Contes de chez Nous/06

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L’AUTO DE LA FAMILLE ROBICHON



Connaissez-vous Mlle Prudence Robichon, fille de M. Balthazar Robichon, parfumeur et perruquier ? Non. Alors, permettez-moi de vous la présenter.

Assez grande, ni trop grosse, ni trop petite, les traits assez réguliers, la peau assez blanche, elle eût été assez jolie, sans les yeux verdâtres qu’elle avait à fleur de tête. Si les cordonniers sont les plus mal chaussés, cette fille de perruquier était la personne la plus mal coiffée au monde. On eût dit que sa toque de cheveux postiches qui s’enroulaient à triple étage ne voulait pas tenir en place. Tantôt, elle se penchait en avant d’un air frondeur ; tantôt elle était rejetée en arrière avec crânerie. Parfois, on l’apercevait sur un côté ou l’autre de la tête, prêtant à Mlle Robichon un semblant de cantinière en ribote.

Diplômée depuis un an, jamais on ne vit de jeune fille sortir du couvent avec autant de médailles. Il faut très souvent se défier des jeunes filles trop décorées.

D’abord, la malheureuse avait un défaut capital : comme elle connaissait son orthographe et était atteinte de romanesque, elle faisait des chroniques pour les journaux. De là à se croire un Georges Sand il n’y avait qu’un pas. Ce pas, elle l’avait franchi.

Prétentieuse, fantasque, autoritaire, parlant à tort et à travers et plus souvent que son tour, ce n’étaient certes pas des qualités destinées à la rendre sympathique.

Cependant, ô insondabilité du cœur humain, un jeune homme, et charmant, s’était laissé prendre à ces défauts.

Dire que Charles Miron, trente ans, joli garçon blond, courtier heureux en affaires, n’avait d’yeux que pour Mlle Prudence, ce serait peut-être exagérer les choses. Mais, en attendant mieux, il l’aimait comme un frère, bien que ce ne soit pas toujours une preuve irréfutable d’affection.

***

La famille Robichon se mettait à table pour le repas du soir quand Prudence, avec un claquement de porte, fit irruption dans la salle à manger.

— Papa, s’écria-t-elle, les cils humides, c’est une pitié que de laisser paraître ta fille dans la rue avec cette guenille de chapeau. Depuis le printemps que j’ai la même coiffure, et nous sommes au mois de juillet. Mes amies me montrent du doigt.

M. Robichon déplia lentement sa serviette qu’il se noua autour du cou.

— Ma fille, répondit-il après un silence, n’est-ce pas toi qui insiste tant que j’achète une automobile ? La condition, ne l’as-tu pas acceptée volontiers : économie sur toute la ligne. Il nous faut couper dans les dépenses. Deux chapeaux, c’est du luxe. En ai-je deux, moi ?

Prudence se tut. Mais, au lieu de prendre place à table, elle monta à sa chambre.

À ce moment, Pancrace, l’aîné, remisait sa bicyclette.

Il entra dans la maison en s’épongeant le front.

J’ai les dents longues, dit-il, comme il s’asseyait. Dix milles de bécane dans les jambes ça vous creuse le ventre.

— Passe-moi ton assiette, dit Mme Robichon, plantureuse matrone de 250 livres au nez retroussé et les yeux jaunâtres cerclés d’une paire de lunettes.

Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le jeune homme.

Ça, reprit Mme Robichon, c’est le reste du mouton d’hier soir ; ça, c’est de la fricassée.

— C’est tout ?

— C’est tout.

— On n’est pas à un banquet, remarqua Pancrace en grimaçant.

— L’automobile, observa le père en passant sa serviette sur son crâne dénudé et ses favoris grisonnants.

— On finira par mourir de faim avec cette histoire d’automobile, répliqua Pancrace, de mauvaise humeur. On n’entend plus parler que d’auto dans la maison. Ça devient une obsession. Jusqu’à Marie qui nous casse les oreilles à ce sujet.

Mme Robichon l’interrompit :

— Mon cher Pancrace, Marie ne fera pas d’auto.

— Je vous crois, maman, si les domestiques se mettent à faire du 60, autant dire la fin des temps.

— Ton père l’a congédiée.

— Ah ! Elle a de nouveau désaltéré le policeman du coin avec le porter de M. Robichon.

— L’automobile, intervint le chef de la famille. Il faut épargner, et une servante c’est autant de pris sur l’auto.

La sonnette électrique se fit entendre.

C’était l’heure du courrier.

Prudence descendit l’escalier quatre à quatre.

C’était bien le facteur. Il remit une lettre à l’adresse de Mme Robichon.

Tous les yeux étaient rivés sur l’imposante moitié du parfumeur et perruquier tandis qu’elle déchirait l’enveloppe d’une main fébrile.

Les Lafleur invitaient les Robichon à une partie de campagne.

Tous de battre des mains.

— Nous y allons, chéri, supplia Mme Robichon, entourant de ses bras de lutteur le cou de son seigneur et maître.

Cette caresse laissa le mari impassible.

Et du ton du juge qui rend sa sentence :

— Nous n’acceptons pas, déclara-t-il.

— Pourquoi donc ? s’enquit Mme Robichon.

— L’automobile, dit le maître.

Il ajouta :

Tout déplacement entraîne des dépenses, surtout quand on est invité. Économie, économie, ne l’oubliez pas, mes amis.

À ces mots, on se leva de table en bougonnant.

La petite Robichon et le petit Robichon, qui n’avaient encore rien dit, éclatèrent en sanglots…

***

Enfin, enfin, la famille Robichon possédait une automobile.

C’est-à-dire qu’elle la possédait sans en être propriétaire. Elle en avait la jouissance.

Le perruquier, en effet, malgré ses économies ; avait dû, comme beaucoup d’autres, du reste, se contenter de verser une certaine somme comptant, la balance devant être acquittée par paiements, mensuels.

Je n’irai pas jusqu’à prétendre qu’on avait fait l’acquisition d’un double-phaéton avec dais et glaces, ou d’une berline de voyage ou d’un landaulet de première marque. Qu’importe, c’était un cab quelconque, une automobile, enfin, une voiture qui marchait à l’aide de moteur à pétrole, empestant les passants, renversant les piétons et faisant jurer les cochers.

Qui possède une automobile doit faire honneur à sa position. Aussi Mme et Mlle Robichon avaient-elles obtenu que la famille ferait une villégiature de deux à trois semaines à l’Assomption. Avec l’automobile le père pourrait se rendre à Montréal tous les matins et en revenir chaque soir. Somme toute, en calculant bien, les dépenses ne seraient pas ou presque pas augmentées. Bref, M. Robichon s’était laissé gagner.

Le chauffeur que l’agence d’automobiles avait prêté au perruquier avait déclaré à celui-ci qu’il n’avait plus rien à lui apprendre, et, le seizième jour du mois d’août de l’an du Seigneur mil neuf cent dix, M. Robichon avait pris la direction du volant.

***

Les Robichon n’avaient pas séjourné huit jours à l’Assomption qu’on les avait déjà pris en grippe. Le père s’était chargé, lui, d’écraser les volailles et les chiens qui commettaient l’imprudence de s’aventurer sur le chemin du roi. La fille faisait la nique aux braves gens peu satisfaits des procédés de ces citadins sans vergogne.

Tant va la cruche à l’eau qu’elle s’y casse. L’heure des représailles allait bientôt sonner.

C’était un samedi. M. Robichon avait ramené, dans son automobile, le presque fiancé de Prudence. Le jeune homme devait passer la journée du dimanche avec la famille.

Naturellement, après souper, la récréation était tout indiquée : un tour d’automobile.

Le soleil se couchait beau. Étroite, sillonnée de billes qui descendaient le courant, la rivière de l’Assomption promenait en méandre ses eaux calmes.

De ce côté-ci, des kiosques tachaient de blanc la pente verte et abrupte. Des chaloupes étaient attachées à des piquets. D’un mouvement régulier et monotone, le passeur faisait avancer son bac dans lequel un cheval, la tête basse, las du labeur d’une longue journée, était attelé à une charretée de foin.

Sur le sable du rivage un chaton faisait, en gambadant, la chasse à une couple d’alouettes.

De l’autre côté, là-bas, dans un bouquet d’arbustes, l’œil découvrait une maisonnette au toit noir, presque enfouie sous l’envahissement de plantes grimpantes. Ça et là, les dernières charges allaient, cahin-caha, vers le fenil, à travers l’émeraude des prairies et l’or des foins coupés.

Plus près, quasi caché par une grange, un coin de toiture d’un rouge ardent. À droite, le long d’une haie, une longue file de peupliers droits comme des militaires en un jour de revue, leur ombre se prolongeant sur les prés clairs, à cause du soleil qui semble tout embraser avant de disparaître. Dominant la rivière, une vaste luzerne. Au centre, un chêne sous lequel est groupé un troupeau de vaches qui broutent avec paresse en agitant les cloches suspendues à leur cou.

Et cette enveloppante quiétude de la tombée du soir n’est troublée que par des pépiements espacés d’oiseaux, des hue ! et des dia ! qui éclatent dans les champs ou encore quelque voix hélant le passeur.

***

— Allons, ouste ! montons, commanda M. Robichon à sa famille, tandis que les badauds faisaient cercle autour de la voiture, comme s’il se fût agi d’une cage de Barnum pleine de bêtes exotiques.

Quand Mme Robichon eut hissé ses 250 livres dans l’automobile à quatre places, la voiture se trouva déjà joliment encombrée. Mais il y avait encore Mlle Prudence, M. Pancrace, le petit Robichon, la petite Robichon, et surtout M. Charles.

Le jeune homme se rendait bien compte, il est vrai, du ridicule de sa position dans cette arche de Noé. Mais, refuser l’invitation pressante de la fille du perruquier, il ne le pouvait.

Bref, il s’était blotti tant bien que mal, plutôt mal que bien.

— Nous y sommes ? demanda l’homme au volant, le front grave, le regard sondant la route, plein de fierté.

M. Robichon, ça se voyait, avait conscience de la responsabilité qui pesait sur ses épaules.

Qu’il était beau ! Une lueur d’attendrissement passa dans les prunelles de l’épouse.

— Vas-y, Balthazar, dit-elle.

***

Balthazar y va.

Grisé par la maladie de la vitesse qui s’empare des moins téméraires, il accentue l’allure endiablée de sa machine qui soulève sur son passage un tourbillon de poussière. Les chevaux se cabrent, les poules se sauvent avec des gloussements de détresse, les chiens aboient, les « habitants » tempêtent.

Et l’automobile va toujours.

Charles, soudain, pousse un cri d’épouvante.

À un tournant de la voie masqué par un orme qui penche en avant sa tête géante, une jeune fille traverse la route en portant un seau de lait.

M. Robichon a tout juste le temps d’appliquer les freins. Pas assez vite cependant pour que la jeune personne ne soit renversée.

Charles se porte à son secours.

Il l’aide à se relever, et dit :

— Vous êtes-vous fait mal, mademoiselle ?

— Merci, aucunement.

Prudence, que le mouvement spontané de son ami a froissée, s’écrie :

— Eh ! la belle, vous ne voyez donc pas où vous allez. Faites donc attention !

Interpellée de la sorte, la jeune fille tourne la tête, le front rouge d’indignation.

— Pardon, demande-t-elle, à qui ai-je l’honneur de répondre ?

— Mademoiselle Robichon.

— Eh bien ! mademoiselle Robichon, si votre père ne sait pas conduire une automobile, vous, vous manquez de savoir-vivre.

— « Habitante » ! rétorque Prudence, dans une bouffée de colère.

La jeune fille ne répond mot, et continue sa route en secouant ses jupes.

— N’est-ce pas ainsi qu’il faut traiter ces « habitants » ? demande Mlle Robichon à son ami.

Celui-ci n’entend rien, encore tout ému, l’esprit obsédé par la paire des grands yeux doux et la frimousse fraîche et rose qu’il avait surprise sous la capeline mauve. On se remet en marche.

Le clocher de Saint-Paul l’Ermite se rapproche à vue d’œil, quand tout à coup, crac ! un arrêt subit, un recul brusque, puis plus rien.

La voiture refuse d’avancer.

M. Robichon, qui de sa machine ne connaît que le volant et les freins, descend, remonte, va, vient, tourne, sue à grosses gouttes, se démène en tous sens.

Bernique ! on est mécanicien ou on ne l’est pas.

Il maugrée, madame se lamente, Prudence pousse des soupirs, Pancrace veut donner des conseils, les petits Robichon pleurnichent, Charles garde le silence.

Des nuages inquiétants moutonnent dans le ciel gris, la nuit se fait peu à peu, et l’on ne veut pas rester en panne en pleine campagne.

— Il faut remorquer, conclut le perruquier avec découragement. Prenez patience.

Et il dirige ses pas vers une modeste maison.

Il frappe. Un petit vieux aux paupières clignotantes ouvre la porte.

— Bonjour, monsieur.

— Bonjour, reprend le petit vieux.

— Ne pourriez-vous pas m’aider à remorquer mon automobile à l’Assomption ? Vous devez avoir de bons chevaux ?

— Le petit vieux, promenant ses doigts calleux dans sa longue barbe, clignota.

— J’en ai une couple qui sont pas mal, dit-il, mais y ont peur de vot’invention comme du diable tout pur. Bonne chance !

Et il referma la porte.

Tout penaud, M. Robichon continua son chemin.

Il n’avait pas marché un arpent qu’il fit la rencontre d’un cultivateur ramenant à l’étable une paire de chevaux de trait.

— J’ai mon affaire, pensa-t-il.

Mis au courant des ennuis de M. Robichon, l’homme des champs répondit :

— Vot, machine avance plus. Tant mieux ! Pour lors’on va avoir la paix.

À la revoyure, ajouta-t-il, y commence à mouiller.

Le ciel se chargeait de plus en plus.

Le parfumeur était exténué.

Les « habitants », c’était clair comme deux et deux font quatre, se payaient sa tête.

Il se heurtait à toutes sortes de faux-fuyants. Celui-ci venait de vendre son écurie ; les chevaux de celui-là n’en pouvaient plus ; un autre le regrettait beaucoup, mais ses bêtes n’étaient pas revenues des champs ; un quatrième s’en allait à la Pointe-aux-Trembles, et ainsi de suite pour les autres.

Au désespoir, M. Robichon allait rebrousser chemin quand il aperçut une grande étable, et tout près la maison du maître.

Plus l’étable est grande, songea-t-il, plus il y a d’animaux. À moins d’une guigne sans pareille, je suis sauvé.

Et il se dirigea résolument de ce côté.

Il n’avait pas fait vingt pas qu’il entendit une voix rude partie de l’intérieur du logis :

César, mange-le !

Quelle ne fut pas son épouvante à la vue d’un dogue qu’un être invisible venait de lâcher à ses trousses.

Parlementer était impossible.

Aussi M. Robichon prit-il ses jambes à son cou.

Malheureusement, gêné par son gros ventre, il avançait aussi vite que dans un cauchemar.

Il poussa soudain un gémissement et porta ses mains, derrière le dos.

Tournant la tête, il s’aperçut avec un soulagement indicible que son féroce ennemi reprenait le sentier du chenil.

Le molosse, cependant, tenait entre ses crocs un morceau d’étoffe à carreaux noirs et gris, qu’il agitait fièrement tel un lambeau de drapeau au soir d’une bataille.

Revenu parmi les siens, l’infortuné s’est abattu sur le bord d’un fossé, en ayant bien garde de ne pas se laisser voir sur toutes ses faces.

— Maudite automobile, sanglote-t-il, le crâne poli dans les mains, si jamais on m’y reprend !…

Entendez-moi bien. Foi de Robichon ! personne de notre famille ne remontera dans cette machine. Si je ne m’en débarrasse pas, j’y mets le feu. C’est dit.

Et comme Mlle Robichon récriminait :

— Assez, fit-il, d’un ton qui ne souffrait pas de réplique.

Au loin, la foudre gronda.

Et trempés par l’averse, pressés les uns contre les autres sous la capote de la voiture, larmoyant, sentant les premiers tiraillements de la faim et de la soif, les Robichon dans leur automobile étaient la vivante allégorie d’une royauté en décadence groupée autour d’un trône abattu.

***

Insensible aux mots de colère, aux larmes, à la pluie, Charles ne sortait pas de son mutisme. Il mordillait sa moustache blonde, paraissant ruminer quelque idée.

Tout à coup, il s’élança de la voiture.

— Je vais essayer, dit-il simplement.

Et relevant le collet de son habit, il prit sa course, sacrifiant son chapeau canotier et son complet gris perle.

Au fond d’un jardin fleuri se trouvait une habitation en cailloutage avec vérandah à demi-tapissée de vignes sauvages.

Il poussa la barrière du jardin.

Des aboiements furieux l’arrêtèrent dans sa marche.

Il réfléchit.

Le jeune homme, qui n’avait pas été sans s’apercevoir du parti fait par le dogue à M. Robichon, redoutait le même sort.

Il allait donc tourner les talons quand une voix claire et sympathique parvint à ses oreilles.

— César, ici ! Ici ! te dis-je.

Le danois, qui déjà descendait les marches de la vérandah, remonta les oreilles basses et la queue entre les jambes.

Charles, lui, n’avait pas été lent à découvrir une robe de dentelle blanche qui tombait bien et un minois charmant qu’encadraient à ravir d’épaisses tresses de cheveux cendrés.

Puisque cette enfant rappelle le chien, pensa-t-il, c’est donc qu’elle ne me veut pas de mal. Et puisqu’elle ne me veut pas de mal, je puis alors avancer.

Et il avança, jusqu’à ce qu’il fût assez près pour admirer une jolie main posée sur la grosse tête du danois qui continuait à faire entendre de sourds grognements mal contenus.

Quelle ne fut pas sa surprise en reconnaissant dans cette belle fille châtaine aux yeux de turquoise celle que Prudence avait tout à l’heure traitée dédaigneusement d’ « habitante ».

Avec une galanterie parfaite, il enleva son chapeau et s’efforça de faire le plus gracieux salut de sa vie.

— Mademoiselle, dit-il, permettez-moi, je vous prie, de vous remercier de votre heureuse intervention, car, j’aurais bien pu passer de rudes instants.

La jeune fille sourit.

— Et, poursuivit Charles, vous mettriez le comble à vos bontés, en me laissant passer ici cette averse.

La fortune semblait sourire à l’audacieux, vu qu’une épaisse nuée venait de crever au-dessus de sa tête.

Quand un joli garçon est surpris par l’orage, qu’il demande poliment un abri au prochain, comment refuser l’abri, surtout si le prochain est femme.

— Volontiers, acquiesça-t-elle.

Elle sourit de nouveau.

Charles trouva qu’il faisait bon sur cette galerie. Il y eût, sur-le-champ, érigé sa tente.

— Voulez-vous entrer, demanda Jeanne — c’était son nom — en ouvrant la porte de la maison.

Mais Charles, qui ne se souciait guère de rompre un si délicieux tête-à-tête, repartit aussitôt :

— Merci beaucoup, mademoiselle, je suis fort bien ici, d’autant mieux si vous voulez m’honorer de votre compagnie quelques instants.

— C’est qu’il commence à faire brun, remarqua-t-elle.

Tout de même, elle s’assit sur une banquette faite de branches d’arbre.

— Mes chevaux ne sont pas loin, pensa le jeune homme.

Temps affreux, observa Charles…

— Épouvantable, répondit-elle.

La conversation tomba à plat.

— Je ne voudrais pas être dehors par un temps pareil, hasarda Charles.

— Ni moi.

— Je plains ceux qui s’y trouvent.

— Et moi donc, fit-elle, avec un sourire malin.

Décidément, on s’entendait à mi-mot.

Charles, toutefois, ne crut pas le moment venu de démasquer ses batteries.

Il dit, la voix mal assurée :

— Mademoiselle, vous me paraissez l’âme tendre. Si mon cheval s’était cassé une patte et que j’en eusse besoin d’un autre pour continuer ma route, refuseriez-vous de me secourir ?

Jeanne, à ces mots, ne se contint plus. Elle pouffa.

— Avouez donc, monsieur, que vous me cachez quelque chose. Ce n’est pas votre cheval qui s’est cassé une patte, mais bien votre automobile.

— Ah ! pour ça, non, pas le mien, protesta le jeune homme, celui de M. Robichon.

— Et vous désirez la faire remorquer.

Cette fois, réfléchit Charles, je suis flambé. La belle se moque de moi.

— Eh bien, oui, dit-il.

Jeanne continua :

— Ignorez-vous donc que mon père, qui connaît mon aventure, est en furie. Jamais il ne consentira.

Il se faisait une accalmie.

Charles se leva.

Alors, mademoiselle, pardonnez-moi de vous avoir dérangée. Je ne saurais trop vous remercier de votre gracieuse hospitalité.

Jeanne le laissait dire.

Et, comme il tirait sa révérence, elle le prit par le bras.

— Ah ! les hommes, remarqua-t-elle en riant, ça se laisse décourager pour un rien. Attendez donc ! je suis fille unique. Alors, vous comprenez. Excusez-moi, je suis de retour dans un instant.

Charles n’était pas revenu de son ébahissement qu’elle avait disparu.

Aussi charmante qu’originale, se dit-il. L’ « habitante », mais c’est celle qui gémit, là-bas, dans l’automobile.

Il vit bientôt sortir un homme de haute taille, large d’épaules et de poitrine, la figure mauvaise, comme un dormeur dont on interrompt la sieste.

Jeanne le conduisait par la main, comme un enfant.

— Bonjour, dit-il sèchement.

Et il toisa l’étranger.

Le danois s’était levé en grognant.

— Bonjour, monsieur, répondit Charles, en portant la main à sa coiffure.

— Que me voulez-vous ?

Voici, commença l’ami de Prudence, qui tournait son chapeau entre ses doigts. Des amis et moi, nous faisions de l’automobile quand tout à coup, ça ne va plus. Alors, nous avons pensé… j’ai pensé venir vous prier de nous aider, de nous…

— Oui, oui, connu, mon ami. Vous voulez que je vous tire de là. Impossible, impossible. Mes chevaux sont fourbus. Et d’ailleurs j’ai autre chose à faire qu’à obliger des gens qui vous écrasent et vous rient au nez. Si j’ai un conseil à vous donner… Il n’acheva pas.

— Papa, interrompit la jeune fille en câlinant le colosse, tu vas faire ce que monsieur te demande. Fais-moi plaisir.

— Jamais !

Elle insista, traînant la voix avec caresse :

— Papa, sois gentil.

Le père garda le silence, se gratta la tête, puis :

— Si ce n’est pas une honte, grommela-t-il, de se laisser conduire par une petite comme ça, pas plus haute que ma botte.

Il fit un porte-voix de ses mains velues.

— Pierrot, appela-t-il, attelle les deux pommelés. C’est pressé. Dis à Firmin de t’aider. Vous allez me ramener cette faucheuse de l’enfer à l’Assomption.

Qu’on ne lambine pas.

— Merci, monsieur, dit Charles.

Le maître, sans répondre, alla surveiller ses hommes.

L’ami de Mlle Prudence Robichon retint la main de Jeanne plus qu’il n’était nécessaire pour un bonjour ou un simple merci.

Et, comme un coin de lune montait au-dessus de la ligne brisée d’un bosquet de sapinettes, il dit avec mélancolie :

— C’est tout de même triste que la pluie ait sitôt cessé…

***

Jamais François Duclos, le violoneux officiel de Saint-Paul l’Ermite, n’avait joué avec tant d’entrain.

Il s’accompagnait de la tête et de la semelle.

L’archet dansait sur les cordes, exécutant mille cabrioles.

Dans la cuisine séculaire, au parquet récemment jauni, les chaises avaient été poussées contre la cloison. Les bûches d’érable et de hêtre pétillaient gaiement dans le poêle à deux ponts. Les lanciers succédaient aux quadrilles et les quadrilles aux lanciers.

Au dehors, il faisait un froid sec, un froid de janvier. De temps à autre on entendait un son joyeux de clochettes ou de grelots. C’était la jeunesse qui, au milieu de sonores éclats de rire, qu’il faisait bon entendre, venait prendre part à la fête, aux noces de Charles Miron et de Jeanne Lafrance, le meilleur parti de la paroisse.