Contes de chez Nous/05

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NOÉ BRUNEL ET NARCISSE BIGUÉ



Le soir tombait mollement, délicieusement, sur le pimpant village de Champlain.

Dans l’enveloppant calme de cette fin de jour de juin la main exercée du sonneur égrenait dans le ciel bleu serein les notes saintes de l’hymne vespéral, en même temps que de l’autre côté du fleuve, on entendait en sourdine la mélodie lointaine qui s’envolait du clocher de Gentilly. Une brise, si légère qu’elle n’était que le souffle embaumé de la nature fleurie, courbait langoureusement en houles d’or les longs épis, qui devaient bientôt tomber sous l’acier poli et tranchant. Au sein de la parfaite quiétude du Saint-Laurent — un géant au repos — deux pêcheurs, qui devaient aller le lendemain à l’aurore porter le produit de leur journée à Trois-Rivières, rentraient en accompagnant de chansons joyeuses la cadence de leurs rames sur l’eau.

À un quart de mille de l’église, autour de laquelle sont groupées, dominant le fleuve, les jolies habitations en brique ou en bois du village de Champlain, deux vieillards jouaient aux dames sur la vérandah d’une maison en cailloutage dont les murs grisâtres et raboteux disparaissaient à demi sous l’envahissement de plantes grimpantes. Penchés au-dessus des joueurs au dos courbé, cinq ou six villageois, silencieux, attentifs, suivaient le mouvement des pièces avec un intérêt aussi marqué que l’on témoigne parfois pour les parties jouées par des diplomates sur le grand damier de l’univers.

Ces deux hommes étaient Narcisse Bigué et Noé Brunel, les joueurs de dames les plus acharnés qui aient jamais existé sous le soleil.

Pleuvait-il, l’un et l’autre ne trouvaient rien de mieux, pour tuer le temps, que de faire la partie, comme ils disaient. Quand il faisait beau dans la saison d’été, rien ne pouvait les empêcher, au sortir du souper, de mesurer leurs forces aux deux bouts d’un damier. Et l’hiver donc, comment auraient-ils passé les longues soirées autrement qu’à jouer aux dames tout en se chauffant près du poêle à deux ponts dans lequel les énormes bûches d’épinette et de merisier brûlaient en pétillant gaiement ?

Et cette vieille amitié et cette vieille rivalité remontaient si haut que, lorsque tous les deux s’étaient pour la première fois assis l’un en face de l’autre, Louise Bigué et Philippe Brunel n’étaient pas encore nés.

***

Voulez-vous savoir quel homme était Narcisse Bigué ? Représentez-vous un être énorme, haut, large d’épaules, la poitrine portée en avant comme une grosse caisse, la tête volumineuse solidement assise sur le tronc presque sans transition, le cou étant très court et bouffi. Fait extraordinaire dans nos campagnes, et surtout pour un homme comme Narcisse Bigué, il ne portait pas de barbe. Tous les matins, il se rasait avec la même minutie qu’un galant qui va faire sa cour. Ses cheveux tout blancs étaient relevés en une houppe à la Papineau, parce qu’il avait toujours eu pour le grand homme une admiration sans bornes. C’est peut-être pour cette raison qu’il ne portait pas de barbe. Il avait de petits yeux gris bridés pleins de malice, un nez que n’eussent pas renié les Bourbons et une bouche large et mince. Sa voix semblait monter des cavités d’un tuyau d’orgue. L’été, il était invariablement vêtu de toile écrue et d’un large chapeau de paille en tuque. L’hiver, il ne portait pas autre chose que de l’étoffe du pays. Avec un tabac qu’il cultivait lui-même, il culottait quatre pipes par mois.

Peu communicatif il aimait cependant voir les autres s’amuser, et il n’écoutait pas sans plaisir les discussions auxquelles il lui arrivait d’assister. C’était l’homme le plus entêté que l’on connût, défaut que lui-même croyait être de la volonté et de l’énergie. Quand il avait dit oui, c’était oui, mais quand il avait dit, non, il eût préféré perdre la moitié de ses biens plutôt que de revenir sur sa décision. Au fond c’était un excellent homme, charitable à ne pas faire de distinction entre un véritable gueux du bon Dieu et un vagabond des grandes routes, et qui payait deux dîmes pour une. Bien qu’il tutoyât tout le monde, personne ne s’en offensait. Il lui était arrivé même de ne pas voussoyer M. le curé. Alors Narcisse Bigué avait dit pour excuse :

« Sauf vot’ respect, Monsieur le curé, faut pas m’en vouloir, c’est affaire d’accoutumance ».

Depuis deux ans, Bigué était maire du village et président du conseil de la fabrique. On le donnait pour l’un des cultivateurs les plus à l’aise du comté. Ses terres, converties en orge et en foin, couvraient une superficie de cent quarante arpents.

Des amis avaient voulu le pousser à la députation, mais comme il avait lu les fables de LaFontaine, il s’était rappelé celle de la grenouille qui creva pour avoir voulu se faire plus grosse que le bœuf. Et il était resté chez lui.

Noé Brunel, le voisin et le compagnon inséparable de Narcisse Bigué, était tout l’opposé de ce dernier, peut-être pour ne pas faire mentir les proverbes — qui mentent si souvent — que les extrêmes se touchent. Petit, grêle, barbu jusqu’au pommettes des joues, le visage en lame de couteau de poche, il était, quand il s’adressait à son ami, forcé de lever le nez, ce qui le fatiguait. Timide à l’excès, le son même de sa voix flûtée paraissait lui faire peur, et il n’avait pas plutôt prononcé quelques paroles qu’il se taisait comme s’il eût voulu rattraper celles qu’il avait laissées s’échapper par mégarde. Avec cela qu’il était d’une bonté que ses amis appelaient de la bonasserie. La vue d’un chat ou d’un chien qui se font écraser une patte lui mouillait les yeux. Peut-être ceci dépendait-il de sa timidité, Noé Brunel était d’une susceptibilité désespérante.

Comment deux hommes, dont l’un était aussi entêté que Narcisse Bigué, et l’autre aussi susceptible que Noé Brunel, eussent pu si bien s’entendre à jouer aux dames tous les soirs pendant plus de vingt ans, voilà ce qu’on ne pouvait s’expliquer. Aussi certaines mauvaises langues du village, qui se donnent pour mission de toujours vouloir prophétiser en mal, disaient-elles : « Ça ne peut pas durer : faudra que ça casse un jour ou l’autre. »

***

Ce soir-là donc, Bigué était de mauvaise humeur. Dans l’après-midi il y avait eu une assemblée de marguilliers qui s’étaient divisés en deux factions, l’une optant pour faire repeinturer le toit de l’église ; l’autre, au contraire, déclarant catégoriquement qu’il fallait attendre à une autre année avant d’entreprendre cette dépense. Bigué, qui appartenait au parti de l’économie, trouvait que les rénovateurs l’avaient traité un peu cavalièrement. De là son mécontentement. Pour comble de malheur, son compère, l’infortuné Brunel, avait eu la maladresse de passer sous le drapeau des rénovateurs, pour la bonne raison que son fils Philippe, qui était peintre en bâtiments et bien vu des marguilliers, espérait avoir cette entreprise. On avait demandé le vote, et le parti de Bigué avait été défait par une voix ; la voix de Brunel, se dit en lui-même le président. Trop fier pour lui en faire des reproches, il ne dit mot, mais ce soir-là, quand ils se furent assis sur la vérandah pour leur partie de dames, Bigué fit remarquer à son ami qu’il était bien lent à jouer. Les choses allaient de mal en pis. Bigué venait d’être victime d’une lunette. Il fronça ses épais sourcils, serra les poings et grommela :

— Joue donc, Brunel, ç’a pas d’bon sens jouer avec toé, y a pu d’imitte. À la fin des fins on perd patience et on fait des bêtises.

Alors Brunel leva timidement les yeux et de sa petite voix flûtée observa :

— Ah ben ! tu trouves que je joue lentement. Y me semble que tu prends ben assez ton temps. T’es plus lent qu’une tortue.

— C’est bon, c’est bon, joue ou je lâche tout là.

— Bougre ! donne-moé le temps de souffler. Tiens, mange !

Le marguillier enleva la dame avec hésitation, comme un homme qui craint de mettre le pied dans un piège.

— C’est pas tout, continua Brunel à mi-voix, comme effrayé lui-même de ce qui allait arriver. Mange encore. Tiens, une, deusse, trois, quatre.

— Perds-tu la boule, Brunel, de me donner à manger pour rien ?

— Mange encore, reprit le petit vieux en baissant le nez sur le damier.

Bigué mangea.

— Et à c’t’heure dans la pinoso ! dit tout bas Brunel en relevant timidement la tête.

— Tornon ! hurla le colosse donnant sur le damier un violant coup de poing qui confondit toutes les lignes d’attaque et de défense.

— Eh ben dame ! pourquoi te fâcher ? objecta Brunel de sa voix grêle et sans lever les yeux, est-ce que tu m’y as pas déjà fourré toé itout dans l’pinoso ?

Bigué, debout, le front plissé, les sourcils arqués, la face rouge, gesticulant, tonna :

— J’te dis, Brunel, qu’y a queque chose d’pas correct dans c’t’affaire-là. Penses-tu qu’on met un vieux joueur comme moé dans l’pinoso ? Un peu plus j’te dirais qu’t’as triché.

Ce dernier se leva en proie à une émotion qu’il ne chercha pas à dissimuler.

— Ah ben, par exemple, bégaya-t-il, viens pas m’dire que j’ai triché ! Tu sais, Bigué, il y a plus qu’vingt ans qu’on fait la partie ensemble. On s’est ben dit des p’tits mots qu’autant en emportait le vent, mais jamais ça, non jamais ça !

Bonsoir, ajouta-t-il, en essuyant une larme du revers de sa main poilue, j’m’en vas !

Les villageois, qui assistaient à cette scène muets d’étonnement, et n’osaient intervenir, croyaient que leur maire allait retenir son vieux compagnon d’armes et l’empêcher de partir.

Mais Bigué répondit avec colère :

— V’là qu’tu fais des façons à présent comme une femme. Sur quelle herbe que t’as pilé ? J’ai tu pas le droit de dire ce qui me plaît. Si t’es pas content, mon vieux, tu sais ce que t’as à faire !

Celui-ci mettait ses lunettes dans son étui. Il s’arrêta court.

— Est-ce que par hasard tu voudrais ?… Il n’osa achever, alarmé de dire tout haut ce qu’il pensait tout bas.

— J’veux ce que j’veux. Ça fait ben des fois que j’te passe tes caprices, j’en ai assez. Encore une fois, Brunel, si t’es pas content, si mon verbe te va pas, eh ben ! t’as qu’à rester chez vous !

Et tournant le dos à son ami de vingt ans, le maire, le marguillier et le joueur de dames rentra à la maison en faisant claquer la porte par-dessus lui.

Bigué, le lendemain, fut d’une humeur massacrante. C’est à peine s’il répondit par monosyllabes aux paroles que lui adressa sa fille, — il était veuf depuis cinq ans. Il se promena de long en large dans sa maison, se parlant parfois à lui-même, lui qui ce jour-là ne parlait même pas à sa fille. Espérant rencontrer Brunel, se promettant bien de ne pas lui adresser la parole le premier s’il le rencontrait, mais souhaitant que son voisin l’abordât, il sortit. Il revint bredouille. La journée lui sembla désespérément longue. Viendrait-il, ne viendrait il pas ? Et s’il ne venait pas ! À cette pensée une grande douleur l’envahit. D’abord, à cause de leur vieille amitié qui remontait si loin, et puis à cause de sa partie de dames qu’il ne pourrait faire ce soir-là. Et quand le soleil fut tout à fait descendu à l’horizon, quand les lampes à pétrole eussent été allumées dans les maisons, quand la lune se fut levée et que les moissons d’or fauve eussent, sous ses reflets, ressemblé à de belles nappes d’argent ou à des lacs de cristal, il perdit tout espoir.

Dix fois il fut sur le point de mettre son large chapeau de paille et d’aller frapper chez son voisin pour le prier d’excuser sa malencontreuse boutade de la veille et reprendre la partie si inopinément interrompue ; dix fois son orgueil de paysan têtu l’en empêcha.

Et cette nuit-là, quand il coucha sa grosse tête couverte d’une tuque de laine rouge sur la taie d’oreiller de coton jaune encore pleine de la fraîcheur parfumée de l’herbe où elle avait séché, il bougonna en crispant ses énormes poings :

— Ah oué, c’est comme ça Brunel, tu veux que j’aille me jeter à tes genoux ? Eh ben, vas-y voir mon fiston ! Mais je t’en donne ma parole de Bigué, y s’fauchera ben des blés avant que ton gars convole avec ma Louise !

***

Louise Bigué était, sans contredit, la plus jolie fille de Champlain, bien que, généralement, on la trouvât un peu maigrichonne et qu’elle eût les dents irrégulières. Mais toute sa petite personne était si bien proportionnée, ses yeux de mésange étaient si enjôleurs, sa bouche si mignonne, son nez droit et court si régulier, son oreille si fine et si bien dessinée ! Avec cela qu’elle était pieuse comme une nonne du bon Dieu, et travaillante comme une ménagère qui n’a que ses dix doigts pour fournir la miche à sa nichée. Son père en était fou, et souvent, quand il l’embrassait, il la soulevait de terre comme une plume pour porter à la hauteur de ses lèvres larges et minces cette bouche si petite et si rose.

Philippe Brunel, le gars de Noé, était un timide comme son père. C’était le seul survivant, avec un frère aîné, de cinq enfants, deux garçons et trois filles. Il avait la blondeur des blés avec des yeux verts pailletés de jaune. Quand, le dimanche, il se rendait jusqu’à Batiscan ou à Sainte-Anne de la Pérade dans le bogie de son père, les jeunes filles se retournaient pour admirer ce beau garçon, vêtu d’un complet de serge noire avec un chapeau mou gris perle. Elles trouvaient que le fils à monsieur Brunel ferait un parti fort sortable, d’autant que son métier payait bien et qu’il aurait une certaine part du bien paternel. Malheureusement pour elles, on disait tout bas qu’il était le promis de Louise Bigué.

Philippe était de deux ans plus âgé que Louise. Depuis quand s’aimaient-ils ? Ils ne le savaient pas trop eux-mêmes. Peut-être s’étaient-ils toujours aimés : depuis ces jours où ils foulaient les mêmes meules de foin de leurs pieds d’enfants ; où ils cassaient ensemble les branches ployant sous le poids des prunes, des pommes et des cerises ; où ils s’asseyaient sur le même banc à l’école du village. Mais cet amour, qui avait germé en eux comme une belle fleur dont on n’aperçoit pas encore le fruit savoureux s’était révélé l’an dernier à Noël. Ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, Philippe, pendant le réveillon, avait suivi Louise jusque dans la grande cuisine. Là, profitant d’un moment où ils étaient seuls, il lui avait escamoté un baiser sur la nuque duvetée. Allant d’audace en audace il avait continué :

— Dis donc, Louise, y paraît que monsieur le curé aime pas les amours qui traînent trop longtemps. Si ça te fait pas de différence, ça sera pour les foins, après qu’on aura engrangé la dernière veillotte ? »

Et Louise avait promis.

***

Il y avait cinq mois maintenant que les parties de dames avaient été interrompues ainsi que les bonnes soirées de Philippe et de Louise. Les foins avaient été coupés, la dernière veillotte tout enrubannée avait été engrangée, mais Louise était encore fille et Philippe, garçon.

De gai et expansif ce dernier était devenu sombre et taciturne. On ne le voyait plus à aucune fête du village. Deux fois, Noé Brunel, que la mine affligée de son pauvre garçon mettait tout sens dessus dessous, avait arrêté son voisin sur le perron de l’église, après la grand’messe. Il l’avait supplié de faire la paix, de reprendre les parties d’autrefois, et de bâcler, comme il disait, le mariage de Louise et de son gars qui se rongeait les sangs et dépérissait à vue d’œil. Le bonhomme n’avait rien voulu entendre. Monsieur le curé lui-même, brave homme s’il en fût jamais, peiné de cette division entre ses deux meilleurs paroissiens, avait tenté d’arranger les choses. Mais l’entêté paysan s’était montré sourd à tous les arguments de la pacifique et pressante intervention de son curé. À chaque bonne parole, à chaque effort de persuasion de ce dernier il répondait dans ce sens :

— M’sieu le curé, j’ai une ben grande estime pour vous, j’veux pas de mal à Brunel, mais c’est lui qui se l’est attiré. S’il était revenu jouer aux dames, le lendemain de l’affaire, rien de tout ça serait arrivé. On aurait continué comme par-devant. Il a voulu bouder, eh ben ! qu’il boude pour de bon à c’t’heure ! J’sus pas de ceux qu’on fait tourner comme une aile de moulin à vent. Quand j’dis oué, c’est oué, et quand j’dis non, c’est non. Demandez-moé n’importe quoé, M’sieu le curé, mais pas ça, mais pas ça, non pas ça !

***

On était arrivé à la mi-décembre. De tous côtés on se préparait aux fêtes de Noël et du nouvel an. Les actives ménagères, les manches retroussées au-dessus du coude, enfonçaient dans la pâte souple leurs bras blancs de farine afin de faire une provision de ces bons beignes dorés saupoudrés de sucre et de ces énormes pains de Savoie glacés qu’elles conserveront dans des coffres et des boîtes de ferblanc jusqu’aux fêtes. Les jeunes filles, alertes, joyeuses, époussetaient, balayaient, frottaient, astiquaient. Partout la gaieté, partout l’expectative de grandes réjouissances.

Et cependant, dans la demeure de Narcisse Bigué, immense comme un désert depuis six mois, le chagrin s’était installé en maître. Louise, depuis quelques semaines, était tombée dans un état de langueur, un abattement dont son père ne pouvait la tirer. La pauvre enfant, elle s’éteignait comme une lampe qui manque d’huile. Un soir, elle dut prendre le lit. Bigué fut alarmé. Il courut chez le médecin.

Ce dernier, après avoir ausculté la malade, garda d’abord le silence, puis, regardant le père dans les yeux, il lui dit avec une brutale franchise et amitié :

— Bigué, je ne puis rien pour ta fille. Elle souffre d’un mal que je ne puis soulager. Laisse-moi te dire une chose : si tu attends trop, tu n’auras plus d’enfant. Prends garde ! Rappelle-toi que toi aussi tu as été jeune, et que Louise est atteinte à la partie vitale de son être.

Le vieillard ne répondit pas. Il reconduisit le médecin jusqu’à la porte où il lui souhaita le bonsoir.

***

Dans la nuit sans lune la neige tombait perpendiculairement en gros flocons ouateux. Les arbres aux bras dénudés et les maisons aux dimensions confuses formaient sur cette blancheur fraîche de gigantesques taches noires en dessins capricieux et fantasques. Par-ci par-là, une porte qui s’ouvrait trouait lumineusement cette noirceur enneigée, et un, deux, trois piétons, toute une famille, allaient à la file ou par groupes, lançant des bouts de phrases, par saccades, à cause de la difficulté que l’on avait à avancer tant la neige était épaisse. Parfois un éclat de rire délicieux et pur comme un regard d’enfant trillait dans les ténèbres. De temps à autre le son grave et lent de gros grelots ou la sonnerie claire et rapide de petites clochettes s’arrêtaient avec un frisson devant l’église aux vitraux illuminés. Des fidèles alors, emmitouflés, encapuchonnés, le cou engoncé dans des capotes et des manteaux d’étoffe ou de fourrure, roulaient presque en dehors des traîneaux tout blancs, semblables à ces bonshommes de neige que les enfants façonnent dans les champs.

En notes joyeuses, légères, religieuses, enthousiastes, les cloches sonnaient, laissant chanter mystérieusement en cette nuit incomparable leurs belles âmes célestes.

Cependant une porte restait close. C’était celle de la maison en cailloutage, dont les murs n’étaient plus tapissés que de branches dénudées et entremêlées lamentablement. Dans sa chambrette, Louise s’étiolait comme la fleur qui aspire après une pluie bienfaisante pour relever vers le ciel sa tête qui retombe avec tristesse sur sa tige. La jeune fille ne dormait pas. Elle écoutait la musique charmeresse des cloches qui carillonnaient si béatement en cette nuit de Noël, mais qui tintaient dans son pauvre cœur endolori comme un funèbre glas. Des larmes roulaient le long de ses joues émaciées qui avaient pris la teinte de vieille cire. La pauvrette, elle songeait qu’il y avait un an à cette heure solennelle, elle aussi se rendait à la messe de minuit aux bras de Philippe, et qu’au réveillon donné par son père elle avait promis au jeune homme que dès les foins finis elle serait sa femme.

Narcisse Bigué, lui, la tête penchée, les mains derrière le dos qui s’était voûté depuis six mois, marchait à pas pesants dans le corridor donnant sur la chambre de sa fille. De temps à autre il jetait un coup d’œil inquiet par la porte entre-baillée. Le silence lourd, accablant de la maison n’était interrompu que par le tic-tac cadencé de la grande horloge séculaire qui montait de la salle à manger.

— Papa, appela une voix faible et traînante dont le timbre douloureux et caressant attirait la sympathie et les larmes.

— Oué, ma p’tite, répondit Narcisse Bigué en accourant dans la chambre dont le plancher craqua.

— Est-ce que toi aussi tu ne vas pas à la messe de minuit ? demanda Louise avec un sourire navré.

— Ah ben, par exemple ! Louise, crés-tu que j’m’en vas te laisser icitte toute fine seule ?

— Mais, ma tante Josephte ?

— Oué, tu peux en parler de ta tante Josephte qu’est sourde comme un pot, et qui prend une demi-heure à grimper l’escalier !

— Non, papa, sois sans crainte. Et, d’ailleurs, je veux moi, que tu t’y rendes à la messe de minuit. Dis que tu vas y aller et prier pour ta Louise. Je ne sais pas, mais il me semble que cela me portera bonheur.

Tiens, papa, ajouta-t-elle, avec câlinerie, approche-toi de moi… Plus près encore. Comme ça, bien. Laisse-moi t’embrasser.

Et la malade, passant ses bras amaigris autour du cou du vieillard, le baisa au front. Sans laisser aller le père attendri, elle l’attira tout près d’elle, et lui souffla à l’oreille comme si elle eût craint le son des paroles qu’elle allait prononcer :

— Ah ! papa, si tu voulais, je serais si heureuse ! si heureuse ! répéta-t-elle avec mélancolie.

Le vieux ne répondit pas. Seulement, il se détourna très vite, car un pleur venait de mouiller sa joue ridée.

***

Quand Narcisse Bigué arriva à l’église, la messe commençait. Tous les fidèles étaient rendus. Il traversa la nef et alla s’agenouiller dans le premier banc, voisin de celui de Noé Brunel. Le maître-autel était éblouissant avec sa nappe dentelée d’une blancheur éclatante, sa profusion de beaux cierges ouvragés, ses fleurs artificielles aux couleurs chatoyantes et ses plantes naturelles prêtées par les villageois, ses lampes bleues, rouges, roses, aux clinquants prismés qui brillaient comme des diamants. Dans la porte entr’ouverte de la sacristie, des petits servants de messe, en surplis de dentelle, activaient le feu des encensoirs. La somptueuse et lourde chasuble d’or de l’officiant, merveille sortie des doigts habiles et religieux de quelque nonne dans l’obscurité laborieuse du cloître, étincelait sous la multiplicité des lumières. Maintenant, au-dessus du village recueilli et agenouillé, un chant grandiose, un hymne du cœur juste et bon, s’élevait mêlé à ces accords de l’orgue qui empoignent l’âme :

« Minuit, chrétiens, c’est l’heure solennelle,
Où l’Homme-Dieu descendit jusqu’à nous. »

Le père de Louise, le front dans les mains, était affaissé, comme écrasé sous un poids dont il ne pouvait analyser la nature.

Non, à la fin, c’en était trop ! Il ne pouvait plus supporter cette douleur. Pourquoi sa fille, sa petite Louise n’était-elle pas avec lui ? Qu’il était grand, sans elle, ce banc d’église ! Et elle qui se mourait à cause de lui ! Comment un sot orgueil et un criminel entêtement l’avaient-ils amené jusque-là ! Et si vraiment elle allait mourir, s’il allait ne plus la revoir ! Mais alors il serait… Non, non, il ne pouvait poursuivre cette idée. Elle, sa fille, la seule enfant qui lui restait, mourir ! non, il n’avait pas cru que cela se pût. Il s’était imaginé qu’elle n’était malade que de trop aimer. Son entêtement l’avait aveuglé. Cette nuit, le bandeau lui tombait des yeux.

 Gloria in excelsis Deo : Et in terra pax hominibus
bonae voluntatis !


chantait durant ce temps-là une voix mâle.

Alors cette colère sourde, cette mauvaise rancœur, cette douleur cuisante, qui l’avaient travaillé des mois durant, s’effondrèrent, et une grande pitié de lui-même, suivie du remords d’avoir mis en péril la vie de son enfant, descendit en son âme lacérée.

Des larmes qu’il ne chercha pas à voiler coulèrent abondamment.

***

Brunel, qui avait invité quelques familles amies à son réveillon de Noël, venait de s’asseoir au bout de la grande table ovale en noyer noir, quand, dans le tambour, il entendit le chien aboyer furieusement. Quelqu’un était entré en frappant des pieds avec force comme pour en secouer la neige. De la salle à manger presque aussi vaste qu’un réfectoire de monastère s’échappaient un fumet de viandes chaudes et de francs éclats de rire.

Tout à coup, on n’entendit plus rien. Masquant l’entrée de la salle de sa massive charpente enneigée, Narcisse Bigué apparut en capote d’étoffe du pays, le cou entouré d’un cache-nez, et le torse solide dans une large ceinture « fléchée ».

Et avant même d’enlever son bonnet de fourrure de castor, il cria d’une voix rude et émue :

— Philippe, mon garçon, tu veux ma Louise, eh ben ! viens la chercher ! Quant à toi, Brunel, si tu veux ben m’faire une place, nous allons expédier c’te réveillon-là, à cause que j’te dois une revanche.

Alors, au sein d’un tapage assourdissant, on leva les verres à la santé du prochain mariage de Philippe Brunel avec la fille de M. le maire.