Constance Verrier/13

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Michel Lévy frères (p. 153-187).



XIII


La Mozzelli resta interdite ; puis elle prit le parti de se fâcher. — Ah ! madame, ceci est une trahison, dit-elle ; vous dédaignez de dîner chez moi, mais vous ne dédaignez pas de venir écouter aux portes !

— J’étais invitée, répondit madame d’Évereux en riant toujours, et nous nous étions dit assez de secrets à Paris pour que je ne me crusse pas de trop dans ceux d’ici. Et puis, j’avais un regret et un remords de ne pas vous embrasser avant votre départ. Mademoiselle Cécile Verrier s’en est aperçue ; elle s’est chargée de tenir compagnie à ma fille, qui, de son côté, m’a juré d’avoir bien soin d’elle. Je venais donc, le cœur léger, vous dire qu’avec ou sans ma fille, je vous aimais toujours… Mais voilà, encore une fois, le sort des élans romanesques ! J’arrive, et c’est pour m’entendre calomnier !…

— Voyons, Sofia, dit Constance, faites comme la duchesse : riez de l’aventure ! vous voyez qu’elle vous pardonne ; elle a trop d’esprit pour ne pas savoir que, dans la jalousie, on ne sait pas ce qu’on dit, et on sacrifie ses meilleures amies au besoin de se plaindre !

— Je pardonne de tout mon cœur, reprit la duchesse en tendant les deux mains à la cantatrice, d’autant plus que je ne suis pas coupable de l’horrible chose dont vous m’accusez. Je ne connais pas votre phénix ; je l’ai aperçu une ou deux fois rôdant autour de vous ; mais, si on m’a dit son nom, je l’ai oublié. Je me suis seulement permis de remarquer qu’il était fort bien.

— Et de le dire de manière à ce qu’il l’entendît ! s’écria la Mozzelli irritée.

— Vraiment ? il l’a entendu ? reprit la duchesse en recommençant à rire ; voyez-vous ça ! Daignez me pardonner, chère amie. Je ne l’ai pas fait exprès, vrai ! C’est donc lui qui vous a dit que je le trouvais bien ? le fat !

— Non, ce n’est pas lui, répliqua la Mozzelli, tranquillisée par la gaieté de la duchesse et désarmée par sa douceur. Il n’est pas fat, puisque j’ai pu l’aimer, moi qui ai les fats en exécration. C’est moi, belle duchesse, qui vous ai entendue, et, certes, vous le faisiez exprès pour me tourmenter !

— Non ! c’est mal à vous de le croire : quand m’avez-vous vue méchante ? Je ne voulais que vous éprouver, et c’est votre faute. Pourquoi, lorsque je vous ai parlé de ce jeune homme, à Londres, avez-vous nié que vous en fussiez folle ? Si, comme par le temps passé, vous m’eussiez accordé votre confiance, je n’aurais pas songé à vous surprendre. Mais tout cela, de part et d’autre, est fort innocent. Voyons ! la paix est-elle faite ? oui ? en ce cas, continuez votre histoire ; mais je vous avertis que je n’en crois pas un mot, car j’ai entendu le commencement. Vous vous dites retrempée par une grande passion, et je ne vois là de votre part qu’une velléité de plus, puisque, tout en vous vantant d’avoir combattu et vaincu la méfiance, vous m’accusez de vous trahir et me faites une scène de jalousie !

— C’est une petite rechute de son ancien mal, dit Constance avec douceur : elle va le combattre encore une fois, et, puisqu’elle le veut, elle saura bien en triompher tout à fait.

— Dieu vous entende ! reprit la Sofia ; j’y fais mon possible.

— Alors, parlez-nous de lui à cœur ouvert, dit madame d’Évereux, ça vous soulagera. Dites-nous qu’il vous aime à l’adoration, ça vous convaincra vous-même tout en nous charmant.

La Mozzelli crut voir une imperceptible ironie dans le ton affectueux de la duchesse, et, bien qu’elle ne se sentît plus disposée à l’abandon en sa présence, elle s’y livra par orgueil.

Elle avait bien, comme dit le Ruzzante, « un cœur qui lui disait fais-le, et un autre cœur qui lui disait ne le fais pas. » Mais elle céda au cœur qui la conseillait mal, c’est-à-dire à un peu plus de vanité et de dépit que de véritable expansion.

« Je vous disais donc, Constance, reprit-elle, et à vous aussi, madame la duchesse, puisque vous étiez là, que je l’ai aimé à première vue. Je venais de chanter Adalgise, dans la Norma, quand un de mes amis me le présenta dans ma loge. J’avais très-bien chanté et très-bien joué, je dois le dire ; j’étais contente de moi, et, quand cela m’arrive, il est rare que je sois contente des autres. Les compliments d’amateurs à un artiste qui vient d’être aux prises avec la véritable inspiration lui font souvent l’effet de glace jetée au travers du feu. On nous loue pour ce que nous apprécions le moins, et on n’a pas senti ce qui nous a le plus transporté. Eh bien, ce jeune homme… donnons-lui un nom, car ça me gêne pour raconter ! »

— Mettons qu’il s’appelle Melvil, dit la duchesse.

— Ce n’est pas un Anglais ! reprit la Sofia.

— Raison de plus.

— Réellement, vous ne le savez pas, son vrai nom, madame la duchesse ?

— Attendez donc… Non ! ça ne me revient pas ! Entre nous, ça n’était pas un nom.

— Selon vous !

— Et selon vous aussi ; ce n’est pas un artiste !

— Enfin, dit Constance en souriant, c’était quelque prince déguisé en simple particulier !

— Eh bien ! qui sait ? et qu’importe ? reprit Sofia, va pour Melvil ! Melvil donc me remercia du plaisir et du bien que je lui avais fait en chantant, et il s’exprima d’une manière exquise et vraie, dans des termes que je ne saurais pas répéter, mais qui m’allèrent droit au cœur. C’était la première fois qu’il m’entendait, et il était ravi. J’avais reçu des bouquets ; je lui en donnai un. La façon dont il accepta… ce sont des riens que je vous raconte, mais Constance sait bien que ces riens-là sont des odyssées !

— Faites comme si je ne le savais pas, moi ! Racontez tout, dit malignement la duchesse.

Excitée par son sourire de doute, la Sofia reprit :

— Eh bien, puisque cela vous amuse, je ne passerai rien. Il reçut ce bouquet d’un air indécis, comme s’il était étonné d’une si grande faveur. Je vis qu’il ne connaissait guère les libertés de la vie d’artiste et qu’il prenait cela pour une avance. J’en aurais ri de la part d’un autre, mais comme il me plaisait déjà, je ne voulus ni lui paraître légère ni le laisser me paraître ridicule. Ces choses-là, lui dis-je, ne compromettent pas de ce côté-ci de la rampe. Nous sommes des oiseaux de passage, et nous n’avons rien à donner ni à emporter que le souvenir.

— C’était très-joli ! dit la duchesse.

— Non, c’était bête, reprit la Sofia. On n’a d’esprit que quand on n’aime pas ; mais comme il m’aimait déjà, lui, ce… Melvil, il prit le bouquet et ma main tout ensemble, et la sienne tremblait. Oui, elle tremblait tout de bon, et une femme ne se trompe pas sur une émotion bien naïve et bien forte ! La sienne passa en moi si rapidement, que je faillis m’évanouir. Constance, je ne suis pas folle pour cela ! Ne m’avez-vous pas dit que l’amour était une surprise et que cela faisait partie de ses délices ?

— Elle vous a dit cela ? s’écria la duchesse.

— Et j’ai tort de le répéter, répondit la Mozzelli : parlons de moi seule. Je m’endormis en rêvant de cet inconnu. Le lendemain matin, je trouvai mon salon rempli de fleurs merveilleuses, et je ne demandai pas de qui ça venait. Ces fleurs-là ne sentaient pas comme les autres. Elles avaient un parfum qui ne pouvait venir que du ciel. J’en fus grisée tout le jour, et je ne voulus pas sortir, crainte de respirer un autre air que cet air chargé d’amour et de poésie. Vers le soir, je m’endormis sur mon divan. Il me sembla que ces fleurs chantaient. Quel opéra sublime, quel divin poëme ! Je n’ai jamais rien entendu de pareil ! Mais elles se turent tout d’un coup. Il était là ! Je ne sais quel vertige me prit. Je lui avouai que je l’attendais.

— C’était spontané ! dit la duchesse.

— C’était absurde. Il eût dû me prendre pour une femme galante ! Mais savez-vous pourquoi je l’aime tant ? c’est parce que tout ce qui eût dû me perdre dans son esprit est précisément ce qui l’a charmé, et c’est pourtant un être pur et de mœurs austères, je le sais maintenant. Mais, que voulez-vous ? il a une grande intelligence, une raison supérieure à celle de tous les hommes. Il devine tout, il comprend tout ; il lit dans les âmes comme dans une source.

« Il comprit donc que ce n’était pas de l’effronterie qui me poussait dans ses bras, mais un invincible attrait, une sympathie exceptionnelle ; et quand je lui demandai, le lendemain, ce qu’il avait pensé de moi, il me dit : Je n’ai rien pensé du tout, j’ai pensé que vous étiez sincère. »

— Voilà qui est charmant, dit la duchesse, et vous me le faites aimer, cet excellent jeune homme !

— Pourquoi railler ? dit Constance, qui écoutait la Sofia avec indulgence ; il savait bien que cette brave fille vivait sagement, et il pouvait être aussi fier que touché de sa franchise.

— Oui ! voilà justement ce qu’il m’a dit aussi, lui ! reprit la cantatrice. Il n’y eut entre nous rien de ce qui déflore la première émotion : ni coquetterie de ma part, ni rouerie, ni emphase de la sienne ; ni conditions, ni ruses, ni méfiance, ni réserves entre nous. Je ne sais pas s’il m’a dit qu’il m’aimait, ni s’il m’a demandé de l’aimer ; nous en étions si sûrs l’un et l’autre !

— Et alors, dès la première entrevue… dit madame d’Évereux.

— Constance ne veut rien savoir de cela, répondit fièrement la Mozzelli. La suite de l’histoire est qu’il ne pouvait passer que deux jours à Londres, et qu’il y passa une semaine, caché et parti pour tous les gens qu’il y connaît ; cela au prix des plus immenses sacrifices, à ce qu’il m’a dit plus tard. Je ne sais pas quels sacrifices, il n’a jamais voulu s’expliquer là-dessus, mais ce qu’il affirme est toujours vrai : on ne peut pas s’y tromper.

« Quand il m’a quittée, j’ai cru qu’il allait mourir et moi aussi ! Je pleurais… oh ! mon Dieu, comme j’ai pleuré à quinze ans, dans le jardin du palais Doria ; et pourtant je pleurais bien, ce jour-là !

« J’ai vu qu’il se faisait une violence atroce, et je n’ai pas pu m’offenser de ce qu’il me quittait. Je n’en ai pas su la raison ; je ne la saurai peut-être jamais, et j’ignorais absolument quand je le reverrais. Il m’a dit seulement : Tu vois bien ce que je souffre. Je ne peux pas te dire autre chose ! Et moi j’ai dit : Si tu souffres, tu m’aimes ; et si tu m’aimes, il est impossible que tu ne trouves pas le moyen de revenir à moi ! »

— Et vous l’avez revu ?… dit la duchesse.

— À Édimbourg. Il avait parlé d’aller en Écosse, et, quand je lui proposai de l’y suivre, il prononça que cela était impossible. J’insistai ; il répondit alors : Je n’y vais plus. J’y renonçai pour ne pas entraver sa liberté, mais j’y ai été quand même, non pour lui désobéir, mais pour l’apercevoir peut-être : c’était le seul endroit du monde où il avait paru vouloir se rendre ! S’il m’eût nommé la Chine, à tout hasard, j’aurais été en Chine.

— C’est donc ça que vous avez chanté à Édimbourg, dit la duchesse, et que vous ne m’avez pas fait l’honneur de me donner signe de vie ? J’étais pourtant fort près de là, dans une terre de mon amie lady***.

— Vous étiez là, dit la Mozzelli en pâlissant ; je ne l’ai pas su !

— Alors, je vous pardonne. Eh bien ? et votre délicieux Melvil, est-ce qu’il s’y trouvait réellement, à Edimbourg ?

— Oui, il s’y trouvait. Vous l’ignoriez ?

— Naturellement ! Alors, vous vous êtes adorés de plus belle ?

— Oui, mais sans nous le dire. La première fois que je l’aperçus au concert, dans la salle, j’étais ivre de joie. Ah ! comme je chantai bien ! Je ne chantais que pour lui. Il était bien ému, mais il ne s’approcha pas de moi, et, comme je compris qu’il avait des motifs pour cela dont je ne pouvais pas être juge, je fis semblant de ne pas le connaître. Mais je l’attendis, le soir, chez moi : j’étais sûre qu’il viendrait. Il ne vint pas, ni le lendemain non plus. Le surlendemain, je le rencontrai à la promenade. Il était seul et moi avec du monde. Il me regarda, mais sans me saluer, et je fus obéissante à ce qu’il semblait me prescrire : je le regardai à peine ; je me contentai de penser qu’il était là, qu’il pouvait encore traverser quelques-unes de mes tristes journées comme un éclair, ou plutôt comme un rayon. L’apercevoir un instant, c’était encore immense, et je le lui avais dit, comme je vous l’ai dit tout à l’heure : pour ce bonheur-là, j’aurais été au bout du monde.

« Il l’a compris, et c’est là ma récompense. Un jour de courses de chevaux, comme j’étais seule un instant, il vint à moi à travers la foule et me dit : — Je pars. Je vous remercie de votre délicatesse. — Ah ! vous me remerciez ! lui dis-je avec désespoir ; ce n’était donc pas une épreuve ? — Je n’en aurais pas eu la force ! — Alors, c’est que vous avez ici une maîtresse ! — Si j’en avais une, je vous la sacrifierais. — Vous êtes marié ! — Vous me l’avez déjà demandé ; je vous ai dit : non. — Et vous partez ? — Il le faut. — Vous voulez m’oublier ? — Je ne le pourrais pas. — Dites-moi encore que vous m’aimez, si vous voulez que je vive. — Dites-moi, vous, que vous ne m’aimez plus, voilà ce qu’il faut me dire si vous avez pitié de moi. « On vint nous séparer, et il s’enfuit. Je ne l’ai plus revu. Mais il y avait tant de combat intérieur, tant de souffrance, tant de véritable douleur dans son dernier regard ! Il m’aime, allez ! Il m’aime autant que je l’aime, et, comme rien ne résiste au véritable amour, il se trouvera libre, un matin, par la force de cette destinée qu’un grand cœur parvient à se faire à lui-même Alors, il saura me retrouver, n’importe où je serai, et, depuis notre séparation, je l’attends tous les jours, à tous les instants de ma vie. Me voilà comme vous, Constance, je vis d’une pensée, d’un espoir, d’un rêve de bonheur, et quand même cela devrait durer quatre ans, j’ai confiance, je crois, j’aime !

— Alors, les paris sont ouverts, dit la duchesse. Reviendra-t-il ? ne reviendra-t-il pas ? Moi, je parierais bien pour le fiancé de Constance ; elle a cent mille livres de rente et vingt-cinq belles années de vertu ; mais, pour vous, qui n’avez que de la passion enthousiaste, ma chère petite, je ne parierais pas deux sous.

— Pourquoi ce mauvais pronostic ? dit mademoiselle Verrier. Moi, j’en juge tout autrement. Je crois aux bonnes destinées.

— Il y a trop de hasard et d’inconnu dans la sienne ! reprit la duchesse. Elle ne le connaît pas, ce phénix adoré ! Je parie qu’elle ne sait pas seulement son vrai nom ! C’est quelque charmant aventurier !

— Vous voulez maintenant que je vous dise son nom ? répondit Sofia. Eh bien ! s’il est vrai que vous l’ayez oublié, tant mieux, vous ne le saurez pas. Il m’a demandé le secret. Quant à son caractère, l’ami qui me l’a présenté m’a dit en deux mots : C’est un homme de cœur et de mérite. Je n’avais pas besoin de cela, je le voyais ! Un homme vulgaire n’a pas cette figure-là ! Quant à sa position dans le monde, à sa fortune, à ses occupations, j’ignore tout, je ne lui ai rien demandé. Je n’ai point passé les courts et précieux moments qu’il a pu me consacrer à causer d’affaires, mais à parler d’amour. S’il est riche, tant pis : la richesse est une chaîne. S’il est pauvre , tant mieux : il se déliera !

— Et vous n’avez pas eu la curiosité de demander quelques détails à votre ami, ne fût-ce que pour savoir si vous pouviez espérer quelque chose dans l’avenir ?

— Non ! cet ami quittait Londres peu de jours après me l’avoir présenté, et, fût-il resté, je n’aurais pas osé l’interroger. C’eût été me trahir, et je voyais bien que… Melvil voulait du mystère dans nos relations. Il avait bien raison. Le mystère est la poésie de l’amour. N’est-ce pas votre avis, Constance ? Vous-même, est-ce que vous ne cachez pas le nom de votre fiancé ?

— Je pourrais le dire à présent, mais c’est un nom obscur qui ne vous apprendrait rien.

— Et puis, dit la duchesse, dans votre position, il ne faut dire cela que la veille du mariage : vous avez fort bien fait…

— C’est de Sofia qu’il s’agit, reprit Constance. Je trouve son histoire bien romanesque, je ne le lui cache pas ; mais, telle que la voilà, croyante, attendrie, absorbée, je la crois bien plus en voie de salut que lorsque je l’ai quittée, niant tout et se niant elle-même.

— Bah ! bah ! dit la duchesse ; je la trouve, moi, à l’apogée de sa folie, d’aimer un inconnu ! Elle s’imagine peut-être avoir charmé quelque grand personnage ; qui sait si, comme dans les drames romantiques, ce n’est pas le bourreau, ou tout bonnement, comme ça peut arriver dans la vie réelle, un simple voyageur de commerce ?

— Bourgeois ou prince, répliqua la Mozzelli blessée, il avait l’âme élevée et proclamait un grand dédain, une sorte de dégoût pour les amours philosophiques.

— Vraiment ? reprit madame d’Évereux toujours gaie. Il était pour la passion effrénée, pour le grand drame ? un poëte du désespoir ? Le Lara de lord Byron tout au moins ?

— Tenez ! s’écria la Mozzelli en saisissant avec une sorte de rage le bras potelé de la duchesse, vous le connaissez ! Il vous a plu, autrefois peut-être ! Et, depuis une heure que vous me raillez, vous faites votre possible pour me rendre jalouse ; ou bien vous l’êtes vous-même. Pourquoi ne pas dire les choses comme elles sont, au lieu de vouloir me torturer ?

— Constance, dit la duchesse en changeant de place et en se plaçant derrière mademoiselle Verrier, je me réfugie contre vous, car je crains réellement d’être assassinée ce soir ! J’ai eu une bien mauvaise idée de venir ici, moi !

— Je réponds de vous, soyez tranquille ! dit Constance. Je suis là pour mettre la paix. Mais je vous trouve mauvaises toutes deux, elle de ne pas vous croire loyale, et vous de dénigrer une affection qui la rend heureuse.

— Qu’elle jure sur la tête de sa fille qu’elle ne connaît pas celui que j’aime, et je la croirai, dit la Mozzelli.

— Ma chère signora, répondit la duchesse avec hauteur, ne parlez pas de ma fille, je vous prie. Elle n’est pas ici, et je veux bien rire avec vous de vos aventures ; mais que son nom ne soit pas invoqué en pareille matière. Je veux bien aussi vous dire encore une fois que je n’ai pas de prétentions sur votre Melvil. J’ai rencontré un autre Melvil à Londres, en même temps que vous vous affoliez du vôtre, et si je leur donne le même nom, c’est pour m’éviter la peine d’en chercher un nouveau. Occupée de mon Melvil à moi, et dans un tout autre motif que l’amour, je n’ai en aucune façon rêvé de l’objet de vos rêves.

— Quelle énigme est-ce que vous me proposez là ? dit la Mozzelli inquiète ; je ne comprends pas. Vous me dites que vous aviez une liaison… agréable là-bas, pendant que j’en avais une sérieuse, et que cela doit me tranquilliser ?

— Je n’ai pas de liaisons du genre de celles que vous désignez par le mot délicat d’agréable, et je laisse aux ingénues comme vous celles qu’il vous plaît d’appeler sérieuses. Je vous raconte une histoire pour vous distraire de la fantaisie de m’étrangler, et, en même temps, pour vous faire savoir de quoi j’ai été occupée à Londres. J’ai là une nièce fort intéressante et assez pauvre, que mon amie lady *** s’était mis en tête de marier avec un jeune homme sans naissance, mais riche et fort bien élevé. C’est celui que j’appellerai aussi Melvil pour ne nommer personne, et pour vous dire comment un homme d’esprit et de grand bon sens m’a parlé des femmes en général et des femmes passionnées en particulier.

« Naturellement, nous ne lui jetions pas ma pauvre nièce à la tête, mais lady *** tâtait le terrain, comme on dit, et lui faisait, devant moi, des questions adroites, c’est-à-dire maladroites, sur son passé, sur son avenir, sur les projets qu’il pouvait avoir.

« — Le mariage, nous répondit-il, n’est pas et ne sera jamais chez moi à l’état de projets, comme on l’entend dans le monde. C’est un état sublime, c’est un idéal d’amour et de bonheur, ou c’est une affaire où il ne faut chercher ni bonheur ni amour. Or, me trouvant assez riche pour chercher le bonheur, je ne fais pas d’affaires de ce genre-là, pas plus que je me laisserai considérer comme un chiffre plus ou moins rond dans les projets d’autrui.

« Je fis signe à lady *** de ne pas aller plus loin. Notre homme était sur ses gardes ; mais, comme son indépendance d’idées m’intéressait, et qu’il avait une franchise vraiment originale, je causai longtemps avec lui, et nous nous sommes liés bien plus que je ne m’y serais attendue. Il y a des amitiés qui s’improvisent ; ce n’est pas le privilège exclusif des passions de naître à première vue. Tout en parlant raison, nous fîmes impression, lui et moi, l’un sur l’autre. Quelqu’un vint et m’entretint d’affaires d’argent. Le Melvil en question en parla aussi bien que de morale et de philosophie. Je dois vous confier que j’avais en Angleterre de gros intérêts en souffrance, et que, le voyant si fort, je lui demandai conseil. Le conseil qu’il me donna était excellent, mais comment le suivre ? Je ne le pouvais pas par moi-même, je partais pour l’Écosse. Je reste bien peu de jours à Londres, me dit-il, mais il est possible qu’à travers mes propres occupations, je trouve l’occasion de vous servir, et je la saisirai avidement. Si, par hasard, je réussissais, où faudrait-il vous l’annoncer ? Je lui donnai mon adresse en Écosse, et je partis en le remerciant beaucoup, mais ne comptant nullement sur le succès de mon affaire.

« Eh bien, il n’y avait pas huit jours que j’étais dans cette terre de lady ***, non loin d’Édimbourg, lorsque je vis arriver M. Melvil. Il m’apportait les pièces d’un résultat magnifique, et je peux dire que je lui devrai réellement une belle part de mon existence. Voilà, me dit-il avec un peu de malice, de quoi doter votre aimable nièce, et la mettre à même de se marier sans recourir aux calculs où la sympathie n’entre pour rien.

« Vous comprenez bien que j’avais à cœur de réparer la faute de lady *** et de prouver ma reconnaissance à ce digne jeune homme. Je le retins deux jours dans le château de mon amie, et je dois dire que ces deux jours comptent dans mes souvenirs parmi les meilleurs. Je n’ai jamais rencontré d’homme plus distingué, moins roturier de caractère et plus grand seigneur par l’élévation des idées et des sentiments. À cela se joint, chez lui, une philosophie aimable, une admirable tolérance et un bon sens pratique, spirituel au possible.

— Mais où voulez-vous donc en venir avec cette histoire ? dit la Mozzelli, de plus en plus alarmée.

— À occuper une heure de loisir en vous faisant connaître le jugement d’un homme remarquable sur les idées qui vous tournent la cervelle, sur la passion en particulier. Les passions, me disait-il, sont les mêmes chez tous et pour tous. J’ai un peu voyagé, j’ai parcouru l’Europe, et j’y ai vu partout régner deux appétits suprêmes : l’amour de l’argent et l’amour des femmes. L’ambition exclusive du pouvoir ou de la célébrité est le partage du petit nombre ; la masse court au plaisir et à la richesse. Et, dans cette masse même, il y a une immense majorité qui, ne pouvant espérer la fortune, garde vivace l’ardeur des sens. On peut donc dire que c’est la soif de l’amour sous toutes ses formes qui gouverne le monde. Ceux qui le nient sont mal informés.

« La femme, disait-il encore, est donc toujours reine, effroyablement reine, puisque l’homme, quel qu’il soit, vieux ou jeune, riche ou pauvre, intelligent ou inepte, oisif ou accablé de travail, poëte ou sceptique, subit l’empire de la grâce et de la beauté. C’est même une opinion régnante au milieu de toutes les autres, et plus puissante que toutes les autres, de regarder comme un niais parfaitement ridicule l’homme qui résisterait, par moralité ou par prudence, aux avances d’une belle femme ; et peut-être toute la sagesse, toute l’habileté, toute la force morale de notre époque consiste-t-elle à sortir de la lutte des intérêts contre les passions, après avoir été assez habile et assez ardent pour satisfaire les unes et les autres. »

— Me voilà tranquille ! dit la Sofia en respirant avec force. Dieu me pardonne ! j’ai cru que vous vouliez me faire deviner une infidélité de celui que j’aime ! Mais votre Melvil n’est pas le mien ; je le vois à présent ! Il n’a pas cette froideur et ce positivisme !

— Votre Melvil prétend donc, reprit la duchesse, qu’on aime une femme au point de lui rester fidèle toute sa vie ?

— Il ne parlait jamais de cela. Il ne discutait pas et ne raisonnait guère. C’est en cela qu’il était aimable. Il était tout droiture et tout spontanéité, et quand il disait j’aime, on sentait qu’il n’aimait pas toutes les femmes, mais une seule !

— Eh bien, reprit la duchesse, mon Melvil ne disait pas le contraire, et vous me rappelez qu’il avait aussi une théorie fort bonne sur ce point, que l’on préfère toujours une certaine femme avec laquelle on tend à passer sa vie ou avec laquelle on regrette de ne pouvoir la passer. Il reconnaissait la fidélité du cœur et les doux liens de l’amitié, de l’habitude, de l’estime et du respect. Mais il ne faisait point de pathos pour cela. Il n’avait rien de ridicule et ne se posait pas en rigoriste. Il ne faisait point fi de la liberté accordée à l’homme par l’usage et l’opinion, et, loin de maudire les femmes qui donnent du bonheur sans imposer d’obligations pénibles et dangereuses, il parlait d’elles avec une tendre et parfaite reconnaissance. Elles étaient l’objet de son respect tout comme les vestales. Il se disait un peu saint-simonien et fouriériste aussi de ce côté-là, et cela, sans manquer d’un certain idéal. La femme austère, disait-il, mérite un culte quand l’amour est le mobile de sa vertu ; mais il y a au-dessous des autels des trônes pour les autres puissances, la bonté, la beauté, et même la volupté !

— Tout ceci veut dire, reprit la Mozzelli agitée d’un tremblement nerveux, qu’il s’est prosterné devant le dernier de ces trônes inférieurs, et vous mourez d’envie de me persuader que nos deux Melvil ne font qu’un !

— Encore ! s’écria la duchesse. Vous comptez donc bien peu sur le vôtre ? Regardez Constance ! il y a un Melvil quelconque dans sa vie, et elle m’écoute fort tranquillement.

— Fort tranquillement, comme vous voyez, répondit Constance ; mais je n’approuve pas l’espèce de persécution cruelle que vous faites subir à notre amie. Si c’est une vengeance des soupçons gratuits et irréfléchis que vous avez surpris tout à l’heure, elle a duré assez longtemps. Revenez à votre extrême bonté naturelle, et dites-lui bien qu’il n’y a rien de commun entre les deux personnages…

En ce moment , la clochette de la grille du petit jardin fut secouée avec force : Constance tressaillit involontairement : c’était peut-être Abel qui arrivait trois jours plus tôt qu’il ne s’était annoncé, et qui, ne la trouvant pas chez elle, avait su où elle était. Mais elle n’eût pas voulu le revoir en présence de la duchesse, et elle se leva pour cacher son émotion. — Voilà une visite qui vous arrive, dit-elle à la Sofia, je vous laisse.

— Non ! répondit la Mozzelli, j’ai défendu ma porte, et je n’attends personne, à moins que… Et, tout aussitôt saisie, à son tour, par la pensée que ce pouvait être celui qu’elle attendait quand même, à toute heure de sa vie, elle courut vers la grille, à travers les buissons de fleurs que sa robe effeuillait en passant.

— Il serait très-plaisant, dit la duchesse à Constance, que ce fût son inconnu !

— Eh bien, si c’est le vôtre, ne vous montrez pas, dit Constance, ayez pitié…

— Le mien, le mien !… répondit la duchesse ; comment l’entendez-vous ? Mais elle ne put tenir son sérieux, et elle ajouta : Le fait est, ma chère, que c’est le même, et que la scène serait une scène de haute comédie, s’il se trouvait en face de la Mozzelli et de moi !

— Écoutez ! s’écria Constance avec un mouvement brusque.

La duchesse écouta.

La Mozzelli avait laissé échapper un cri de joie, et l’inconnu une exclamation de surprise. La duchesse monta sur le banc où elle avait été assise, et, dans la mystérieuse clarté du ciel étoilé, elle vit, par-dessus les arbustes des plates-bandes, la Mozzelli serrer dans ses bras avec transport un homme dont elle-même reconnaissait la voix. — C’est lui, dit-elle à Constance, c’est son amant et mon serviteur, celui que nous avons appelé, ce soir, Melvil, et qui se nomme tout simplement Raoul Mahoult. Eh bien, ma chère, qu’en dites-vous ?

— Ça m’est égal ! répondit froidement Constance. Et comme elle ne paraissait plus songer à retenir la duchesse, celle-ci la quitta et alla rejoindre la Mozzelli, curieuse et charmée qu’elle était de se donner un divertissement de haut goût en suspendant la vengeance sur la tête de sa rivale. Elle n’était nullement jalouse de M. Mahoult, mais elle avait de la peine à pardonner à la Sofia d’avoir cru s’élever au-dessus d’elle par l’amour.

La Mozzelli entraînait son amant vers le salon, comptant sans doute l’y laisser le temps de congédier ses deux amies ; mais le jeune homme hésitait beaucoup à la suivre :

— Vous n’êtes pas seule, lui disait-il à voix basse ; je sais que vous n’êtes pas seule !

— Je serai seule tout à l’heure ; venez vite, répondait la Sofia.

Et comme Raoult Mahoult sentait la nécessité d’une prompte explication avec elle, il la suivit. Mais, au moment où ils entraient dans le rayon de lumière qui s’échappait des croisées du salon sur le feuillage du jardin, la duchesse parut et vint à eux, belle, sereine et amère : Némésis en cheveux blonds et en robe de dentelle.

Mahoult tressaillit et retira sa main de celles de Sofia. Mais il était homme du monde, et il salua la duchesse sans paraître déconcerté. Il ne lui venait pas à la pensée qu’elle eût pu se vanter d’une de ses plus audacieuses fantaisies.

La duchesse eut pitié de la Mozzelli, dont les yeux ardents allaient d’elle à son amant. Elle salua Raoul comme quelqu’un que l’on voit pour la première fois, et se contenta d’entrer au salon pour y prendre son châle, en priant la Mozzelli de donner des ordres pour que l’on fît avancer sa voiture.

La Mozzelli sonna. Elle était tremblante, éperdue ; mais la duchesse jouait parfaitement son rôle, et Raoul était impassible. Elle se tranquillisa, et, se rappelant Constance, elle courut vers le banc où elle l’avait laissée, afin de lui dire sa joie et de recevoir ses adieux.

La duchesse et Raoul Mahoult restèrent donc quelques instants seuls au salon. L’échange des paroles fut rapide :

— Je ne m’attendais pas au bonheur de vous rencontrer ici, madame la duchesse.

— Ni moi au plaisir de vous y voir arriver.

— Est-ce que vous êtes établie à Nice ?

— Mais oui. Et vous, y venez-vous pour quelque temps ?

— Non, je pars demain matin.

— Et vous passez la nuit… ici ?

— Pourquoi supposez-vous… ?

— Je ne suppose pas, je sais !

— Ah !… Et la personne chez qui vous êtes sait-elle donc aussi…

— Elle se doute ! Mais je suis généreuse autant que vous êtes discret.

— Elle proclame donc…

— Vous ne saviez donc pas que j’étais son amie intime, sa confidente ?

— Êtes-vous la seule ? N’y a-t-il pas ici d’autres personnes…

— Il y avait une autre personne qui ne vous connaît pas, et qui, encore plus discrète que moi, va se retirer sans vouloir regarder le mystérieux prince de la Mozzelli.

— Est-ce que la Mozzelli me nomme ?

— Non ! reprit la duchesse qui ne voulut pas se vanter de son indiscrétion, elle vous appelle Melvil.

Raoul surmonta une violente anxiété, et se tourna vers la muraille, comme pour regarder un tableau, mais, en effet, pour se soustraire à l’examen de la duchesse. Il lui tardait de se trouver seul avec la Mozzelli, de lui parler franchement s’il était possible, et de s’enfuir au plus vite. La Mozzelli rentra en disant à la duchesse :

— Eh bien, où est donc Constance ? je ne la trouve pas dans le jardin !

— Elle sera partie sans rien dire, répondit la duchesse. C’est ce qu’elle avait de mieux à faire. Je vous quitte aussi, ma chère !

Et après avoir salué Raoul, elle se retira en disant à Sofia, qui la reconduisait :

— Oui-da ! il me paraît encore mieux que je ne pensais, votre Melvil ! Il a de la tenue et de la physionomie ! Je vous en fais mon sincère compliment, et cette fois, vous voyez, je vous le fais bien bas !

Après s’être bien assurée du départ de la duchesse, la Mozzelli tira elle-même les verrous de la grille du jardin et vint retrouver Raoul au salon. Il avait toujours son chapeau à la main et était resté ganté, debout, comme prêt à s’en aller.

— Qu’est-ce donc ? lui dit-elle avec effroi et en tâchant de le faire asseoir ; nous sommes seuls, qu’attendez-vous pour me dire que c’est vous et non pas un autre ? Je ne reconnais plus ni votre figure ni votre voix ! Vos yeux distraits me font peur. Raoul, parlez-moi ! Il me semble que vous ne veniez pas ici pour moi !

— Eh bien ! non, je serai franc, comme c’est mon devoir et ma volonté, répondit Raoul. On m’avait indiqué la maison sans vous nommer… Je ne vous savais pas ici !

— Ah ! vous y veniez pour la duchesse !

— Encore moins.

— Vous mentez ! s’écria la Mozzelli retombant dans l’âpreté de ses anciennes colères. Vous venez de chez elle !

— Je vous jure que je ne sais pas où elle demeure, et que ma première visite a été pour une personne qu’un laquais m’a dit être ici, mademoiselle Cécile Verrier. N’y était-elle pas ?

— Cécile Verrier ? Non ! s’écria la Mozzelli étonnée ; mais vous la connaissez donc ?

— Apparemment ! répondit Raoul, et je suis chargé d’un message pour elle.

— De la part d’Abel ?

— Abel ! d’où connaissez-vous Abel ?

— On m’a parlé de lui. Où est-il ? Quand vient-il ?

— Ceci ne regarde que mademoiselle Verrier… Parlons de nous maintenant, je vous prie.

— Ah ! oui, parlons de nous, dit la Mozzelli avec amertume. À quoi bon ? Je sais que vous me trompez ! Vous n’ignoriez pas, en allant chez mademoiselle Verrier, qu’elle demeure dans la même maison que la duchesse.

— Je l’ignorais, répondit Raoul, visiblement surpris et contrarié de cette circonstance. Je ne me suis pas arrêté une heure en voyage, et il n’y a pas une heure que je suis arrivé. Je ne savais rien du monde qui pouvait être ici ; je ne m’intéressais à rien… qu’à la mission que j’y devais remplir.

— Vous m’inquiétez pour Constance, dit la Mozzelli qui commençait à se rassurer pour elle-même. Une mission pressée, importante, peut-être ? Abel ne revient donc pas ? Est-il mort, ou est-ce qu’il l’abandonne ?

— Non ! répondit Raoul avec fermeté. Jamais Abel n’abandonnera Constance ; mais, encore une fois, permettez-moi de vous parler de vous et de moi.

— Attendez ! reprit la Mozzelli en l’examinant d’un œil méfiant et scrutateur : vous connaissez Abel, vous êtes dans la confidence de ses relations avec mademoiselle Constance Verrier ? vous connaissez peut-être Constance elle-même ? et, en me voyant ouvrir la grille du jardin, vous ne me l’avez pas nommée, vous n’avez pas couru ensuite après elle pour lui parler… Tout cela est singulier !

— Je vais me rendre chez elle ; mais, avant de vous faire mes adieux, je veux avoir une explication avec vous.

— Vos adieux ! vous me quittez ! s’écria la Mozzelli, ramenée à un nouveau sujet d’effroi ; vous savez, à présent, que je suis là ; vous voyez que je vous aime plus que jamais, et vous partez ?

— Écoutez, ma chère Sofia, dit Raoul en s’asseyant et en lui prenant les deux mains, je vous ai aimée, je ne pourrais pas le nier sans me mentir à moi-même ; pourtant, quand on m’a présenté à vous, j’étais à cent lieues de me croire épris de vous. Je suis sensible aux arts, j’adore la musique, le théâtre m’impressionne encore ; tout cela parce que j’ai une vie active et froide, absorbée par les affaires et tendue vers un but positif. J’avais donc été, en vous écoutant, transporté dans ce monde de l’émotion où je suis rarement libre de pénétrer ; j’admirais en vous une artiste inspirée, je n’avais pas songé à la femme.

« La femme eût pu me laisser seulement un souvenir poétique…, elle ne le voulut pas, ou du moins elle se sentit entraînée à m’en laisser un plus vif. En me donnant un de ses bouquets, elle toucha ma main, qui tremblait un peu , de sa main brûlante, en attachant des yeux humides sur les miens.

« Je suis homme, je suis jeune, j’ai eu une existence rigide et contenue, et pourtant je suis enthousiaste. Le désir m’envahit tout d’un coup, et j’eus beau me raisonner, je ne dormis pas de la nuit.

« Je passai la journée du lendemain à me combattre. Le soir, mes pieds me portèrent chez vous malgré moi. J’étais forcé de partir le jour suivant pour Édimbourg. Ceci me rassurait. Je vais la trouver entourée, me disais-je, et ma visite, qu’elle n’a pas autorisée, va lui sembler déplacée. Elle me battra froid ou elle ne m’apercevra pas. Je sortirai guéri de chez elle. »

— Ah ! tout cela n’est pas vrai ! dit la Mozzelli avec angoisse : vous aviez bien vu que la femme vous adorait déjà !

— Oui, j’avais cru le voir, et c’est pour cela que je perdis la tête ; mais je me disais que j’avais dû me tromper, que l’artiste, enivrée par son triomphe et brisée par ses émotions, devait avoir de ces moments d’abandon sympathique avec le premier venu, sans penser à lui peut-être, et que j’allais la retrouver hautaine ou moqueuse, et, à coup sûr, reposée et indifférente.

« J’entrai chez elle, surpris de la trouver seule. Elle me reçut avec des yeux noyés, une voix mourante, un élan irrésistible, un mot à rendre fou le plus sage. En cet instant-là, je ne pus pas me rappeler que je n’étais pas libre. Cela était au-dessus des forces humaines.

— Ah ! vous n’étiez pas libre ! dit la Mozzelli avec un sourire amer.

— Je vous l’ai dit : je ne m’appartenais pas !

— Vous avez dit que vous étiez esclave de vos occupations ; que des intérêts sacrés vous forçaient de partir, mais que vous n’étiez pas marié et que vous ne connaissiez en Angleterre aucune femme.

— Je vous disais la vérité, et je ne me suis pas laissé interroger davantage.

— Mais, à présent, je vous interroge…

— Je vous dirai tout. Ce sera cruel, mais je n’ai pas commandé aux circonstances ; au contraire, elles me surprennent et me pressent étrangement ! Je ne me croyais pas aimé de vous d’une manière aussi durable…

— Taisez-vous ! s’écria la Mozzelli ; foulez aux pieds votre amour, mais respectez le mien ! Il était immense, il était toute ma vie. J’ai cru qu’en ne l’acceptant pas, vous le compreniez ! C’était toute ma consolation, tout mon courage !… Ah ! tenez, je vois bien que vous allez me tuer, mais il y a des choses qu’il ne faut pas me dire !

— Vous avez raison, Sofia, et je ne vous les dirais qu’en m’accusant moi-même. Non ! je ne doute pas de votre cœur en ce moment, et je suis de trop bonne foi pour feindre d’en douter ; mais je me suis fait illusion sur la portée de nos liens et sur la durée de vos souvenirs. Vous m’aviez rendu fou. Il m’a fallu, pour vous quitter au bout de huit jours, une force de volonté extraordinaire. J’ai pourtant résolu de vous oublier, et jamais je n’ai fait à ma conscience un plus rude sacrifice.

— C’est pour cela que vous avez été voir la duchesse auprès d’Édimbourg, n’est-ce pas ? dit la Mozzelli pâle et les dents serrées.

— Si vous savez que j’ai été la voir, vous en savez aussi le motif. Elle m’avait confié…

— Oui, beaucoup d’argent à placer ou à retirer, quelque chose comme cela ! La duchesse est quelquefois très-reconnaissante !… Mais ne froncez pas le sourcil. Je sais qu’un homme d’honneur ne peut avouer une trahison sans compromettre la femme qui s’en est rendue complice. C’est commode ! Allez toujours, je vous écoute.

— Quand vos suppositions seraient fondées, reprit sévèrement Raoul Mahoult, je ne vous eusse point trahie, je vous avais dit adieu pour toujours.

— Et cependant vous m’avez reparlé de votre attachement, à Édimbourg !

— Et de ma résolution d’en guérir.

— Résolution que la duchesse a beaucoup secondée ?

— Je ne l’ai revue qu’ici, tout à l’heure, et je peux vous donner ma parole que je n’ai aucune espèce d’amour pour cette dame.

— Je vous crois ! Elle méprise l’amour et n’autorise qu’une sorte d’amitié…

— Pour Dieu ! laissons la duchesse en repos ! reprit Raoul avec impatience ; nous perdons un temps précieux à parler d’elle, et ce n’est pas d’elle qu’il s’agit.

— De qui s’agit-il ? voyons.

— Il s’agit de nous quitter sans retour, répondit Raoul, un peu endurci par le dépit de la Mozzelli.

— Je le vois bien ! reprit-elle avec un abattement qui le désarma. Dites-moi au moins pourquoi ! Essayez de me prouver que cela est inévitable comme de mourir !

— Cela est inévitable pour moi comme le devoir de vivre en honnête homme, ma chère Sofia. Je ne m’appartiens pas, j’appartiens à une femme que je dois préférer à toutes les autres.

— Ah ! oui, je sais ! Attendez ! reprit la Sofia retrouvant les forces de sa colère, vous avez dit cela à madame d’Évereux. On a dans sa vie un idéal, ce qui n’empêche pas…

— Ce que j’ai pu dire en thèse générale, je m’en souviens fort peu, et il est possible qu’en le répétant on l’ait beaucoup changé, faute de le bien comprendre. Je ne sais qu’une chose, c’est qu’avec vous je n’ai rien raisonné ; j’ai été dominé, et comme terrassé par les forces vives de la jeunesse. Je ne vous ai pas trompée ; je n’ai fait ni mensonges, ni promesses, ni déclamations pour vous persuader ; je ne vous ai pas obsédée de mes poursuites ; je n’ai pas surpris votre bonne foi.

— Il est vrai, je me suis livrée moi-même avec une loyauté bien méprisable !

— Dieu me préserve de mépriser une confiance qui m’avait si puissamment fasciné et si entièrement vaincu ! Il n’y a qu’un lâche qui puisse reprocher à une femme la généreuse faiblesse dont il a profité. Moi, je ne vous dirai pas que je vous en remercie, ce serait banal ; mais je vous promets, en échange de quelques jours d’ivresse, un respect et au besoin une protection de toute la vie.

La Mozzelli sentit que ce n’était pas là un serment frivole, encore moins une défaite. Attendrie un instant et puis désespérée : — Je vous perds, dit-elle, voilà tout ce que je comprends ! Cette femme que l’on préfère à toutes les autres, en dépit des faiblesses passagères auxquelles un homme peut succomber, j’avais rêvé que c’était moi, et j’aurais pardonné un caprice avec la duchesse. Oui ! je me serais vengée d’elle de cette façon-là ! J’aurais regardé ses bontés pour vous comme rien ! Mais vous aimez réellement une femme, et c’est pour celle-là que vous me quittez.

— Je vous quitte pour celle qui a, depuis longtemps, mon cœur et ma parole. Elle est le premier, le seul amour fort et sérieux de ma vie. Elle est ma sœur, ma mère et ma femme par la pensée, par l’estime mutuelle, par l’habitude de compter l’un sur l’autre. C’est pour elle et pour notre avenir que je travaille depuis longtemps ; c’est pour retourner à elle que je vous ai quittée et que j’ai pu surmonter le terrible charme qui m’avait jeté à vos pieds. Il y a plus de dix ans que je l’aime, il y en a quatre que je ne l’ai vue…

Un cri déchirant s’exhala du cœur de la Mozzelli.

— Vous êtes Abel ! s’écria-t-elle ; cette idée-là m’avait déjà traversé l’esprit tout à l’heure ! Vous êtes le fiancé de Constance ! j’aurais dû le deviner plus tôt !

— Oui ! vous eussiez dû le deviner au courage que j’ai eu de vous quitter à Londres et de ne pas retourner vous voir à Édimbourg. Il n’y a que Constance au monde qui pouvait me l’inspirer.

La Mozzelli garda un instant le silence. Elle était pâle et immobile comme la statue contre laquelle elle se trouvait assise, et qui était une copie de la Polymnie antique. Cette tête de marbre blanc, si tranquillement posée sur la main, avait l’air d’écouter Raoul, tandis que, roidement adossée contre le socle de la statue, les yeux sans regard et l’esprit sans gouvernail, la pauvre Mozzelli n’entendait et ne comprenait plus rien.

— Sofia ! lui dit Raoul en s’efforçant de la réveiller de cette torpeur, vous aimez tendrement Constance puisque vous n’aviez pas de secrets pour elle ?

— Je la hais et je la tuerai ! dit la Mozzelli en se levant : c’est elle qui m’avait appris à aimer !

— Non ! vous sacrifierez votre dépit à son repos et à votre propre dignité, vous vous tairez.

— Me taire ? Il n’est plus temps ! Je lui ai tout dit, excepté votre nom ; et vous croyez qu’elle ne saura pas que c’est vous qui êtes venu la chercher ici ? Vous croyez qu’elle ne le sait pas déjà ? Ou elle a reconnu votre voix quand vous êtes entré, ou la duchesse vous a nommé, à l’heure qu’il est ; car, pas plus que moi, la duchesse ne voyait en vous le fiancé de Constance. Il y a donc ici trois femmes que vous avez trompées, et qui, à votre insu, n’avaient pas de secrets entre elles. Eh bien ! ces trois femmes, qui s’aimaient et qui se haïssent maintenant, auront encore un lien commun : le mépris et le ressentiment qu’elles vous doivent !

— Non ! répondit Raoul, un instant blessé, mais aussitôt maître de lui-même. Ces trois femmes s’aimeront encore, car elles ne se sont pas trompées mutuellement ; et moi, je n’en ai trompé aucune.

— Ah ! vous n’avez pas trompé Constance ? Vous lui avez confié vos transports d’amour avec moi, vos raffinements d’esprit avec la duchesse ? Constance savait tout cela quand elle en écoutait, ce soir, le double récit ?

— Constance ne savait rien, et j’espère qu’elle ne sait rien encore. Je ne crois pas possible qu’elle m’ait vu ou entendu ici, et je suis sûr que la duchesse ne fera point une mauvaise action.

— Vous comptez sur son amitié fidèle ou sur sa pudeur ?

— Il vous plaît de persister à croire que la duchesse m’a honoré de ses bontés ; moi, je vous réponds simplement que la duchesse est généreuse et prudente. C’est à votre pudeur et à votre amitié que je fais appel ici.

— Oui ! c’est mon silence que vous me demandez ? Vous ne craignez que moi ?

— Je ne crains personne, et, si vous n’avez pas de cœur, je ne vous demande rien. J’aurais voulu obtenir de vous du calme et de la discrétion pendant quelques jours, pendant vingt-quatre heures au moins. J’aurais emmené Constance, et, à sa première question sur ma fidélité, je lui aurais dit ce que vous allez me forcer de lui dire tout de suite avant qu’elle m’interroge ; à savoir, que je l’aime plus que tout au monde, et que je lui sacrifie sans retour les courtes passions qui, malgré moi, ont effleuré et quelquefois agité ma vie, sans jamais la traverser réellement et sans me détourner de mon but, qui est d’épouser Constance et de rendre indissoluble l’affection suprême que je lui porte.

— Oui, oui, je vois ! dit la Mozzelli anéantie ; vous étiez tout pour moi, et je n’ai été pour vous qu’un incident de voyage. Épris d’une seule femme, vous avez cédé au besoin des distractions. Ceci est l’histoire de tous les hommes, et Constance pourra aisément vous pardonner. Mais moi, je ne vous pardonnerai jamais de m’avoir laissé rêver le ciel dans votre bras. Il fallait me dire que vous me préfériez quelqu’un.

— Nous ne nous sommes pas fait cette question l’un à l’autre.

— Vous saviez que je n’aimais personne.

— Je vous jure que je ne m’en étais pas informé.

— Alors, vous êtes venu chez moi comme on va chez une courtisane !

— Vous savez que non ! Je vous ai aimée, et je vous aime encore, non plus avec passion, — la présence de Constance est mon égide désormais contre toutes les surprises de la vie, — mais avec reconnaissance et amitié véritable, à moins que vous ne me repoussiez le cœur en me montrant une face de votre caractère que je ne connaissais pas, le dépit et la vengeance !

— Allons, partez ! répondit la Mozzelli brisée. Profitez d’un moment où la force manque à mon désespoir. Si vous restez plus longtemps, Constance, qui vous sait sans doute arrivé, s’inquiétera…

— Constance no peut pas me savoir arrivé. Je ne me suis pas nommé aux gens de la maison qu’elle habite. J’ai su qu’elle était dans une autre maison de la ville. J’étais si pressé de la revoir, que je suis venu, dans la nuit, le chapeau sur les yeux, par les rues désertes : Constance ne m’attend donc pas, et je ne veux pas vous quitter sans vous avoir rendu le courage et la raison.

— Vous me craignez, vous dis-je, et voilà tout !

— Résolu à me confesser sincèrement, je ne peux pas vous craindre. J’aurais voulu, j’en conviens, épargner un moment de surprise et de chagrin à ma fiancée, et ne rien ôter à la joie de notre première entrevue. Mais vous me refusez cela, et je suis trop fier pour insister. Si je fais encore un effort pour vous adoucir, croyez-en la parole d’un homme droit et courageux, c’est pour vous encore plus que pour moi-même.