Constance Verrier/16
XVI
Raoul se sentait défaillir en arrivant chez Constance. Tant de terreurs et de souffrances avaient donné à ses fautes l’importance du crime. Devant une pauvre femme brisée par lui, aucune excuse ne se présentait à sa pensée.
Il éprouva comme du soulagement en trouvant Cécile Verrier seule au salon. Cette élégante rotonde ouvrant de tous côtés sur des massifs de fleurs, avec sa statue blanche au milieu, rangée, parée et ne présentant plus aucune trace de désordre et de chagrin, était d’une gaieté qui semblait inviter Raoul à l’espérance. La Polymnie elle-même semblait lui dire : Qu’as-tu ? Il ne s’est rien passé ici.
La vieille tante, assise sur le divan, paraissait méditer. Par son ordre, on avait introduit Raoul sans bruit ; la sonnette du jardin était toujours supprimée. Elle tressaillit en l’entendant marcher sur le parquet, lui tendit la main sans se lever et le fit asseoir auprès d’elle. Ce n’était pas là l’embrassade maternelle qu’il avait reçue au départ, quatre ans auparavant ; mais la pauvre fille avait tant vieilli et tant souffert récemment, que son manque d’expansion pouvait être attribué à la fatigue.
Raoul remarqua que ses cheveux gris avaient blanchi entièrement depuis dix jours qu’il ne l’avait vue.
— Vous avez été brisée, vous l’êtes encore ! lui dit-il en baisant ses mains froides et sèches.
— Non, répondit-elle, ça va mieux ; ce ne sera rien, quant à moi. Constance aussi va mieux ; elle va venir. En voyant approcher l’heure de ton arrivée, elle a voulu s’habiller pour la première fois ; elle ne sait pas que tu l’as vue mourante, et elle prétend qu’elle ne veut pas que tu la trouves en costume de tombeau. Ce serait trop triste. Parlons bas, pour qu’elle ne se dépêche pas trop. Ça la fatiguerait.
— Ma tante, dit Raoul, à qui mademoiselle Verrier avait permis de lui donner ce titre dans ses lettres, que s’est-il donc passé ? voyons ! La vérité sur ce malheur qui a failli nous enlever Constance !
— La vérité ? répondit Cécile en le regardant en face : je t’attendais pour me la dire ! Je ne sais pas ce qui s’est passé, moi ! je n’y étais pas. À des mots extraordinaires qui ont échappé, dans les premières heures, à mademoiselle Sophie Mozzelli, j’ai cru deviner qu’il y avait eu quelque chose entre elle et toi. La duchesse m’a tranquillisée un peu en me disant très-sérieusement que je me trompais et qu’il n’y avait rien du tout. Ensuite, j’ai causé avec Constance, et elle m’a dit : S’il y a eu quelque chose, je ne veux pas le savoir. À présent, puisque te voilà… Mais non ! j’aime mieux ne pas savoir non plus ; et je veux te dire une parole sérieuse. Si tu as quelque chose à te reprocher, et que ma nièce vienne, un jour ou l’autre, à te le demander, n’avoue rien, d’ici à longtemps, du moins ! Il ne lui faut pas de chagrin, vois-tu ! Elle n’est pas bien guérie ; elle a, de temps en temps, comme un hoquet nerveux que le médecin n’aime pas.
Constance entra en ce moment. Elle était mise avec goût et recherche.
Mais ce que Raoul remarqua davantage dès le premier coup d’œil, c’est que Constance, qu’il s’attendait à voir pâle, était fraîche et rosée comme autrefois. Elle s’approcha, et il reconnut qu’elle avait du blanc et du rouge. Ce n’était pas encore, à cette époque, la triste mode de se farder à tout âge et à toute heure. Évidemment, Constance s’était arrangée pour la circonstance. Le cœur de Raoul se serra, elle lui cachait son visage sous un masque…
Mais ce masque tomba plus vite que Constance ne l’avait prévu. Elle venait à Raoul, gracieuse et composée, héroïque de mansuétude. Malgré les avertissements de Cécile, la sincérité de Raoul parla plus haut que la prudence. Au lieu de saisir sa fiancée dans ses bras, il tomba aux pieds de sa victime ; Constance, moins forte qu’elle ne l’avait espéré, fondit en larmes, cacha sa figure dans son mouchoir, et reparut pâle, profondément éprouvée par la souffrance. Elle était ainsi plus belle qu’aux premiers jours de la jeunesse ; il y avait en elle cette étonnante majesté de type que le génie de la renaissance n’a pas su imprimer à ses madones trop italiennes ; on sentait qu’en elle la candeur avait reçu, au lieu du baiser de l’amour, la couronne du martyre.
Quand elle put parler, elle ne songea qu’à rassurer Raoul sur la maladie qu’elle appelait une indisposition, et dont il était censé ignorer la gravité ; mais elle ne se rappela pas que, dans les derniers temps de leur correspondance, elle avait consenti à le tutoyer, et Raoul n’osa se plaindre de cet oubli.
Raoul eût voulu, dès le premier jour, vider bravement le fond de la coupe d’amertume ; mais il sentait bien que ce serait trop risquer pour la santé de Constance. Il devait éviter une trop prompte explication, et fatalement cette explication arrivait aux lèvres à chaque instant et à propos de tout, en dépit des efforts que l’on faisait, de part et d’autre, pour l’éloigner. Ainsi, dès les premiers mots qu’il adressa à Constance sur son état présent, elle lui fit des réponses évasives qui l’affligèrent. — Oui ! vous vous prétendez guérie, lui dit-il, et je crains que vous ne vouliez me tromper pour me tranquilliser.
— Vous tromper, moi ! répondit Constance que ce mot fit tressaillir ; non ! on ne doit jamais tromper son égal en raison et en courage.
— C’est donc à dire, reprit involontairement Raoul, qu’on le peut, qu’on le doit peut-être, quand on doute de son courage et de sa raison ?
— Celui ou celle dont on doute ainsi, dit Constance, cesse d’être avec vous sur le pied de l’égalité… à moins qu’il ne soit malade, fou momentanément… Mais nous nous portons bien, mon cher Abel, et nous pouvons tout nous dire.
Constance répétait là, à sa manière et à son point de vue, ce que la duchesse avait dit à Raoul. « On peut tromper un petit enfant pour son bien ; on ne peut répondre à toutes ses questions ; mais, quand on trompe sa femme, on l’avilit ou on s’avilit soi-même. »
Constance ne parut pas s’apercevoir de son trouble et reprit, comme s’il elle eût pourtant deviné : — Mais je ne crois pas nécessaire de s’arracher l’un à l’autre des aveux inutiles. Si vous me voyez souffrir quelquefois… d’une migraine ou d’un malaise quelconque, j’aime mieux que vous ne me questionniez pas : ce serait ajouter à ma petite souffrance le chagrin qu’elle vous cause. N’est-ce pas puissamment raisonné ? ajouta-t-elle avec un sourire qui déchira le cœur de son fiancé.
Raoul obtenait, cependant, le résultat que bien d’autres, à sa place, eussent vivement souhaité. Constance déliait délicatement sa conscience de l’affreuse crainte d’avoir à se confesser ou à mentir. Il avait dit à la Mozzelli qu’il redoutait plus, de la part de sa fiancée, une confiance aveugle qu’un ferme appel à sa loyauté ; mais il reconnaissait maintenant que la confiance d’une femme comme Constance n’avait rien de puéril, et qu’en la lui restituant malgré ce qu’elle savait ou pressentait du passé, elle faisait plus pour lui qu’il ne pourrait jamais faire pour elle.
Constance parut être heureuse du retour d’Abel, de la fin de ses fatigues et de ses travaux ; elle lui fit mille questions affectueuses sur lui-même, sans qu’aucune portât sur la plaie secrète. Néanmoins, à chaque instant, il se croyait interrogé sur ce point et s’effrayait. Puis tout aussitôt il s’affligeait de s’être trompé. Il y avait entre eux une muraille, une montagne, une mer. Constance avait été cent fois plus tendre et plus abandonnée dans ses lettres qu’elle ne l’était auprès de lui. Il ne retrouvait même plus l’expansion, l’attendrissement, le regard et l’accent du passé.
Il demanda en tremblant s’il lui était permis de revenir le lendemain.
— Sans doute, répondit Constance, demain et toujours.
Le mariage ne semblait donc pas avoir été, un seul instant, remis en question. Raoul commença à croire fermement que la duchesse ne s’était pas trompée, et que les souvenirs de Constance étaient si vagues qu’elle-même les prenait pour des rêves. Les jours suivants, elle lui témoigna la même amitié ; mais il semblait que son état de langueur lui eût fait oublier le langage et jusqu’au nom de l’amour. Raoul n’osait s’en plaindre, et chaque jour il en souffrait davantage ; Constance reprenait ses forces, et son âme ne se relevait pas. Raoul retomba dans ses perplexités.
Un matin, la tante le prit à part.
— Je t’ai mal conseillé, lui dit-elle, en te recommandant de ne jamais lui parler des femmes dont tu as pu t’occuper plus ou moins dans tes voyages. Si tu lui es resté fidèle, comme je le crois à présent, car je vois que tu l’aimes plus que jamais, tu feras bien de le lui dire. Elle a peut-être des inquiétudes. Quelqu’un lui aura parlé de toi légèrement. Cette Sophie Mozzelli est une bonne fille, mais si folle ! Elle lui aura raconté quelque cancan. Enfin, Constance est triste, cela est sûr ; plus triste que malade, et il faut la sortir de là. Voyons, tout de suite, aujourd’hui même, tâchons de l’amener à te questionner ; ou bien je prendrai ça sur moi, si tu veux, comme si je plaisantais, et tu profiteras de l’occasion pour te défendre bien sérieusement.
Raoul recula avec effroi devant cette dissimulation préméditée.
— Vous avez entendu Constance elle-même, répondit-il, assurer qu’il valait mieux ignorer les petites souffrances l’un de l’autre. Moi, j’ai beaucoup souffert loin d’elle… Elle paraît désirer que je ne lui en parle pas.
Cécile Verrier insista. Raoul était fort gêné pour s’entendre avec cette vieille fille qui ne comprenait rien aux orages des passions, et dont l’esprit peu cultivé avait une droiture invincible, une moralité douce dans la forme, absolue et quelque peu farouche dans le fond. Elle était bienveillante à l’excès par ignorance du mal auquel il lui était horriblement difficile de croire ; mais quand elle l’avait constaté, elle ne pouvait transiger, et Raoul tremblait de se confesser à elle bien plus que de se confesser à Constance. Il ne comptait pas s’excuser vis-à-vis de celle-ci, mais il comptait sur les flammes de son amour pour la consoler. Cécile Verrier n’était accessible à aucune éloquence et n’admettait aucune défaite. Elle força Raoul dans ses derniers retranchements, et, ne pouvant l’amener à ce qu’elle conseillait, elle se leva épouvantée en s’écriant :
— Ah ! malheureux, tu es coupable, tu l’as trompée !
Elle ne voulut rien écouter, et fut de glace avec lui pendant le reste de la journée. Constance feignit de ne pas s’en apercevoir ; mais elle devina bien ce qui s’était passé, et Raoul vit qu’elle le devinait. Tout cela était d’une singulière amertume pour lui. Après dix années d’amour et d’espérance, il arrivait à la réalisation du rêve de sa vie, et le bonheur fuyait consterné devant une tache qu’il n’était pas possible de faire disparaître.
Cécile le vit si triste qu’elle s’adoucit, et, revenant à son idée :
— Voyons, voyons, dit-elle, il faut en finir ! J’ai pensé à tout cela. Je n’ai pas dormi de la nuit. J’ai prié l’âme de mon frère, et elle m’a parlé. Il faut sauver Constance qui dépérit ; tout est là. Il faut la tromper ; tant pis pour toi ! Je ne veux pas savoir tes vilaines histoires, et je ne veux pas qu’elle y croie. Elle en mourrait ! Je vais t’attaquer devant elle, et tu feras serment que tu n’as jamais pensé qu’à elle. Si tu es forcé de mentir, c’est ta faute ; mais elle te croira, et, au nom de son père, je te commande de lui rendre le repos.
Raoul hésita longtemps, mais Constance, après quelques jours d’animation, était retombée. Elle dépérissait, en effet, et Cécile était outrée de voir que, pour la sauver, il ne voulût pas se mettre mal avec lui-même. Elle l’accusait d’être orgueilleux. — Moi qui n’ai jamais rien fait de mal, disait-elle, je me damnerais pour ma nièce, et toi qui es coupable, tu crains de l’être un peu davantage.
Il céda. Il subit l’interrogatoire de la tante en présence de Constance, et il fit le serment qu’elle exigeait. Ce fut la plus atroce torture qu’il eût encore éprouvée. Il n’avait jamais trahi la vérité, et il en était fier. Il se crut déshonoré et resta quelques instants sans pouvoir lever les yeux sur Constance. Quand il la regarda, il la vit pâle comme la mort. Il s’élança vers elle et tomba à ses genoux. Mais elle l’empêcha de parler.
— Ne craignez rien, lui dit-elle, c’est un battement de cœur qui m’a pris ; mais voilà que ça se passe. Pardon ! vous me parliez donc ? Depuis cinq minutes, j’étais sourde comme pendant ma maladie. De quoi donc avez-vous causé ?
— Constance, s’écria Abel, ah ! tu es sublime, toi !
— Non, répondit Constance en pleurant : je t’aime !
C’était la première fois, depuis son retour, que Raoul entendait prononcer ce mot tant de fois écrit par elle. Il fut d’abord ivre de joie et de reconnaissance ; mais bientôt il retomba dans ses incertitudes et dans ses terreurs. Constance avait-elle refusé d’entendre un mensonge souiller les lèvres de son fiancé, ou, ce qui eût été plus féminin et plus vraisemblable, avait-elle écouté ce qu’elle croyait désormais être la vérité, en feignant de n’avoir pas eu besoin de ce serment solennel ? Était-elle maintenant tranquille, heureuse, guérie, ou désespérait-elle plus que jamais de croire ?
Dès que Constance fut seule avec sa tante, elle la gronda tendrement.
— Ah ! tante chérie, lui dit-elle, qu’as-tu fait ce soir ? Tu n’en sais rien, n’est-ce pas ? Tu as cru que j’étais jalouse, que je n’avais pas sujet de l’être, et tu as arraché un faux serment au plus honnête homme qui existe ! S’il ne me hait pas dans ce moment-ci, ce n’est pas ta faute. À sa place, je fuirais la femme qui me réduit à cette honte. Pauvre ami, comme il a dû souffrir ! Cela me déchirait le cœur de l’entendre. Et, comme la tante se désolait d’avoir si mal réussi à lui faire un peu de bien, Constance ajouta :
— Rassure-toi, chère tante. À quelque chose malheur est bon. Ce supplice qu’il a enduré pour moi, c’est une grande chose, et cela m’aidera à une grande chose aussi, qui est de lui pardonner le passé.
— Je ne te comprends plus, dit la tante ; tu sais qu’il a menti, et c’est pour ça que tu lui pardonnes ?
— Si un autre que lui m’eût menti, répondit Constance, je le mépriserais ; mais lui, si amoureux de la vérité, il l’a trahie pour me rendre le repos, et c’est le plus grand sacrifice qu’il pût me faire, je sais cela !
— Tu disais que tromper la personne qu’on aime, c’est la rabaisser ?
— Ah ! quand il s’agit de lui, tout change d’aspect et de nom. Le mensonge dans sa bouche, c’est l’expiation !
— Allons, je vois, dans tout ça, que vous vous aimez
toujours et que tu guériras vite.
— Ah ! ça, ma bonne tante, c’est une autre affaire. J’ai bien souffert, vois-tu !
— Mais de quoi ? voyons ! Tu n’as jamais voulu t’expliquer, et je n’osais pas te questionner, moi ; et, cependant, peut-être vaut-il mieux tout se dire à présent. Dis tout, je le veux !
— Tante, puisque tu veux le savoir, j’ai été assassinée !
— Qu’est-ce que tu dis ? s’écria la tante effrayée et
croyant à un accès de délire ; allons, allons, ne parlons
plus de ça, ça te fait du mal !
— Non, ça me soulagera, au contraire ; laisse-moi parler, et n’aie pas peur. Abel est arrivé ici le soir que tu sais, au moment où la Mozzelli et la duchesse se disputaient un amant qu’elles avaient eu toutes deux dans la même quinzaine. Abel a sonné à la grille, et Sofia, courant à sa rencontre, lui a dit, — je l’ai entendu : Ah ! c’est vous ! et la duchesse m’a dit, à moi : C’est lui, Raoul Mahoult !
— L’infâme ! s’écria Cécile Verrier en se levant et en faisant craquer les phalanges de ses longs doigts ; mais non ! c’est impossible ! tu as rêvé ça ! ça n’est pas arrivé ! Ces deux malheureuses se sont trompées ; elles ont cru reconnaître leur freluquet ; ce n’était pas lui ! À présent, je me souviens… la belle d’Évereux m’a expliqué, à mots couverts, je ne sais quoi, une méprise, un nom que tu as cru entendre, et c’était un autre nom. Elle ne connaissait pas Raoul, la Mozzelli non plus, je crois. Je ne comprenais rien à leurs explications : j’étais si inquiète de toi !… Enfin, ça n’est pas ; crois-moi, Constance, ça ne se peut pas !
— Écoute, reprit Constance. Dans le premier moment, j’ai senti un froid mortel me prendre au cœur, et j’ai dit à la duchesse : Ça m’est égal Je me souviens d’avoir dit ce mot-là et de l’avoir pensé. Abel m’était devenu tout à coup aussi étranger que s’il eût été le mari d’une autre personne ; ça me faisait cet effet-là. La duchesse m’a quittée, et, revenant un peu à moi-même, j’ai dit comme toi : « C’est impossible ; elle se trompe ! » Je me suis levée, et, faisant le tour du berceau par derrière, j’ai été à la croisée du salon pour voir si c’était bien lui dont je croyais avoir reconnu la voix. Tiens, c’était à cette croisée-là ! elle était ouverte, avec la persienne fermée. Je ne pouvais pas voir, j’étais un peu trop bas, mais j’entendais parler ; j’entendais tout. Abel était seul avec la duchesse, pendant que la Sofia me cherchait dans le jardin. Ce qu’ils se sont dit n’a pas duré cinq minutes ; mais c’était la confirmation, la preuve de tout ce qui avait été raconté sans réticences par la Mozzelli, à mots couverts par la duchesse. La Mozzelli est revenue près d’eux, disant qu’elle ne me trouvait pas, et la duchesse est partie en lui répondant : Elle se sera en allée ; c’est ce qu’elle avait de mieux à faire ! — Ah ! oui, elle avait bien raison, c’est ce que j’aurais dû faire ! mais je ne pouvais pas. Je sentais mes jambes roides comme si elles eussent été mortes. Je me suis traînée jusqu’au berceau. Je ne voulais plus écouter, mais je ne pouvais pas m’éloigner davantage. Je ne voyais presque plus clair. Je ne sais pas combien de temps je suis restée assise sur le banc. J’entendais, comme dans un rêve, la voix de la Mozzelli qui s’emportait, et celle d’Abel qui semblait plus tranquille. Je me sentais si faible que j’ai essayé de cueillir une poignée de sauge que j’avais remarquée auprès du banc et que j’ai respirée pour me faire revenir. Mais je n’avais plus d’odorat. Et puis, je suis devenue sourde et tout à fait aveugle. Je me suis dit : Il faut secouer cela ; il ne faut pas mourir ici. Je me suis levée, la vie me revenait. J’ai revu le ciel, la lune sur les fleurs. J’ai entendu la mer. Je me suis trouvée heureuse comme quelqu’un qui va mourir et qui voit Dieu. Et puis j’ai senti que je tombais en arrière, et j’ai pensé à toi, ma tante ! Je t’ai dit : Adieu, tante, je meurs ; ce n’est pas ma faute, va !