Contes chinois, précédés d’une Esquisse pittoresque de la Chine/II

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II.
Histoire de la Chine depuis les temps les plus reculés
jusqu’à nos jours.


Maintenant que vous avez les notions nécessaires sur la géographie du pays, nous allons vous raconter l’histoire de cette singulière nation, restée inconnue du reste de la terre pendant tant de siècles, et dont l’origine néanmoins se perd dans l’obscurité des temps. Inutile d’ajouter que notre but n’est point de faire une dissertation, que nous n’avons pas la prétention de débrouiller les annales des Chinois, et que nous n’avons jamais songé à donner une histoire complète des vingt-deux dynasties qui ont régné sur ce grand empire.

Le secret d’ennuyer est celui de tout dire

Nous nous bornerons donc à un résumé aussi intéressant que possible.

Les Chinois, comme les Indiens, peuvent se vanter avec raison de leur haute antiquité, puisqu’ils font remonter avec certitude leur histoire vraiment authentique à la soixante et unième année du règne de Hoang-ti, l’Empereur jaune, c’est-à-dire à deux mille six cent trente-sept ans avant J.-C. Pour les temps antérieurs, on n’a pu recueillir que de ces traditions fabuleuses qui existent dans l’enfance de tous les peuples, et qui feraient remonter le règne du premier empereur chinois à quatre-vingt-seize millions d’années avant notre ère. Mais au règne de Hoang-ti cesse toute confusion, et les annales chinoises acquièrent un caractère d’authenticité qu’on a vainement essayé de nier. La vie historique de ce peuple, depuis cette époque jusqu’à nos jours, est donc de près de quatre mille cinq cents années, période immense pendant laquelle se sont succédé vingt-deux dynasties.

Au règne de Hoang-ti, qui vécut cent ans, se rapportent un grand nombre d’inventions utiles, qui datent très-probablement de plus loin, et dénotent un état de civilisation fort avancé, nouvelle preuve de l’antiquité de la nation chinoise. Hoang-ti prit le premier le titre d’empereur (ti) ; ses prédécesseurs se nommaient Wang, rois. Il avait été mis sur le trône par le choix des grands seigneurs ; ce droit d’élection fut maintenu encore longtemps. Presque toujours le premier ministre ou un sage révéré pour ses vertus et ses talents était élu à l’exclusion des fils de l’Empereur. Cette institution commença à tomber en désuétude dès la première dynastie ; cependant, encore aujourd’hui, l’élection, attribuée au chef de l’État, sur la présentation des grands, s’étend sur les fils de l’Empereur, car le droit d’aînesse n’est point reconnu malgré le principe de succession.

Le fondateur de la première dynastie, Yu (mort 2198 ans avant J.-C.), fut un aussi grand prince que ses prédécesseurs, qui se montrèrent tous dignes du trône. L’un d’eux, Yao, avait fondé une admirable institution. Pour que la voix du peuple parvint jusqu’à lui, il avait fait placer à la porte extérieure de son palais une tablette sur laquelle tous les Chinois avaient le droit d’écrire les avis qu’ils croyaient utiles au bien de l’Empire et les fautes qu’ils croyaient avoir à reprocher au chef de l’État. À côté de la tablette était un tambour ; celui qui venait d’écrire y frappait. L’Empereur, averti par le son, se faisait apporter ce qu’on avait écrit, et profitait, s’il y avait lieu, des conseils ou des reproches qui lui étaient adressés. Yu suivit son exemple. Il fit mettre à sa porte cinq sortes d’instruments de musique, dont le son s’entendait de loin, et on frappait sur l’un d’eux, selon les affaires sur lesquelles on voulait : parler à l’Empereur. Yu, prévenu par le bruit, faisait, entrer sur-le-champ les personnes qui demandaient audience. Voilà, certes, une institution qui n’est pas si barbare. Ces faits, et beaucoup d’autres que nous pourrions citer, attestent un état de civilisation réellement avancée. En effet (et rappelons-nous que cela se passait deux mille trois cents ans avant l’ère vulgaire), la Chine, malgré la simplicité de ses mœurs, avait déjà fait une foule de découvertes utiles, soit dans les sciences, soit dans l’industrie ; elle avait un culte religieux et un gouvernement régulier parfaitement organisé, dont une grande partie subsiste encore aujourd’hui.

Les successeurs d’Yu, qui ne portèrent que le titre de wang, vécurent en rois fainéants ; des luttes sanglantes, qui amènent leur chute, interrompent seules des existences pleines de crimes et de débauches. Le dernier souverain de cette dynastie, Kie, espèce de bête féroce, le Néron de la Chine, ayant soulevé contre lui l’indignation du peuple, fut renversé par l’un des vingt grands seigneurs de l’Empire, Tching-thang, qui le remplaça. Les princes de la seconde dynastie ne valurent guère mieux que ceux de la première : des guerres de succession, des débauches, des cruautés effroyables, voilà, à peu d’exceptions près, l’histoire de ces règnes. Le dernier roi, Chéou-sin, surpassa tous ses prédécesseurs en férocité. Par une froide matinée d’hiver, voyant quelques pauvres gens passer à gué un ruisseau, il remarqua qu’ils supportaient le froid sans sourciller, et aussitôt il leur fit couper les jambes, afin d’examiner, dit-il, en quel état se trouvait la moelle de leurs os. L’indignation était générale ; un des petits princes feudataires de l’Empire, Wou-wang, marcha contre le tyran et lui livra bataille. Après un combat acharné, Chéou-sin, mis en déroute, revint à son palais nommé la Tour des Cerfs, qui avait coûté des sommes immenses et avait demandé dix ans de travail ; il se revêtit, de ses habits royaux, se couvrit de ses bijoux les plus rares, et, se jeta ainsi dans un bûcher qu’il avait fait allumer.

Wou-wang : roi guerrier, fondateur de la troisième dynastie, fut un des princes les plus remarquables de la Chine, et ses premiers successeurs ne lui furent inférieurs ni en talents, ni en vertus. L’un d’eux. Ken-wang : roi excellent, paisible, rendait lui-même la justice sous un vieux saule qui est devenu aussi célèbre dans la poésie chinoise que le chêne de Vincennes dans l’histoire de saint Louis. Mais ces princes avaient commis une grande faute qui attira sur le pays de terribles catastrophes. Ils avaient érigé, en faveur des familles puissantes, des principautés qui devaient relever de l’Empire. Il en résulta que ces petits souverains s’agrandirent peu à peu, secouèrent le joug, et bravèrent, le pouvoir royal. Sous le troisième empereur de cette dynastie, tous ces princes qui se disputaient le trône se firent une guerre cruelle, inondant la Chine de sang, et ruinant le pauvre peuple. Ces troubles durèrent plusieurs siècles, pendant lesquels les révoltés installaient ou déposaient l’Empereur à leur gré. Enfin l’an 249 avant l’ère chrétienne, le plus puissant, de ces vassaux révoltés, Tchao-siang, le roi de Thsin, maître déjà d’une partie de la Chine, renversa l’Empereur et fonda la quatrième dynastie.

Ce prince, d’obscure naissance (il descendait, dit-on, d’un palefrenier), essaya de rétablir l’ordre dans L’Empire ; mais sa dynastie ne fut reconnue et bien établie que sous l’un de ses successeurs,

KEN-WANG RENDANT LUI-MÊME LA JUSTICE SOUS UN VIEUX SAULE.


Thsin-chi-Hoang-ti[1], homme supérieur, qu’un historien moderne a nommé avec raison le Napoléon de la Chine. Ce prince, à peine âgé de vingt-deux ans, entreprit une œuvre immense à laquelle on doit associer son premier ministre, le sage Li-sse. La Chine, nous l’avons vu, était déchirée depuis plusieurs siècles par les luttes sanglantes des princes feudataires ; ces petits souverains étaient encore au nombre de sept ; après une guerre acharnée, l’Empereur, qui était à la tête d’une armée de six cent mille hommes, écrasa les révoltés et réunit leurs États sous le même pouvoir. L’Empire fut alors divisé en trente-six provinces. Plein d’orgueil, et, dédaignant les travaux de ses prédécesseurs, le nouveau souverain apporta de grands changements dans l’organisation de ses États ; mais tous portent en général le cachet d’un esprit élevé et sur de sa force. Chi-Hoang-ti se délassait des dangers et des fatigues de la guerre par des travaux d’administration ; sobre et simple dans ses habitudes, comme tous les hommes vraiment supérieurs, il n’avait d’autres plaisirs que de se promener à pied, le soir, dans les campagnes, avec quatre de ses officiers. Aussi la Chine recouvra-t-elle en peu d’années, son antique prospérité. Des villes, des palais magnifiques s’élevaient de toutes parts comme par enchantement, et des routes furent construites dans les principales provinces. En même temps l’Empereur repoussait les Tartares qui infestaient les frontières du nord, et faisait construire cette gigantesque muraille dont nous avons parlé dans la description de la Chine. Enfin, une grande expédition, faite au midi de l’Empire, et qui amena la conquête d’immenses provinces, termina les exploits de Chi-Hoang-ti.

Mais à l’intérieur croissaient de nouveaux germes de désordres. Beaucoup de mécontents, et, parmi eux, ce qu’on appelait les lettrés, les savants, s’indignaient du despotisme qui pesait sur eux, et, ne tenant pas compte des glorieux travaux de Chi-Hoang-Li, lui reprochaient de ne pas suivre la politique de ses prédécesseurs. Plusieurs tentatives d’assassinat eurent lieu contre lui ; enfin l’opposition devint si violente que l’Empereur, sur la proposition de son ministre, eut recours à un singulier coup d’état. Croyant-que c’était dans les livres d’histoire et de morale que les mécontents trouvaient leurs inspirations[2], il ordonna, sous peine de mort, qu’on brulât tous les livres qui se trouvaient en Chine, à l’exception de ceux de médecine, d’agriculture et d’architecture, et des annales de son règne. Cet ordre, d’un barbare vandalisme, fut exécuté ; mais heureusement, beaucoup de monuments de l’ancienne littérature échappèrent au bourreau. Les lettrés ne se laissèrent pas abattre ; ils protestèrent de nouveau, et près de cinq cents d’entre eux expièrent dans les supplices leur généreux courage. Ces cruautés, et la destruction des œuvres littéraires de son pays, souillent la gloire de Chi-Hoang-ti ; mais le règne de ce despote n’en fut pas moins un des plus utiles à la prospérité et à l’agrandissement de la Chine. Quelques mois après son fameux décret, mourut le grand homme.

Jamais, et l’histoire n’en fournit que trop d’exemples, ces grands génies qui apparaissent de siècles en siècles n’ont, fondé rien de stable ; à leur mort, s’écroule le vaste édifice élevé par leurs puissantes mains, comme si Dieu voulait enseigner aux peuples effrayés que lui seul est grand, éternel, et combien est stérile l’orgueil humain. À peine Chi-Hoang-ti eut-il rendu le dernier soupir que des troubles éclatèrent ; les princes feudataires reprirent leur indépendance, et la dynastie de Thsin s’écroula au milieu du sang. Le dernier empereur fut assassiné comme ses prédécesseurs, et le pouvoir suprême se vit à la merci du plus fort. Deux chefs guerriers se disputèrent le trône, et cette lutte fut horrible ; plus de six cent mille hommes y périrent en l’espace de cinq ans. Enfin Lieoupang renversa son compétiteur, après avoir livré dix-sept batailles rangées, et fut proclamé empereur sous le nom de Kao-tsou. Sa dynastie produisit quelques hommes illustres. Sous Wen-ti (l’empereur ami des lettres), la Chine répara les désastres de la guerre civile. La mémoire de ce bon prince est encore révérée dans l’Empire. Son petit-fils, Wou-ti (l’empereur guerrier), illustra également son règne par son courage et ses talents ; il repoussa les Tartares, recula les frontières de l’Empire, et fut, comme son aïeul, un protecteur éclairé des lettres ; c’est à lui qu’on doit la fondation d’une bibliothèque impériale. Malgré son caractère belliqueux, Wou-ti montrait en toute occasion un esprit de sagesse qu’on est étonné de trouver chez la plupart de ces despotes asiatiques. Un charlatan lui ayant apporté un élixir qui donnait, disait-il, l’immortalité, un de ses ministres essaya vainement de désabuser l’Empereur et de lui prouver l’imposture. Wou-ti persistant, le mandarin prend la coupe et boit la liqueur. Grande colère du prince qui condamne le mandarin au dernier supplice ; mais celui-ci, sans s’effrayer, lui répond :

« Si ce breuvage donne l’immortalité, il te sera impossible de me faire mourir ; et s’il ne la donne pas, aurais-tu le courage de m’ôter la vie pour une faute si légère ? »

L’Empereur se calma aussitôt et récompensa dignement le courage du mandarin. L’histoire de la Chine est pleine de ces traits.

Les derniers empereurs de la cinquième dynastie vécurent dans la mollesse et la débauche. Les annales chinoises n’offrent plus, pendant quelques siècles, que des crimes, des guerres civiles, des révolutions de palais. Les empereurs et les dynasties se succèdent avec rapidité, et à peine voit-on de temps en temps le règne éphémère d’un bon prince. Le calme et la prospérité ne revinrent dans l’Empire que sous les premiers princes de la treizième dynastie (636 ans après J.-C.). Le règne de Taï-tsoung, contemporain de notre roi Dagobert, est surtout digne d’attention. Cet homme supérieur, qui recula encore les limites du vaste Empire, s’occupa surtout de réorganiser l’administration et de soulager le pauvre peuple, que les guerres civiles et les excès de ses prédécesseurs avaient réduit à la dernière misère. Aussi le nom de Taï-tsoung est-il resté, en Chine, comme le type du bon empereur. Les historiens sont remplis d’anecdotes qui prouvent combien ce grand homme était digne de l’amour de ses sujets.

La seconde année de son règne, les campagnes furent dévastées par une multitude innombrable de sauterelles. L’Empereur, voyant le dégât que faisaient ces insectes, en ramassa un, le mit dans sa bouche, et dit en soupirant : « Malheureuses sauterelles, vous dévorez les moissons et la substance de mon peuple. Eh ! que ne dévorez-vous plutôt mes entrailles ! »

Il serait trop long de rapporter toutes les belles paroles de ce prince, qui à composé, sous le titre du Miroir d’or, un livre admirable sur l’art de régner. « Le salut de l’Empereur, dit-il un jour, dépend de l’état heureux où il maintient ses sujets. Un prince qui foule et qui épuise son peuple pour s’enrichir ressemble à un homme qui couperait sa chair par petits morceaux pour s’engraisser de sa propre substance. Quand le peuple est accablé de misère, que devient l’Empire ? n’est-il pas sur le penchant de sa ruine ? Et l’Empire venant à périr, quel est le sort de l’Empereur ? »

Quelque temps avant sa mort, se promenant sur l’eau avec ses fils : « Voyez, mes enfants, leur dit-il, ce sont les vagues qui portent cette barque fragile, et qui peuvent la submerger en un instant. Rappelez-vous que le peuple ressemble à ces vagues, et l’Empereur à cette barque fragile. »

Lorsqu’il sentit sa fin approcher, il fit venir son héritier et lui adressa quelques conseils :

« Mon fils, lui dit-il, soyez juste, mais soyez bon. Régnez sur vous-même ; ayez un empire absolu sur vos passions, et vous régnerez sur le cœur de vos sujets. Votre bon exemple, mieux que les ordres les plus rigoureux, leur fera remplir avec exactitude tous leurs devoirs. Punissez rarement et avec modération, mais répandez les bienfaits à pleines mains. Ne renvoyez jamais au lendemain une grâce que vous pouvez accorder le jour même ; différez au contraire les châtiments jusqu’à ce que vous vous soyez assuré par vous-même qu’ils sont justement mérités. »

On est émerveillé quand on pense que ces sages préceptes furent prononcés au fond de l’Asie, il y a près de treize siècles. La mort de Taï-tsoung, qui n’avait que cinquante ans, jeta la Chine entière dans la douleur et la consternation. Plusieurs princes tartares, qui se trouvaient à la cour, voulurent se tuer sur sa tombe ; le nouvel empereur s’y étant opposé, ils se coupèrent la chevelure, se piquèrent le visage avec un fer pointu, se saignèrent les oreilles et inondèrent le cercueil de sang.

Taï-tsoung fut d’autant plus vivement regretté que ses successeurs n’imitèrent point ses vertus. Leurs vices et leur incurie jetèrent encore une fois la Chine dans l’abîme. La fin de cette dynastie fut marquée par des troubles et de misérables rivalités de palais ; le sang coula de nouveau, et pendant plusieurs siècles la Chine eut à peine quelques années de repos ; tandis que le peuple, épuisé d’impôts, mourant de faim, voyait se succéder sur le trône des espèces d’automates qui ne pouvaient le protéger, les Tartares Khi-tan envahissaient l’Empire. Ces redoutables ennemis étaient établis dans le Liao-toung, province septentrionale de la Chine, qui leur avait été cédée par les derniers empereurs de la treizième dynastie. Kao-tsou, fondateur de la seizième dynastie, qui dut son élévation à ces Tartares, leur abandonna encore seize villes d’une province voisine, et s’engagea à leur payer un tribut annuel de trois cent mille pièces de soie. Cette lâche concession ne fit qu’augmenter l’audace de ces tribus guerrières, et fut la source de guerres qui désolèrent l’Empire pendant plus de quatre cents ans.

La Chine recouvra un peu de calme à l’avènement de Taï-tsou, fondateur de la dix-neuvième dynastie, appelé au trône par les mandarins et les premiers généraux de l’Empire (960 après J.-C.). Ce prince guerrier, aussi distingué par ses vertus que par ses talents, rétablit l’ordre et repoussa les Tartares. Mais ses successeurs ne furent pas aussi heureux et durent acheter la paix en payant d’énormes tributs. Enfin l’un d’eux, désespérant de vaincre les Tartares du Liao-toung, appela à son secours d’autres Tartares orientaux, appelés Jou-tche, qui exterminèrent leurs rivaux et renversèrent leur empire. Les Chinois se repentirent bientôt d’avoir eu recours à d’aussi dangereux auxiliaires. Les Jou-tche gardèrent d’abord la province du Liao-toung, puis ils s’emparèrent d’une moitié de la Chine. L’Empereur fut obligé de consentir à un traité de partage qu’il souscrivit du nom de tchin, sujet, avec la honteuse épithète de kong, tributaire. L’un de ses successeurs, incapable de résister à ces puissants voisins, fit alliance avec d’autres Tartares, les Niutche, établis à l’occident de la Chine. Le roi des Jou-tche, se voyant trop faible contre les deux armées coalisées, proposa la paix à l’Empereur avec des conditions très-avantageuses. Sur le refus de celui-ci, le chef des Tartares orientaux s’écria : « Les Tartares occidentaux m’enlèvent aujourd’hui mon empire, demain ils prendront le vôtre. »

Cette terrible prophétie se réalisa. L’empire des Tartares orientaux, qui n’existait que depuis cent dix-sept ans, fut renversé ; mais les vainqueurs, sous la conduite du terrible Gengiskan (Tchinggis-khan), le fléau de Dieu, fondèrent un nouvel empire dans les provinces du Nord et envahiront toute la Chine en moins d’un demi-siècle. Enfin, un de leurs chefs, Khoubilaï-khan (en chinois Hou-pi-lie), renversa le dernier empereur chinois et fonda la vingtième dynastie. Ce fut en 1280, qu’un Tartare mongol, un petit-fils de Gengiskan, anéantit une monarchie qui datait déjà de près de quatre mille ans, et imposa pour la première fois à la Chine des souverains étrangers. You-pi-lie (que les Chinois appellent aussi Youan-chi-tsou), homme vraiment supérieur, rétablit dans l’Empire l’ordre et la sécurité. Entouré d’hommes distingués, parmi lesquels il faut citer le général Pe-yen qui fit presque à lui seul toute la conquête de la Chine, il s’occupa sans cesse de ramener la prospérité dans ses nouveaux États et de faire chérir sa domination. Habile politique, il ne changea rien dans la forme extérieure du gouvernement, et il eut soin de se conformer lui-même aux mœurs et au génie du peuple chinois. Aussi, malgré la résistance des indigènes qui luttèrent avec courage jusqu’au dernier instant, You-pi-lie établit-il son pouvoir sur des bases solides. Le grand homme mourut à l’âge de quatre-vingts ans dans la ville de Pékin qu’il avait fondée[3], laissant un empire tranquille, prospère, et dont la domination s’étendait depuis la mer glaciale jusqu’à la mer des Indes.

La dynastie des Tartares mongols semblait devoir être immortelle. Mais les princes de la famille de Gengiskan n’héritèrent point des talents de You-pi-lie. Ces Barbares se laissèrent amollir par les délices du climat, énerver par tous les raffinements de la civilisation chinoise. Enfants dégénérés d’un grand prince, ils traitaient leur empire en pays conquis. Ils devaient succomber. Les vaincus reprirent les armes avec tout le courage du désespoir ; des troubles éclatèrent sur divers points, et chaque jour les insurgés virent grossir leurs rangs. La misère du peuple était horrible ; en 1334, plus de treize millions d’hommes moururent de faim dans les provinces méridionales ; quelques années après, les malheureux furent obligés de se nourrir de chair humaine. Enfin, en 1352, un jeune homme nommé Tchou, ancien cuisinier dans un monastère de bonzes, fils d’un pauvre laboureur, se mit à la tête des révoltés et résolut de mourir ou de délivrer sa patrie. Il appela aux armes tous les hommes de cœur, s’empara des villes les plus importantes et battit les Tartares dans plusieurs batailles. Chun-ti, le dernier empereur mongol, s’enfuit en Tartarie avec sa cour, et laissa le trône au vainqueur, qui fut proclamé empereur sous le nom de Houng-wou (le grand guerrier).

Le fondateur de la nouvelle dynastie, le libérateur de la Chine, était un de ces hommes extraordinaires « destinés, suivant l’expression des Chinois, à tenir la place du ciel pour gouverner les hommes sur la terre. » Sorti des rangs du peuple, il n’oublia jamais son origine, et tous ses efforts tendirent à mettre un terme à la misère des basses classes. Quelque temps après son élection, se promenant dans la campagne autour de Nankin avec son fils aîné, il lui dit :

« Voyez, mon fils, tous ces champs ; examinez avec quelle activité toute cette multitude d’hommes dispersés çà et là travaillent ! C’est que c’est à présent le temps où ils doivent confier à la terre la semence destinée à produire des fruits dans une autre saison.

C’est pour nous que ces pauvres gens travaillent : c’est pour nous nourrir que pendant tout le cours de l’année ils s’épuisent de fatigues, trop heureux encore si, après s’être épuisés, il leur reste de quoi réparer leurs forces par la nourriture la plus grossière. Nos ancêtres étaient de la classe de ces hommes. Je les ai vus arroser les champs de leurs sueurs, et j’ai été témoin de leurs misères. Je serais aujourd’hui tout comme ils étaient, si j’avais eu assez de forces pour pouvoir travailler. Vous ne seriez alors vous-même que le fils d’un paysan ou d’un laboureur. Le ciel en a disposé autrement ; mais nous ne devons pas oublier pour cela l’état de bassesse d’où il nous a tirés pour nous placer au faîte des honneurs. Ainsi, mon fils, si le même ciel qui m’a placé où vous me voyez, vous destine à être dans la suite roi ou empereur, rappelez quelquefois à votre esprit notre entretien d’aujourd’hui. Il vous inspirera des sentiments de compassion pour ceux de vos sujets qui s’occuperont du travail, et vous portera à les soulager. Il empêchera encore que vous ne vous laissiez dominer par un fol orgueil. »

Le prince qui prononçait de semblables paroles était digne du trône. Aussi en peu d’années tous les désastres de la guerre civile furent-ils réparés. L’ordre fut rétabli, les lettres et les arts utiles encouragés, les impôts diminués ; en même temps les armes chinoises triomphaient, et les provinces subjuguées par les Mongols étaient réunies à l’Empire. Houng-wou mourut en 1398, à l’âge de soixante et onze ans, vivement regretté du peuple qu’il avait arraché au joug de l’étranger et qu’il avait gouverné avec tant de sagesse.

Son successeur fut détrôné par un de ses parents, après un combat acharné dans lequel périrent plus de trois cent mille hommes. Toute cette période des annales chinoises ne présente pas d’intérêt, Des rivalités de palais, des révoltes de gouverneurs de provinces, des guerres souvent malheureuses contre les Tartares, tels sont les principaux événements de la vingt et unième dynastie. Les fautes, l’inertie et les vices des empereurs devaient amener la ruine de l’Empire menacé sans cesse par les Tartares Niu-tche ou Jou-tche, les Mantchous, qui occupaient les frontières orientales. Réunies sous un même chef, ces peuplades guerrières ne se contentèrent plus de faire des expéditions de pillards ; prenant pour prétexte les querelles de leurs marchands avec quelques mandarins, ils envahirent, le Liao-toung, et leur chef prit le titre d’empereur de la Chine (1616). Les autres hordes tartares vinrent au secours de leurs frères ; partout les Chinois furent battus, et la capitale du Liao-toung tomba au pouvoir des vainqueurs après une lutte sanglante. Le roi tartare Thian-ming publia alors un édit qui ordonnait à tous les Chinois, sous peine de mort, de se raser la tête à la manière tartare. Les Chinois portaient une longue chevelure dont ils étaient très-fiers ; aussi leurs voisins les appelaient-ils le peuple aux cheveux noirs. L’édit des Tartares ranima le courage des vaincus, et plusieurs milliers de Chinois aimèrent mieux périr les armes à la main que de se soumettre à un pareil déshonneur.

Pendant que les empereurs chinois essayaient de lutter contre les Tartares qui menaçaient de renverser leur dynastie, le désordre était au comble dans l’Empire. Le peuple, écrasé d’impôts, se souleva dans plusieurs provinces, et les révoltés formèrent bientôt huit corps redoutables. Leurs huit chefs, qui tous aspiraient à l’autorité souveraine, se firent la guerre, et les révoltés se détruisirent ainsi sous les yeux des armées impériales. Deux chefs restèrent seulement, qui se partagèrent l’empire ; l’un d’eux, véritable brigand, bête féroce à figure humaine, fut tué après avoir mis des provinces entières à feu et à sang ; l’autre, nommé Li-tse-ching, vit ses forces s’accroître de jour en jour ; il se fit déclarer empereur et marcha sur Pékin à la tête de trois cent mille hommes.

La trahison lui en ouvrit les portes. Le chef des révoltés se dirigea aussitôt vers le palais où le dernier empereur de la dynastie des Ming vivait dans la retraite. Le pauvre prince, abandonné des siens, se donna la mort, laissant la couronne au plus fort ou au plus audacieux.

Li se croyait maître du trône ; ce chef de brigands ne voyait de résistance que dans le Liao-toung, où le général chinois Ou-San-Koueï s’était retiré avec ses troupes. Li marcha contre lui, traînant à sa suite le vieux père du général. Arrivé devant la ville où San-Koueï avait concentré toutes ses forces, et désespérant de s’en emparer, il fit avancer au pied des murs le vieillard chargé de fers, et déclara au général que s’il ne se soumettait aussitôt, il allait égorger son père sous ses yeux. Le commandant chinois se jeta à genoux et, fondant en larmes, il supplia son père de lui pardonner s’il prononçait lui-même son arrêt de mort ; mais il devait sacrifier les sentiments de la piété filiale à son devoir envers le souverain et la patrie. Le vieillard loua son courage et rengagea à ne point céder ; il fut sur-le-champ massacré sous les yeux de son fils. Celui-ci, dans son désir de vengeance, se jeta dans les bras des Tartares, qui vinrent à son secours et poursuivirent les brigands ; Li disparut avec le fruit de ses déprédations, sans qu’on pût s’emparer de sa personne. Mais le général Ou-San-Koueï ne tarda pas à se repentir d’avoir appelé à son secours les éternels ennemis de son pays : « J’ai fait venir, disait-il, des lions pour chasser des chiens. » Le roi tartare, Tsoung-te, le récompensa par le titre de wang (roi), mais il garda pour lui le trône de la Chine. À sa mort, qui arriva quelques jours après, son fils Chun-tchi, qui n’avait que six ans, fut proclamé empereur dans Pékin, au milieu des cris de joie de la multitude qui ne cessait de répéter : dix mille années ! dix mille années ! c’est-à-dire, qu’il vive dix mille ans, notre nouvel empereur !

Cette révolution, qui arriva en 1644, livra de nouveau l’Empire aux Tartares, mais cette fois ils surent garder une conquête qu’ils convoitaient depuis tant de siècles, et la vingt-deuxième dynastie qu’ils fondèrent est encore aujourd’hui sur le trône. La Chine s’augmenta d’une partie considérable de la Grande Tartarie et ne fut plus exposée aux déprédations de ces dangereux voisins ; l’ordre se rétablit en même temps à l’extérieur. Mais la conquête entière de l’Empire ne s’accomplit pas sans une violente résistance. Les provinces méridionales prirent les armes et proclamèrent successivement plusieurs empereurs parmi les descendants de la dynastie des Ming. Le nord suivit bientôt cet exemple, et les Tartares eussent été écrasés, si un homme de cœur et de talent s’était mis à la tête des Chinois. Mais la résistance n’était pas organisée, les soulèvements partiels furent réprimés, et le sang coula pendant plusieurs années. Enfin, après une lutte acharnée, le tuteur du jeune Chun-tchi, Amavang, acheva la conquête de l’Empire. Il mourut bientôt (1651), laissant à son neveu une couronne achetée au prix de mille dangers.

Les Tartares, suivant leur politique habituelle, ne changèrent rien au gouvernement de la Chine ; les lois et les coutumes du pays furent respectées. Le successeur de Chun-tchi, Khang-hi, homme remarquable, contemporain de Louis XIV (1662-1722), continua l’œuvre d’Amavang et consolida sa dynastie. Plusieurs révoltes, entre autres celle du fameux On-San-Koueï qui avait en quelque sorte livré l’Empire aux Tartares mantchous, furent réprimées, et en même temps l’Empereur repoussait les Tartares mongols qui rêvaient de nouveau la conquête de la Chine. Le calme rétabli dans l’Empire, Khang-hi s’occupa sans relâche du bonheur et de la prospérité de ses peuples. Esprit distingué, d’une grande érudition, il encouragea les sciences et les lettres ; lui-même écrivait, et la Bibliothèque royale de Paris possède plus de cent volumes des œuvres de cet empereur. Son goût éclairé pour les sciences valut une haute protection aux missionnaires jésuites, qui avaient pénétré en Chine vers la fin de la dynastie des Ming. Il étudiait avec eux, et il leur fit exécuter de grands travaux ; ils avaient l’intendance de l’astronomie et du tribunal des mathématiques. Mais les persécutions, commencées en 1615 contre les missionnaires européens, ne cessèrent pas sous ce règne. Malgré son affection pour plusieurs savants jésuites, l’Empereur s’opposa à la propagation du christianisme dans ses États. Après vingt-deux ans de proscription, les missionnaires obtinrent en 1692 une déclaration impériale qui leur permettait le libre exercice de leur culte ; mais Khang-hi revint bientôt sur sa première décision ; le christianisme fut prohibé, et un grand nombre d’églises démolies et profanées.

Le fils de Khang-hi, Young-tching, fut un prince distingué, et les missionnaires contre lesquels il prit des mesures rigoureuses ne lui en ont pas moins rendu justice. Son successeur, Khian-Loung (1736-1795), mérite les mêmes éloges. Il augmenta le territoire de l’Empire en faisant la conquête de la Petite Boukharie, et la domination chinoise s’étendit encore une fois à l’extrémité de la Tartarie, sur les confins de la Perse. La prospérité la plus grande ne cessa de régner en Chine pendant ce règne glorieux. D’un caractère ferme et juste, d’un esprit pénétrant, d’une prodigieuse activité, Khian-Loung a laissé un nom justement vénéré des Chinois. Il encouragea l’agriculture, les sciences, les lettres qu’il cultivait lui-même[4] ; il protégea le peuple dont il diminua les impôts ; et fit à tous, grands ou petits, bonne et sévère justice ; d’immenses travaux d’utilité publique s’exécutèrent par ses ordres, entre autres ceux qui mirent un terme aux inondations périodiques du fleuve Jaune. Les persécutions contre les missionnaires ne cessèrent pas sous ce règne ; cinq dominicains espagnols payèrent de leur vie leur courageuse opposition aux décrets de l’Empereur.

Le 8 février 1796, Khian-Loung, accablé par l’âge (il avait plus de quatre-vingts ans), abdiqua en faveur de son fils, et mourut trois ans après. Kia-king était loin d’avoir ses hautes qualités ; aussi son règne (1796-1820) fut-il marqué par des troubles et des désordres continuels. « La populace irritée, disent les Chinois, est pire qu’un troupeau de bêtes féroces. » Kia-king en fit la triste expérience. En 1803, une grande conspiration fut découverte ; l’Empereur devait être assassiné, et le meurtrier fut arrêté au moment où il allait exécuter son crime. Parmi la foule immense qui se pressait autour du prince, six personnes seulement lui témoignèrent l’intérêt que son peuple portait à la conservation de ses jours. Kia-king fut vivement frappé d’une pareille désaffection. « C’est cette indifférence, dit-il, et non le poignard de l’assassin qui m’afflige. » Des sociétés secrètes, redoutables par leur nombre et leur influence, s’organisèrent de toutes parts ; leur but était de détruire le gouvernement et la domination des Tartares. La rigueur des lois ne put rétablir le calme, et un jour l’Empereur fut attaqué dans son palais à Pékin, par une troupe d’insurgés qui ne furent repoussés qu’avec peine.

L’empereur Tao-Kouang, son successeur, qui monta sur le trône en 1821 et qui règne encore aujourd’hui, n’a pu rétablir le calme dans ses États. Des révoltes ont souvent éclaté ; une grande conspiration a été découverte à Pékin en 1852. Tous ces faits prouvent que la dynastie tartare-mantchoue est dangereusement, menacée ; elle ne peut exister que par la force et en laissant le peuple dans son ignorance et ses préjugés. « C’est un tort d’imaginer, dit un écrivain anglais, que les Chinois sont une race dégradée qui souffre passivement sous le bâton de ses oppresseurs ; sans doute, aussi longtemps que les Tartares conserveront exclusivement pour eux le pouvoir militaire, sans admettre les Chinois à d’autres emplois que ceux de l’ordre civil, les dominateurs d’aujourd’hui pourront maintenir le peuple dans leur dépendance, car ils seront à ses yeux les distributeurs tout-puissants des peines et des récompenses. Mais aussi, que la détresse et la misère se répandent sur le pays, et rien ne pourra empêcher la chute du gouvernement actuel. » Nous ne possédons, du reste, comme on l’a vu, que peu de renseignements sur le règne de Kia-king et sur les premières années du règne de Tao-Kouang ; car l’histoire d’une dynastie n’est rendue publique qu’après sa chute, Nous savons seulement que les persécutions contre les missionnaires n’ont pas cessé ; en 1857, l’Empereur a défendu de nouveau, sous les peines les plus sévères, la prédication du christianisme dans ses États.

Ce fut deux ans après qu’éclatèrent entre l’Angleterre et la Chine les dissentiments qui ont amené la guerre et attiré de nouveau sur le Céleste Empire l’attention de l’Europe entière. Ici les documents abondent, du moins pour l’histoire de cette guerre, car les Anglais n’ont pas pénétré assez avant dans la Chine pour pouvoir connaître d’une manière précise l’état de cette merveilleuse contrée.

L’expédition des Anglais, qui doit influer certainement sur l’avenir de la Chine, a eu pour but, comme la plupart des guerres de ce peuple, la défense de leurs intérêts commerciaux. Depuis à peu près soixante ans, des marchands anglais, et surtout la Compagnie des Indes, exportent en Chine de l’opium, qui n’est autre chose, comme on le sait, qu’un suc de pavot très-soporatif. Ce pernicieux narcotique, qui produit une ivresse mortelle, est recherché par les Chinois avec une avidité inexprimable, une passion aveugle qui ne recule pas même devant la mort. Pour donner à nos jeunes lecteurs une idée des ravages que produit l’opium en Chine, nous extrayons le récit suivant d’un ouvrage de lord Jocelyn, officier anglais qui faisait partie de l’expédition :

« Un des objets, dit-il, que j’eus la curiosité de visiter à Singapore, c’est le fumeur d’opium dans son extase ; c’est un spectacle effrayant, quoique au premier abord il soit moins repoussant que celui de l’homme ivre, rabaissé par ses vices au niveau de la brute. Cependant le sourire stupide et l’apathie léthargique du fumeur d’opium ont quelque chose de plus horrible que l’abrutissement de l’ivrogne. La pitié prend la place de tout autre sentiment, quand on voit les joues sans couleur et les yeux hagards de la victime, vaincue par l’effet tout-puissant du poison.

« Une rue, située au milieu de la ville, est complètement envahie par les boutiques destinées à la vente de l’opium ; et là, le soir, lorsque les labeurs du jour sont terminés, on voit une foule de malheureux Chinois accourir pour satisfaire leur abominable passion. Les chambres où ils s’assoient et fument sont entourées d’une sorte de canapés en bois, pourvus d’un dossier pour reposer la tête ; le plus souvent une pièce écartée et destinée au jeu fait partie de ces établissements. La pipe qui sert au fumeur est un roseau d’environ un pouce de diamètre, dont l’ouverture, communiquant avec le fourneau où brûle l’opium, n’est pas plus large qu’une tête d’épingle. La drogue se prépare avec une conserve parfumée ; il en faut très-peu pour charger une pipe qui ne produit pas plus d’une ou de deux bouffées, et la fumée s’aspire fortement dans les poumons comme si l’on fumait le houka (pipe à eau) de l’Inde. Pour un novice une ou deux pipes sont une dose suffisante, mais un habitué pourra fumer pendant des heures entières. À la tête de chaque canapé on trouve une petite lampe, car il faut mettre le feu à l’opium pendant que le fumeur aspire ; et comme il est assez difficile de remplir et d’allumer convenablement la pipe, il y a le plus souvent un domestique auprès du fumeur pour l’aider dans ces opérations délicates.

« Quelques jours de ce redoutable plaisir, surtout s’il est pris avec excès, suffisent pour donner à la face une pâleur maladive, et aux yeux un air hagard ; en quelques mois et même en quelques semaines, l’homme fort et bien portant sera changé en une créature idiote qui ne vaudra guère mieux qu’un squelette. La langue n’a pas de mots pour exprimer l’angoisse que souffrent ces malheureux, si, après une longue habitude, on veut les priver de ce poison ; et c’est seulement lorsqu’ils sont jusqu’à un certain degré sous son influence, que leurs facultés vitales semblent se réveiller. À neuf heures du soir, et dans les maisons vouées à leur ruine, on peut voir ces tristes victimes plongées dans tous les états qui résultent de l’ivresse de l’opium. Les uns entrent à moitié fous, ils viennent satisfaire le terrible appétit qu’ils ont du vaincre à si grande peine pendant le jour ; les autres, encore sous l’effet d’une première pipe, rient et parlent sans raison, tandis que sur les canapés voisins gisent d’autres malheureux immobiles et languissants, avec un sourire hébété sur la face, trop accablés par l’effet du poison pour faire attention à ce qui se passe autour d’eux, absorbés complètement dans leur affreuse volupté. La dernière scène de cette tragédie s’accomplit ordinairement dans une pièce écartée de la maison, une véritable chambre des morts, où sont étendus, roides comme des cadavres, ceux qui sont arrivés à cet état d’extase que le fumeur d’opium recherche follement ; image du long sommeil où son aveugle folie le précipitera bientôt. »

Certes on comprend, après cette peinture hideuse, que le gouvernement impérial s’oppose au commerce de l’opium ; mais une autre raison, c’est que pour satisfaire leur passion, les Chinois donneraient jusqu’à leur dernière pièce d’argent, et qu’ainsi disparaissent de l’Empire les métaux précieux qui n’y sont pas en grande quantité. La métallurgie est peu avancée dans ce pays ; les mines n’y sont pas exploitées avec avantage. D’un autre côté, les Anglais qui ne nient pas les funestes résultats de l’opium, mais qui prétendent ce mal nécessaire, trouvent trop d’avantages dans cette branche de commerce pour y renoncer. Les bénéfices sont en effet considérables ; ainsi une caisse d’opium achetée mille francs à Bombay, dans l’Inde, se vend trois mille sept cents francs sur les côtes de la Chine. Le prix a été porté dans ces derniers temps à six mille cinq cent vingt-cinq francs. On comprend qu’une nation marchande, comme celle des Anglais, n’ait pas voulu abandonner une source si féconde de richesses[5].

Les relations de commerce qui existaient depuis plus de deux siècles entre les deux peuples, et qui n’avaient été suspendues qu’à de rares intervalles, furent enfin interrompues au mois de mars 1859. Le mandarin Lin, haut commissaire, envoyé à Canton par la cour de Pékin, publia un édit pour mettre un terme au commerce de l’opium. Divers actes d’hostilités commis contre les Européens suivirent ce manifeste. Tous les marchands anglais furent arrêtés, et pour prix de leur rançon Lin demandait les caisses d’opium qu’on allait débarquer. Il fallut céder, et on remit aux mandarins plus-de vingt mille caisses dont, la valeur s’élevait au delà de soixante-deux millions. La résistance eût été en effet très-nuisible au commerce des Anglais, car les thés qu’ils achètent chaque année à la Chine en grande quantité (près de quarante millions de livres) étaient encore dans le port de Canton, et rien n’était plus facile aux mandarins que de s’en emparer.

Les Anglais durent, donc céder ; mais à la nouvelle de ces graves événements le cabinet de Londres adressa des représentations au gouvernement, chinois, et les fit appuyer par une flotte nombreuse qui s’empara d’abord, comme point de défense, de Chusan, groupe d’îles sur les côtes de la Chine. Cela se passait au mois de juillet 1840. La capitale de Chusan, Ting-haï, tomba au pouvoir des barbares aux cheveux rouges (les Chinois appellent ainsi les Anglais), après un simulacre de défense ; les indigènes ne manquaient pas de courage, mais il leur était impossible de résister à de pareils ennemis[6]. Nous croyons qu’on ne lira pas sans intérêt la description suivante de la capitale de Chusan, faite par un témoin oculaire[7] :

« La ville de Ting-haï ou Tinghaï-hin occupe une vaste superficie à l’extrémité d’une vallée ou plutôt d’une gorge. Les hauteurs voisines sont couvertes d’arbrisseaux sauvages, parmi lesquels on remarque surtout l’arbre à thé, croissant à l’état naturel. Elle est assise dans un fond, entourée de magnifiques rivières, excepté d’un côté, où s’élève une belle colline dominant toute la ville, couverte de bouquets d’arbres superbes, et dont une partie est enfermée dans les murs et les fortifications qui ceignent la place. Deux routes pavées descendent à travers les faubourgs jusqu’au bord de la mer, sur une distance de trois quarts de mille, que commande dans tout son parcours la colline sur laquelle s’élève le temple. Les bâtiments, à l’intérieur et à l’extérieur, semblent être, pour la presque totalité, de grands magasins à l’usage des marchands de la ville, et sont commodément disposés pour le chargement, et le déchargement des marchandises. Ting-haï est environné d’un mur, large de seize pieds environ, et haut de vingt ; il a quatre portes orientées sur les quatre points cardinaux ; il est traversé par quatre rues se coupant à angles droits, et dont la principale est celle qui conduit à la face du sud donnant sur la mer. La ville est entourée d’un canal servant de fossé, excepté à l’angle nord-ouest. Deux magasins à poudre, situés l’un sur la face méridionale et l’autre sur celle de l’est, étaient pleins de munitions bien empaquetées et bien conditionnées ; ils étaient pourvus de tous les instruments nécessaires à la fabrication de la poudre ; sur les murs, nous trouvâmes des canons de divers calibres, mais aucun de plus de neuf livres de balles. Les pièces de rempart, qui étaient toutes chargées, étaient fixées comme à bord de nos bâtiments de guerre, avec des cordes appelées bragues, et elles portaient chacune huit ou neuf bragues de rechange. Les rues sont étroites ; la plupart des maisons polies et vernies à l’extérieur ; les toits sont ordinairement la partie la plus pittoresque de ces constructions. Beaucoup des maisons de meilleure apparence sont entourées de jolis jardins fermés de murs élevés, qui les isolent entièrement de la ville.

« L’intérieur de quelques-unes de ces maisons était magnifiquement meublé et orné des sculptures les plus curieuses. Celle qu’habite aujourd’hui le gouverneur, et qui passe pour avoir été la demeure d’un lettré, fit, quand on l’ouvrit pour la première fois, l’admiration de tout le monde. Les divers appartements prennent leur communication sur une cour ronde pavée en briques ; les portes, les fenêtres et les pilastres qui supportent le toit sont sculptés dans le goût le plus pur et le plus délicat ; les plafonds intérieurs et les lambris sont ornés de ciselures qui ont exigé la plus grande sûreté de main et l’attention la plus minutieuse. Le mobilier est parfaitement assorti à ces beaux ouvrages, et dénote un goût dont en Europe on ne soupçonne pas toujours les Chinois d’être capables. Les lits, dans les chambres à coucher des femmes, attiraient surtout l’attention : dans un coin de la chambre on voit une alcôve, ou plutôt une petite loge d’environ huit pieds carrés sur autant de hauteur ; l’extérieur est couvert de peintures rouges, de sculptures et de dorures ; on entre dans ce singulier logement par une ouverture circulaire de trois pieds de diamètre, qu’on peut fermer au moyen de panneaux à coulisses ; dans l’intérieur est un lit de large dimension, couvert de nattes moelleuses et d’épais rideaux de la plus belle soie ; le lit lui-même est peint ; une table et un petit fauteuil complètent l’ameublement de cet appartement extraordinaire.

« Certains établissements publics causèrent un grand étonnement à ceux qui s’imaginaient avoir débarqué dans un pays à demi barbare. Les arsenaux étaient bien fournis d’armes de toute espèce, placées avec la plus grande régularité dans les divers compartiments qui leur étaient destinés. Des habits pour les soldats étaient étiquetés, numérotés et empaquetés par nombres réguliers. Les flèches, dont la longueur et la force attiraient l’attention, étaient disposées avec ordre. À chaque arsenal est attachée une pompe à incendie, semblable à celles qu’on voit en Europe. La boutique du prêteur sur gages pour le compte du gouvernement excita aussi une vive curiosité. On y trouva des habits et des objets de toute espèce, appartenant aux plus hautes classes aussi bien qu’aux plus pauvres ; dans le nombre des fourrures qu’on y prit, il en était d’une grande valeur. À chaque article était attaché un papier portant le nom du propriétaire et la date de l’engagement. Le prêt sur gages est une des sources qui alimentent les revenus de l’État. La ville est entrecoupée de canaux qui passent pour la plupart derrière les principales rues, et permettent ainsi aux habitants de transporter les marchandises, sans peine et sans frais, d’un bout à l’autre de la ville. Ces canaux communiquent aussi avec le faubourg et le port, au moyen d’une écluse qui était fermée lors de notre première entrée. »

Ces détails prouvent, ainsi que nous l’avons déjà vu, combien étaient fausses les idées répandues en Europe à l’égard de la Chine. Cette vieille civilisation, découverte tout à coup, semble avoir frappé les Anglais d’étonnement. Aussi se conduisirent-ils avec modération. Le commodore (vice-amiral) sir Gordon Bremer et le capitaine Charles Elliot surintendant du commerce britannique en Chine, puis l’amiral Georges Elliot, employèrent les voies conciliatrices, et essayèrent de négocier. Ce fut une série interminable d’entrevues, un échange continuel de chops (lettres, papiers publics, dépêches officielles). Le gouvernement chinois, fidèle à sa politique, ne faisait que parlementer et ne terminait rien. Enfin, au mois d’août 1840, l’amiral Elliot s’avança avec ses vaisseaux de feu (les Chinois désignent ainsi les vaisseaux à vapeur) vers le golfe de Pe-tche-li, à l’embouchure de la rivière de Pékin. Le mandarin Kea-shen, vice-roi de la province et le membre le plus influent du ministère chinois, effrayé de l’audace des barbares, demanda une entrevue aux plénipotentiaires anglais, en qualité de commissaire impérial. Voici le récit fort curieux qu’en fait lord Jocelyn :

« À deux milles de la ville de Tas-kou, nous vîmes venir au devant nous une jonque (barque) de mandarin, à bord de laquelle se trouvaient deux personnages de haut rang : l’un, qui portait un bouton rouge à son bonnet, était le général des gardes du corps tartares de l’Empereur ; l’autre occupait le même grade dans la maison particulière de Kea-shen ; il avait un bouton bleu sur son bonnet[8]. Ils étaient envoyés au-devant de nous par le commissaire impérial ; c’est, comme nous l’apprennent les récits des lords Macartney et Amherst, une politesse prescrite par l’étiquette pour les visiteurs de haut rang. Ils s’excusèrent de ne pas nous faire saluer par les forts, donnant pour prétexte que le bruit de l’artillerie pourrait inquiéter les bâtiments de l’escadre et occasionner une méprise en faisant croire à nos compatriotes que nous étions peut-être engagés dans un combat. Il n’y avait pas à douter que cette dérogation aux lois de l’étiquette ne vint de leur répugnance à faire voir ou entendre à la population les honneurs qu’ils rendaient aux visiteurs barbares. Ils montèrent dans notre canot, firent aussitôt circuler leurs tabatières d’agate, et devinrent en peu de temps très-familiers. L’homme au bouton bleu était surtout très-communicatif ; il nous demandait nos noms, nos professions, et nous racontait tout au long les exploits de sa vie militaire ; il convint même en confidence que dans ses appartements secrets il se livrait quelquefois au dangereux plaisir de fumer de l’opium. Le bouton rouge, qui semblait d’un caractère plus morose, le rappelait souvent à l’ordre, comme s’il eut craint quelque indiscrétion du naturel causeur de son collègue.

« Une heure après, nous arrivâmes au débarcadère ; un pont de bateaux avait été construit à notre intention, pour nous permettre de traverser à pied sec les bancs de vase qui encombrent les deux rives du fleuve. Un chemin étroit nous conduisit à une sorte de

camp qui avait été dressé tout exprès pour recevoir la mission. Un rideau bleu était tendu devant la porte pour cacher l’intérieur aux regards du public ; là, nous fûmes reçus par une troupe de mandarins qui nous introduisirent cérémonieusement en présence de Kea-shen ; il se leva dès que nous entrâmes, et accueillit la mission avec beaucoup de politesse et de courtoisie. En vérité, les manières de tous ces hauts mandarins eussent fait honneur aux courtisans les plus accomplis de l’Europe. Kea-shen nous invita à rester couverts, se fit présenter séparément à chacun de nous, et demanda si nous avions reçu les présents qu’il avait envoyés à l’escadre. Il s’excusa de nous recevoir sous sa tente, en ajoutant que Tas-kou était trop éloigné du lieu où il nous avait plu de débarquer. À en juger par les apparences, c’est un homme d’une quarantaine d’années et qui semble mériter la haute réputation de talent dont il jouit parmi ses compatriotes. Sa queue, ornement obligé des Chinois de tous les rangs, sauf les prêtres, est remarquable par sa longueur et par les soins excessifs dont cette parure est évidemment l’objet. Il était habillé d’une robe de soie bleue, serrée sur la taille par une belle ceinture brodée ; il était chaussé des bottes de satin blanc que portent toutes les personnes de haut rang ; il était coiffé du bonnet d’été des mandarins, fait de paille très-fine ; on y voyait le bouton rouge, insigne de son rang ; une plume de paon tombait du sommet entre les deux épaules[9]. Au total, sa toilette était fort simple ; mais à en juger par ce que nous avons vu à Chusan, les mandarins, quand ils sont en grand costume, doivent avoir une tenue vraiment magnifique.

« Le camp était entouré d’un mur de toile fort élevé et ressemblant à celui dont les grands personnages et les radjas (princes) de l’Inde font toujours entourer leurs tentes, quand ils sont en voyage.

Dans cette enceinte étaient huit petites tentes contenant chacune une table et des sièges. Elles étaient rangées en ovale, au milieu duquel on avait construit un petit pavillon de toile d’une disposition fort ingénieuse ; à l’extrémité de l’ovale, au haut bout et cachée par un second rideau, s’élevait la tente de la conférence. Celle-ci était tendue de soie jaune, couleur de la maison impériale ; les armoiries du Céleste Empire y étaient brodées. Les interprètes et le capitaine Elliot restèrent seuls avec le commissaire impérial, tandis que les officiers et les autres personnes de son cortège allaient rendre visite aux différentes tentes, où des mandarins d’un ordre inférieur étaient fort affairés pour nous préparer eux-mêmes à déjeuner. Ce ne fut sans doute pas un des traits les moins extraordinaires de cette visite, que de voir les mandarins faire tout par eux-mêmes jusqu’à la cuisine ; pas un seul de leurs domestiques ne mit le pied dans l’enceinte privilégiée. Le menu du festin se composait d’une multitude de petits plats qu’ils nous servaient empilés les uns sur les autres ; c’étaient des soupes aux nids d’hirondelles, des limaces de mer, des ailerons de requin, des œufs durs, un peu trop avancés selon les idées de la cuisine européenne, des poissons de toutes sortes. Tels étaient les mets les plus recherchés, et il y en avait bien d’autres encore ; car, à la table où j’eus l’honneur de prendre ma part du régal, je ne comptai pas moins de trente de ces hors-d’œuvre. Un déjeuner semblable était servi dans chaque tente, dont la table était destinée à assouvir l’appétit vorace de cinq barbares.

« Pendant la journée, quelques-uns des gardes du corps tartares ; se livrèrent à l’exercice du sabre et exécutèrent diverses manœuvres pour nous amuser. C’était à prendre des postures grotesques, à faire d’affreuses grimaces qu’ils semblaient mettre leur talent, plutôt qu’à déployer une grande habileté dans le maniement de leurs armes. On suppose que ces ridicules démonstrations sont capables d’effrayer l’ennemi, et c’est probablement pour arriver au même résultat, que les soldats que nous avions vus au sud, à Ningpo et à Chusan, portaient un uniforme de tigre, c’est-à-dire un vêtement dont la forme et la couleur rappelaient celles de cet animal. Ces Tartares étaient habillés d’une étoffe de coton blanc et coiffés de bonnets noirs ; pour armes ils avaient des sabres, des fusils, des arcs et des flèches. On les regarde comme l’élite des troupes composant la garde impériale, et ils passent pour descendre de la même tribu que l’Empereur lui-même.

« Après une conférence de six heures, pendant laquelle les éclats de voix des plénipotentiaires, animés sans doute par une vive discussion, avaient souvent frappé nos oreilles, le capitaine Elliot vint nous rejoindre, et lorsque toutes les personnes de sa suite eurent fait leur révérence au commissaire chinois, nous retournâmes à bord du Wellesley, au grand plaisir, je crois, des mandarins. »

Cette conférence ne termina rien ; Kea-shen attendait les ordres de l’Empereur, et pendant ce nouveau délai les troupes anglaises étaient décimées par les fièvres. L’amiral Elliot, fatigué de ces lenteurs et malade lui-même, résigna son commandement entre les mains du commodore sir Gordon Bremer, qui continua les négociations. Le commissaire impérial, malgré les menaces des Anglais, reculait sans cesse devant une réponse définitive. Sir Bremer, qui attendait dans le golfe de Macao le résultat de ces négociations inutiles, se décida à frapper un grand coup. Le 7 janvier 1841, il fit débarquer les troupes, et après un combat de quelques heures le pavillon britannique flottait sur les forts qui défendaient les côtes de l’Empire. Les Chinois perdirent près de six cents hommes, quatre-vingt-deux pièces de canon et un grand nombre de jonques de guerre réfugiées dans la baie d’Anson. Cet acte décisif effraya le gouvernement chinois qui céda l’île de Hong-Kong aux Anglais ; mais les forts lui furent rendus.

Quelques jours après, une entrevue eut lieu entre le capitaine Elliot et le mandarin Kea-shen. Ils convinrent de signer la paix, et les bases du traité furent complètement arrêtées ; mais ce n’était qu’une ruse du commissaire impérial pour gagner du temps et réunir des troupes. Lorsqu’il fallut ratifier le traité, Kea-shen demanda délais sur délais ; il n’avait d’autre but, comme il le dit lui-même, « que d’amuser les Anglais pendant quelque temps encore, afin de se préparer à les exterminer quand l’occasion s’en présenterait. » Les chefs de l’expédition anglaise avaient ordre d’employer les moyens de conciliation de préférence à la force ; cependant, quand ils apprirent que Kea-shen avait encore abusé de leur bonne foi, ils durent recommencer les hostilités. La flotte rentra dans les eaux du Bogue.

Les Chinois avaient profité de la trêve pour faire des préparatifs militaires immenses. Les forts de la côte avaient été réparés et étaient défendus par une nombreuse artillerie ; mais ils ne purent résister à la tactique européenne, et toutes les positions furent successivement occupées (février 1844). Les indigènes perdirent beaucoup de monde dans ces divers combats, entre autres le vieil amiral Kwan, tué à coups de baïonnette lorsqu’il ralliait ses troupes et les ramenait au combat. « Ils ne s’attendaient sans doute pas, dit le lieutenant Mackenzie, à ce résultat, car on trouva dans leurs fortifications plusieurs peintures qui représentaient l’extermination complète de notre escadre : on y voyait nos vaisseaux livrés aux flammes ou coulant bas sous l’artillerie des Chinois. » Un armistice de trois jours fut conclu ; pendant ce temps, on apprit que le mandarin Kea-shen avait été disgracié, et qu’il arrivait de Pékin de nouveaux commissaires. Les hostilités recommencèrent sous les ordres du général sir Hugh Gough. Tous les forts de la côte tombèrent au pouvoir des Anglais, qui investirent Canton et s’emparèrent, le 18 mars, de cette ville importante.

Une nouvelle trêve fut conclue ; elle ne lut pas mieux respectée que les précédentes. Plusieurs officiers anglais furent assassinés ; des troupes tartares arrivèrent à Canton et, tout en protestant de leurs intentions pacifiques, les Chinois se disposaient à reprendre les armes. Le 21 mai, ils attaquèrent à l’improviste les Anglais et pillèrent les factoreries (entrepôts de marchandises). Les représailles ne se firent pas attendre. La flotte cerna la ville et se préparait à la bombarder, lorsqu’une flottille de brûlots s’avança vers elle. Ces brûlots, poussés par le vent et la marée, ne firent aucun mal aux vaisseaux anglais, mais ils allèrent échouer sur la rive et mirent le feu à la ville. L’incendie dura trente-six heures ; les ravages durent être immenses, puisqu’un seul négociant chinois, le fameux How-qua, perdit dans ce sinistre 750 000 dollars (3 975 000 fr.). Les troupes anglaises débarquèrent enfin, et après une vive résistance elles s’emparèrent des forts qui défendaient Canton. Mais le 27 au matin, au moment même où sir Gough allait donner l’assaut, le capitaine Elliot lui fit dire que les négociations avaient été reprises, et que les mandarins traitaient de la rançon de la ville. En effet, un traité fut conclu, par lequel les troupes anglaises devaient se retirer, et le gouvernement chinois, comme rançon de Canton et comme indemnités accordées aux négociants étrangers, paya la somme de 35 491 585 fr.

La flotte expéditionnaire revint à Hong-Kong pour faire reposer les troupes que décimaient les fièvres. Au commencement d’août, sir Henri Pottinger remplaça le capitaine Elliot comme ministre plénipotentiaire et surintendant du commerce britannique en Chine ; le commodore Gordon Bremer, épuisé de fatigues, remit le commandement de la flotte au contre-amiral Williams Parker ; le général-major sir Hugh Gough garda le commandement des troupes de terre. Le 21 août, l’expédition se dirigea vers le nord, et, quelques jours après, la ville d’Amoy tombait au pouvoir des Anglais après une vigoureuse défense. La prise de cette ville importante fut suivie d’autres conquêtes, sans que le gouvernement chinois pût s’opposer aux progrès des vainqueurs. Il se contentait de faire des proclamations mensongères et de disgracier les mandarins vaincus. Le peuple se vengeait en assassinant ou en enlevant par surprise les Anglais qui s’éloignaient du camp ; c’est ce que font aujourd’hui les Arabes dans notre guerre d’Afrique. Un édit impérial avait mis à prix les têtes des barbares : 5 000 dollars pour un commandant en chef, et jusqu’à 500 dollars pour un officier.

Au mois de mars 1842, sir Hugh Gough battit complètement l’armée impériale qui avait tenté un coup de main sur Ningpo et Chusan. Le 18 mai suivant, il s’empara de Chapoo, entrepôt du commerce de la Chine avec le Japon. Cette conquête importante coûta beaucoup de monde aux deux armées. Trois cents Tartares s’étaient jetés dans un petit fort et ils firent acheter chèrement leurs vies. « Chapoo, écrit sir Gough, présente cette particularité, qu’environ un quart de la ville est séparé du reste par un mur à l’intérieur duquel les Tartares seuls habitent. Il semble que dans ce quartier tout homme est soldat ; car dans chacune des maisons nous trouvâmes deux ou trois fusils à mèches, des épées, des arcs, des flèches. On dirait, que le droit de porter des armes est un privilège réservé a la seule race mantchoue ; car les troupes chinoises déposent toujours les leurs dans les arsenaux et ne les ont jamais à leur disposition. » Les défaites successives de son armée ne faisaient point perdre espoir au gouvernement, ou du moins il cachait ses craintes, afin, suivant l’expression chinoise, de tenir propre la face de L’Empereur, c’est-à-dire pour sauver les apparences. « Si tout le monde fait son devoir, répètent les proclamations, il sera possible de plonger à jamais tous les Barbares dans les profondeurs de l’Océan et de donner à la population les bienfaits de la paix et de la tranquillité. » Cependant, après la prise de Chin-Keang-Foo, l’une des villes les plus fortes de l’Empire, le général anglais s’étant avancé sur Nankin et en ayant pris possession, toute résistance devenait impossible, du moins pour le moment, et deux plénipotentiaires de l’Empereur vinrent demander la paix.

Un traité de paix et de commerce fut conclu à Nankin entre sir Henri Pottinger d’une part, et de l’autre le commissaire impérial et grand ministre Ke-ying, l’adjudant-général en activité de Tso-Pou, Elepoo, et le gouverneur des deux provinces de Kiang, Nieou-kli (juin-août 1842). Les Anglais profitaient habilement de la victoire. Outre les avantages qu’ils demandaient pour leur commerce, ils réclamaient vingt et un millions de dollars (plus de cent cinq millions de francs), la cession de l’île de Hong-Kong et le droit d’établir leur commerce dans cinq ports de l’Empire. Leurs rapports avec les Chinois devaient être sur le pied de l’égalité, et ils prescrivaient la mise en liberté immédiate de leurs compatriotes et des indigènes qui leur avaient servi d’espions. Tout leur fut accordé. J’ai sous les yeux le rapport adressé à l’empereur Tao-kouang par ses ministres ; rien de plus curieux que cette pièce officielle qui peint parfaitement le caractère chinois. Les mandarins discutent d’un ton d’indignation chaque demande des Anglais, mais ils finissent par prier l’Empereur de vouloir bien faire cette concession aux barbares. Leur orgueil ne veut pas avouer qu’ils sont vaincus ; on dirait qu’ils font une grâce à leurs ennemis. Le gouverneur de Canton, en engageant ses subordonnés à respecter les conventions, rappela que l’Empereur, « avec une libéralité grande comme celle du ciel et une bienveillance universelle, avait traité les Anglais avec douceur. Aussi, ajoute-t-il, ont-ils déposé les armes, rendu hommage à un traitement si doux et cédé à l’influence de la civilisation. »

Les ratifications du traité furent échangées avec solennité à Hong-Kong, devenu possession anglaise, entre sir Pottinger et le grand mandarin Ke-ying, personnage fort important et membre de la famille impériale. Le mandarin fut reçu avec distinction, et parut charmé de l’accueil qu’on lui faisait. Les détails pleins d’intérêt de cette entrevue sont rapportés dans une dépêche de sir Pottinger à lord Aberdeen, ministre des affaires étrangères.

« Vers le soir, dit-il, le haut commissaire impérial Ke-ying vint, comme il me l’avait promis, pour dîner avec moi ; et après que lui et ses deux compagnons, Kwang et Hieu-Ling, se furent dépouillés de leurs pardessus et de leurs chapeaux, comme c’est l’usage dans quelques parties de la Chine, nous nous assîmes quelques instants dans le salon, en attendant que le dîner fût servi. Pendant ce temps, l’attention de Ke-ying se porta sur les portraits en miniature de quelques membres de ma famille qui se trouvaient précisément sur la table. Il pria M. Morrisson (l’interprète) de me dire qu’il n’avait pas d’enfants, et qu’en conséquence il désirait adopter mon fils aîné, et de me demander si je voudrais permettre que ce jeune homme vînt en Chine. Je répondis qu’il faudrait d’abord terminer l’éducation de mon fils, et que, d’ici là, beaucoup d’événements pourraient survenir. Ke-ying rereprit aussitôt : « Très-bien… À partir de ce jour, c’est mon fils adoptif. Son nom (Ke-ying l’avait déjà demandé) sera Frédérick Ke-ying Pottinger, et, jusqu’à ce que vous me renvoyiez après son éducation terminée, vous devez me permettre de garder son portrait. » Je ne pouvais faire aucune objection à cette proposition, et je lui donnai la miniature. Un moment après, Ke-ying montra le plus vif désir d’avoir aussi le portrait de lady Pottinger. Comme je mis quelque hésitation à le lui donner, le dîner fut annoncé, et nous nous mîmes à table. Je croyais le portrait oublié ; mais, vers la fin du dîner, Ke-ying renouvela sa demande en me disant qu’il me donnerait le portrait de sa femme en retour ; qu’il désirait avoir ainsi les portraits de toute ma famille pour les montrer à ses amis de Pékin. Je sentis qu’il était impossible de refuser, et je lui remis la miniature. Il se leva aussitôt, et mit le portrait sur sa tête ; il versa du vin dans un verre, et, tenant le portrait devant sa figure, il marmotta quelques mots tout bas, but le vin, remit le portrait sur sa tête, et enfin se rassit. C’est là, il paraît, la plus haute marque de respect et d’amitié que donnent les Chinois. Tout cela se passait comme si personne n’eût été présent. Ke-ying remit la miniature à un homme de sa suite, et, lui dit de la porter chez lui dans le palanquin d’état avec lequel il était venu. Ke-ying me remercia beaucoup du présent que je lui avais fait, et me demanda quel présent il pourrait envoyer à lady Pottinger, qui fût acceptable. Je voulus éviter de répondre à cette question, et je dis que je lui répondrais le lendemain matin ; mais il me dit : « Quoi ! ne suis-je pas le gouverneur-général des deux Kiang ? et ne serai-je point obéi ? »

« Pour le satisfaire, je lui dis que quelques pièces de broderies venant de lui seraient un cadeau d’une grande valeur. Alors Ke-ying proposa de chanter, ce qui est l’habitude, il paraît, dans leurs réunions de table ; je lui dis que je l’écouterais avec beaucoup de plaisir ; et aussitôt il entonna d’une voix forte et très-animée une chanson tartare. Les couplets faisaient allusion à la paix conclue entre nos deux pays, et à la grande amitié qu’il a pour moi.

« Après qu’il eut terminé son chant, Ke-ying détacha de son bras un riche bracelet en or, fermé par deux mains croisées, et le passa au mien. Il me dit que ce bracelet avait appartenu à son père, qui le lui avait donné lorsqu’il avait onze ans ; qu’il portait ce bracelet depuis plus de quarante ans, et que le pareil était à Pékin, entre les mains de sa femme. Il ajouta que son nom était gravé dans la paume d’une des mains en caractères mystérieux, et que si je voyageais en Chine, ses amis me recevraient comme leur frère en leur montrant ce signe. Dans le courant de la soirée, Ke-ying me dit qu’il espérait aller à Pékin dans trois ou quatre ans ; qu’alors il m’enverrait chercher, et que d’ici ce temps-la je devrais lui écrire si je restais en Chine ou si je retournais en Angleterre. Il ajouta que si l’Empereur me voyait, il me donnerait une plume de paon à deux yeux, la plus haute marque d’honneur en Chine, parce que j’avais une grande réputation dans ce pays. Nous nous levâmes de table et passâmes dans le salon. Je présentai à Son Excellence une très belle épée que j’ai fait apporter d’Angleterre par le lieutenant Malcolm[10] pour lui en faire cadeau. Ke-ying la reçut avec beaucoup de plaisir. Il la ceignit tout de suite et ne la voulut plus quitter jusqu’à son départ.

« Lorsqu’il me quitta, il jeta son pardessus sur mes épaules, en me disant que ce vêtement de soie avait été donné à son père par l’empereur Khian-Loung (mort en 1799).

« Le 26 juin, après la ratification du traité, qui fut suivie de salves d’artillerie et de feux de joie, Ke-ying vint chez moi pour dîner : il était encore tout étonné de la cérémonie. Plusieurs officiers chinois prirent part au repas avec beaucoup d’empressement. Ke-ying leur offrit de boire du vin, et comme on lui fit remarquer que cette boisson lui était défendue parce qu’il est affecté d’une maladie cutanée, il répondit : « Demain aura soin de lui, je suis trop heureux ce soir. » Alors, se retournant vers moi, il exprima son chagrin de ne pouvoir me faire comprendre ses secrets, et il dit à M. Morrisson (l’interprète) de m’expliquer que, s’il se grisait, je devrais lui fournir un lit pour la nuit.

« Lorsque le dîner fut fini, je proposai un grand toast à la santé de la reine d’Angleterre et de l’empereur de la Chine et à la continuation de la paix entre les deux puissances. Les officiers chinois se joignirent au toast avec beaucoup de plaisir. Je remarquai que Ke-ying était un peu musicien, car lorsque notre musique jouait quelque air national, je l’entendais fredonner et arranger les notes à ses airs nationaux. Je proposai alors de chanter ; Ke-ying commença aussitôt ; Kwang et Hieu-Ling (les deux autres commissaires) l’imitèrent, et tous les officiers suivirent, à leur tour. Nous nous séparâmes très-tard. Avant de nous quitter, Ke-ying et les deux commissaires commencèrent à jouer à pair ou non, en levant vivement leurs doigts. C’est là une partie qu’ils jouent presque toujours dans leurs réunions, et le perdant est forcé de boire un verre de vin. Ke-ying venait de jouer avec Hieu-Ling, et celui-ci avait perdu. Hieu-Ling remplit de vin un verre qui déjà était à moitié plein ; mais Ke-ying le força de le vider et d’en boire un autre pour sa perte. »

Le traité de Nankin est excessivement avantageux au commerce anglais. Il n’y a été nullement question de la vente de l’opium, ce qui pourtant avait été la cause unique de la guerre. Aussi, avonsnous vu que les revenus de cette branche de commerce se sont considérablement augmentés ; déjà, au mois de décembre 1842, le prix de la caisse d’opium s’était élevé de 2 250 fr. à 2 500. Les clauses du traité de commerce qui diminuent les droits d’entrée ne sont pas moins favorables aux étrangers. Ainsi, un vaisseau de six cents tonneaux qui, avant le traité, aurait payé pour droits de port 5 400 dollars (29 160 fr.), ne paie aujourd’hui que 450 dollars (2 420 fr.). La guerre de la Chine a donc été fort utile aux intérêts du commerce anglais, et le présent donne aux négociants de Londres une idée favorable de l’avenir.

Mais les Chinois respecteront-ils les traités conclus ? se soumettront-ils aux prétentions des barbares qui deviendront, sans nul doute, de plus en plus exigeants ? D’un jour à l’autre, dans un temps plus ou moins reculé, les deux peuples, nous le croyons, devront reprendre les armes. Les Anglais avouent eux-mêmes qu’il existe en Chine une haine profonde contre eux, surtout dans la classe élevée. Il arrivera d’ailleurs un moment où les habitants du Céleste Empire, nation si active et si intelligente, se rendront compte de leurs moyens de défense et battront leurs ennemis avec leurs propres armes. C’est un fait dont l’histoire nous offre plus d’un exemple. Instruits par leurs défaites et profitant des modèles qu’ils ont sous les yeux, les Chinois perfectionnent déjà leurs armes, leur marine. « Dans l’arsenal d’Amoy, dit un officier anglais, était une grande jonque à deux batteries, comme un vaisseau de 74, et presque prête à prendre la mer. Elle avait tous ses canons à bord, et ils étaient portés sur des affûts qui ressemblaient parfaitement au véritable affût marin. » L’Empereur a rendu récemment un édit pour engager tous ses sujets à s’exercer au tir et au maniement, des armes. Des inspections auront lieu à ce sujet dans tout l’Empire, et ceux qui se seront le plus distingués auront le précieux privilège de jouir de la vue de la face impériale. Malgré un calme apparent, il s’élève parfois de violents dissentiments entre les indigènes et les barbares ; il y a un an, à propos d’une querelle de matelots ivres, la factorerie britannique de Canton a été pillée et détruite.

Il faut ajouter que Tao-Kouang est vieux ; l’impératrice, femme d’un esprit distingué et qui avait une grande influence, est morte en 1859, et l’héritier du trône est un tout jeune homme. Il est possible qu’à la mort de Tao-Kouang des troubles éclatent dans l’Empire, et que la race chinoise prenne les armes contre la race tartare-mantchoue ; ce serait le signal de la reprise des hostilités contre les Anglais[11]. En attendant, tout est calme. L’Empereur a voulu se concilier l’affection du peuple en faisant remise des impôts de l’année aux provinces qui ont le plus souffert de la guerre, et les dernières nouvelles reçues de la Chine n’annoncent aucun changement. Sir Pottinger s’occupait seulement à maintenir le traité de commerce ; il venait de publier une ordonnance qui déclare illégal tout commerce fait au nord du 32e degré de latitude septentrionale, sous peine, pour le maximum, de la confiscation du navire et d’une amende de 10 000 dollars (environ 55 000 fr.), imposée au capitaine ou à l’armateur.

Le gouvernement français s’est préoccupé avec raison des événements qui se sont passés dans le Céleste Empire. Au mois de décembre 1843, une mission, composée de diplomates et de délégués du commerce, est partie pour explorer les pays de l’extrême Orient. Le chef de cette expédition, plutôt commerciale que politique, est M. de Lagréné, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire du Roi des Français. On ignore encore les instructions de cette mission, mais comme il est probable qu’elle sera présentée à Tao-Kouang, il ne sera pas sans intérêt de connaître de quelle manière les ambassades étrangères sont reçues dans le Céleste Empire. C’est un tableau fort curieux des coutumes chinoises que nous empruntons à la Revue d’Orient.

« Dans le Rituel ou Cérémonial de l’ancienne dynastie des Tchéou (de 1134 à 256 avant notre ère), les hommes qui venaient de loin devaient observer le cérémonial qui est prescrit maintenant aux visiteurs et ambassadeurs étrangers. Tout ce qui était situé en dehors des neuf provinces[12], on le considérait comme étant encore en dedans des frontières. Chacune de ces populations, considérées ainsi comme dépendantes et vassales, faisait part à sa suzeraine, la Chine, de ce qu’elle avait, de plus rare et de plus précieux. Dès l’instant que l’instruction morale des familles et de l’État fut achevée, la doctrine concernant les barbares des quatre côtés (sse-i), qui viennent comme hôtes ou ambassadeurs de tous les royaumes maritimes ou continentaux situés au delà des confins de la Chine, fut confiée au ministère des Rites (Li-poù). Plus de cent ans se sont écoulés depuis que ce ministère reçut la mission impériale de réviser toute la doctrine concernant le cérémonial. Tout ce qui avait rapport aux formes extérieures et à l’étiquette fut soigneusement examiné et mis en harmonie avec le sujet ; on en retrancha et on y changeai ce qui parut nécessaire pour constituer convenablement le cérémonial des hôtes ou visiteurs étrangers, ainsi que la manière la plus convenable pour les fonctionnaires publics, les lettrés et le peuple, de se visiter entre eux. Le cérémonial spécial dont il est question ici est exposé dans les chapitres suivants :

Cérémonial concernant les tributs apportés à la Cour.

Voici le cérémonial concernant les tributs (koung) apportés à la cour. Tous les royaumes dépendants ou vassaux, situés sur les quatre régions barbares (des quatre côtés de l’empire chinois), à des époques déterminées pour payer leurs tributs, enverront leurs ambassadeurs (peï-tchin) présenter leurs lettres de créance et des présents, consistant en productions du pays. Pour se rendre à la cour, dans la capitale de l’Empire, les envoyés tributaires (koung-ssé) commencent par franchir la frontière. Si ce sont, des envoyés de la Corée, deux fonctionnaires ou employés du ministère des Rites, instruits dans la langue et l’usage des Coréens, iront au devant d’eux et les accompagneront à la ville impériale de Ching-King ou Moukden.

Si ce sont des envoyés de Tounquin, des îles Liéou-kiéou, d’Ava, de Siam, de la Hollande, des îles Philippines ou de la Cochinchine, on surveillera attentivement les routes par lesquelles passeront les tributs de tous ces royaumes. Le gouverneur ou le lieutenant-gouverneur de la province frontière dépêchera un mandarin, employé assistant pour ses connaissances variées, pour aller à leur rencontre jusqu’à la frontière. Si ce sont des envoyés de l’Océan occidental (l’Europe), l’un des directeurs de l’intendance de la maison impériale (neï wou-fou), avec l’un des Occidentaux ou Européens qui remplissent les fonctions d’astronomes à l’observatoire impérial de Pékin, iront au-devant des ambassadeurs jusqu’à Kouang-toung (Canton). Ils seront munis l’un et l’autre de mandats sur les établissements de postes du gouvernement par où les envoyés doivent passer pour traverser le pays. Les chefs de ces établissements seront obligés de tenir dans leurs campements et leurs hôtelleries, à la disposition des envoyés, des provisions de bouche et autres, des chars, des bateliers et des chevaux. Pendant la marche de chaque journée, par terre ou par eau, à chaque station militaire que l’on rencontrera, les officiers et les soldats préposés à la garde des envoyés se remplaceront successivement jusqu’à l’arrivée sur le territoire de la ville capitale de Pékin. Le ministère ou tribunal des Rites (Li-poù) déterminera à l’avance tout ce qui devra concerner la marche de l’ambassade. Le ministère des travaux publics (koung-poù) aura soin de préparer pour elle un logement convenable et décoré pour sa destination. Il aura soin aussi de lui procurer tous les meubles et ustensiles propres à son usage, ainsi que le bois à brider et le charbon dont elle pourra avoir besoin. Le ministère des finances (hou-poù) la pourvoira de maïs ou de blé d’Inde, de fourrages et de plantes légumineuses. L’intendance des approvisionnements de la maison impériale la pourvoira de bestiaux, de poissons, de vins ou liqueurs spiritueuses, de sirops, d’herbes potagères, de fruits et de tout ce qui dépend de cette administration. Le commandant en chef des troupes de Pékin et des dignitaires de quatrième rang (chao-king) de la chambre des interprètes pour les quatre points cardinaux, ainsi que de la cour de l’étiquette du palais, feront et prescriront soigneusement tout ce qui dépendra de leur ressort, de près ou de loin ; ils entreront dans l’hôtel de l’ambassade pour, selon les circonstances, surveiller et contenir leurs hommes et la foule, aussi bien que pour leur distribuer également le boire et le manger. Voilà pour la réception des arrivants.


Présentation des lettres de créance, des tributs
et des productions du pays.

Les ambassadeurs tributaires se rendent à l’hôtel qui leur est destiné, et après quelques jours de repos ils se munissent des produits de leurs pays, ainsi que de leurs lettres de créance, et, accompagnés des officiers de leur suite, des secrétaires et attachés de l’ambassade, chacun d’eux revêtu des habits de cour de leur royaume, ils se rendent au palais pour attendre la présentation des lettres de créance. L’un des maîtres des cérémonies du ministère des Rites placera la table destinée à recevoir les lettres de créance au milieu de la salle, dans laquelle les officiers du palais se réuniront revêtus de leurs habits de cour ou de celui de leur dignité. Conformément aux dispositions prises et à l’avis qui leur sera donné, les ambassadeurs tributaires s’avanceront ensuite jusque dans la cour publique, en entrant par la porte de corne de gauche ; et toute leur suite se rangera à leur gauche en se tenant révérencieusement debout. Le premier de l’ambassade, qui doit présenter respectueusement les lettres de créance, précède toute la députation ; le second de l’ambassade le suit immédiatement ; tous les fonctionnaires de la suite viennent après. L’un des vice-présidents du ministère des Rites sort de l’intérieur et se rend près de la table, au côté gauche de laquelle il reste debout. Deux maîtres des cérémonies du même ministère, deux hérauts d’armes ou huissiers de la cour de l’étiquette du palais, se placeront séparément au midi des colonnades de droite et de gauche. Revêtu de ses habits de cour, le grand-maréchal (king) du palais montera le premier dans la salle et se tiendra debout, à droite du héraut d’armes de la colonnade de gauche. Ce héraut d’armes, élevant la voix, apportera les lettres de créance. Deux officiers de l’intendance des hôtes étrangers introduiront l’ambassadeur tributaire en lui faisant monter les degrés pour se rendre dans la salle, où il restera debout ; l’ambassadeur en second le suivra, et se tiendra debout derrière, à quelque distance ; les autres attachés à l’ambassade se rangeront à la suite en se tenant également debout.

Le héraut criera : « Agenouillez-vous ! » (koùeï). L’ambassadeur tributaire et toute sa suite s’agenouilleront. Le héraut, criera : « Prenez vos lettres de créance ! » (tsie piào) l’ambassadeur en premier saisira la lettre de créance. Le grand-maréchal du palais la prendra respectueusement de ses mains pour la remettre à l’un des vice-présidents du ministère des Rites. Ce vice-président recevra la lettre de créance, la placera sur la table et retournera vers le trône. Le héraut criera successivement : « Prosternez-vous ! » (khéou) ; « relevez-vous ! » (hing). L’ambassadeur en premier et toute sa suite accompliront le cérémonial des trois agenouillements et des neuf prosternements[13], et, s’étant relevés, les officiers de l’intendance des hôtes étrangers les reconduiront ; le grand-maréchal du palais, conformément à l’ordre de ses fonctions, les accompagnera jusqu’à leur sortie. Les maîtres des cérémonies du ministère des Rites porteront la lettre de créance au conseil privé (neï kho), où ils attendront l’ordre que Sa Majesté impériale fera transmettre au ministère des Rites, relativement à la destination et à l’usage qui devront être faits des objets apportés par l’ambassade.

Voilà ce qui concerne la présentation des lettres de créance, des tributs et des productions du pays.


Audience solennelle de l’Empereur.

La cérémonie de la présentation des lettres de créance de la part des ambassadeurs tributaires étant terminée, ceux-ci sont conduits révérencieusement dans la grande cour du palais. L’Empereur, revêtu de ses habits de cour ordinaire, descend dans la grande salle d’audience de la suprême concorde, où tous les ministres et les grands fonctionnaires de l’État se réuniront pour accomplir les cérémonies prescrites, Ces cérémonies terminées, les officiers de l’intendance des hôtes étrangers introduiront l’ambassadeur tributaire, avec tous les officiers de sa suite. Parvenus à l’occident du vestibule de vermillon, les fonctions des officiers de l’intendance des hôtes étrangers cessent. Les hérauts du palais sont avertis, et se présentent pour faire exécuter le cérémonial prescrit. Ils crient : « La faveur impériale vous permet de vous asseoir ! la faveur impériale vous accorde du thé ! » Selon qu’il est convenable alors, et si ce n’est pas une réception de cour périodique ou annuelle, le ministère des Rites délibère et fixe le jour de la réception officielle. Il en est fait part à l’Empereur, qui est prié de vouloir bien accorder cette audience. Le grand-maréchal du palais impérial prépare tout pour la cérémonie en donnant les ordres nécessaires, et en prévenant l’ambassadeur tributaire, avec ses interprètes, de se préparer, par des répétions, à exécuter le cérémonial prescrit.

Le jour de l’audience arrivé, l’ambassadeur tributaire, conformément aux dispositions prises, vêtu des habits officiels ou publics (koûng fou) de son pays, les interprètes, revêtus de leurs habits supplémentaires d’interprètes, se rendent à l’extérieur de la porte du palais, où ils attendent avec respect qu’on les introduise.

L’Empereur, vêtu de ses habits ordinaires (tchang fou)[14], se rend alors à la salle d’audience, où se trouvent réunis les grands officiers du palais et la garde impériale, commandée à cet effet. Les grands officiers du palais et la garde impériale sont rangés debout à droite et à gauche, selon l’usage constant et habituel. L’un des présidents[15] du ministère des Rites, revêtu de ses habits de cour extraordinaires, à dragons brodés, entre en conduisant, l’ambassadeur tributaire. Les interprètes entrent à la suite. Arrivés à l’occident du vestibule de vermillon, ils accomplissent le cérémonial des trois agenouillements et des neuf prosternements. Ce cérémonial étant accompli, on conduit l’ambassadeur vers la salle d’audience, en lui faisant monter les degrés par le côté occidental[16]. Arrivé à l’extérieur de la porte de la salle ou du pavillon du trône, il s’agenouille. L’Empereur daigne alors faire connaître son auguste volonté, et il interroge l’ambassadeur par des paroles bienveillantes et gracieuses. Le président du ministère des Rites reçoit les questions et les transmet ; les interprètes les traduisent et les expliquent à l’ambassadeur tributaire. L’ambassadeur y répond ; les interprètes traduisent ses paroles ; le président du ministère des Rites les rend à l’Empereur. Ce cérémonial terminé, on se lève ; on dirige l’ambassadeur en le faisant descendre par le côté occidental. Étant sorti, on le reconduit ; et, s’il veut attendre, on lui procure le divertissement du spectacle. Voilà le cérémonial de cette journée.

Lorsque l’Empereur se rend à la salle d’audience, il est accompagné de la garde impériale, comme il a été dit précédemment. Les premiers ministres appelés à délibérer sur les affaires du gouvernement, avec les commandants des huit bannières, tous revêtus de leurs habits de cour extraordinaires, à dragons brodés, entrent dans la salle d’audience, et prennent place sur les côtés en se tenant debout. Le président du ministère des Rites conduit l’ambassadeur tributaire, lequel, arrivé à l’occident du vestibule de vermillon, accomplit le cérémonial des trois agenouillements et des neuf prosternements. Lorsqu’il s’est relevé, on le conduit en le faisant monter dans la salle d’audience par le côté occidental. Il entre dans la salle d’audience par la porte de droite, et se tient debout à l’extrémité de la file des premiers ministres d’État de l’aile droite. Les interprètes entrent à la suite. Des aliments sont placés derrière eux.

L’Empereur ayant accordé la faveur de s’asseoir, les commandants supérieurs de la garde impériale, les grands officiers du palais, les premiers ministres d’État appelés aux délibérations du conseil, les généraux commandants en chef des huit bannières, les généraux en second, le président du ministère des Rites, s’approchent du trône, devant lequel ils font un prosternement ; puis ils s’asseoient, en ordre sur des sièges qui leur sont destinés. L’ambassadeur tributaire les suit ; il s’agenouille, se prosterne, puis s’assied ; c’est alors que la faveur impériale accorde le thé. Le premier échanson pour le thé le présente à l’Empereur : toute l’assemblée se met à genoux et se prosterne. Les gardes du palais l’ont le tour de la salle en présentant le thé aux premiers ministres et à l’ambassadeur tributaire. Tous s’agenouillent en recevant ce thé, et font un prosternement ; puis ils se rasseoient. Le thé étant bu, ils s’agenouillent, de nouveau, et font un prosternement comme en commençant.

L’Empereur daigne manifester alors ses volontés (littéralement fait descendre ses ordres), en adressant a l’ambassadeur des questions pleines d’aménité et ; de bienveillance. L’ambassadeur tributaire s’agenouille, et prête l’oreille avec attention, afin de pouvoir répondre à Sa Majesté. Le président du ministère des Rites recueille toutes les questions faites par l’Empereur, et les transmet à l’ambassadeur. Les interprètes traduisent les paroles de l’un et de l’autre, comme il a été dit précédemment. Le cérémonial terminé, le président du ministère des Rites reconduit l’ambassadeur jusqu’au dehors du palais. Arrivés au secrétariat de la cour, le président reçoit communication des ordres de l’Empereur et des faveurs accordées par lui à l’ambassadeur tributaire. La collation terminée dans la salle destinée à cet usage, le grand-maréchal du palais reconduit, l’ambassadeur en se conformant aux dispositions prescrites.

Après quelques jours de repos, les étrangers sont invités à se rendre en dehors de la porte du sud pour remercier l’Empereur des faveurs qu’il leur a accordées. Un huissier de la chambre de l’étiquette de la cour les introduit par séries. Les envoyés tributaires, arrivés à l’occident du vestibule de vermillon, le visage tourné vers le nord, accompliront le cérémonial des trois agenouillements et des neuf prosternements, selon qu’il est prescrit, puis ils s’en retourneront. Voilà ce qui concerne l’audience solennelle de l’Empereur.


Remise des présents par l’Empereur.

Le cérémonial concernant, les tributs apportés à la cour ayant été accompli, le référendaire du ministère des Rites demande à ce que des dons soient conférés aux rois vassaux qui ont envoyé la députation, et qu’en même temps des faveurs spéciales soient accordées aux ambassadeurs tributaires, ainsi qu’aux attachés à l’ambassade et à toutes les personnes de la suite : en conséquence, il obtient à ce sujet, un ordre de l’Empereur pour faire transporter par chaque surintendant spécial tous les objets qui devront être offerts dans le local destiné à cet usage ; et le jour où l’ambassade prendra congé, les surintendants ayant tout disposé, selon l’usage prescrit, la distribution des présents et des faveurs accordées par l’Empereur se fera à gauche de la rue extérieure de la porte méridionale. Les peaux, les étoffes de soie unie, les toiles, les pièces de taffetas, les pékin (métaux blancs) sont disposés en ordre sur une table ; les chevaux sont rangés dans une salle, ainsi que les selles, les rênes, et tout ce qui concerne leur harnachement. Le grand-maréchal du palais, revêtu de ses habits de cour, est présent. Conformément aux dispositions prises, l’ambassadeur tributaire et tous les attachés de sa suite, chacun revêtu des habits de cour de son pays, passent par la porte du long repos de l’orient, par la porte du repos céleste, par la porte du vrai principe, et arrivent devant le secrétariat de la cour de l’ouest. Le visage tourné vers l’orient, ils se tiennent là debout, rangés en ordre, et attendant tranquillement d’être introduits. Un des vice-présidents du ministère des Rites se tient là debout au côté sud de la table, la face tournée vers l’occident. Le directeur-général de l’intendance des hôtes étrangers se tient debout, à sa suite. Quatre historiographes impériaux, deux hérauts de la cour du cérémonial ou de l’étiquette, se tiennent debout, partagés à droite et à gauche de la rue impériale, la face tournée à l’orient et à l’occident. Deux huissiers se tiennent debout au nord de l’ambassadeur tributaire, la face tournée à l’orient. Tout le monde, indistinctement, est revêtu de ses habits de cour. Des hérauts d’armes, faisant retentir leur voix, des officiers de police et des huissiers, conduisent l’ambassadeur tributaire jusque dans l’intérieur du vestibule de vermillon de l’ouest ; là, ces officiers se placent au second rang, la face tournée au nord, et se penchant vers l’orient. Les hérauts d’armes s’avancent ; tout le monde s’avance à leur suite. Les hérauts d’armes crient : « Agenouillez-vous ! (koùeï) ; prosternez-vous ! (khéou) ; relevez-vous ! » (hing) ; alors on accomplit le cérémonial des trois agenouillements et des neuf prosternements. Ce cérémonial achevé, le directeur-général de l’intendance des hôtes étrangers remet aux rois vassaux les dons et les présents de l’Empereur. Comme antérieurement, lorsque l’ambassadeur tributaire a présenté les tributs (hoùng) envoyés par son souverain, il s’agenouille pour recevoir les présents de l’Empereur. D’autres présents sont distribués à la ronde à toute la suite de l’ambassade, c’est-à-dire qu’après le don des présents gracieux de l’Empereur destinés au roi qui a envoyé l’ambassade, il en est donné en second lieu à l’ambassadeur tributaire, ainsi qu’à tous les officiers ou attachés de l’ambassade, et à toutes les personnes de la suite. Pendant que le directeur-général de l’intendance des hôtes étrangers offre et distribue ces présents, chacun s’agenouille en les recevant ; la distribution faite, le héraut d’armes crie : « Prosternez-vous ! (koùeï) : relevez-vous ! » (hing). On répète le cérémonial des trois agenouillements et des neuf prosternements, puis on se relève. Ensuite, l’ambassade est reconduite. Le grand-maréchal du palais, conformément à ses instructions, accompagne l’ambassadeur tributaire, les attachés et les personnes de sa suite, jusqu’à leur sortie. Des faveurs spéciales de l’Empereur sont accordées au ministère des Rites, selon qu’il est convenable, et chacun s’en retourne. Voilà le cérémonial de la remise des présents conférés par l’Empereur.


Reconduite de l’ambassade.

Les affaires de l’ambassadeur tributaire étant terminées, il se dispose à retourner dans son pays. L’intendance des provisions de la cour le pourvoit de bestiaux, de vins, de fruits et de légumes. L’un des vice-présidents du ministère des Rites fait garnir de nattes de bambous, et de tout ce qui est nécessaire pour se reposer, les hôtelleries dans lesquelles l’ambassadeur et sa suite s’arrêteront ; le tout conformément à l’usage du ministère. Si ce sont, des ambassadeurs de la Corée ou du Tounquin, ils seront accompagnés, à leur départ, jusqu’à leur sortie de la frontière, comme on a envoyé au-devant d’eux, aussi jusqu’à la frontière, des mandarins pour les recevoir et les accompagner à la cour. Si ce sont des ambassadeurs de la Cochinchine, des îles Liéou-kiéou, d’Ava, de Siam, de la Hollande, des îles Philippines, ils seront accompagnés et reconduits par l’un des directeurs du ministère des Rites, chargé de rendre compte à l’Empereur du résultat de sa mission. Si ce sont des ambassadeurs européens, deux fonctionnaires, ou mandarins, natifs de leur pays, et préposés antérieurement pour aller à leur rencontre, leur fourniront des mandats sur les postes et les relais du gouvernement dont ils pourront avoir besoin, et, dans leur marche par terre ou par eau, ils leur procureront des hôtelleries, des chars et des bateaux, le boire et le manger. Les mandarins civils et les mandarins militaires veilleront à la sûreté de leur marche. On observera le même cérémonial qu’à l’arrivée des tributs, protégés sur toutes les routes où ils passent pour se rendre à leur destination. Les présents gracieux de l’Empereur seront sous la surveillance d’un employé de l’intendance des routes, qui conformera ses instructions à celles du ministère des Rites. Un grand mandarin, préposé par le lieutenant-gouverneur de chaque province, chargera plusieurs autres mandarins de conduire et d’accompagner l’ambassade jusqu’à sa sortie de la frontière. Les mandarins qui auront accompagné l’ambassade, leur mission terminée, se rendront à la cour pour rendre compte de leur mandat. Voilà le cérémonial qui concerne la reconduite des ambassadeurs. »


Ce curieux document, dont le traducteur a reproduit toute l’originalité, dépeint fort bien le caractère des Chinois, qui sont attachés, plus qu’aucun peuple, aux règles minutieuses du cérémonial et de l’étiquette. Du reste, comme on l’a vu, ce cérémonial n’est nullement avilissant, il est simplement ennuyeux ; mais les Chinois exigent qu’il soit observé parce qu’à leurs yeux la dignité impériale est la plus haute dont un homme puisse être revêtu. Cette idée est le principe fondamental de leur gouvernement.

Nous allons examiner maintenant plus en détail les lois, les mœurs et les coutumes du Céleste Empire. On verra que si le peuple chinois a été peut-être trop vanté par les missionnaires, il a été traité trop légèrement par des écrivains superficiels qui n’ont vu que la forme et non le fond, et se sont étonnés de trouver à l’extrémité de l’Asie des institutions et des mœurs différentes de celles de la France et de l’Angleterre.

  1. Hoang-ti signifie souverain seigneur, empereur suprême ; ce titre fastueux, que nous voyons pour la première fois, a été conservé jusqu’à nos jours.
  2. « Ordonnez, Seigneur, dit le ministre Li-sse à l’Empereur, qu’on brûle généralement tout ce fatras d’écrits pernicieux ou inutiles dont nous sommes inondés ; ceux surtout où les mœurs, les actions et les coutumes des anciens sont exposées en détail. N’ayant plus sous les yeux ces livres de morale et d’histoire qui leur représentent avec emphase les hommes des siècles passés, les lettrés ne seront plus tentés d’être leurs imitateurs serviles ; ils ne nous feront plus un crime de ne pas suivre leur exemple en tout ; ils ne feront plus cette comparaison, toujours odieuse pour nous dans leur bouche, du gouvernement de Votre Majesté avec celui des premiers empereurs de la monarchie. »
  3. Il fit aussi construire ou achever le grand canal qui traverse la Chine dans toute sa longueur.
  4. La Bibliothèque royale de Paris possède le recueil de ses poésies, imprimé à Pékin, en vingt-quatre petits volumes.
  5. Le commerce de l’opium s’est encore augmenté depuis la cessation de la guerre des Anglais avec la Chine. Ainsi d’après des calculs authentiques, basés sur le nombre des caisses d’opium mises en vente, il résulte que l’importation de cette dangereuse production coutera aux Chinois dans le courant de l’année 1844, 26 millions 978 000 dollars ; ou bien en francs, en calculant le dollar à sa valeur intrinsèque 5 fr. 42 c., 146 millions 220 760 fr. (Journal des Débats du 26 mai 1844).
  6. Les Anglais leur ont rendu justice. « S’ils cédèrent presque sans combat, dit l’un d’eux, c’est que nos moyens d’action étaient écrasants et leurs moyens de défense presque ridicules. »
  7. Lord Jocelyn, secrétaire militaire de la mission anglaise envoyée en Chine avec l’expédition.
  8. Nous expliquerons plus loin les attributions de ces hauts dignitaires, nommés mandarins. Leur costume est fort riche ; il se compose d’un surtout ou spencer, bordé de fourrures précieuses, d’une longue tunique de soie brodée, de larges pantalons et de bottes également en soie. Il y a neuf rangs de mandarins, distingués chacun par la couleur du bouton qu’ils portent sur leur bonnet. Chaque rang à son tour se divise en première et en seconde classe ; mais toutes les deux ont les mêmes insignes. Les mandarins de l’ordre civil ont la préséance sur les militaires. Les couleurs affectées aux divers rangs sont comme suit : Premier rang : bouton rouge, donné seulement aux nobles des familles les plus distinguées. Deuxième rang : une pierre rouge marbrée. Troisième rang : une pierre bleu clair. Quatrième rang : une pierre bleu foncé. Cinquième rang : une pierre de cristal transparent. Sixième rang : une pierre blanc opaque. Septième, huitième et neuvième rang : bouton d’or. En costume de cour, ils portent sur la poitrine et sur le dos une pièce de soie magnifiquement brodée, variant avec le rang, et différant pour les mandarins civils de celle des mandarins militaires. Un grand chapelet, à grains de couleurs, se porte en collier, descend au-dessous de la taille et complète le costume. La sévérité avec laquelle le gouvernement, tient à toutes ces minuties de l’étiquette, est vraiment absurde ; c’est la Gazette de Pékin qui annonce officiellement l’époque où les mandarins doivent changer leur bonnet d’hiver contre le bonnet d’été, ou le bonnet d’été pour le bonnet d’hiver. (Seconde campagne de Chine, par K. S. Mackenzie, lieutenant au 90e régiment d’infanterie anglaise.)
  9. La plume de paon est un insigne qui correspond aux croix et décorations de l’Europe. Les mandarins militaires portent en outre deux queues d’écureuil, lorsque le pays est dans un état de trouble, qui n’est cependant ni la paix ni la guerre.
  10. Ce fut cet officier qui porta le traité à la reine Victoria. Cette pièce, signée par l’empereur Tao-kouang avec du crayon rouge et revêtue du sceau impérial, était renfermée dans une boîte de bois de sandal, enrichie de pierres précieuses. Le tout était enveloppé dans un étui de soie jaune, couleur réservée à la famille impériale depuis le règne de Hoang-li.
  11. Tao-Kouang ne doit pas lui-même ignorer le danger ; il a vécu au milieu des troubles et des conspirations. Lorsque l’empereur Kia-king, son père, fut attaqué dans son palais à Pékin par une troupe d’insurgés. Tao-Kouang se distingua par son courage et tua deux rebelles de sa main. Aussi en récompense de cette action, fut-il appelé au trône à l’exclusion de son frère aîné.
  12. La Chine était alors divisée en neuf provinces (kiéou-tchéou).
  13. On s’agenouille trois lois, et on frappe la terre du front trois fois à chaque agenouillement.
  14. Les vêtements extraordinaires sont réservés pour les grandes cérémonies, comme les sacrifices au ciel et à la terre, les cérémonies en l’honneur de Confucius, des ancêtres, etc., etc.
  15. Il y a toujours en Chine deux présidents d’un ministère ou d’un tribunal, l’un chinois et l’autre tartare.
  16. Pour bien coin prendre cette description, il faut se rappeler que le palais impérial de Pékin, comme d’ailleurs tous les grands édifices chinois, ne consiste pas en un corps simple ou complexe de bâtiments, mais en bâtiments ou pavillons séparés, bdont chacun a sa destination particulière, et auxquels on arrive par plusieurs rampes ou escaliers en plein vent qui font face ordinairement aux quatre points cardinaux.