Construire un feu (recueil)/Construire un feu (première version, 1902)

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Traduction par Louis Postif, Paul Gruyer.
Construire un feu (recueil)Union Générale d’Éditions (p. 193-203).


CONSTRUIRE UN FEU

(To Build a Fire)
(1re version 1902)
Par Jack London


Dans le monde entier, pour voyager par terre ou par mer, on considère généralement qu’il est désirable d’avoir un compagnon. Au Klondike — comme s’en aperçut Tom Vincent —, c’est absolument essentiel. Cependant, il ne s’en aperçut pas en appliquant un précepte, mais en faisant une amère expérience.

« Ne voyagez jamais seul », est un principe des pays du nord. Il l’avait entendu dire bien des fois et il s’était contenté de rire. Car c’était un grand gaillard jeune et solide, bien charpenté, bien musclé, ayant confiance en lui-même, dans la solidité de sa tête, la vigueur de ses mains.

C’est par une triste journée de janvier qu’il fit une expérience grâce à laquelle il acquit le respect du froid et de la sagesse des hommes qui se sont battus contre cet ennemi.

Il avait quitté le camp du Calumet sur le Yukon avec sur le dos un léger paquetage pour remonter

Paul Creek, jusqu’à la ligne de partage des eaux séparant cette vallée de Cherry Creek, où les membres de son expédition étaient en train de prospecter et de chasser l’élan.

Il faisait soixante degrés au-dessous de zéro, il avait à parcourir trente milles d’une piste solitaire, mais il ne s’en souciait pas. En réalité, cela lui plaisait, il marchait à longues enjambées dans le silence, un sang chaud coulait dans ses veines, il avait l’esprit exempt de soucis, il était heureux. Car lui et ses camarades étaient certains d’avoir trouvé le filon là-bas sur la ligne de partage des eaux de Cherry Creek ; et, de plus, venant de Dawson il allait les rejoindre en leur apportant le réconfort de lettres de chez eux aux États-Unis.

À sept heures, quand il tourna les talons de ses mocassins dans la direction du camp du Calumet, il faisait encore nuit noire. Et quand le jour parut à neuf heures et demie, il avait franchi le raccourci de quatre milles à travers la plaine et avait remonté Paul Creek de six milles. La piste, sur laquelle on n’était guère passé, suivait le lit du torrent, et il ne pouvait se perdre. Il s’était rendu à Dawson par Cherry Creek et la rivière Indienne, si bien que Paul Creek lui donnait une impression de nouveauté et d’inconnu. Vers onze heures et demie il se trouvait aux fourches qu’on lui avait décrites, et il sut ainsi qu’il avait couvert quinze milles, soit la moitié de la distance.

Il savait que, du fait de la nature des choses, la piste ne pouvait que devenir plus mauvaise à partir de cet endroit et il estima qu’en raison du peu de temps qu’il avait mis, il méritait bien de déjeuner. Il posa son sac, s’assit sur un arbre tombé à terre, sortit sa main droite de sa mouffle, glissa la main dans sa chemise jusqu’à sa peau, et en sortit deux biscuits entre lesquels se trouvait une tranche de lard ; ce sandwich était enveloppé dans un mouchoir — c’était le seul moyen qu’il avait eu de le transporter sans risquer de le voir devenir dur comme de la pierre du fait du gel.

Il avait à peine mastiqué la première bouchée que l’engourdissement de ses doigts l’avertit qu’il devait remettre sa moufle. Ce qu’il fit, non sans s’étonner de l’insidieuse rapidité avec laquelle le froid l’avait saisi. Il se dit que c’était sans doute le plus violent coup de froid qu’il ait jamais connu.

Il cracha sur la neige — un truc favori des gens du Nord — et il sursauta en entendant craquer le crachat instantanément congelé. À son départ de Calumet, le thermomètre à alcool indiquait soixante degrés au-dessous de zéro, mais il était certain que la température avait encore beaucoup baissé, sans pouvoir imaginer de combien.

La moitié du premier biscuit était encore intacte, mais il pouvait se sentir commencer à grelotter — ce qui était chez lui tout à fait exceptionnel. Ça n’ira jamais, se dit-il, et, en faisant glisser les bretelles de son sac en travers de ses épaules, il bondit pour se relever et se mit à courir sur la piste.

Quelques minutes de cet exercice lui permirent de se réchauffer, il prit une allure régulière, tout en mordant dans ses biscuits sans cesser d’avancer. La buée de sa respiration se condensait en glaçons dans sa moustache et sur ses lèvres ; un glacier miniature se formait sur son menton. De temps à autre son nez et ses joues perdaient toute sensibilité, il les frictionnait jusqu’à ce que le sang revienne et les rougisse.

La plupart des hommes portaient des protège-nez ; ses camarades par exemple, mais il avait toujours dédaigné ces baroques accessoires féminins et jusque-là il n’avait jamais éprouvé le besoin de s’en munir. Il le ressentait à présent, ce besoin, car il ne cessait de se frictionner.

Il éprouvait néanmoins un frisson de joie, d’exultation. Il faisait, il réalisait quelque chose, il maîtrisait les éléments. Il lui arriva une fois de rire par excès de vitalité, et de son poing fermé il défia le froid. Il s’en était rendu maître. Ce qu’il faisait, c’était malgré le froid. Le froid ne pouvait l’arrêter. Il continuait en direction de la ligne de partage des eaux de Cherry Creek.

Si forts qu’aient été les éléments, lui était plus fort. En cette saison, les animaux regagnent leurs trous en rampant et s’y maintiennent terrés. Mais lui ne se cachait pas. Il était dehors, dans le froid, il lui tenait tête, il le combattait. Il était un homme, un maître, des choses.

Il continuait son chemin, toujours dans les mêmes dispositions d’esprit, en se réjouissant avec fierté. Au bout d’une demi-heure, il suivait un méandre à un endroit où le cours d’eau passait tout près du versant de la montagne, et il se trouva en présence d’un des dangers les plus insignifiants en apparence, mais les plus formidables qu’on puisse rencontrer au cours d’un voyage dans les pays du nord.

Le torrent lui-même était gelé jusqu’au fond rocheux de son lit, mais de la montagne arrivaient les trop-pleins de plusieurs sources. Celles-ci ne gèlent jamais, et le seul effet des plus intenses vagues de froid, c’est simplement de diminuer leur débit. Protégée du gel par la couverture de la neige, l’eau de ces sources s’écoule dans le lit du torrent, et forme des mares sans profondeur à la surface de la glace qui le recouvre.

À son tour, la surface de ces mares se recouvre d’une couche de glace qui s’épaissit de plus en plus jusqu’à ce que l’eau la recouvre et forme ainsi, au-dessus de la première, une seconde mare recouverte d’une légère couche de glace.

Ainsi, se trouvait au fond, la glace solide du torrent, puis probablement quinze à vingt centimètres d’eau, puis une mince couche de glace, puis encore quinze centimètres d’eau et une nouvelle couche de glace. Et sur cette dernière couche, se trouvaient environ deux à trois centimètres de neige fraîche compléter le piège.

Aux yeux de Tom Vincent la surface intacte de neige ne comportait aucun avertissement du danger qui le guettait. Comme la croûte était plus épaisse sur les bords, il était très avancé en direction du centre quand il passa au travers.

En soi c’était une mésaventure insignifiante — un homme ne se noie pas dans cinquante centimètre d’eau, mais, pour ce qui était de ses conséquences c’était un incident aussi sérieux que tout autre susceptible de lui arriver.

Au moment même où il passait à travers la glace il sentit le contact de l’eau froide sur ses pieds et se chevilles, et en une demi-douzaine de grande enjambées il avait gagné la rive. Il était tout à fait calme et de sang-froid. La chose à faire, la seule, c’était de construire un feu. Car il y avait un autre précepte du nord qui est ainsi conçu : Voyage avec des socques humides jusqu’à vingt degrés au-dessous de zéro ensuite, construis un feu. Et il faisait trois fois plus froid, il le savait.

Il savait, en outre, qu’il devait procéder avec le plus grand soin ; s’il ne réussissait pas à la première tentative, les risques d’échec à la seconde étaient plus élevés. Bref, il savait qu’il ne devait pas échouer. Un moment auparavant c’était un homme vigoureux débordant de joie, fier de sa maîtrise des éléments et il était à présent en train de défendre son existence contre ces mêmes éléments — telle était la différence résultant de l’introduction d’un quart de litre d’eau dans les prévisions d’un voyageur du nord.

Sur le bord du cours d’eau, dans un bouquet de sapins, les eaux plus hautes du printemps avaient amené pas mal de petites branches. Complètement séchées par le soleil de l’été, elles n’attendaient plus que l’allumette.

Il était impossible de construire un feu en ayant sur les mains les lourdes moufles qu’on porte en Alaska. Vincent retira donc les siennes, ramassa un nombre suffisant de branches, en fit tomber la neige, et s’agenouilla pour allumer son feu. D’une poche intérieure il tira ses allumettes et une mince lamelle d’écorce de bouleau. Les allumettes étaient de celles qu’on utilise au Klondike, des allumettes soufrées, vendues par paquets de cent.

En sortant une allumette du paquet il put remarquer la rapidité avec laquelle ses doigts s’étaient trouvés transis. Il la gratta sur son pantalon. L’écorce de bouleau, comme un morceau de papier bien sec, prit avec une flamme brillante. Il l’alimenta délicatement avec les brindilles les plus ténues et les débris les plus petits, et il soigna amoureusement la flamme naissante. Il ne devait pas hâter les choses, il savait cela, et bien que ses doigts fussent à présent complètement roides, il ne se pressait pas.

Il avait tout d’abord ressenti dans les pieds une impression de froid mordant, mais à présent, c’était une douleur profonde et sourde, et un rapide engourdissement. Le feu, bien qu’encore très chétif, était à présent un succès et il savait qu’en se frictionnant énergiquement les pieds avec un peu de neige, il ne tarderait pas à leur rendre la vie.

Mais au moment où il mettait dans son feu les premières branches un peu plus grosses il lui arriva une chose très ennuyeuse. Les branches du sapin qui se trouvaient au-dessus de sa tête étaient chargées d’une neige accumulée pendant quatre mois dans un équilibre tellement subtil que le léger mouvement qu’il avait fait en ramassant ses branchages avait suffi à le rompre.

La neige de la branche la plus élevée fut la première à tomber, et, ce faisant, elle heurta et déplaça celle qui se trouvait accumulée sur les branches inférieures. Et toute cette neige, dont le volume augmentait à mesure qu’elle tombait, vint recouvrir la tête de Tom Vincent, ses épaules, et éteignit son feu.

Il gardait toujours sa présence d’esprit, car il connaissait l’importance du danger. Il se mit aussitôt à reconstituer son feu, mais il avait maintenant tellement froid aux doigts qu’il ne pouvait plus les replier ; il était obligé de ramasser chaque branche et de la briser entre le bout des doigts de l’autre main.

Quand il en arriva à l’allumette, il rencontra de grandes difficultés à en sortir une du paquet. Il y parvint cependant, de même qu’à la saisir, au prix d’un gros effort, entre le pouce et l’index. Mais en la grattant, il la laissa tomber dans la neige et ne put plus la récupérer.

Il se leva, désespéré. Il ne pouvait pas sentir son poids sur ses pieds, bien que ses chevilles aient été très douloureuses. Il remit ses moufles, sauta de côté, pour éviter que la neige ne tombe sur le nouveau feu qu’il allait construire, et il battit violemment le tronc d’arbre de ses mains.

Cela lui permit de séparer et de frotter une seconde allumette puis de mettre le feu à ce qui lui restait du morceau d’écorce de bouleau. Mais son corps était maintenant glacé, et il s’était mis à frissonner, si bien que lorsqu’il essaya d’ajouter les premières branches, sa main tremblait et la flamme minuscule s’éteignit.

Le froid avait triomphé de lui. Ses mains ne pouvaient plus lui servir. Mais il avait eu la présence d’esprit de laisser tomber le paquet d’allumettes dans la large entrée de sa poche extérieure avant d’enfiler ses moufles, en proie au désespoir, et de partir sur la piste. Cependant on ne peut pas dégeler des pieds humides avec soixante degrés au-dessous de zéro et même moins, comme il ne tarda pas à s’en apercevoir.

Il prit un tournant brusque du cours d’eau gelé pour arriver en un point où il voyait devant lui à un mille de distance. Mais il n’y avait personne pour lui venir en aide, rien qui indique une présence, il n’y avait que des arbres blancs, des collines blanches, le froid silencieux et l’immobilité, et un silence d’airain. S’il avait seulement eu un camarade dont les pieds n’auraient pas été en train de geler, se disait-il, simplement un camarade pour allumer le feu qui pouvait le sauver !

Ses yeux se portèrent alors au hasard sur un autre tas de branchages et de feuilles déposé par les eaux en crue. S’il pouvait seulement gratter une allumette tout pourrait aller bien. Avec des doigts roidis qu’il ne pouvait plier, il sortit une poignée d’allumettes, mais s’aperçut qu’il lui était impossible de les séparer. Il s’assit et les étala maladroitement sur ses genoux jusqu’à ce qu’il ait toutes ces allumettes posées sur la paume de sa main, les bouts soufrés faisant saillie, un peu à la manière de la façon qu’aurait la lame d’un couteau de chasse de faire saillie quand on le tient serré dans son poing.

Mais ses doigts restaient roides. Ils ne pouvaient rien saisir. Il en vint à bout en pressant dessus le poignet de l’autre main et en les forçant à serrer la poignée d’allumettes. En tenant ainsi les allumettes, il essaya à plusieurs reprises de les frotter sur sa jambe et il finit par y parvenir. Mais la flamme lui brûlait profondément la main et, sans pouvoir s’en empêcher, il relâcha sa pression. Les allumettes tombèrent dans la neige et, tandis qu’il tentait en vain de les ramasser, elles grésillèrent et s’éteignirent

Il se remit à courir, mais à présent, il avait une peur terrible. Ses pieds étaient complètement insensibles. Il buta une fois sur un tronc enfoui dans la neige, cela le fit tomber dans la neige, lui meurtrit le dos, mais ne lui causa aucune autre impression.

Ses doigts étaient inutilisables et ses poignets commençaient à s’engourdir. Son nez et ses joues étaient en train de geler, mais cela ne comptait pas. C’étaient ses pieds et ses mains qui devaient le sauver, s’il pouvait l’être.

Il se rappelait ce qu’on lui avait raconté au sujet d’un camp de chasseurs d’élans quelque part au-dessus des fourches de Paul Creek. Il ne devait pas en être loin, se disait-il, et s’il était capable de le découvrir, il pourrait y trouver de l’aide. Il y arriva cinq minutes plus tard. Il était abandonné et désert, de la neige s’était accumulée dans l’abri en branches de sapin sous lequel les chasseurs avaient dormi. Il s’effondra, en sanglotant. Tout était fini. Dans une heure, tout au plus, avec cette température terrifiante, il ne serait plus qu’un cadavre.

Mais en lui l’amour de la vie était tenace. Il se releva. Il pensait vite. Et si les allumettes lui brûlaient les mains ? Des mains brûlées valent mieux que des mains mortes. Pas de mains du tout, c’était encore mieux que la mort. Il longea la piste jusqu’au moment où il arriva à un autre dépôt laissé par les eaux en crue. Il y avait des branchages, des feuilles, des herbes, le tout bien sec et attendant qu’on y mette le feu.

De nouveau, il s’assit, et répandit sur ses genoux le paquet d’allumettes, les logea sur la paume de sa main, avec le poignet de l’autre main pressa de nouveau les doigts privés de sensibilité sur le paquet et avec ce même poignet les y maintint. À la seconde tentative de grattage le paquet prit feu et il sut que s’il pouvait supporter la douleur, il était sauvé. Les vapeurs de soufre l’étouffaient, et la flamme bleue lui léchait les mains.

Au début, il ne sentait rien, mais la flamme ne tarda pas à brûler la surface gelée. L’odeur de chair grillée — sa chair à lui — arrivait, forte jusqu’à ses narines. Il se tordit de douleur, mais tenait bon. Il serrait les dents, se balançait d’avant en arrière, jusqu’à ce que jaillisse la flamme de l’allumette, et qu’il l’approche des feuilles et des herbes. Il s’ensuivit cinq minutes d’attente angoissée, mais le feu gagnait régulièrement. Il se mit alors à l’œuvre pour se tirer d’affaire. Des mesures héroïques étaient nécessaires, il en était réduit à cette extrémité, il prit donc ces mesures.

Alternativement, il frottait ses mains de neige, les exposait à la flamme, les heurtait aux troncs d’arbres les plus durs, et il parvint ainsi à rétablir sa circulation de manière à les rendre utilisables. À l’aide de son couteau de chasse, il sépara les courroies de son sac, déroula sa couverture, sortit des socques et des chaussures secs.

Puis il coupa ses mocassins et dénuda ses pieds. Mais tandis qu’il avait pris des libertés avec ses mains, il tint ses pieds nettement à l’écart du feu et il les frictionna avec de la neige. Il procédait ainsi jusqu’à ce que ses mains soient engourdies, couvrait alors ses pieds de la couverture, se réchauffait les mains devant le feu, et recommençait ses frictions.

Il travailla ainsi pendant trois heures jusqu’à ce que les pires effets du gel aient été combattus. Toute cette nuit-là il resta à côté du feu, et ce n’est que tard le lendemain qu’il entra dans le camp de Cherry Creek en boitant lamentablement.

En un mois il était redevenu capable de se tenir sur ses pieds, mais ses orteils devaient toujours rester très sensibles au froid. Quant aux cicatrices de ses mains, il savait qu’il les emporterait dans la tombe. Et il applique à présent le précepte du nord : « Ne voyagez jamais seul ! »


(Traduit par Jacques Parsons)