Constance Verrier/11

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 129-141).



XI


« Il y avait de cela deux ans, et depuis deux ans, Abel essayait d’espérer. Mais le calme de ma figure et l’abandon de mes manières ne le rassuraient pas. Il croyait ne pouvoir jamais prétendre qu’à mon amitié. Il était jaloux sans objet, car il ne venait chez nous que des hommes mariés ou des enfants. Mais si je m’intéressais à un personnage célèbre, si je regardais un portrait, même celui de quelque mort illustre, il était désespéré, se croyant laid ou vulgaire. »

— Et je suis sûre qu’il est beau comme un ange ! dit la Sofia, qui écoutait avidement le naïf roman de cœur de Constance.

— Il est beau pour moi, répondit mademoiselle Verrier. Je ne me suis jamais demandé ce qu’en pensaient les autres. Il est plutôt blond que brun, ni grand ni petit, très-simple dans sa mise et sérieux dans ses manières. Habitué de bonne heure à se trouver en rapport avec des personnes de toutes conditions, il n’a ni gaucherie ni arrogance. On s’accorde à lui trouver une grande distinction et une clarté extraordinaire dans la parole.

« Pour moi, sa figure et son âme, c’est la même chose. C’est la beauté morale en personne, la droiture inébranlable d’un homme fait, dans la candeur tendre d’un enfant, et il n’a pas dû changer de physionomie… car il m’a toujours écrit comme il pense et comme il aime, depuis quatre ans que je ne l’ai vu. »

— Quatre ans ! s’écria la Mozzelli, quatre ans sans se voir… et sans s’oublier ! est-ce possible !

— C’est possible, puisque nous voilà, moi devant vous, lui dans mon cœur absolument tel que le jour où il est parti, aussi jeune, aussi sérieux, aussi fidèle et aussi aimé.

— Mais comment se fait-il qu’il ne soit pas revenu plus vite ? vous l’attendez d’un jour à l’autre ?

— Je ne l’attends pas avant trois ou quatre mois. Il a dû voyager beaucoup et plus loin, plus longtemps que mon père ne l’avait prévu. Ne me demandez pas, sur les affaires qui l’ont éloigné ou retenu impérieusement, des détails sans intérêt ici. Je sais qu’il a dû faire ce sacrifice à des devoirs de position qui lui sont sacrés, puisqu’ils lui ont été imposés par mon père et par sa propre dignité. Il veut non pas tenir de moi une fortune, mais m’en apporter deux : la sienne propre et la mienne, qui, doublée par ses soins, sera encore son œuvre et non pas son salaire. Je déplore, comme vous pouvez croire, cette richesse que sa fierté nous impose, et dont notre bonheur n’aurait eu aucun besoin si j’étais née pauvre comme lui. Mais l’opinion est là qui veut qu’un homme très-délicat et très-digne ne soit pas l’obligé, et, selon elle, l’inférieur de sa femme.

— Comment ! vous reconnaissez la loi d’un pareil préjugé ?

— Oui, je la reconnais, puisque l’homme que j’aime la subit. Si, en toute liberté de conscience, il en eût jugé autrement, j’aurais vu par ses yeux. Mais mon père avait prononcé : ni l’un ni l’autre nous ne pouvions nous croire meilleurs juges que lui.

— Ah ! pauvre Constance ! depuis quatre ans, vous avez dû bien souffrir !

— Oui, sans doute ; mais combien je serais moins heureuse si, n’aimant rien, je n’attendais personne ! Il est des tristesses que l’on peut surmonter, et ma figure doit vous dire que je ne suis ni découragée ni malade. L’attente ne me dévore pas, elle me soutient. Je ne l’avais pas prévue si longue. Lorsque Abel est parti, il se flattait de pouvoir tout terminer en deux ans. Ce terme écoulé, nous avons compté par saisons la prolongation de l’absence, et j’ai réussi, voyant comme il en souffrait, à lui donner du courage plus que je n’en avais d’abord et autant que j’en ai maintenant. Ce courage fait partie aujourd’hui de la religion de notre amour, et puis, nous voyons enfin le terme approcher, sans illusion, cette fois ; et ce qui nous reste de volonté est à la hauteur de ce qui nous reste d’impatience à vaincre.

— Je parie bien que vous êtes plus courageuse que lui ! Les femmes sont seules capables de pareilles épreuves !

— Voilà où vous vous trompez. Un homme a plus de peine que nous à bien aimer. Il a, dit-on, plus de tentations faciles à satisfaire, et, à coup sûr, quand il est actif et intelligent, plus de devoirs absorbants et de préoccupations desséchantes. Mais quand, malgré tout cela, il aime comme je suis aimée, moi qui n’ai rien autre chose à faire, il a certainement plus de mérite que nous. De ce que l’amour a des nuances différentes dans les deux sexes, il ne résulte pas qu’il y ait deux amours différents. L’homme a l’initiative, comme je vous le disais, la spontanéité, l’ardeur. La femme, plus sédentaire et plus contemplative, vit par la pensée de l’amour autant que par l’amour même. Chacun d’eux a les facultés de la mission qui lui est dévolue. Le premier dit : aimons pour vivre, et l’autre répond : vivons pour aimer. Dieu est là pour les mettre d’accord, lui qui a décrété que la vie et l’amour ne se sépareraient pas ou que l’univers périrait.

Ce que je vous dis de ces nuances diverses est si vrai, que vous avez été malheureuse, ma chère Sofia, pour avoir voulu imposer aux hommes que vous avez aimés votre manière de les aimer. J’ai compris cela aux aveux que vous avez faits de votre jalousie continuelle. Je crois qu’on rend un homme infidèle par le soupçon excessif de son infidélité, et que la violence de la passion chez une femme est quelque chose qui lui ôte la force et l’ascendant de sa véritable nature. Comme c’est une force toute de persuasion et de consolation, dès qu’elle usurpe les privilèges de la protection active, elle perd ses droits légitimes au bienfait de l’exclusive protection. Elle était la brise et la rosée, elle devient la bourrasque et la foudre. Elle était une faiblesse sacrée et vénérable, elle devient une énergie qui lutte contre le principe même de son énergie. L’homme sent que son vrai bien lui échappe, il résiste ou se lasse.

— Hélas ! vous avez raison, je le sens, répondit la Sofia, et si je pouvais recommencer ma vie, je la gouvernerais au lieu de me laisser emporter par elle ; mais il est trop tard ! Tout ce que vous me dites maintenant ne me paraît plus applicable à ma destinée. J’entends la théorie de l’amour dans la bouche d’une vierge, et je me dis qu’il y a, entre elle et moi, l’inconnu pour elle, le souvenir pour moi-même, deux choses que notre pensée ne peut pas franchir. Cet inconnu dont je vous parle, ce n’est pas le plus ou le moins d’intimité : c’est la transformation qui s’opère dans l’esprit quand le cœur rassasié se sent languir et succomber sous sa propre plénitude. Quand on s’aperçoit que l’amour se change en amitié, il y a un effroi et un chagrin profond que vous ne connaissez pas. La flamme est une chose trop active pour ne pas s’épuiser vite, et quand elle nous quitte il faut mourir ou la chercher ailleurs.

— La chercher encore, oui ! la chercher toujours ! répondit Constance ; mais pourquoi la chercher ailleurs ? Un autre homme vous en rendra-t-il une aussi vive et plus durable ?

— Pourquoi pas, quand notre cœur est puissant et vivace ?

— Employez cette puissance à le guérir de sa propre lassitude.

— Mais quand l’amant est indigne ?

— Ceci est une autre question où je ne saurais entrer. Vidons seulement la première. Vous avez dit que votre cœur se lassait par la possession même du bonheur ; ce n’est donc la faute de personne, mais la vôtre.

— C’est celle de la nature humaine.

— Ah ! oui ! toujours la nature humaine ! Qu’est-ce que c’est que cela ? où la prenez-vous ? Chez les Orientaux qui ont cent femmes, ou chez les prêtres catholiques qui n’en ont pas du tout ? Chez les sauvages qui brûlent ou mangent leurs ennemis, ou chez nous qui les portons à la même ambulance que nos soldats ? Qui se dira le plus soumis aux lois naturelles, ou le plus affranchi des instincts de la brute ? Je ne sais pas quel Dieu étrange on veut faire cle la nature humaine, comme si elle était une chose absolue, immuable et sacrée par elle-même, tandis qu’elle est, en réalité, la chose la plus malléable et la plus éducable qui existe sous le ciel. Tenez, il y a de beaux systèmes là-dessus, et il y en a aussi de très-pernicieux ; mais je dirai, à un autre point de vue que la duchesse, que je ne m’embarrasse d’aucun. Le beau m’apparaît comme l’expression la plus élevée du vrai. Je le sens, je l’aime, il m’attire, il me charme, il se manifeste en moi en un très-petit nombre de préceptes qui me ravissent par leur grandeur et leur simplicité. Je m’exalte dans la joie de les comprendre et dans l’émotion de les adorer. Suis-je donc dans le faux et dans le rêve ? Je ne sens nullement la nature crier en moi que je me trompe. Chez l’homme qui se jette dans les flammes pour sauver un autre homme, et chez celui qui fuit l’incendie sans songer à personne, la nature humaine agit avec la même énergie, seulement elle agit différemment ; et cependant elle n’est pas deux, elle est une ; mais elle est héroïque ou lâche, selon qu’elle a monté vers l’idéal ou descendu vers l’instinct.

— J’entends, dit la Mozzelli. Vous pensez que l’idéal n’est pas au-dessus de la nature, et que tous peuvent l’atteindre quand ils l’aiment.

— Oui, je crois cela !

— C’est que vous êtes une sainte, je le disais bien !

— Soit, reprit Constance en riant ; admettons que je sois une sainte. Qui vous empêche de l’être aussi ?

— Puis-je redevenir pure ?

— Les plus grands saints n’ont-ils pas été parfois les plus grands pécheurs ?

— Je ne me sens pas la force de faire pénitence !

— La pénitence est une belle chose dans le passé, mais elle change de nature avec les siècles. La société et l’esprit humain sont devenus si actifs et si compliqués que les Thébaïdes n’accueilleraient plus que des vertus stériles. Ce n’est pas le spectacle de la mort qu’il faut donner ; c’est l’exemple de la vie. Le plus grand mal du siècle est d’avoir tué l’amour, dites-vous ? Eh bien, cherchez à le ressusciter en vous d’abord, pour avoir le droit de le ranimer chez les autres. Ce n’est pas au désert que vous le trouveriez, et d’ailleurs, le désert, voyez-vous, il est là, au coin du feu, entre minuit et une heure du matin, si vous voulez ! Nous y voilà toutes les deux, puisque votre cœur est vide et que le mien est rempli de l’image d’un absent sans lequel tout est vide autour de moi. Avons-nous besoin de voir des rochers sur nos têtes et de sentir le vent dans nos cheveux, pour nous isoler du monde et nous recueillir ? Notre pensée n’est-elle pas remplie de cet idéal que vous regrettez et que j’espère ? Ce grand mot amour, qui résume tout, la foi en Dieu et la confiance en nous-mêmes, la charité envers tous et la passion pour un seul, l’espérance du ciel et celle du véritable hyménée sur la terre : est-ce le bruit des voitures qui passent, le craquement de nos robes de soie ou l’odeur des lilas blancs dans ces vases de Chine, qui peuvent nous en distraire ?

— Non ! nous sommes ici devant Dieu tout aussi bien que saint Jean à Patmos, et nous pouvons y rêver une sublime apocalypse si nous avons le feu dans le cœur et dans la tête. Qu’est-ce qu’il y a au fond de ce grand poëme de l’apocalypse ? Le savez-vous ? Il y a la prophétie de la régénération du monde par l’amour : un monstre effroyable qui s’appelle la prostituée, et qui est vaincu, et un agneau, symbole d’innocence, qui brise les sceaux du livre de l’avenir. Donc, le monde, est à nous si nous voulons ; le monde du vrai, du beau et du bien, c’est-à-dire le bonheur ! Le livre a été ouvert comme jadis avait été ouverte la mystérieuse boîte de Pandore, d’où sortirent les passions aveugles et les appétits funestes, instruments de torture et de mort. Du livre évangélique, ce qui est sorti, c’est l’amour, c’est la vie ! Nous avons donc la loi écrite, soyons la loi vivante, aimons ! À genoux, Magdeleine, et ne blasphémez plus ; l’amour est ici !

— Ah ! si je pouvais croire ! s’écria la Mozzelli fondant en larmes. Mais vous me montrez une cime que je ne pourrai jamais gravir !

— La route vous semble donc bien longue et bien difficile ? reprit mademoiselle Verrier ; vous ne savez pas si, à une certaine hauteur et pourtant après certains écueils dépassés, le reste du chemin n’est pas très-doux. Moi, je n’y suis pas encore ; l’amour sans le mariage est nécessairement incomplet ; mais je monte tout doucement, avec obstination, avec patience. Vous avez perdu beaucoup de temps à faire l’école buissonnière ; mais nous ne sommes pas ici devant un jury de duchesses philosophes ou de casuistes intolérants. Nous sommes seules devant Dieu ; je crois qu’il nous entend et qu’il nous accueille l’une et l’autre également, lui qui écoute toutes les voix qui montent vers lui, innocentes ou repenties. Nous pouvons donc le prier de nous donner la force ; et, s’il ne se rendait pas à un désir puissant et vrai, c’est qu’il n’existerait pas.

— Ah ! vous avez la foi à ce point-là, vous ! Je le comprends ; vous n’avez rien fait pour la perdre !

— Ne dites pas que vous l’avez perdue, vous qui n’avez pas beaucoup fait pour l’acquérir.

— Je l’aurais eue, je l’aurais gardée à la villetta de Recco, si le vieux comte n’eût été un infâme !

— Qu’est-ce que l’infamie d’un homme prouve contre la sainteté de Dieu ? Votre esprit a été troublé dans sa foi, et votre conscience n’a pas réagi assez victorieusement. L’agitation de la vie, l’amour de l’art, une soif de gloire et d’émotions, voilà votre excuse. Je l’accepte ; mais soyez plus sévère envers vous-même que je ne veux l’être, et vous verrez que la recherche du vrai et du beau moral n’a pas été l’affaire principale de votre vie.

— C’est vrai ! Tout ce que vous me dites me paraît si nouveau que j’en ai le vertige.

— Et pourtant je ne vous ai dit que des lieux communs. J’aurais dû, avec une artiste telle que vous, trouver une forme sublime pour vous dépeindre les joies secrètes et profondes de l’amour. Il faut qu’elles soient bien grandes et vraiment divines, puisque, ne les connaissant pas toutes, et en dépit de l’absence, je me sens heureuse rien que de songer et de sentir que j’aime. C’est là, voyez-vous, quelque chose d’ineffable, d’avoir le cœur si plein qu’il ne s’y trouve jamais de place pour l’ennui, l’impatience ou le doute ! de croire à un autre que soi-même avec l’humilité d’un enfant, tout en se rendant compte d’une immense énergie pour se dévouer à lui ; de pouvoir tout rapporter à cette chère image, rêveries, progrès et victoires sur soi-même, de n’être jamais seule tant l’imagination prend de forces pour le faire apparaître et pour remplir l’air qu’on respire de l’illusion de sa présence ; de s’endormir et de s’éveiller avec la même pensée, sans regret, sans crainte, sans désir de changement ; de travailler sans cesse à s’améliorer soi-même, à s’éclairer, à se fortifier pour être digne du bonheur et pour être capable de le donner ; enfin, de se sentir vivre à deux, quand même les océans vous séparent, et de porter dans son âme, avec une douce fierté, le secret et la foi d’une âme d’élite : tout cela, ma chère amie, c’est l’avant-goût d’une félicité qu’il faut mériter pour en savoir le prix, et qu’on peut toujours atteindre quand on ne s’égare pas à la poursuite d’autres rêves.

— Mais, pour cultiver ainsi le grand amour en soimême, il faut, observa la Mozzelli, avoir un but, un objet aimé et digne de l’être ! Où réside ce phénix ? Pouvez-vous me donner l’adresse d’un homme accompli, de la perfection en chair et en os ?

— Il n’y a d’homme accompli que celui qu’on aime, répondit Constance. Il est toujours parfait, celui-là, puisqu’on aime tout en lui !

La Mozzelli mit ses deux mains sur sa figure et pleura amèrement. — Ah ! que vous êtes heureuse, vous, dit-elle, de pouvoir aimer comme cela ! Constance s’efforça encore de lui rendre l’espérance et la confiance en elle-même, et elle parvint à la calmer.

Quand elles se quittèrent, Constance pria la Mozzelli, qui le lui promit et tint parole, de ne raconter à personne ce qu’elle lui avait confié de sa situation. Je n’en fais pas mystère, lui dit-elle, à mes proches parents et aux amis intimes et sérieux que m’a laissés mon père. Tous ont approuvé son choix et tous me gardent le secret. Ce secret, mon père l’avait exigé, quant au monde, par prudence, et Abel se le serait imposé de lui-même par délicatesse. Il voulait me laisser entièrement libre de me rétracter sans éclat. Je n’ai pas accepté cette liberté-là, moi, mais j’ai senti que le mystère était bon ; il est la poésie de l’amour, et il en est aussi la sauvegarde. J’aurai trouvé quelque chose de hardi, de provoquant ou d’affecté, à me poser en fille amoureuse devant le public, à subir des interrogations sur la personne ou le caractère de mon fiancé, sur la nature de mes sentiments pour lui. La duchesse n’est pas la seule personne épilogueuse et curieuse, que nous connaissions, vous et moi ? J’ai préféré passer pour une fille froide, paresseuse, ou méfiante, et, bien qu’on en glose un peu, je le sais, je suis encore plus tranquille ainsi, que si j’eusse permis aux regards oisifs ou railleurs de pénétrer dans le sanctuaire de mes affections.

— Et vous avez bien fait ! répondit la Mozzelli ; tout ce que vous faites est bien, d’ailleurs, et je deviendrais bonne si je passais ma vie près de vous ! mais je pars demain, et qui sait où et quand je vous reverrai !