Constance Verrier/12

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Michel Lévy frères (p. 142-153).


SECONDE PARTIE



XII


Vers la fin d’août, Constance Verrier dut conduire à Nice sa vieille tante, affectée de rhumatismes. Elle y rencontra la duchesse d’Évereux qui y avait amené sa fille, jolie personne de quinze ans, élevée au couvent, d’une figure intéressante et d’une santé délicate. La duchesse fut charmée de trouver dans mademoiselle Verrier une société où elle pût laisser sa fille à toute heure et en toute confiance. Liée avec beaucoup de Français et d’étrangers de condition établis à Nice, madame d’Évereux, qui aimait le monde, mais qui ne voulait pas encore y produire une fille trop jeune pour supporter les veilles et les longues promenades, témoigna à Constance encore plus d’affection que par le passé. Celle-ci comprit bien que l’amitié se trouvait pour le moment un peu intéressée, et qu’en la suppliant de prendre gîte dans la vaste maison qu’elle avait louée pour elle seule, madame d’Évereux songeait à pouvoir laisser, de temps en temps, mademoiselle d’Évereux sous sa garde. Mais il n’y avait pas à choisir beaucoup en fait de domicile, et la bonne tante Verrier, habituée à ses aises, désira vivement que l’offre de la duchesse fût acceptée. La vieille Cécile était flattée d’ailleurs de se voir l’objet des chatteries et des petits soins d’une grande dame, et celle-ci ne les lui épargnait pas. Constance croyait savoir désormais à quoi s’en tenir sur la bonne réputation de la belle Sibylle, mais elle savait aussi qu’il n’y avait aucun danger pour elle-même dans son intimité, et, malgré une certaine répugnance instinctive, désormais insurmontable, elle se laissa gagner par le désir de sa tante et par les grâces ingénues de la petite Julie d’Évereux, qui semblait implorer sa bienveillance et sa protection.

Ce n’est pas que la duchesse fût une mauvaise mère ; elle aimait sa fille autant qu’il lui était possible d’aimer. Elle l’entourait des soins les plus délicats, et avait pour son innocence un respect jaloux et scrupuleux. Elle n’était pas de celles qui déplorent l’âge des enfants qu’elles ont mis au monde, et peu lui importait que la taille élancée de son Agnès accusât son âge véritable. Elle se sentait toujours assez jeune, assez belle et assez séduisante pour ne pas trouver d’obstacles à ses triomphes, et, en général, elle n’était pas jalouse des autres femmes, sachant bien, se disait-elle intérieurement, que Scipion l’Africain a laissé peu de disciples, et que le genre d’attachement qu’elle demandait aux hommes ne se refuse jamais.

Si le tête-à-tête avec sa fille l’ennuyait un peu, ce n’était plus sa faute. Son esprit avait contracté l’habitude d’analyser moitié charitablement, moitié ironiquement, l’esprit des autres, en vue d’une secrète jouissance d’amour-propre, établie sur la comparaison de son habileté et de sa philosophie avec les folles passions ou les sots scrupules d’autrui. Elle ne pouvait se livrer à cet amusement avec sa fille, et même elle eût craint de s’y livrer. Elle n’osait sonder cette jeune âme, à laquelle, malgré tout l’aplomb de ses sophismes, elle sentait bien qu’elle ne pouvait imprimer aucune bonne direction.

L’instinct moral est si puissant chez les âmes candides, que Julie d’Évereux s’attacha tendrement à Constance dès les premiers jours, et bientôt ne voulut voir que par ses yeux. La duchesse prétendait, en les embrassant toutes deux, qu’elle en était jalouse. Au fond du cœur, elle se disait : Quel dommage que cette petite bourgeoise soit riche ! comme cela eût fait une incomparable gouvernante pour ma fille !

La Mozzelli, après avoir, comme la cigale, chanté tout l’été, fit un voyage d’agrément en Écosse, donna des concerts à Édimbourg, et partit, de là, pour Milan. Elle passa par la France et s’arrêta quelques jours à Paris. Elle y chercha Constance et la duchesse, apprit où elles étaient, et résolut d’aller donner un concert à Nice, afin de les voir en passant.

Constance la reçut avec affection, mais la duchesse fut visiblement contrariée de son arrivée. Puis prenant son parti bravement : — Ma chère, lui dit-elle, je ne sais pas feindre ; je vous aime beaucoup, et, si je vous battais froid, ce serait un mensonge en pantomime. J’aime mieux vous dire tout simplement ce qui en est : vous n’êtes pas une société pour ma fille. Elle est musicienne, et nous irons vous entendre. Je vous présenterai même à elle devant tout le monde. Il n’y a rien de mieux. Elle est destinée à protéger aussi les artistes quand elle aura un mari et une maison ; mais des relations intimes ne sont pas possibles en sa présence. Les petites filles sont niaises et font mille questions. Ne m’a-t-elle pas déjà demandé si vous étiez mariée ? Vous comprenez que je ne peux pas lui raconter votre histoire…

— C’est assez, madame la duchesse, répondit la Mozzelli ; j’ai compris de reste. Vous avez raison, et je n’ai rien à dire. Vous voyez bien, ajouta-t-elle en se tournant vers Constance, que l’honneur est cette île escarpée dont parle un de vos vieux poëtes :

    On n’y peut plus rentrer, des qu’on en est dehors.

J’aurais cru pourtant avoir réparé un peu mes fautes depuis trois mois, car j’ai tâché de mettre vos conseils à profit ; mais cela ne sert de rien, et vous allez aussi me dire qu’ici, en vue, dans cette ville de province, je ne dois pas avoir l’air de vous connaître.

— Oh ! moi, c’est différent, répondit Constance ; je n’ai pas de fille à marier.

— Mais vous êtes fille à marier vous-même.

— Non ! je suis toute mariée, puisque j’ai la parole d’un honnête homme qui me connaît bien. J’irai donc vous voir, si vous me dites que vous voyagez seule et que je peux aller chez vous. Le puis-je ? C’est de vous seule que je veux le savoir.

— Vous le pouvez ! dit la Mozzelli, en lui baisant les mains avec attendrissement. J’aime, et celui que j’aime est bien loin d’ici.

— Vous êtes donc toujours romanesque ? dit la duchesse à mademoiselle Verrier quand la cantatrice se fut retirée. Eh bien, vous avez tort de croire que cette chère fille se soit amendée. Elle a eu, à Londres, une espèce de passion exaltée. J’ai su ça, bien que, contre sa coutume, elle ne l’ait pas affichée, et qu’elle m’en ait fait mystère à moi-même. Mais le hasard m’a fait découvrir qu’on ne la prenait pas du tout au sérieux. Si bien que, quoi qu’elle fasse, elle ne trouvera pas un homme assez spregiudicato pour l’épouser ou assez naïf pour consentir au moins à une liaison durable. C’est toujours la même folle. Croyez-moi ! n’allez pas trop chez elle durant les huit jours qu’elle annonce vouloir passer ici.

Constance sourit et ne répondit pas. Elle était résolue à voir la Mozzelli qu’elle aimait et en qui elle avait confiance, et elle se disait gaiement que si l’austère duchesse blâmait ses démarches, elle était bien libre de lui retirer la tutelle passagère de mademoiselle d’Évereux, qu’elle n’avait pas sollicitée.

Il n’en fut pas ainsi. Constance vit plusieurs fois la cantatrice, et la duchesse feignit de n’en rien savoir. Elle n’eût voulu, pour rien au monde, se mettre mal avec mademoiselle Verrier en présence de sa fille, à qui, par une contradiction bien connue chez les femmes de son caractère, elle la proposait à tout instant pour modèle.

La Mozzelli se trouva si occupée de l’organisation assez difficile de son concert, qu’elle ne put causer à cœur ouvert avec Constance ; mais elle lui sut un gré infini de ses visites, et quand, le concert donné, elle se disposa à partir, elle la supplia de lui consacrer quelques heures, et d’accepter de dîner avec elle en tête à-tête. On se rappelle qu’elle avait à Nice une petite maison, un nid de fleurs et de soie qu’elle ne louait à personne, comptant toujours s’y installer et n’y allant presque jamais. Elle n’y recevait personne de frivole ou de compromettant, et ce dernier jour-là, d’ailleurs, elle fermerait sa porte, comme Constance avait fermé la sienne, à Paris, le jour de leur dîner intime avec la duchesse.

— Mais la duchesse, dit Constance, allons-nous l’exclure de la partie ? et comme je suis sûre qu’elle n’y viendra pas, ne devriez-vous pas l’inviter, pour ne pas accomplir une sorte de rupture avec elle ?

— Ne m’a-t-elle pas dit, répliqua la cantatrice, qu’on ne pouvait pas voir une personne comme moi, quand on n’avait plus sa fille au couvent ? Pourquoi m’exposerais-je à un nouvel affront de la part d’une femme beaucoup plus perdue que moi-même ?

— Elle n’est pas perdue selon le monde, et elle est forcée d’obéir au monde : c’est encore ce qu’elle peut faire de mieux pour sa fille, n’ayant aucune espèce de moralité à lui enseigner. Voyons, n’oubliez pas que la duchesse vous a rendu de grands services, et que vous pouvez encore avoir besoin d’elle. Elle est fort dévouée à ses amis.

— Eh bien, invitez-la de ma part, en lui disant que je n’insiste pas, si elle refuse ; mais que, si elle accepte, notre petite réunion sera aussi secrète qu’elle l’a été à Paris chez vous. En tout cas, venez de bonne heure, chère Constance. J’ai vraiment besoin de vos conseils, et cette chatte merveilleuse qui a toujours le talent de me faire parler de moi, quand elle le veut, ne manque jamais de me laisser plus triste et plus découragée qu’auparavant. Vous aviez bien raison, là-bas, de ne vouloir pas vous livrer avec elle. Est-ce qu’elle a réussi depuis à gagner votre confiance ?

— Non ! répondit mademoiselle Verrier ; je dois dire que sa curiosité n’a pas reparu, et que même elle a repris, dans sa manière d’être avec moi, son ancienne délicatesse et toute la réserve que je pouvais souhaiter. Moi, je crois qu’il lui serait bon de ne pas remettre sa fille au couvent : peut-être se retremperait-elle un peu au contact de l’innocence.

Quand mademoiselle Verrier porta à la duchesse l’invitation de la Mozzelli, la duchesse refusa tout net, mais en disant qu’elle savait gré à cette bonne fille de ne l’avoir pas boudée. Allez-y, ma chère, lui dit-elle. Faire œuvre de charité est votre mission, peut-être ! Vous aimez à consoler, et vous vous y entendez. Moi, même, je pourrais vous dire que j’ai subi votre influence, après m’en être défendue devant vous, et je vous raconterais bien des choses si je ne sentais pas ma fille autour de moi ; mais, avec elle, je ne me souviens plus que je suis femme, tant je me souviens d’être mère. Allez donc chez la Sofia. Je me charge de faire compagnie à mademoiselle Cécile qui serait de trop dans les confidences que l’on vous tient en réserve, et qui, d’ailleurs, ne se soucie pas de dîner dehors. Nous jouerons au grabuge en vous attendant. Vous avez assez souvent gardé ma fille, je peux bien vous garder un jour votre tante.

Le dîner était pour le soir même. Quand Sofia et Constance se trouvèrent ensemble : — La première chose que j’aurais dû vous demander, dit Sofia, c’est si vous attendez ici le retour de votre fiancé ; mais je n’ai pas osé. Ne me dites donc que ce que vous voudrez. Seulement ne croyez pas que je ne m’intéresse pas à vous beaucoup plus qu’à moi-même.

— Vous pouvez m’interroger, répondit Constance : je n’ai que du bonheur, pour mon compte, à vous annoncer. J’ai été fort inquiète d’Abel. Pendant deux mois, j’ai été sans nouvelles de lui. De la Russie, il devait venir par la Suède, où notre dernier souci d’affaires était à régler. Il paraît que les lettres qu’il m’écrivait se sont égarées. J’ai cru à une catastrophe en mer, à une maladie grave, à sa mort même, et j’ai passé de bien tristes jours. Mais j’ai reçu enfin des nouvelles excellentes. Il se porte bien, il ne lui est rien survenu de fâcheux, il arrive. Il est à Paris. Dans quatre ou cinq jours il sera ici. Embrassez-moi, je suis bien heureuse, et parlez-moi de vous.

— Je suis heureuse ! moi aussi, s’écria la Mozzelli en l’embrassant. Pas autant que vous, mais c’est encore beaucoup pour moi ! Or, puisque la duchesse ne vient pas, commençons par dîner tranquillement. Regardons par la fenêtre ouverte ce beau ciel bleu, après lequel j’ai tant soupiré à Londres et à Paris. Respirons ce pays en fleurs, et n’ayons pas, plus qu’elles, le souci du lendemain.

Constance remarqua que la Mozzelli ne buvait plus de vins capiteux, qu’elle ne prenait plus de café, et que, par conséquent, elle ne cherchait plus à exciter ses nerfs.

— Oh ! je suis bien changée, dit la cantatrice ; j’ai mis tout mon être, âme et corps, au régime. Aussi je me porte mieux. J’ai l’humeur plus égale, et quand le spleen me prend, je commence à sentir que je peux réagir. Vous m’avez bénie, vous m’avez sauvée, Constance ! Oui, oui, je suis en train de renaître de mes cendres. Vous verrez ! On ne m’aime peut-être pas encore autant que je le voudrais ; mais on m’aimera, parce que j’arriverai à le mériter !

Le dîner étant fini, les deux amies, assises sous un berceau de roses grimpantes, au bord d’un petit bassin muet où se miraient les nuages roses du couchant, commencèrent à s’entretenir sans témoins. Le lieu n’avait rien de vaste, mais il touchait à la campagne et avait, à travers ses clôtures de feuillages, une échappée de vue sur la mer. La soirée était magnifique ; l’air suave et l’harmonie du flot tranquille disposaient aux voluptés de l’âme.

— Enfin, chère Constance, mon bon ange, dit la Mozzelli d’une voix douce comme la brise, je peux résumer trois mois de ma vie comme vous résumez toute la vôtre. J’aime ! j’aime un être pur, grand, sensible, passionné ! Voulez-vous que je vous le nomme ?

— Est-ce que je le connais ? dit Constance.

— Non ! je ne pense pas.

— Alors, ne me nommez personne. Une femme ne doit jamais peut-être nommer que son mari. Espérez-vous l’épouser ?

— Non, pas trop ! Il me paraît un peu ennemi des liens obligatoires. Il dit que les plus durables sont ceux que la volonté prolonge au jour le jour ; mais je crois bien qu’au fond il ne m’estime pas encore assez pour faire des projets. Je souffre de cela, mais je suis arrivée à vaincre mon impérieuse personnalité et à n’en plus faire souffrir celui que j’aime.

« C’est en Angleterre que je l’ai rencontré. Il devait y passer très-peu de temps, car sa vie est enchaînée par des obligations qu’il ne veut pas ou qu’il ne peut pas encore quitter ; mais l’amour fait des miracles, et il nous a donné, malgré tous les obstacles, huit jours de délices. Oh ! mon amie ! je l’avais aimé à première vue ! est-ce parce que j’avais l’âme bien disposée ? je le crois un peu. Il y avait de vous là dedans ; j’avais quitté Paris toute troublée de notre conversation. Vous étiez toujours devant mes yeux avec votre beau regard attendri, votre parole généreuse, votre confiance en Dieu et aussi en moi, pauvre esprit égaré ! La duchesse, que je voyais de temps en temps à Londres, me jetait bien de l’eau froide dans le dos avec son rire moqueur et ses airs de cruelle bonhomie, mais je pensais à vous bien vite, et je me disais : Qu’importe, si Constance prie pour moi et espère à ma place !

« Enfin, j’ai vu ce jeune homme, et j’ai senti fondre, en un instant, toutes les glaces de mon cœur. Cela a été si étrange, si soudain… Et tenez, le jour où il m’est apparu, j’avais justement parlé de vous avec la duchesse. Elle me questionnait en pure perte, je vous le jure ; mais, d’après les mots que vous lui aviez dits, elle tâchait de se faire une idée de l’heureux mortel à qui vous êtes fiancée. Elle plaisantait comme toujours ; moi, je ne l’écoutais guère, et mon esprit était avec vous. C’est cela qui m’a porté bonheur.

« Mais ne croyez pas que cet amour subit et irrésistible, qui ressemble à une fascination, se soit présenté comme un caprice. Non ! je ne m’ennuyais pas, je travaillais beaucoup ; j’avais du succès. J’étais occupée de mon art, j’avais des pensées sérieuses, et même j’avais résolu de ne pas songer de longtemps à aimer. Je voulais faire comme vous m’aviez dit, me guérir d’abord de mon scepticisme, et je ne me croyais pas assez guérie. Si l’on m’eût dit le matin : « Tu aimeras ce soir, » je n’aurais pas voulu le croire, et je m’en serais peut-être défendue. Mais voilà qu’en ne songeant à rien, j’ai senti le trouble inconcevable et la flamme ardente d’un premier amour ! Le soir, quand j’ai cherché à me rendre compte de ce prodige, je me suis dit, parlant à ma personne : Bah ! tu l’aimes parce que tu l’aimes ! Et cela était très-profond, voyez-vous. Je l’aimais par reconnaissance, à cause du bienfait de l’amour qu’il avait mis en moi.

« Il faut vous dire encore que sa physionomie est des plus saisissantes. La duchesse s’en était bien aperçue car elle lui a fait des avances, et, bien qu’il ait été à cet égard-là d’une discrétion impénétrable, — il a tant de délicatesse envers les femmes, lui ! — je suis presque sûre qu’elle a fait tout pour me l’enlever. »

Un grand éclat de rire interrompit la Mozzelli, et, en se retournant, elle vit avec stupeur, à travers les ombres du soir, la duchesse tranquillement assise derrière le berceau, dans l’attitude d’une personne qui s’est mise à l’aise pour écouter.