Contes de chez Nous/04

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FRANÇOISE LA BLONDE



Il y a quelques années, à Paspébiac. C’est le soir. La mer est d’un calme reposant.

Çà et là des frissons sur la vaste nappe bleue comme de la soie qui se plisse sous les doigts caressants de la femme.

La lune, dans sa plénitude, traverse d’une large raie d’argent les flots assoupis.

Dans la paisible immensité du soir, aussi pure que le cœur d’un séraphin, les étoiles, qui semblent se nuire, tant elles sont nombreuses, étincellent comme un foison de pierreries.

Là-bas, à l’extrémité du barachois, dont le sablonneux triangle se prolonge dans la mer, la lumière du phare jette ses premiers feux.

Et le long de la falaise, et parmi les « chafauds », et sur la mer se meuvent des ombres épaisses.

Ce sont les pêcheurs qui viennent de tendre leurs rets, ou seinent pour la boëtte du lendemain.

Les seines décrivent dans la baie de larges cercles qui vont en se rétrécissant, et quand, enfin, les seineurs se sont rapprochés jusqu’à se toucher du coude, c’est une pluie de diamants qui s’abat sur la grève, à cause de la phosphorescence de la mer.

Emprisonnés dans les mailles étroites, il y a des harengs au dos d’argent, des truites aux écailles miroitantes, des éperlans tout petits et frétillants, des plis au ventre large et plat, des raies à longue queue, des crabes rampants à l’aspect hideux dans l’obscurité.

Ce soir-là, cependant, Abel Horth, fils de Rémi, n’était pas descendu sur le « plain ».

Abel avait eu ses dix-sept ans à la Trinité. On eût dit un homme fait. Il était déjà grand, avec des épaules larges, des membres longs et une poitrine qui remplissait tout le tricot de laine brune.

Les traits forts n’avaient rien de caractéristique, à l’exception de la bouche au sourire charmeur qui donnait à toute la physionomie une expression d’irrésistible bonté.

Les yeux, très noirs, étaient couverts de sourcils touffus que l’on n’avait jamais vus se froncer. La barbe, déjà, commençait à pousser. Et, tout jeune qu’il fût, Abel avait la réputation d’un pêcheur habile. N’était-il pas, à la dernière pêche du Nord, arrivé deuxième barge ?

Ce midi-là, de retour de la pêche, c’est à pas lourds qu’il avait remonté la longue côte menant du banc au chemin du roi. Il demeurait à quelques arpents à l’est du calvaire, sur la falaise.

Et, quand il était passé devant la grande croix noire entourée de la clôture en bois, il s’était signé avec un soupir de douleur.

Abel poussa la porte d’une maisonnette à mansarde.

Il franchit la cuisine, qui sert de salle à manger, et entre dans la pièce voisine que sépare une mince cloison de planches brutes.

Dans un coin, sur un grabat, gît une femme.

Près de la couche, on voit une table de bois blanc couverte de remèdes et d’un crucifix en plâtre.

La pauvre femme paraît immobile. Ses regards sont fixés sur la cloison, où une main pieuse a broqueté quelques lithographies religieuses que l’âge a jaunies.

Les joues creuses et ridées de la malade ne sont pas plus jaunes. Les cheveux en broussailles, ni blancs ni gris, ont cette teinte de la première neige d’hiver qui disparaît au lever du soleil.

Sur le seuil, Abel s’est arrêté.

Il ne sait pas si sa mère dort, ou bien si, dans le silence glacial de la chambre, ce n’est pas la mort qui a passé par là.

— C’est toé, Abel, demande la malade, sans retourner la tête.

— Oué, mère… Comment ça va ?

— J’étions ben mal « épinglé »… Approche.

Le jeune pêcheur s’avança timidement. Ce squelette vivant qu’il avait là, devant les yeux, n’allait-il pas entr’ouvrir une des portes de l’éternité ?

— Betôt, mon gars, dit la mère d’une voix basse, j’aurai défuntisé… C’est le docteur qui me l’avont dit… M’sieu le curé itout m’avont préparé pour le grand voyage… Et puis, j’voyons plus ben clair…

— Où est Jacques ? demanda le jeune homme, chagrin, parce que son frère n’était pas au chevet.

— Il doit être en haut ; je l’avons entendu marcher y a pas cinq minutes… Un instant, mon gars, ajouta-t-elle en retenant par la manche de son tricot Abel, qui se levait pour aller chercher Jacques.

T’as toujours été un bon fils pour moé, dit-elle, le bon Dieu t’en bénira… Écoute-moé ben… avant que de défuntiser, j’avons une faveur à te demander… Jacques est pas fort ; l’état de pêcheux est un métier trop dur pour lui : ça le tueriont… Y tient ça de mon défunt homme, qui s’étiont morfondu à la besogne… Y a ben souffri… Promets-moé de m’remplacer auprès de ton frère…

— J’le promettons, répondit Abel, les yeux humides.

— J’avons encore d’aut’chose à te demander, mon gars, continua la veuve de Rémi Horth, en prenant entre les siennes les mains de son fils. J’avons jamais osé parler de ça à mon homme de son vivant, mais, tous les jours, j’avons pensé… à envoyer Jacques au collège… Promets-moé de le faire éduquer.

Et la mère regarde son fils avec des yeux qui sont tout un monde de mystère et d’amour.

Abel, qui aimait bien son frère, mais encore mieux sa mère, fut quelques secondes sans répondre. Comment s’y prendrait-il, lui, le pauvre pêcheur, qui gagnait de peine et de misère le pain des trois ? Le collège, pensait-il, c’était un gouffre sans fond où s’engloutissaient des sommes fabuleuses.

Mais sa mère, sur son lit de mort, le lui demandait sur un ton qu’il n’avait jamais connu, ni si tendre, ni si pressant

Sans s’arrêter, alors, à réfléchir, pour n’être pas tenté de refuser, c’est d’une voix assurée qu’il répondit :

— Mère, je vous l’promettons !…

À ce moment, Jacques parut dans l’encadrement de la porte.

Âgé d’une douzaine d’années, Jacques était un garçon maladif et maigrelet. Il avait le front bas, comme tout ramassé sur lui-même, le regard glauque et fuyant, le nez camard, les lèvres épaisses. Avec des épaules voûtées, des jambes milices dans la culotte de bure longue et flottante, c’était un enfant pitoyable et peu sympathique.

— À genoux, râla soudain la veuve Horth, à genoux, mes enfants, que j’vous donnions ma bénédiction !…

Abel s’écroula plutôt qu’il ne s’agenouilla, secoué par les sanglots.

Jacques, les yeux secs, le regard distrait, se mit à genoux à côté de son frère.

Alors, tandis que par la fenêtre grande ouverte, montaient de la mer les accords d’une voix mâle qui chantait une complainte, la moribonde, levant son bras décharné, traça dans l’air un signe de croix qu’elle ne put achever…

La main était retombée inerte le long du grabat…

***

Abel venait de rentrer après avoir tendu ses rets.

Dans le ciel sans lune les nuages s’amoncelaient, et les vents d’aval chassaient les vagues sur la grève avec un bruit de canonnade dans le lointain.

Çà et là dans le village, trouant les ténèbres, qui se font tôt en octobre, brillaient de petites lumières.

Abel alluma la chandelle de suif et mit le loquet aux portes.

Comme il avait soif, il souleva la chaudière de ferblanc, sous l’escalier, et but à même l’ustensile, essuyant, du revers de sa main, sa forte barbe noire.

Revenu à la table, où il y avait des restes du repas du soir, il s’assit, la tête dans ses mains, et songea longtemps à sa mère défunte, à son frère, à Françoise la blonde.

Son profil se dessinait en silhouette sur la cloison de planches brutes. Il n’entendait que le vent, qui faisait craquer la mauvaise charpente, et les lames qui venaient se briser contre la falaise.

Soudain, le chien d’Abel, qui veillait sous le poêle, gronda sourdement, puis se mit à aboyer.

Abel tressaillit.

Dans cette maison où il vivait seul depuis plus de douze ans, personne n’en avait franchi le seuil après le coucher du soleil.

Et quelqu’un frappait à la porte.

— Qui va là ? demanda-t-il à voix haute, sans bouger de son siège.

— Moi, Jacques, ton frère.

— Ah ! c’est toé, fit Abel en ouvrant.

Il enleva de dessus un coffre son suroît et ses bottes de caoutchouc…

— Assis-toé là, dit-il, c’est pas un trône, mais ça vaut encore mieux que ma chaise, qui boite autant que l’vieux Samuel.

As-tu fret, continua-t-il, empressé, j’m’en vas faire du feu ? Car, tu sais, moé, j’pensons pas à ça.

— Non, merci, répondit Jacques, je n’ai pas froid.

Au fait, poursuivit-il, il y a quelque temps que je ne t’ai vu… Comment te tires-tu d’affaires ?…

— Oué, y a queq’temps… murmura le pêcheur, en baissant la tête avec tristesse.

Sais-tu, mon Jacques, qu’y a betôt deux mois que je t’avons pas vu…

— Oh ! prétexta le nouveau médecin de Paspébiac, les visites, les consultations… je n’ai pas un moment à moi…

— Oué, oué, j’comprends ça. Tout de même que c’est ben triste de pas s’voir plus souvent… J’avons fait un p’tit saut à ta maison ben des fois, mais le guignon me poursuit… t’étais toujours sorti… Ensuite… j’aimons autant te le dire, ça m’gêne que d’aller chez vous, j’avons toujours peur de te déranger…

— À propos, observa Jacques, en secouant négligemment la cendre de son cigare, sais-tu bien que les gens, commencent à trouver étrange que je ne me marie pas…

— Marie-toé, alors, remarqua le pêcheur avec un sourire triste.

— Fort bien, mon cher, mais on ne se marie pas comme ça, sans crier gare, avec la première venue sur le chemin du roi !…

— C’est pas non plus ce que je voulions dire… On m’a rapporté que tu faisais les yeux doux à Catherine Chapados, la fille à Philippe… C’est ça qui te ferait une bonne femme, jolie, accorte, bonne ménagère… avec ça que l’bonhomme a des bidous, ajouta-t-il, en frottant son pouce contre son index.

— Bah ! fit Jacques, avec une indifférence affectée, je me passerai bien des bidous de Philippe Chapados… Du reste, sa fille ne me plaît pas, et je ne lui ai jamais fait les yeux doux.

Tu d’venions difficile. Y est vrai que tout l’monde est pas docteur… Y a encore Charlotte Huard. V’là qui te ferait un bon brin d’femme, et puis…

— Mon cher Abel, interrompit Jacques, tu es à cent lieues de ma pensée… Il n’y a qu’une femme que j’épouserai… Sais-tu qui ?

— Non… répondit gauchement Abel, en remplaçant la chandelle, qui menaçait de s’éteindre.

— Françoise Aspirot.

Abel se lève tout d’une pièce, la gorge sèche, les yeux hagards, et retombe comme une masse sur son siège.

— Françoise Aspirot !… t’as dit Françoise Aspirot !… répète-t-il d’une voix brisée… Tu savons donc pas que…

— Abel, qu’as-tu ?… demanda le médecin sans s’émouvoir. Est-ce que réellement Françoise ?… Je n’ignorais pas que tu la trouvais jolie fille, mais de là à en être épris ! S’il fallait s’amouracher de toutes les filles que l’on trouve de son goût… Mais tu ne l’aimes pas ?

— L’aimer ! j’en étions fou !… À c’t’heure que t’as une position, c’est pour elle seule, frère, que j’travaillons, dans l’espoir de gagner assez d’argent pour la marier…

Et après un silence :

— Y a six ans que je l’aimions !…

— Et moi donc ! reprit Jacques en s’animant, et la voix méchante, l’œil en dessous. Il y a cinq ans, quand je suis revenu de ma dernière année de collège à Québec, et que j’ai rencontré Françoise sur la grève, pure et fraîche comme une rose, je me suis mis à l’aimer comme ça, tout de suite. Et, chaque année, quand je revenais prendre mes vacances d’université, et que je voyais Françoise s’épanouir en sagesse, en beauté, je me promettais bien de n’avoir jamais d’autre femme…

Il se leva et mit une main sur l’épaule du pêcheur :

— Abel, continua-t-il d’une voix radoucie, tu as été plus qu’un frère pour moi… Eh bien ! sache que j’aime tellement Françoise que, si je ne l’ai pas pour épouse, je ne me marierai jamais…

Abel, mon frère, ma seconde mère, j’ai une faveur à te demander, celle qui couronnera le dévouement de ta vie… Aide-moi à gagner la main de Françoise, et je te devrai le bonheur de mon existence… Fais cela, dis, le veux-tu ?…

Le pêcheur se taisait.

Devant ses yeux agrandis par la douleur passèrent deux visions : Françoise, si belle, si douce, si pure, dans sa robe de percale blanche, avec ses yeux profonds et bleus comme, la mer, et son front de marbre couronné de cette masse ardente de cheveux d’or…

Il n’aimait plus qu’elle et son frère…

Jamais il ne pourrait la sacrifier, même à Jacques… Il l’aimait trop, trop, trop !… Et puis, il y avait si longtemps qu’il caressait le rêve d’en faire sa femme, qu’il la regardait déjà comme sienne…

Des pleurs perlèrent à ses cils.

Sa vue s’embrouilla. Il ne distingua plus clairement la première image qui s’effaça pour faire place à celle d’une femme au front ridé, aux yeux ternes enfoncés dans leurs orbites, à la chevelure d’une blancheur indécise.

Cette femme, étendue sur un grabat de souffrances, disait d’une voix qu’il n’oublierait jamais :

« Promets-moé, mon gars, de m’remplacer auprès de lui »…

Elle était vieille, cette femme, fanée, mourante, mais c’était sa mère. C’était celle qu’il avait juré de remplacer auprès de Jacques.

Son frère lui demandait sa vie : l’amour de Françoise…

Cette vie il la lui donnerait.

Le pêcheur se leva.

— Jacques dit-il, la voix cassée je te l’promettons… je t’aiderons…

— Merci, répondit le médecin, en serrant mollement la main d’Abel.

Maintenant, ajouta-t-il, il faut que je m’en aille, car Abraham Maldemay, qui s’est planté un croc rouillé dans la main, doit venir me voir. Il y a danger d’infection.

Abel prit le chandelier d’étain pour accompagner son frère jusqu’à la porte.

— Au revoir, dit ce dernier.

— Au revoir, Jacques, répondit le pêcheur en élevant la chandelle de suif fumeuse au-dessus de sa tête, pour mieux éclairer le médecin, qui s’en allait d’un pas léger, en fumant son cigare.

Et quand Jacques eut disparu dans la nuit, Abel, sans refermer la porte, s’écroula en travers de la table, en sanglotant, lui, le colosse, comme un enfant…

***

Abel, parti pour la pêche avant l’aube, avait traversé à la Grande-Anse. Il avait passé tout le jour sur mer.

Et, bien qu’il eût fait une pêche abondante, ayant pris nombre de morues qui ne pesaient pas moins de cinquante livres, il revenait à la maison d’un pas pesant, le front sombre.

Il songeait, le pauvre, que cet argent ne lui servirait guère, puisqu’il ne servirait qu’à lui.

Tout le temps qu’il avait peiné, au prix de sacrifices que lui seul connaissait, à faire instruire son frère, à lui obtenir son diplôme de médecin, il avait travaillé avec courage, puisqu’il avait une ambition au cœur.

Et après que Jacques se fût établi dans la paroisse, alors, le pêcheur avait songé à son propre bonheur : se mettre assez d’argent de coté pour épouser Françoise. Il s’était imposé tant de privations, qu’au printemps, pensait-il, il pourrait demander la main de celle qu’il aimait.

Mais, voilà qu’un soir, Jacques avait frappé à sa porte et lui avait demandé sa Françoise aux cheveux d’or…

Suicide moral, le grand frère avait fait saigner jusqu’à la dernière goutte son cœur immensément bon…

Il avait donné sa parole au cadet à qui il ne pouvait rien refuser en mémoire de la morte…

Sa vie, maintenant, était brisée… Son âme ne rendait plus aucun son, comme la harpe dont la dernière corde vient d’être rompue par une main profane.

Depuis deux jours que Jacques était venu le trouver, il allait ainsi qu’une barge désemparée sur une mer sans rivages…

Se résoudrait-il jamais à parler à Françoise ?…

Il faudrait pourtant en finir un jour ou l’autre, il l’avait promis à Jacques.

Il marchait la tête basse.

On venait dans sa direction.

Il allait céder le pas quand un flot de sang monta de son cœur à sa figure…

— Françoise !… s’écria-t-il.

C’était comme s’il eût retrouvé un être adoré que l’on croit à jamais perdu.

Tous deux s’arrêtent.

Abel lève les yeux.

La grande croix noire du calvaire se trouve devant lui…

Il frémit…

Lui faudra-t-il donc, lui aussi, boire jusqu’à la lie le calice de la douleur ?…

Il regarde la jeune fille, radieuse dans la paix ambiante de la tombée du jour, sa beauté blonde et fraîche tout ensoleillée, se découpant merveilleusement sur le fond bleu de la mer endormie.

— Françoise, dit Abel, ignorant des roueries du langage, tu m’en voudras pas si ce que j’allons te dire te surprend ?… J’t’avons jamais fait d’avances, mais t’as p’tet ben cru qu’un bon jour j’te demanderions pour ma femme…

— Abel, tu as toujours été bon et gentil pour moi, répond Françoise en rougissant, mais une honnête fille ne doit pas faire de ces calculs.

— Eh ben ! Françoise, j’y avons pensé pour tout de bon depuis queq’jours, et j’métions dit comme ça que j’me marierions jamais…

Françoise pâlit et s’accouda à la clôture du calvaire.

— Vois-tu, poursuit Abel, après quelques instants d’un silence atroce pour les deux, j’me sentons pas d’inclination pour le mariage… et puis… et puis… c’est à peine si j’pouvons gagner de quoi vivre tout seul… Plus ça va, moins la morue paye… Et si j’t’épousions, Françoise, j’voudrions tant de belles choses pour toé !…

La jeune fille se tait.

— Encore, si j’avions l’espérance de faire de l’argent comme mon frère Jacques… À propos, Françoise, comme j’étions décidé à rester une jeunesse, et que j’aimions ben Jacques, j’serions si content de vous voir convoler…

Elle, la tête basse, ne dit mot.

Le pêcheur, de plus en plus mal à l’aise de ce silence continue :

— Jacques m’a souvent paru te trouver de son goût… T’es si jolie qu’tas ainq’ l’embarras du choix !…

Abel parle, parle, mais c’est une cloche fêlée qui rend un son lugubre.

Françoise est toujours muette.

— Veux-tu que je lui parlions à ton sujet ? demande le fils de Rémi, qui lève les yeux vers le calvaire pour ne pas regarder la jeune fille.

Françoise la blonde tend alors la main au pêcheur :

— Au revoir, Abel, il se fait tard… Nous recauserons de cela demain, veux-tu ?…

— Bonsoir, Françoise…

Abel sent un frisson terrible secouer ses membres.

Une larme brûlante, larme d’ange, vient de tomber sur sa main hâlée, brisée par les labeurs de la mer.

La jeune fille, elle, poursuivait sa route, sans retourner la tête.

***

Le lendemain, un dimanche, le redoutable vent d’est, accompagné de pluie, faisait rage. La terre argileuse du chemin, se détrempait en une peinture brique.

Le ciel était d’un gris lamentable.

Dans les sinuosités de la falaise, goélands et mouettes faisaient entendre leurs cris rauques et saccadés.

La sirène du phare retentissait à travers le brouillard de la mer rageuse.

Agenouillés dans l’église, les fidèle priaient.

Un homme, soudain, franchit en courant l’enceinte sacrée.

Sa voix couvre celle des chantres et du petit orgue.

— Les « marins » sont cassés !… les barges s’en vont à la dérive !…

En un clin d’œil, les pêcheurs, vieillards, hommes dans la force de l’âge, jeunes gens, voire même des enfants, sortent du temple avec précipitation.

Il y a quelque chose de sinistre dans cette nouvelle.

C’est tout comme si l’on eût crié. « Le feu est à vos maisons ! »

Leurs barques, en effet, avec leurs gréements, les rets, les seines, les filets, les voiles, c’est toute leur fortune.

Et les voilà qu’ils courent dans la tempête.

Arriveront-ils à temps pour rattraper leurs barques et les mettre à l’abri du vent, à l’ouest du barachois. ?

Les éclairs déchirent en zigzags les nues noires. Menaçantes comme des fauves, les vagues se ruent en montagnes écumantes contre la falaise, où elles se brisent avec un sonore fracas.

Débarrassées de leurs ancres, les embarcations sont emportées au large par le déchaînement de la tempête.

Les femmes, à l’église, supplient l’Étoile de la Mer et le Dieu qui commande aux flots, d’avoir pitié de leurs hommes et de leurs gars.

Pas une, cependant, ne prie avec autant d’ardeur que Françoise qui, à genoux aux pieds de la Vierge blonde comme elle, laisse tomber sur les grains de pierre bleue de son chapelet des larmes d’amour et d’effroi.

Les pêcheurs, maintenant, sont arrivés sur la grève, balayée jusqu’à la côte du Portage par des houles d’un vert sinistre et magnifique.

Alors, ces héros obscurs de la mer, ces vaillants qui bravent les fureurs de la gueuse pour gagner le pain de tous les jours, s’efforcent de mettre à l’eau leurs flats, afin d’atteindre leurs barques.

Vingt fois ils s’élancent, vingt fois la mer les rejette violemment sur la grève rocailleuse.

Les uns après les autres parviennent enfin à lancer leurs embarcations à la mer.

Chaque vague menace de les engloutir.

Les voici à bord de leurs barques, dont ils hissent les voiles.

Ils mettent la barre sur le phare.

Le parchenier, compagnon de pêche d’Abel, était retenu à la maison par la maladie.

Resté seul sur le banc, le frère de Jacques réussit, après des efforts surhumains, à mettre son flat à la mer.

Tantôt il apparaît sur la crête blanche des vagues en démence, tantôt il disparaît dans des gouffres béants…

C’est à ce moment que les femmes, la messe finie, arrivent sur la grève, haletantes et anxieuses.

Elles voient Abel tendre la voilure en luttant contre le vent qui s’y engouffre.

La barque s’élance avec une rapidité qui fait peur…

Elle court sur la cime des flots.

On dirait un fantôme qui fuit dans le brouillard…

Deux cents poitrines, soudain, laissent échapper un cri d’horreur…

Les mâtereaux se sont cassés sous la violence de la tempête, les voiles se sont déchirées, et la vague puissante a fait chavirer la coque démâtée.

Abel, les cheveux au vent, les traits transfigurés par une pensée supérieure à celle de la mort, lève les deux bras au ciel, et disparaît dans l’abîme et l’éternité…

Il avait vu passer, sans doute, devant ses yeux, deux femmes plus chères que la vie : l’une à qui il avait sacrifié l’autre, l’épouse espérée à la mère défunte.

Le lendemain soir, à basse mer, à l’heure où les dernières notes de l’angélus s’égrenaient dans le beau ciel de Dieu, teinté d’orange et de pourpre, les pêcheurs, descendant sur la grève, aperçurent de loin une femme à genoux, enveloppée dans un rayonnement de lumière d’or.

Rendus près d’elle, ils reconnurent Françoise, tenant dans ses bras le cadavre d’Abel Horth.

De ses cheveux blonds déroulés sur ses épaules, elle essuyait les caillots de sang sur la figure tuméfiée du pêcheur.

Quand elle vit les hommes, Françoise se mit à rire aux éclats.

Elle était folle.