garçon du monde, et qui, n’ayant pas justifié le surnom de Caïn, ne l’a pas conservé ; mais celui d’Abel nous était devenu si familier, à ma tante et à moi, que nous n’appelons jamais autrement mon fiancé, et qu’il y tient lui-même en souvenir de mon père.
« Abel fut donc appelé, et vint à moi, si pâle et si ému que je lui tendis les deux mains et l’embrassai avec un sentiment de tendresse profonde. Il avait tant aimé, tant servi, tant vénéré, tant veillé et pleuré celui que je pleurais ! — Je vous aime, lui dis-je, de toute la force de mon cœur. N’ayez aucune crainte, je n’aimerai et n’épouserai jamais que vous.
« J’étais, en lui disant cela, tranquille comme me voici. Il tomba à mes pieds, presque évanoui, et ne put répondre que par des sanglots.
« Cette émotion violente m’étonna d’abord, et puis, tout à coup, elle me gagna, je ne sais comment. Je crois que l’amour est une surprise, et que cela fait partie de ses délices. L’homme en a l’initiative ; c’est, je crois encore, dans l’ordre des choses saintes que Dieu a établies. Je n’avais encore aimé Abel que parle cœur et la raison. Je l’aimai tout à coup avec l’attendrissement extraordinaire qu’il éprouvait lui-même, et dont il me révélait la force impétueuse et sacrée.
« Ma bonne tante fut heureuse de me voir si touchée. Elle ne connaît pas l’amour, elle. Elle déclare n’en avoir qu’une idée très-vague ; mais elle y croit comme à Dieu, dont la notion n’est pas plus claire pour elle, mais que son cœur pressent ou devine,
« Mon amour à moi, un amour immense, immortel comme l’âme que j’ai reçue de Dieu, mais endormi encore dans l’ignorance de lui-même, s’éveilla donc dans les pleurs, au bord d’une tombe où dormait tout ce que j’avais chéri et connu sur la terre. Quelle source plus pure, quel pacte plus sérieux et plus inattaquable ! Il me sembla que l’esprit de mon père passait dans celui de mon fiancé, et que j’aimais en lui deux âmes sœurs l’une de l’autre. Il n’y eut ni incertitude, ni examen, ni réserve dans l’union solennelle de nos volontés. Abel devint tout pour moi comme j’étais déjà tout pour lui, car il me raconta combien et comment il m’aimait depuis six ans. Mais… »
— Oh ! racontez-le-moi, dit la Mozzelli, puisque vous avez commencé !
— Mon intention, reprit Constance, n’était pas de vous raconter une histoire aussi simple et aussi dépourvue de faits que la mienne. Si je la continue, c’est pour vous dire comment j’entends le véritable amour.
« Il m’avait aimée dès le jour de son entrée dans notre maison. Nous étions alors deux enfants, moi très-raisonnable, lui très-timide. Mon père, qui avait une grande affection pour le sien, me l’avait présenté en me recommandant de lui être bonne et de le mettre à l’aise. Je n’avais rien trouvé de mieux, dans ma sagesse, que de lui enseigner les échecs, le soir, pendant notre heure de récréation. Mon père et ma tante, nous trouvant trop graves, nous taquinaient et s’amusaient à nous faire disputer. Ce n’était pas facile ; nous étions obligeants l’un à l’autre, lui par sympathie, moi par habitude de caractère. Et quand on avait réussi à nous faire discuter, Abel était heureux parce que, dans la gaieté du débat, je me familiarisais insensiblement et l’appelais Abel tout court.
« Seul de tous les employés de mon père, il dînait avec nous, et, comme je servais, je lui passais des friandises en prétendant qu’il était gourmand. C’était pour lui une sorte de supplice. Il ne voulait rien refuser de ce que je lui offrais, et il était content de me voir occupée de lui, en même temps qu’il était humilié de me paraître gourmand, grand garçon comme il était déjà.
« Et puis, quelquefois, nous l’emmenions à la campagne, et là, il était dans l’ivresse, parce qu’il nous suivait partout et me voyait des journées entières. Il me raconta tous les petits détails de notre innocente vie, qui lui avaient paru, à lui, de grands drames, et moi je la recommençais avec lui par le souvenir, étonnée de la trouver si remplie et si belle. Combien de fois, sans le savoir, sans m’en douter, je l’avais comblé de joie avec un mot, un geste ou un regard ! Il me montra tout un petit trésor de brins d’herbe, de fleurettes séchées, de bouts de papiers ou de rubans qu’il avait amassés dans les tiroirs de son bureau. Et tout cela au milieu de cette vie froide des affaires et de cette austère tension de l’esprit sur des chiffres ! Ma pensée était toute sa jeunesse, toute sa poésie, toute la flamme et toute la lumière de son humble et rigide existence. Il ne connaissait que moi en fait de femmes, il n’avait jamais regardé une autre que moi, même pour comparer ; c’est moi qui étais belle pour lui, il ne pouvait pas en exister une autre. « Et il n’avait jamais espéré, jusqu’au jour où mon père l’avait surpris ramassant un de mes gants déchiré, que j’avais jeté hors de ma chambre. Abel avait été glacé de crainte, il lui avait juré que jamais il ne m’avait laissé deviner sa folie ; et mon père lui avait répondu : — Je le sais bien, mais pourquoi serait-ce une folie ? Travaille, sois pur, bon et fort, rends-toi digne d’elle et de moi.