Constance Verrier/15

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Michel Lévy frères (p. 200-212).



XV


Constance fut en grave danger pendant trois jours, après quoi le médecin la regarda comme sauvée, mais non pas quitte d’une altération sensible dans sa santé, laquelle, pendant assez longtemps, devait exiger de grands soins. Il s’entretint en particulier avec la tante, qui lui avait fait pressentir une cause morale dans l’abattement physique de sa nièce, et à laquelle il recommanda d’éviter, autant que possible, les émotions quelconques qui pourraient la menacer.

Quand le mot sauvée eut été prononcé, il y eut, chez toutes les personnes qui avaient soigné Constance, une sorte d’anéantissement de fatigue. On s’aperçut qu’on était brisé, et Raoul lui-même dormit profondément. Cependant, personne ne sut si mademoiselle Cécile Verrier avait réellement dormi. On la retrouva droite et les yeux fermés, sur le fauteuil où, la veille, on l’avait laissée dans la même pose, les yeux ouverts. Constance paraissait bien reposée et heureuse de la joie de ses amies.

Mais quand Raoul demanda à la voir, Cécile se leva et lui dit bas, à la porte du salon : Pas encore ! Sa figure grave n’ajoutait aucun commentaire à cette sentence, et, sans attendre aucune question, elle referma la porte.

Constance demanda à être soulevée sur ses coussins, et prit la main de la Mozzelli, en lui disant :

— J’ai bien des choses à vous dire, mais je suis encore si faible ! Ma tante sait ; elle va parler pour moi.

— Dois-je me retirer ? dit la duchesse.

Constance fit signe que non.

Cécile Verrier prit la parole. — Ma nièce s’est rappelé, dit-elle à la Mozzelli tremblante, que vous deviez partir le lendemain du jour où elle est tombée malade. C’est à cause d’elle que vous êtes restée ; elle vous en remercie de tout son cœur.

— Oui ! dit Constance, en serrant aussi fort qu’il lui fut possible les mains de la Mozzelli, dans lesquelles la sienne était restée.

La Mozzelli, à genoux près d’elle, colla ses lèvres sur cette main qui pardonnait tout.

— À présent, reprit la vieille fille d’un ton mêlé de douceur et de fermeté, il faut vous en aller. On vous attend à Milan, et vous avez dit à ma nièce que vous auriez à payer un dédit considérable si vous n’y étiez pas le 15. Vous n’avez donc que le temps de vous y rendre. Pourquoi pleurez-vous ? Il ne faut pas faire pleurer Constance. Elle est trop faible. Constance vous aime : elle m’a bien recommandé de vous le dire.

— Je ne pleure que de joie de la voir guérie, dit la Mozzelli en s’efforcant d’être calme. Il faut que je parte, c’est vrai ; mais, dussé-je payer plus que je ne possède, je n’aurais pas voulu quitter Constance avant qu’elle eût eu la force de m’entendre. J’avais tant de choses à lui dire, moi aussi !

— Il ne faut pas ! reprit vivement Cécile. Et, d’ailleurs, je sais qu’elle n’a rien contre vous.

Constance fit un effort pour parler :

— Qu’est-ce que je pourrais donc avoir contre elle ? dit-elle à sa tante d’un air étonné. Elle est si bonne, et vous voyez, elle m’aime tant !

— Plus que tout au monde ! s’écria la bonne Mozzelli en sanglotant ; ou pour mieux dire, je n’aime que vous, et je hais ceux qui vous ont fait ou qui vous feront souffrir.

— Personne ne m’a fait souffrir, répondit Constance : tout le monde a été bon pour moi, et vous… oh ! j’ai bien vu... vous étiez au désespoir, n’y songez plus ! Me voilà bien, partez et revenez dans deux mois. Vous l’aviez promis !

— Ah ! vous restez ici, et vous souhaitez me revoir ? dit la Mozzelli, de nouveau tremblante de surprise.

Constance fit signe qu’elle ne pouvait parler longtemps. La tante reprit sur un signe d’elle :

— Le médecin a conseillé trois mois de séjour ici. Nous resterons. Constance se rappelle que vous parliez de louer votre maison. Elle vous demande la préférence. Elle s’y trouve bien, et elle laissera votre chambre libre, afin que vous puissiez revenir. Pourquoi ne désirerait-elle pas vous revoir ?

La vieille fille, qui était la sincérité même, dit cette dernière parole avec un effort visible. Savait-elle la vérité ? Constance elle-même la savait-elle, ou l’avait-elle oubliée ? Dans tous les cas, la nièce aussi bien que la tante parlaient et agissaient comme si elles l’eussent ignorée.

— Vous resterez chez moi, c’est-à-dire chez vous, répondit la Mozzelli, qui crut comprendre la volonté de Constance, et j’y reviendrai si elle me rappelle. Mais si elle m’ordonne de quitter l’Europe et de n’y jamais reparaître, si elle m’ordonnait même de mourir… je lui appartiens, et je n’obéis qu’à une seule personne au monde qui est elle !

Comme cette effusion inquiétait la tante, Constance fit un effort pour la rassurer.

— Elle est toujours exaltée, lui dit-elle en souriant à la Mozzelli avec une ineffable douceur ; c’est qu’elle est si aimante ! elle pense tout ce qu’elle dit. Adieu, chère enfant, ajouta-t-elle en se penchant vers la cantatrice ; embrassez-moi, et revenez bientôt !

La Mozzelli sentit la sublime sincérité du baiser de Constance, Elle se hâta de sortir pour ne pas lui montrer tout l’attendrissement qui l’étouffait, et courut se cacher sous le berceau de roses, où elle tordit ses mains en se jetant à genoux, à la place où Constance avait été trouvée presque morte, quatre jours auparavant.

Raoul était assis, morne et inquiet, à une autre place du petit jardin. Ce parterre de fleurs et de feuillage lui était devenu odieux. Que de fois, le jour et la nuit, il l’avait foulé dans tous les sens, depuis une centaine de mortelles heures ! Mais quelque agité qu’il pût être, il n’était jamais rentré sous le berceau qui lui rappelait le moment le plus atroce de sa vie : celui où il avait cru, en soulevant Constance, relever un cadavre. Quand ses pas sans but l’y portaient, un instinct de terreur l’en éloignait au plus vite. Il y avait eu une nuit où Constance paraissait au plus mal : il avait cru la voir assise sur ce banc, lui faisant signe de ne pas approcher, et il avait couru au salon, comme en délire, persuadé qu’il avait vu son spectre et qu’il allait la trouver morte. Maintenant, il était rassuré sur sa vie, mais non sur son pardon. Il attendait avec angoisse la fin de la conférence avec la Mozzelli. Quand il vit celle-ci sortir et se diriger vers le berceau, il ne put se décider à l’y suivre pour l’interroger ; mais quand il l’entendit sangloter, il craignit quelque nouveau malheur et se décida à l’y rejoindre.

— Quoi ! vous osez entrer ici et regarder ce banc-là ? lui dit Sofia avec véhémence. Vous venez voir si vous y retrouverez son cœur, oublié comme un bouquet ou comme un éventail ? Non, vous ne retrouverez rien : ce qui est tombé là, c’est son pauvre amour, et il y est resté enseveli. Elle ne vous aime plus, Raoul, car elle me pardonne, et elle veut me revoir. Cela veut dire qu’elle vous chasse et que, pas plus que moi, elle ne trouve qu’il faille se souvenir de vous.

« Je vous disais : nous l’avons tuée ! Non, elle vit, et elle vivra. Nous avons fait pis que de la tuer, elle vivra sans aimer ! J’ai senti cela à sa miséricorde facile et entière. Elle est si faible qu’il lui serait impossible de jouer un rôle dans ce moment-ci. D’ailleurs, c’est un ange, cette femme ! Elle en a la pitié, mais elle en a aussi les ailes ! La voilà qui s’envole sans vous regretter, sans seulement vous regarder. Où va-t-elle ? Quelle chose pourra l’occuper sur la terre, à présent ? Elle n’y vivait que pour l’amour. Le cherchera-t-elle partout comme j’ai fait, sans pouvoir le trouver ? Ou le méprisera-t-elle comme le méprise la duchesse, comme vous le méprisez vous-même, vous qui avez cherché le plaisir quand vous aviez l’idéal ? Ah ! malheureux que vous êtes ! Vous aimiez cette créature incomparable, vous aviez compris le ciel, et vous n’avez pas su vous vaincre. Vous avez cédé aux besoins du cœur avec une autre, vous m’avez aimée, moi qui en rougis à présent ! Eh bien, cela est plus coupable encore que d’avoir philosophé sur l’oreiller de la d’Évereux. Vous avez été deux fois infidèle en quelques jours, infidèle parle cœur et par les sens ! Il n’est resté à Constance que votre imagination, peut-être ! Eh bien, demandez à Dieu qu’en vous quittant, elle vous garde dans un coin de la sienne, car un peu de regret et quelques larmes de souvenir, voilà tout ce que vous pouvez espérer d’elle, et ce sera encore plus que vous ne méritez. »

La Mozzelli était dans un paroxysme d’exaltation. Elle parla encore longtemps à Raoul sur ce ton de mépris et de haine qui eût eu plus de force véritable si sa propre passion froissée n’eût trouvé instinctivement son compte à cette vengeance, adieu suprême et violent d’une âme généreuse, mais à jamais privée de frein. Raoul l’écouta sans l’interrompre, comme s’il n’eût pas voulu perdre un mot de sa condamnation. — Je mérite tout cela, lui-dit-il, quand, épuisé de fatigue morale, elle s’arrêta pour regarder sa pâleur sinistre. Vous êtes une divinité vengeresse, une fureur que Dieu déchaîne sur le coupable ; mais si la sentence est aussi effroyable que vous l’annoncez, il n’est pas besoin de m’en montrer si bien les conséquences. Je les sens de reste, et ce que je souffre va au delà de tous vos reproches. Quant à ce qui vous concerne, vous devez pardonner, comme Constance pardonne. Vous le devez, Sofia, je vous le dis sérieusement ! demain il serait trop tard.

— Vous voulez vous tuer ? s’écria la Mozzelli, frappée de la tranquillité effrayante de Raoul. Eh bien, cela est encore d’un égoïste. Vous voulez que Constance vous pleure. Vous ne voulez pas qu’elle vous oublie ! Vous vous vengerez ainsi, sur cette pauvre innocente, des crimes que vous avez commis envers elle ! Tenez ! ce sera là le pire de tous, car il aura été prémédité !

Raoul haussa les épaules. Il fallait que Sofia fût bien exaspérée pour le croire si lâche. Il était bien décidé à mourir si Constance l’abandonnait, mais à mourir loin d’elle, et sans qu’elle pût croire à un suicide.

La duchesse vint bouleverser ses idées, et même ébranler la conviction de la Mozzelli. Elle sortait de causer avec Constance et ensuite avec Cécile. — Vous n’avez rien compris à la tranquillité de ces deux femmes, leur dit-elle. Elles ne savent rien, elles ne se doutent de rien !

— C’est impossible ! dit la Mozzelli.

— Oui, c’est impossible, ajouta Raoul : Constance ne m’a pas regardé, elle ne m’a pas adressé la parole une seule fois depuis quatre jours et quatre nuits que j’entre chez elle à toute heure.

— Constance était si faible qu’elle ne vous a pas reconnu, reprit la duchesse. En ce moment encore, vous pourriez peut-être lui parler sans qu’elle vous entendît. Elle est encore presque sourde et presque aveugle. Je m’en suis assurée, sa tante me l’a dit tout bas. Le médecin assure que cela doit être ainsi, car on ne combat pas un mal grave sans des remèdes énergiques, mais que ce n’est plus inquiétant, et qu’il ne faut pas lui laisser faire le plus léger effort pour devancer le secours de la nature. Ce qu’il faut à présent, c’est la laisser tranquille. Partez, Sofia ; moi, je rentre chez moi, et je laisse ma fille qu’on désire garder encore auprès de Constance pendant un jour ou deux. Vous, monsieur Mahoult, vous allez retourner à l’hôtel et ne pas remettre les pieds ici pendant le reste de la semaine. Mademoiselle Cécile Verrier l’exige. Elle ne veut même pas que vous veniez vous informer à la porte de la maison. Elle dit avec raison que, d’un moment à l’autre, Constance peut recouvrer l’ouïe, reconnaître votre voix, et que la joie de vous revoir peut la tuer.

— La joie ? s’écria Raoul, elle a dit ce mot-là ? Cécile Verrier ne sait pas mentir ; l’a-t-elle dit sans amertume et sans effort ?

— Elle l’a dit sérieusement comme je vous le répète, reprit madame d’Évereux, et je suis revenue auprès du lit de Constance, pour lui demander si elle voulait que je revinsse la voir demain. Elle m’a embrassée en me disant : Oui, revenez ; si je n’ai pas encore la force de vous parler, vous verrez du moins Julie.

— Elle vous a embrassée aussi, vous ? dit la Mozzelli.

— Eh bien, pourquoi donc pas ? répondit la duchesse, qui ne se départait pas de sa prétendue innocence quand elle n’était pas seule avec Raoul ; la tante m’a serré la main en me disant que Constance savait combien je m’étais occupée d’elle. Allons ! de quoi vous tourmentez-vous, à présent ? Nous n’étions épouvantés qu’à cause d’un nom qui m’était échappé, au moment où monsieur est entré ici. Mais ce nom, elle ne l’avait pas entendu, puisqu’elle m’a répondu, le plus naturellement du monde, que cela lui était fort indifférent. Admettons qu’elle l’ait entendu ou qu’elle ait cru l’entendre, et qu’elle soit tombée évanouie un instant après à cause de cela ; il est certain alors qu’elle l’a oublié, ou qu’elle croit avoir eu une hallucination, car elle a, tout à l’heure, demandé à sa tante, devant moi : Avez-vous reçu une lettre d’Abel, depuis que je suis là sans me souvenir de rien ? La tante a répondu négativement, et Constance a ajouté : N’était-ce pas aujourd’hui qu’il devait arriver ? Sa tante l’a trompée sur le nombre de jours qu’a duré sa maladie, et elle a paru se tranquilliser complètement.

« Vous voyez donc bien, monsieur Mahoult, qu’il faut vous en aller, attendre qu’on vous avertisse, et faire semblant d’arriver de Paris le jour où l’on trouvera Constance assez forte pour être heureuse.

— Heureuse ! s’écria Raoul. Elle pourrait être encore heureuse ! Ah ! madame la duchesse, si vous me trompez, ou si vous vous trompez vous-même, le réveil sera épouvantable !

— Je ne trompe personne et je ne me trompe pas souvent, répondit madame d’Évereux. Nous avions fait un mauvais rêve qui ne manquait pas d’une certaine vraisemblance ; la vérité que je vous annonce est encore plus vraisemblable, et, si vous êtes sage, vous ne laisserez jamais pressentir à Constance aucun remords, aucune inquiétude qui pourrait réveiller des souvenirs assoupis. Si elle vous parle de cela, dites-lui bien qu’elle avait rêvé, et que vous n’êtes arrivé à Nice, au plus tôt, que le lendemain de l’événement.

« Sur ce, je vous fais mes adieux à tous deux, ajouta la duchesse, à Sofia qui part sur l’heure, à ce qu’on m’a dit, et à vous, monsieur, que je n’aurai plus le plaisir de rencontrer ici, puisque je compte partir moi-même le jour où je verrai Constance assez rétablie pour vous recevoir. »

La duchesse se retira, confiante dans ce qu’elle avait dit et dans ce qu’elle croyait être vrai. Raoul alla s’enfermer dans une chambre d’hôtel, en proie à l’inquiétude et à l’espérance. Sofia fit ses malles, fut admise encore, au moment du départ, à regarder Constance endormie, et partit en poste pour Milan. Trois jours après, madame d’Évereux retournait à Paris avec sa fille.

Raoul attendit, avec anxiété des nouvelles de Constance. Il envoyait messages sur messages ; aucun ne parvenait jusqu’à Cécile Verrier, qui ne quittait pas sa nièce un instant. Elle avait défendu qu’on lui remît aucune lettre, ni qu’on lui transmît aucune commission verbale, et même elle avait fait enlever la sonnette de la grille. La femme de chambre de Constance ne sortait pas, et un domestique de place, qui faisait les commissions, était le seul qu’on pût interroger dans la rue. Il répondait invariablement que la signora allait pian, pian, et qu’il lui fallait du repos, beaucoup de repos.

Raoul connaissait probablement plusieurs des personnes qui se trouvaient à Nice. Sa vie de voyages et de négociations l’avait surtout mis en rapport avec des étrangers. Il craignait donc de sortir, ne voulant rencontrer personne qui pût rapporter, par la suite, à Constance, l’avoir vu à Nice tel jour et à telle heure. Il était possible que la tante ne voulût jamais lui faire savoir la vérité à cet égard.

Il vivait enfermé et caché depuis huit jours, malade, agité, dévoré par la fièvre. Il se décida à faire demander le médecin qui avait soigné Constance et qui devait la soigner encore. Son propre malaise lui servait de prétexte pour interroger ce médecin qui, en le voyant auprès de Constance, n’avait peut-être pas beaucoup remarqué l’intérêt exceptionnel qu’il prenait à l’état de la malade.

Il apprit donc enfin que Constance était complètement sauvée, qu’elle était entrée tout à fait en convalescence, et qu’on se proposait de la faire bientôt sortir en voiture.

Raoul attendit encore deux jours qui furent un nouveau et plus rude supplice. Constance pouvait le recevoir, et Cécile ne l’appelait pas !

Enfin, il reçut quelques mots de cette dernière : « Viens tout de suite, lui disait-elle ; j’ai supposé une lettre de toi hier, et j’ai préparé Constance à te recevoir aujourd’hui. Fais bien attention à ne pas me démentir ; sois surpris de la trouver malade. Il ne faut pas qu’elle sache combien elle l’a été. »