Contes chinois, précédés d’une Esquisse pittoresque de la Chine/III

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III.
Gouvernement et Religions des Chinois.


Gouvernement.


Tous les auteurs du siècle dernier qui ont écrit sur la Chine, Montesquieu et Voltaire entre autres, se sont singulièrement abusés sur le caractère des institutions de ce pays. Les uns ont cru y trouver un despotisme sans entraves, agissant à son gré, le plus souvent sans intelligence ; d’autres ont prétendu que les Chinois, peuple inerte et endormi depuis bien des siècles, étaient soumis à des lois ridicules ou dégradantes. On a pu voir déjà combien est fausse cette dernière assertion. Les habitants du Céleste Empire ne sont pas restés immobiles, comme on le répète sans cesse ; ils ont plus d’une fois changé leur gouvernement et modifié leurs institutions. Mais quelque vicieuse que soit encore sur plusieurs points leur constitution, ils ne croient pas devoir, et cela avec raison, la réformer à chaque instant. Un de leurs philosophes a dit : « Malheureux les peuples qui ont de méchantes lois et qui ne les changent pas ; plus malheureux ceux qui en ont de supportables et qui ne savent pas les garder. » Quant au prétendu despotisme qui pèserait sur la Chine, nous allons voir que c’est une idée excessivement fausse, quoique, fort accréditée.

L’Empereur a un pouvoir absolu, il est vrai. Il dispose à son gré des finances et des charges, il punit ou récompense, fait la guerre ou la paix. Il peut choisir pour héritier celui de ses enfants qu’il préfère, et même il est libre de prendre son successeur hors de sa famille. Mais cette puissance absolue est sagement pondérée. C’est ce qu’a fait remarquer le premier un des plus savants orientalistes dont s’honore la France. « L’empereur de la Chine, dit M. Abel Rémusat, est le fils du ciel, et quand on approche de son trône, on frappe neuf fois la terre du front ; mais il ne peut choisir un sous-préfet que sur une liste de candidats dressée par les lettrés ; et s’il négligeait, le jour d’une éclipse, de jeûner et de reconnaître publiquement les fautes de son ministère, cent mille pamphlets autorisés par la loi viendraient lui tracer ses devoirs et le rappeler à l’observation des usages antiques. »

Les Chinois ont le plus grand respect pour leur souverain, qu’ils regardent comme leur père. Mais aussi ils exigent qu’il remplisse avec zèle les devoirs imposés par ses hautes fonctions. « Pourquoi est-il au-dessus de nous, disent-ils ? n’est-ce pas pour nous servir de père et de mère ? » L’Empereur doit donc veiller sans cesse au bien-être de la grande famille. Il y a un proverbe chinois qui dit : « Quand les sabres sont rouillés et les bêches luisantes, les prisons vides et les greniers pleins, les degrés des temples couverts de boue et les cours des tribunaux remplies d’herbes, les médecins à pied et les boulangers à cheval, qu’il y a beaucoup de vieillards et beaucoup d’enfants, l’Empire est bien gouverné. » Si le souverain néglige ses devoirs, il tombe dans le mépris, et il arrive souvent que ses sujets le renversent du trône. Nous avons vu, dans l’histoire de la Chine, plusieurs exemples de ces révolutions.

Chaque province ? de L’Empire est gouvernée par un vice-roi qui est secondé par un conseil souverain. Dans chaque capitale sont deux tribunaux, l’un pour les affaires civiles, l’autre pour les affaires criminelles ; leurs décisions sont soumises au grand conseil. Les autres villes n’ont ordinairement qu’un tribunal subordonné aux deux cours de la capitale. Toutes ces juridictions dépendent de l’administration centrale établie à Pékin, et se composent de six cours souveraines (ministères). La première, dépositaire des sceaux de l’Empire, est chargée de surveiller la conduite des magistrats et d’avertir l’Empereur toutes les fois qu’un office vient à être vacant. La seconde a la direction des finances. La troisième, le tribunal des Rites, veille à l’observation du cérémonial antique dans les fêtes religieuses, la réception des ambassades, etc. La quatrième a le département de la guerre. Les affaires criminelles sont du ressort de la cinquième, qui, jugeant en dernier ressort toutes les causes capitales, ressemble à notre cour de cassation. La sixième cour est chargée du département des travaux publics et de celui de la marine. Chacune de ces grandes juridictions se subdivise en plusieurs classes. Toutes sont subordonnées au Conseil de l’Empereur, composé de mandarins de première classe et présidé par le souverain lui-même. Ce conseil décide en dernier ressort pour les affaires les plus importantes, et ses arrêts sont sans appel.

Les mandarins sont sans cesse surveillés, et, l’Empereur est averti de leur moindre négligence. Dans chaque cour souveraine, dans chaque tribunal, un officier est chargé spécialement de rendre compte de la conduite et des travaux des magistrats. En outre, des visiteurs extraordinaires font souvent, une inspection générale, et souvent l’Empereur parcourt lui-même les provinces pour examiner de plus près l’administration des vice-rois, et recevoir les plaintes et les réclamations du peuple. Les requêtes et mémoires adressés à l’Empereur, soit au sujet de sa propre conduite, soit contre les actes de ses agents, sont examinés dans le conseil suprême, et reçoivent toujours une réponse. De trois en trois ans, les vice-rois adressent à Pékin la liste des mandarins chargés d’emplois civils ou militaires avec des notes sur leurs qualités ou leurs défauts, leur bonne ou leur mauvaise administration. L’Empereur se fait rendre compte de ce travail et punit ou récompense les mandarins, en les abaissant ou en les élevant d’une classe à une autre, souvent même en les privant de leurs emplois ou en leur infligeant des peines fort graves. Les ordres du chef de l’État, ainsi que les nouveaux édits, et enfin tous les actes officiels sont insérés dans le Moniteur impérial qui paraît tous les jours aux frais de l’État, sous le titre de Gazette de Pékin.


Les mandarins[1] civils, sur lesquels roule le gouvernement politique, sont désignés sous le nom de lettrés. Ce sont des savants qui, après plusieurs examens, sont parvenus au grade de docteur ; j’expliquerai plus tard en quoi consiste ce cours d’études. Les mandarins des lettres, au nombre de treize à quatorze mille, sont partagés en neuf classes ; ceux des premiers ordres exercent les principaux emplois de l’Empire. C’est parmi eux qu’on choisit les ministres d’État, les officiers des cours souveraines, les vice-rois, les gouverneurs des grandes villes, les trésoriers-généraux des provinces, etc. Les mandarins des autres classes sont soumis aux premiers, qui peuvent même leur faire donner la bastonnade ; ils exercent les emplois inférieurs de magistrature et de finance et ont le commandement des petites villes. Cette curieuse institution d’une oligarchie littéraire, sur laquelle reposent tous les soins de l’administration, a frappé d’admiration des savants qui ont écrit sur la Chine. « Ces lettrés, dit Abel Rémusat, forment une association perpétuelle qui se recrute indistinctement dans tous les rangs de la nation, et c’est entre les mains de cette association que résident proprement la force publique et le gouvernement de l’État. C’est au moyen de cette institution si singulière et si peu connue qu’on a résolu le problème d’une monarchie sans aristocratie héréditaire, offrant des distinctions sans privilèges, où toutes les places et tous les honneurs sont, en quelque sorte, donnés au concours, et où chacun peut prétendre à tout, sans que, pour cela, l’intrigue et l’ambition y causent plus de troubles ou de malheurs qu’en aucun autre lieu du monde. » Ailleurs, il s’extasie avec raison sur le spectacle nouveau que présentent des gens de lettres d’accord entre eux et s’entendant paisiblement pour assurer la subsistance de deux ou trois cent millions d’hommes.

Les mandarins lettrés sont aussi respectés que l’Empereur dont ils sont les représentants. Lorsqu’ils président un tribunal, le peuple leur parle à genoux. Outre leur magnifique costume qui impose toujours à la multitude, ils ne paraissent en public que portés dans une chaise dorée et entourée de leurs officiers qui éloignent la foule. Mais ils achètent la considération dont ils jouissent par un travail continuel. Un mandarin doit être accessible, non-seulement aux heures d’audience, mais à toute heure du jour et de la nuit. Sa maison est toujours ouverte ; on n’a qu’à frapper sur une grosse cymbale suspendue à la porte, et à ce signal le juge donne audience. Chaque mois, il doit assembler le peuple et lui développer quelque précepte de morale. Les lois interdisent aux mandarins les plaisirs en public ; mais ils s’en dédommagent souvent dans l’intérieur de leurs résidences. Dans aucun gouvernement de l’Europe les agents du pouvoir ne sont soumis à une surveillance aussi grande, ni menacés d’une plus prompte disgrâce. S’il se commet un vol ou un meurtre dans le département d’un mandarin, ce magistrat est obligé d’en découvrir l’auteur, sous peine de perdre son emploi ; si c’est un crime horrible, tel que le parricide, tous les mandarins du département sont dégradés. Qu’un soulèvement éclate dans une province, et le vice-roi en est responsable. « C’est sa faute, dit-on, il a opprimé les peuples ou il les a laissé opprimer par ses lieutenants. Quand un peuple est gouverné par des maîtres équitables, il n’est point tenté de secouer le joug. » Nous avons vu que pendant la guerre de la Chine, les mandarins civils et militaires, coupables de n’avoir pu résister aux forces imposantes des Anglais, étaient disgraciés, on comparaissaient devant la cour des peines à Pékin. Le haut-commissaire Lin et le ministre Kea-Shen durent rendre compte des troubles qu’ils avaient causes. Chaque jour, la Gazette officielle enregistrait les paroles de blâme ou de félicitation prononcées par l’Empereur. Nous lisons au bas d’une dépêche du gouverneur de Ché-kiang : « Le général a eu tort de ne pas renforcer la garnison de Chusan ; en conséquence, l’Empereur condamne le dit officier à perdre son bouton[2] Cependant, en considération de ses bons services, et partie que les boulets des vaisseaux barbares tombaient comme des montagnes, la générosité impériale le maintient dans son commandement afin de lui laisser l’occasion de réparer sa faute par d’éclatants services. »

L’administration militaire est confiée aux mandarins de guerre, divisés en plusieurs classes et soumis à la haute juridiction de la quatrième cour souveraine de Pékin. On compte jusqu’à dix-huit mille mandarins qui remplissent les grades depuis celui de général en chef jusqu’au grade de sergent. Ces officiers sont pris également dans les deux nations tartare et chinoise ; les Chinois composent la majorité du nombre des soldats. Ce mélange des deux races se retrouve dans toutes les administrations de l’Empire, Dans l’armée comme dans les carrières civiles, les emplois les plus élevés n’appartiennent qu’au mérite. Ainsi, tous les officiers ont été simples soldats, et doivent se distinguer dans les concours annuels pour obtenir de l’avancement.


L’uniforme des soldats dépend de la fantaisie de chacun ; la veste est ordinairement faite d’étoffe de coton bleu clair doublée de rouge, ou bien rouge bordée de blanc. La tunique ou vêtement de dessous descend jusqu’aux genoux ; elle est le plus souvent de couleur bleue. Le nom du régiment est écrit sur le dos et sur la poitrine avec quelque devise menaçante pour effrayer l’ennemi. La coiffure est ordinairement un bonnet conique lait de tige de bambou et sur lequel est peinte une paire d’yeux énormes et terribles. Les boucliers portent également la figure d’un diable ou de quelque animal fantastique ; ces dessins sont censés devoir jeter l’épouvante dans l’armée ennemie. Les armes sont des fusils à mèche, des lances, des arcs et des épées doubles. Les Tartares et les Chinois se servent fort habilement de la lance et de l’arc, mais ils ne sont pas aussi heureux avec les fusils à mèche. La négligence avec laquelle ils manient leurs munitions est souvent fatale au soldat ; la mèche communique le feu à ses habits de coton ou à sa cartouchière qu’il porte sur la poitrine dans un étui de coton ou de cuir.

L’armée est répartie en huit divisions, distinguées chacune par la couleur de son drapeau ; la couleur jaune ou impériale est celle des troupes d’élite des Tartares ; puis, viennent le blanc, le rouge et le bleu ; les quatre autres drapeaux portent les mêmes couleurs, mais ils sont entourés d’une bordure de couleur différente. Chaque étendard tartare doit réunir autour de lui dix mille hommes. Les soldats chinois ont un drapeau vert. À chaque régiment, fort de quarante compagnies de 25 hommes chacune, est attaché un petit corps de cavalerie. On ne connaît pas au juste le nombre de soldats dont se compose l’armée chinoise ; on sait seulement que la garde impériale, composée exclusivement de Tartares, est forte de 23 000 hommes d’infanterie et de 3 000 cavaliers.

À l’âge de soixante ans, les soldats prennent leur retraite et ont droit à une pension égale à la moitié de leur solde. La paye des soldats tartares et chinois n’est pas la même : le Tartare reçoit 15 fr. par mois et une ration de riz ; le Chinois, 12 fr., sans la ration. Les troupes sont payées fort irrégulièrement, et quand on les fait trop attendre elles se révoltent contre leurs généraux. « Les troupes tartares réunies au Bogue, dit M. Mackensie, nous donnèrent un exemple de ces mouvements tumultueux ; après avoir vidé la caisse militaire, les soldats forcèrent leur général à engager ses habits chez un prêteur sur gages pour leur donner de l’argent. »

Les Chinois ont fait preuve de courage dans leur guerre contre les Anglais, mais leur armée est mal organisée. D’ailleurs, ils sont fort arriérés dans la science de l’artillerie quoiqu’ils la connaissent depuis longtemps. Les affûts des canons sont trop lourds pour qu’on puisse bien pointer, et la poudre est détestable. Pour défendre l’entrée de leurs forts qui, malgré l’épaisseur des murs, sont peu redoutables, ils emploient une espèce de grenade qu’on lance à la main ; elle est faite de terre cuite et remplie d’une composition que l’eau ne peut éteindre.

La marine chinoise est également fort imparfaite ; elle se divise en marine de mer et marine de rivière, et est commandée par des chumpins (amiraux). Les barques de commerce, dont quelques-unes sont très-élégantes, couvrent les rivières ; à Nankin, à Pékin et dans d’autres grandes villes, il y a une infinité de gens qui n’ont point d’autre habitation que ces barques. À Canton, cette population maritime dépasse, dit-on, 50 000 âmes. Les jonques (bateaux) de guerre et les gros vaisseaux ne sont, à vrai dire, que de grandes barques, lourdes et manœuvrant avec peine. Outre leurs batteries, elles portent sur l’arrière des filets qu’on jette sur les embarcations qui veulent donner l’abordage ; quand cette opération est faite avec adresse, dit un écrivain, les canots ou les hommes qui sont pris dans le filet ne peuvent plus bouger.

Nous terminerons par quelques détails sur l’administration des finances et sur celle de la justice. Rien n’est plus simple que la levée des impôts en Chine. Depuis vingt ans jusqu’à soixante, chaque citoyen paie un tribut personnel, proportionné à sa fortune et à ses ressources. Ainsi, chaque année, les champs sont mesurés, vers le temps de la moisson ; on sait ce qu’ils doivent rapporter, et là-dessus on règle le tribut. Les récalcitrants ne sont point punis par la confiscation de leurs biens, mais condamnés à la bastonnade ou à la prison. Dans certains cas, on envoie chez eux des pauvres et des vieillards qui y vivent à discrétion jusqu’à ce que l’Empereur soit payé. L’impôt s’acquitte partie en argent, partie en grain, en sel, en charbon, etc., partie en étoffes et autres marchandises. Selon les calculs d’un missionnaire qui est resté longtemps en Chine, ces différentes contributions, évaluées en argent, peuvent s’élever à la somme d’un milliard. Une partie des denrées est distribuée aux officiers du palais, aux mandarins, aux soldats et à une multitude de vieillards et de pauvres qui sont à la charge de l’État. S’il faut en croire un écrivain du dernier siècle, l’Empereur nourrirait journellement plus d’un million d’hommes. Les principaux magistrats de chaque ville sont chargés de lever cet impôt qui est envoyé au ministre des finances par le trésorier-général de la province.

La justice est fort expéditive en Chine ; il n’y a point d’avocats, ni d’avoués. Chacun plaide sa cause devant le mandarin qui rend aussitôt son jugement pour les affaires civiles ; la quatrième cour souveraine de Pékin, ministère de la justice et de la guerre, est chargée des causes capitales. Les supplices en usage pour les grands crimes sont la strangulation et la décapitation. Les exécutions ont lieu ordinairement sur les places publiques : le bourreau est considéré comme un personnage de distinction, il porte la ceinture jaune, ornement distinctif des princes du sang. La bastonnade et le fouet sont les châtiments les plus ordinaires ; ils n’impriment aucune flétrissure, et les mandarins eux-mêmes y sont exposés. Le patient reçoit de vingt à cent coups ; quand l’exécution est terminée, il doit se prosterner aux pieds du juge et le remercier. Un autre châtiment assez en usage est celui de la cangue. C’est un carcan composé de deux tables de bois, épaisses d’à peu près 16 centimètres, et larges d’environ 64 centimètres carrés. Ces tables sont échancrées et on les assemble par de fortes chevilles sur les épaules du patient qui ne peut voir ainsi ses pieds, ni porter la main à sa bouche. Cet instrument incommode, qui pèse ordinairement 50 à 60 livres, ne le quitte ni jour ni nuit ; et pour qu’on ne soit pas tenté d’enlever les chevilles, elles sont couvertes de bandes de papier marquées du sceau impérial. Quelquefois on condamne le coupable à porter la cangue plusieurs mois, et à se montrer ainsi tous les jours dans les marchés ou à la porte des temples. Les prisons chinoises sont tenues avec soin. L’État ne nourrit point les détenus, mais on leur permet de travailler pour gagner leur vie. Quand un prisonnier vient à mourir, son corps ne passe point par la grande porte de la prison, mais par une ouverture pratiquée dans l’épaisseur du premier mur et qui ne sert qu’à cet usage. De là l’imprécation des Chinois : « Puisses-tu passer par le trou de la prison ! »

Le gouvernement de la Chine a pour base deux lois fondamentales : l’obéissance due à l’Empereur et le respect envers la famille.

La rébellion est considérée comme un parricide et punie de mort ; tout citoyen doit regarder le chef de l’État et l’Impératrice comme ses père et mère. À la mort de la dernière impératrice, la nation entière prit le deuil pendant un mois, et les mandarins, en signe de désolation, ne se, firent la barbe qu’au bout de cent jours. Le pouvoir des pères est absolu. Quelque âgés que soient les enfants et de quelque charge qu’ils soient revêtus, ils sont soumis à l’autorité et à la justice paternelle. Une mère, elle-même, peut faire donner la bastonnade à son fils, fût-il mandarin. Si un père cite son enfant devant le magistrat, il est dispensé de produire aucune preuve, et sur sa seule déposition l’accusé est condamné. Frapper son père ou sa mère suffit pour mériter la peine capitale. Le corps du coupable est coupé en morceaux et jeté au feu ; sa maison est rasée, ainsi que les maisons voisines, et sur leur emplacement on élève un monument pour éterniser le souvenir de l’attentât et du châtiment.

Enfin, grâce à l’heureuse influence des lettrés et à l’institution des concours, les hommes instruits et lettrés peuvent seuls parvenir aux principaux emplois : c’est ce qui rend si fort et si admirable le gouvernement chinois. La noblesse héréditaire n’existe point dans le Céleste Empire. Toutes les distinctions sont personnelles et uniquement attachées aux emplois qu’on exerce. Seulement lorsqu’un homme a rendu de grands services à l’État, on ennoblit ses ancêtres jusqu’à la neuvième et dixième génération ; mais cette faveur ne s’étend point sur ses enfants. C’est, comme on l’a dit, une noblesse viagère et ascendante. Malgré les abus qui ont pu se glisser dans l’administration, malgré l’arbitraire ou le ridicule de certaines coutumes, les institutions chinoises n’en sont pas moins remarquables et dignes d’éloges. L’Europe, si fière de sa civilisation, est, sous ce rapport, fort en arrière de la Chine.

Religions.


Plusieurs religions existent aujourd’hui dans le Céleste Empire. Quel fut le premier culte établi ? c’est ce qu’il est difficile de préciser. Il est assez probable que dans l’origine, les Chinois, à l’exemple de tous les peuples de l’Asie, adorèrent les astres ; ce culte avait des prêtres qui formaient un collège puissant et redoutable sous le nom de tribunal ou ministère des affaires célestes. Mais, à partir des temps historiques, il s’établit une religion qui reconnaît un être suprême auquel le chef de l’État adresse des actions de grâces une fois par an. Tous les anciens philosophes sont d’accord sur l’existence d’une puissance créatrice qui a formé l’univers. « Avant le chaos qui a précédé la naissance du ciel et de la terre, dit Lao-Tsee, un seul Être existait, immense et silencieux, immuable et toujours agissant sans jamais s’altérer. On peut le regarder comme la mère de l’univers. J’ignore son nom, mais je le désigne par le mot de Raison. »

Lao-Tsee ou Lao-Tseu (vieillard-enfant, parce qu’il naquit avec des cheveux blancs), nommé aussi Lao-kiun (vieux prince), né six cents ans avant Jésus-Christ, fonda le premier une secte qui existe encore. Les Chinois, peuple positif avant tout et assez peu ami du merveilleux pour ce qui touche au gouvernement, n’avaient pour religion qu’une métaphysique subtile et souvent obscure. La nouvelle religion, précitée par Lao-Tseu, ne consista également que dans des principes philosophiques et moraux ; elle reconnaissait un être suprême et l’immortalité de l’âme. Les doctrines de ce grand homme, qui sont parvenues jusqu’à nous dans un ouvrage intitulé Le livre de la raison suprême et de la vertu, ont plus d’un rapprochement avec les divins préceptes du christianisme. « Le saint homme, dit-il, n’a pas un cœur inexorable. Il fait son cœur selon le cœur de tous les hommes. L’homme vertueux, nous devons le traiter comme un homme vertueux ; l’homme vicieux, nous devons également le traiter comme un homme vertueux. Voilà la sagesse et la vertu. » Et ailleurs : « Celui-là seul peut être nommé éclairé qui se connaît lui-même ; celui-là seul peut être nommé fort qui se dompte lui-même ; celui-là seul peut être nommé riche qui connaît le nécessaire. Il n’y a que les œuvres difficiles et méritoires qui laissent des traces dans la mémoire des hommes. » La morale du philosophe chinois est austère dans ses principes, mais elle révèle une âme généreuse. Il adresse de sages conseils aux rois et les engage à remplir leurs devoirs et à ne pas s’appuyer sur la force brutale, car leur pouvoir n’aurait que la durée d’un matin. « Si le peuple souffre de la faim, dit-il, c’est que de trop grands impôts pèsent sur lui ; voilà la cause de sa misère. Si le peuple est difficilement gouverné, c’est qu’il est surchargé de trop grands travaux ; voilà la cause de son insubordination. Si le peuple voit arriver la mort avec insouciance, c’est qu’il a trop de peine à se procurer la vie ; voilà pourquoi il meurt avec si peu de regret. » Malheureusement, la doctrine de Lao-Tseu fut altérée et corrompue par ses sectateurs qui, pour augmenter le nombre des docteurs de la raison (ils s’appelaient ainsi), établirent un culte plein de superstitions. La pureté des dogmes antiques disparut peu à peu, et cette secte, quoique ayant encore dans les basses classes un assez grand nombre de partisans, est tombée dans le mépris. Le culte de Lao-Tseu n’est aujourd’hui, comme on l’a dit avec raison, qu’une jonglerie sans pudeur exploitant une stupide crédulité.

Après Lao-Tseu, mais à la même époque, parut le fondateur d’une nouvelle secte qui est devenue la religion des grands, des lettrés, la religion dominante. Ce philosophe était Khoung-Fou-Tseu, connu des Européens sous le nom de Confucius. La religion qu’il prêchait, douce, facile, tolérante pour tout ce qui tient à l’extérieur du culte, est basée sur les maximes de haute moralité et de charité que Lao-Tseu avait proclamées avant lui. Si Confucius est obscur et incohérent sous le rapport théologique et métaphysique, il s’élève au plus haut point de perfection dans la partie matérielle de la morale. Homme d’ordre, habile magistrat, il développa dans son système les principes qu’il avait professés dans l’exercice de ses fonctions. « L’homme étant un être raisonnable, dit-il, est fait pour vivre en société : nulle société sans gouvernement, nul gouvernement sans subordination, nulle subordination sans supériorité. La légitime supériorité, cette supériorité antérieure à l’établissement des conditions, n’est accordée qu’à la naissance ou au mérite : à la naissance, c’est la différence d’âge qui la donne ; au mérite, ou, pour mieux dire, au talent, c’est l’art de gagner les cœurs. — Dès que l’homme est, dans l’âge de faire usage de sa raison, il doit former sa conduite sur les trois règles qui suivent : 1° Rendre aux auteurs de sa naissance les mêmes devoirs qu’il exige de ses propres enfants ; 2° avoir pour son prince la même fidélité et pour ses supérieurs la même obéissance qu’il exigerait en pareil cas de ses inférieurs ; 3° aimer ses égaux comme lui-même, et ne rien faire aux autres qu’il ne voudrait qu’on lui fit. » C’est sur ces principes d’ordre, d’obéissance aux lois qu’est basée la constitution de l’empire chinois. Quant au culte extérieur rendu quatre fois par an à l’Être suprême par l’Empereur, qui est souverain pontife, le philosophe n’y changea rien, non plus qu’au culte rendu aux ancêtres, et il ne heurta point ainsi les croyances populaires. Confucius, l’un des hommes dont l’humanité doit le plus s’honorer, mourut quatre cent soixante-dix-neuf ans avant Jésus-Christ, neuf ans avant la naissance de Socrate. La religion qu’il prêchait avec tant de zèle lui survécut, car elle est trop conforme au caractère des institutions sociales et politiques du pays.

Il est impossible de se figurer à quel point l’enthousiasme et la vénération pour Confucius sont portés en Chine. Des temples en son honneur s’élèvent dans chaque ville ; aucun mandarin n’est admis au grade de la littérature ou préposé à quelque charge, aucun empereur ne monte sur le trône sans avoir fait solennellement des cérémonies respectueuses devant le portrait du philosophe. Enfin ses descendants jouissent de grands honneurs et possèdent seuls le titre de nobles héréditaires.

Le troisième système de religion dominant en Chine est le boudhisme, qui était répandu depuis longtemps dans les Indes. On sait que le boudhisme professe le dogme de la métempsycose et que ses sectateurs adorent le philosophe Fo sous la forme d’idoles grossières. Cette religion, introduite en Chine la soixante-quatrième année de notre ère, eut bientôt de nombreux partisans dans le peuple, parce qu’entourée de formes religieuses, de pratiques superstitieuses, elle frappe l’imagination ; c’est le culte des pauvres, comme la morale de Confucius est celle des classes puissantes.

Outre ces trois religions, il en existe en Chine quelques autres moins répandues, mais nous ne citerons que les principales : le lamaïsme, introduit du Thihet par les Tartares, et qui ne diffère du boudhisme que sur quelques points ; le judaïsme, qui n’est professé que par les débris d’une ancienne colonie juive ; le mahométisme, religion des premiers Tartares ; et enfin le christianisme, qui, malgré les efforts et le zèle admirable des missionnaires, n’a fait que peu de progrès. Les lettrés sont trop attachés à la doctrine de Confucius pour ne pas persécuter les défenseurs de la religion du Christ.

  1. Ce nom vient du mot portugais mandar, commander.
  2. Voyez la note précédente sur ce thème..