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Contes des mers du sud/8

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Contes des mers du sudHachette (p. 241-262).

LA DENT DE CACHALOT

C’est une vieille histoire que l’on m’a contée et qui eut pour théâtre les îles Fidji[1].

John Starhurst était un beau jour arrivé à la maison de Mission installée à Viti-Levou, au village de Rewa, et, à peine débarqué, avait déclaré dans son zèle apostolique qu’il allait répandre l’Évangile sur toute la surface de l’île.

Or, Viti-Levou, qui veut dire la « Grande-Terre », est la plus importante des îles de l’archipel des Fidji.

Îles d’une étendue variable, grandes et moyennes, et des centaines de petites, où vivaient sur les côtes, avec des titres de possession singulièrement précaires, un certain nombre de missionnaires, de trafiquants et de pêcheurs de bêches-de-mer, ainsi que d’anciens matelots déserteurs de navires baleiniers, qui avaient trouvé là un refuge.

Quant aux indigènes, de fieffés cannibales.

À deux pas des paillotes et des maisons de bois des blancs, fumaient sans trêve, et sans refroidir jamais, les fours à cuire la chair humaine, où étaient traînés les corps abattus destinés à de succulentes ripailles.

Le « Lotou », c’est-à-dire le Culte, progressait lentement, et souvent à la manière des crabes.

Des chefs dûment catéchisés, qui se proclamaient chrétiens et étaient accueillis en frères dans la chapelle de la Mission, s’esquivaient souvent au cours même de l’office divin pour s’en aller prendre leur part de quelque cher ennemi, dont le fumet venait, dans l’air, dilater leurs narines.

Manger ou être mangé avait été, de tout temps, la loi du pays. Pour longtemps encore, elle semblait destinée à demeurer telle.

Certains chefs, tels que Tanoa, Touiveïkoso et Touikilakila, parmi les plus célèbres, avaient littéralement, au cours de leur vie, dévoré des troupeaux de leurs semblables.

Mais, entre tous ces gloutons, Ra Oundréoundré, qui régnait à Takiraki, s’était adjugé sans conteste le premier rang.

À l’aide d’une rangée de pierres, alignées devant son palais, il tenait un registre de ses exploits gastronomiques. Chaque pierre indiquait un homme qu’il avait mangé, La rangée avait une longueur de deux cent trente pas et les pierres étaient au nombre de huit cent soixante-douze.

Nul doute que la rangée ne se fût encore accrue, si Ra Oundréoundré n’avait eu la malchance, au cours d’une escarmouche livrée dans la brousse, de recevoir au creux des reins un javelot qui l’avait mis bas. D’où il résulta que ce fut à lui d’être servi sur la table de Naoungavouli, un débutant dont le médiocre registre ne comptait encore que quarante-huit pierres.

Surmenés par leurs allées et venues perpétuelles et leurs prêches, minés par la fièvre, les missionnaires se cramponnaient à leur tâche.

Ils désespéraient parfois, mais espéraient quand même. Ils attendaient une aide céleste imprévue, quelque flamme qui, pareille à celle du Saint-Esprit quand elle vint, le jour de la Pentecôte, se poser sur le front des Apôtres, descendrait sur les mécréants pour les éclairer et récolter une magnifique moisson d’âmes.

Mais rien ne venait et les têtes crépues des Fidji s’obstinaient dans leurs détestables pratiques.

Les noirs se refusaient à abandonner leurs fours et leurs marmites à chair humaine, tant que le gibier demeurait abondant.

Parfois, quand il y avait pléthore de viande sur pied, ils s’amusaient à mystifier les missionnaires et faisaient subrepticement courir le bruit que tel jour, à telle heure, en tel lieu, il y aurait en série, un grand abattage et une rôtisserie sans pareille de « cochons longs ».

Les bons missionnaires, qui savaient ce que parler voulait dire, accouraient en hâte et pour une rançon de bâtons de tabacs, d’aunes de calicot et de litres de haricots, s’empressaient de racheter aux chefs la vie des victimes. Mais celles-ci étaient reprises et mangées, la semaine ou le mois d’après. L’opération était à double bénéfice.

C’est dans une telle ambiance que John Starhurst proclama qu’il était décidé à évangéliser à fond Viti-Levou et que, pour ce faire, il n’hésiterait pas à pénétrer jusqu’aux régions les plus sauvages de l’intérieur de l’île.

Ses paroles furent reçues avec consternation, tant par ses collègues missionnaires, qui tentèrent tout pour le dissuader de ce dessein, que par les instructeurs indigènes, qui pleurèrent doucement.

Le roi de Rewa, en personne, l’avertit que les gens de la montagne lui feraient « kaï-kaï »[2].

IL ajouta que lui-même étant bon chrétien, se verrait ensuite, pour les punir, dans la nécessité de partir en guerre contre les coupables.

Mais jamais, il ne l’ignorait pas, il ne pourrait les soumettre.

Et ce qu’il savait bien, au contraire, c’est que ceux-ci descendraient en foule, par la rivière du même nom, vers Rewa, qu’ils mettraient au pillage et brûleraient,

Voilà ce qu’il ne pourrait empêcher. Et, si John Starhurst s’obstinait à aller se faire faire « kaïkaï », de grands malheurs et beaucoup de morts en résulteraient, Une ambassade des notables de Rewa vint, au cours de la journée, appuyer ces redoutables affirmations.

John Starhurst écouta patiemment ses interlocuteurs, discuta avec bienveillance, mais ne céda point d’une miette sur ses intentions.

À ses frères de la Mission, il exposa qu’il ne cherchait pas le martyre, mais qu’un appel d’En-Haut le poussait à agir comme il disait et qu’il se contentait d’obéir à la voix du Seigneur.

Les trafiquants établis dans l’île arrivèrent à la rescousse et, plus pressants que quiconque, plaidèrent chaudement la négative.

« Vos objections, leur répondit simplement Starhurst, sont pour moi sans valeur. Ce que vous envisagez, ce sont des intérêts terrestres et un dommage possible à vos affaires.

« Nos points de vue sont différents. Vous souhaitez gagner de l’argent et mon but est le salut des âmes. Les païens de cette sombre terre doivent être amenés à Dieu. »

John Starhurst protesta qu’il n’avait, au surplus, rien d’un fanatique, qu’il possédait un esprit sain et que son projet était éminemment raisonnable.

La conversion des gens de la montagne, par ce qu’elle aurait justement de miraculeux, entraînerait à coup sûr d’autres conquêtes spirituelles, tant à Viti-Levou que parmi les autres îles de l’archipel. Cela devait être et rien ne saurait l’empêcher.

Il n’y avait en effet, tandis qu’il parlait, aucun signe de folie dans les suaves yeux gris de John Starhurst. Mais seulement la calme résolution. d’accomplir ce qu’il avait décidé et une inébranlable confiance dans la Providence, supérieure aux hommes, qui le dirigeait,

Il ne trouva, à Rewa, qu’une seule personne pour approuver son dessein et même, en secret, l’encourager. Le quidam était Ra Vatou, un des notables du village.

L’homme ne jouissait pas, à vrai dire, d’une brillante réputation.

Trois ans auparavant, il avait déjà déclaré, à l’un des missionnaires, sa ferme intention d’entrer dans le giron de l’Église.

Mais ce beau projet avait échoué, Ra Vatou ayant mis pour condition qu’il conserverait ses quatre femmes.

La monogamie, avait-il expliqué, l’offusquait du point de vue moral et était en outre de nature à nuire gravement à la bonne tenue de son intérieur. Le missionnaire ayant insisté, Ra Vatou s’était fâché d’une pareille intrusion dans sa vie privée. Une minutie, au demeurant !

Afin de prouver qu’il était un homme libre, et un honnête homme, il avait brandi son énorme massue de guerre au-dessus de la tête du missionnaire qui, pour sauver sa vie, s’était rapidement aplati sur le sol. Mais ces vilaines choses étaient maintenant oubliées.

Ra Vatou, affirmait-il, venait à John Starhurst, qui en rayonnait de joie, comme décidément converti.

Trois de ses femmes étaient mortes. Il ne les remplacerait pas. Et la dernière, par surcroît, était très malade. Celle-là non plus ne serait pas remplacée.

Ra Vatou s’engageait en outre à fournir à John Starhurst, avec les rameurs, une de ses pirogues pour remonter le cours de la Rewa dans sa partie navigable, soit un voyage de deux jours. L’embarcation reviendrait ensuite,

Enfin, John Starhurst réussit à décider à l’accompagner, pour lui servir de guide, un des instructeurs indigènes de la Mission nommé Naraou.

Naraou était chrétien depuis sept ans. Il avait, à cette date, été sauvé du four chaud par le docteur James Ellery Brown, qui avait payé pour lui l’énorme rançon de cent bâtons de tabac, deux couvertures de coton et une bouteille de boisson hygiénique.

Jamais il n’avait oublié un pareil bienfait.

Mais la bravoure n’était pas son fort. Ce n’est qu’à la dernière minute, après un jour et demi d’adjurations répétées de John Starhurst et de prières solitaires dans la chapelle, qu’il avait entendu l’appel céleste, lui commandant d’accompagner le missionnaire dans la montagne.

« Maître, avait-il fini par dire, j’irai avec toi. »

John Starhurst, voyant que la grâce avait touché une créature aussi pitoyable, en avait conclu avec un sobre enthousiasme que Dieu, décidément, était avec lui.

Naraou pourrait, le cas échéant, lui servir également d’interprète, quoique après un séjour de trois ans dans les îles Fidji, il connût très suffisamment les divers dialectes de leurs habitants.

De la pirogue dans laquelle il remontait le cours inférieur et paresseux de la Rewa, John Starhurst contemplait, avec une aspiration ardente, les hautes et vaporeuses montagnes qui forment l’épine dorsale de la Grande-Terre.

Par moments, il priait. Dans d’autres, il encourageait Naraou, qui semblait en avoir grand besoin et qui répondait :

« Maître, je suis vraiment la nef bien faible du Seigneur.

— Allons ! Allons ! rétorquait le missionnaire.

Il faut avoir en Dieu une foi plus robuste ! »

À une heure en arrière, ce jour-là, une autre pirogue remontait aussi, sans se faire voir de la première, le cours de la Rewa.

Elle était montée par Erirola, cousin germain et homme de confiance de Ra Vatou, à qui pareillement elle appartenait.

Près d’Erirola était soigneusement posé un petit panier. Et, dans le petit panier, se trouvait une dent de cachalot. C’était une dent magnifique, d’au moins six pouces de long, d’un admirable dessin, et dont l’ivoire était devenu avec le temps d’un jaune pourpré. Elle était, comme les deux pirogues, la propriété de Ra Vatou.

Et, dans les îles Fidji, quand une dent semblable se promène, des événements importants ont coutume d’en résulter.

Voici quelle est, en effet, sa vertu.

Si elle est offerte à quelqu’un, et si ce quelqu’un l’accepte, il ne peut repousser la requête qui en accompagne ou en suit le don.

La requête peut être ce qu’elle veut. Depuis une vie humaine jusqu’à une alliance entre tribus.

Et aucun Fidjien n’est assez mort à l’honneur pour se soustraire à une obligation aussi sacrée.

Si l’exécution en était omise, ou retardée plus qu’il ne convient, les pires châtiments fondraient d’eux-mêmes sur le coupable.

À la fin du second jour, la Rewa, au cours plus rapide, se transforma en un torrent bondissant.

John Starhurst débarqua, renvoya la pirogue comme il en avait été convenu, et reçut pour la nuit, ainsi que Naraou, l’hospitalité d’un chef de tribu nommé Mongondro. Mongondro était un petit vieillard affable, myope et affligé d’éléphantiasis, et chez qui tout instinct belliqueux s’était éteint,

Il reçut le missionnaire avec une chaude courtoisie, le fit manger à sa propre table et, doué d’un esprit curieux, avide de s’instruire, l’entreprit spontanément sur la question religieuse.

Il demanda notamment à son hôte de lui exposer sa doctrine concernant la création du monde et l’origine des êtres et des choses.

John Starhurst, enchanté de la tournure que prenait la conversation, résuma les enseignements de la Genèse. Mais le petit vieux, tout en l’écoutant, fronçait le sourcil d’un air soucieux.

Et quand le missionnaire eut terminé, Monsondro, allumant sa pipe, fuma longtemps et en silence dans un profond recueillement.

Puis, secouant la tête, il ôta la pipe de sa bouche et répondit :

« Ce que tu me dis là ne peut pas être. Moi, Mongondro, j’étais, dans ma jeunesse, avec mes outils, un travailleur habile. II ne m’en fallait pas moins compter trois mois pour tailler dans le bois et mettre au point une pirogue. Et non pas une grande pirogue, mais une petite, une toute petite.

« Et tu prétends, toi, que cette terre et que cette eau ont été, par un seul homme…

— Je n’ai pas dit un seul homme, mais un seul Dieu, le vrai Dieu… rectifia le missionnaire.

— Cela revient au même, poursuivit Mongondro. Bref, tu affirmes que toute la terre et que toute l’eau, que les arbres, les poissons, la brousse et les montagnes, le soleil et les étoiles ont été créés en six jours ! Non ! Non ! J’étais dans ma jeunesse, je le répète, habile de mes mains. Et pourtant trois mois m’étaient nécessaires pour fabriquer une seule petite pirogue.

« Ce que tu me contes est bon pour leurrer les enfants. Mais aucun homme ne peut y croire.

— Je suis un homme, cependant…

— Je le reconnais. Mais il n’est pas donné à mon obscure intelligence de comprendre et de partager ta croyance.

— Le monde a été créé en six jours ! répéta John Starhurst, d’une voix retentissante, Je le dis parce que cela est.

— Tu le dis, tu le dis…, c’est entendu… roucoula d’un ton flûté le vieux cannibale. Ne te fâche pas !

Tu gardes ton opinion et je conserve la mienne. »

Quand John Starhurst et Naraou se furent endormis sur leurs nattes, dans une paillote voisine qui leur avait été attribuée, Erirola se glissa dans la maison du vieux chef auquel, après une habile préparation oratoire, il tendit la dent de cachalot.

Mongondro prit la dent et la contempla longuement. C’était, certes, une très belle dent et elle lui faisait fort envie.

Mais il se doutait bien, aussi, de la requête qui accompagnerait un pareil cadeau.

« Non… Non… Non… ruminait-il à part lui. La dent est superbe, assurément… »

Et sa bouche ébréchée en salivait de désir.

« Je ne peux pas consentir, cependant, Non… Non… Non…

Et, avec force excuses, il rendit l’objet à Erirola

Au petit jour, chaussé de ses grandes bottes de cuir, John Starhurst était en route, arpentant le sentier dans la brousse vers les montagnes vaporeuses qui, maintenant plus proches, semblaient tapissées de velours vert.

Devant lui marchait un guide nu, plus allant que Naraou, qui demeurait collé à ses talons.

Le noir lui avait été prêté par Mongondro pour le conduire jusqu’au prochain village, qui fut atteint vers le milieu de la journée.

Sans plus de succès, John Starhurst renouvela sa prédication. Mais un autre guide lui fut obligeamment fourni, pour continuer à lui montrer la route.

À un kilomètre en arrière, suivait discrètement Erirola, avec la dent de cachalot dans le petit panier qu’il portait en bandoulière.

Durant deux jours encore, la marche en avant se poursuivit, John Starhurst n’obtenant, dans les villages qu’il traversait, que clignements d’yeux et hochements de tête incrédules.

Toujours Erirola cheminait à l’arrière-garde, offrant sa dent aux chefs de ces villages.

Mais ils la refusaient tous, car à l’arrivée d’Erirola suivant de si près celle du missionnaire. ils devinaient immédiatement quelle requête leur serait adressée. Et ils se récusaient avec ensemble.

Le trio s’enfonçait de plus en plus dans la montagne et le troisième jour, par un sentier de traverse qu’il connaissait, Erirola prenant les devants, atteignit, le premier, le village fortifié du « Bouli » de Gatoka.

Incontinent, il lui offrit la dent. Elle était, nous l’avons dit, un spécimen du genre, de premier ordre, et, par sa couleur, du type le plus rare.

Le Bouli de Gatoka, qui ignorait jusqu’à l’existence de John Starhurst, n’avait aucune raison de se méfier.

Assis sur sa meilleure natte et entouré de tous les notables du village, éventé par les chasse-mouches de ses esclaves qui se tenaient derrière lui, il daigna recevoir publiquement, de son grand-maître des cérémonies, le royal cadeau que, par l’intermédiaire d’Erirola, Ra Vatou avait daigné lui envoyer dans sa montagne.

Quand il prit la dent, des acclamations unanimes, accompagnées de claquements de mains, s’élevèrent.

Tous les courtisans du Bouli, et les chasseurs de mouches eux-mêmes, crièrent de toute la force de leurs poumons :

A ! woï ! woï ! woï ! A ! woï ! woï ! woï ! A ! taboua levou ! Woï ! woï ! A ! moudoua ! moudoua !

Quand ce délire fut un peu calmé, Erirola déclara :

« Bientôt, aujourd’hui même, arrivera ici un homme blanc. C’est un missionnaire, nouvellement débarqué à Viti-Levou.

« Il a de bien belles bottes et, de ces bottes, mon cousin Ra Vatou a un vif désir.

« Non pas pour lui, personnellement, mais afin d’en faire don à son cher ami Mongondro, qu’il chérit par-dessus tout.

« Mongondro se fait vieux et ces bottes seront, pour lui, d’une grande utilité.

« Les pieds peuvent rester dans les bottes. Mais le reliquat doit demeurer ici. »

Un nuage passa sur le front du Bouli, pas méchant homme au fond, et qui se mit à faire la moue en considérant la dent de cachalot. Le charme du cadeau était rompu.

Il interrogea, d’un regard hésitant, le cercle des notables qui l’entouraient et qui, pudiquement, baissèrent les yeux.

Il était pris. Il avait accepté la dent.

« Un missionnaire, ô Bouli, suggéra Erirola, est une bien petite chose et l’importance en est mince.

— Évidemment, répondit le Bouli, qui reprenait ses esprits. Une petite chose… Un rien, Mongondro aura les bottes !

« Que trois des jeunes hommes ici présents s’en aillent sur le sentier au-devant du missionnaire, et qu’ils l’amènent.

« Qu’ils l’amènent, sans oublier les bottes…

— C’est inutile, s’exclama Erirola. Le voici justement qui arrive. »

John Starhurst, toujours flanqué de Naraou, émergeait en effet de la brousse et s’avançait fièrement sur l’étroite esplanade où trônait le Bouli de Gatoka.

Il le regarda fixement, et promena ses yeux autour de lui.

Ses douces prunelles grises flamboyaient. Inaccessible au doute et à la crainte, confiant dans Dieu qui l’envoyait, il exultait de bonheur.

Car il n’ignorait pas que, depuis l’origine des temps, il était le premier homme blanc qui, dans la montagne de Viti-Levou, foulait le sol de la forteresse de Gatoka.

Elle était située dans une gorge escarpée, encaissée entre deux précipices, où, de droite et de gauche, pareilles à des ruches d’abeilles, les paillotes du village s’accrochaient aux rochers, en surplombant le cours torrentueux de la Rewa.

Trois heures de soleil, au maximum, pénétraient journellement dans ce sinistre et noir boyau, qui n’avait ni cocotiers, ni bananiers, mais qu’envahissait une végétation tropicale touffue, émergeant de toutes les crevasses du roc et faisant pendre, vers l’eau écumeuse, ses lourds festons.

À l’entrée de la gorge, la Rewa exécutait un bond de deux cent cinquante mètres d’un seul jet, et toute l’atmosphère vibrait de d’effroyable vacarme produit par cette chute.

John Starhurst s’avança donc vers le Bouli, chaussé des fameuses bottes d’où giclait, à chacun de ses pas, l’eau dont elles s’étaient remplies au passage du dernier gué de la Rewa.

« Je te salue, Ô Bouli, dit le missionnaire, et viens t’apporter des paroles amies.

— Très bien. Et qui envoie ?

— Dieu.

— C’est un nom nouveau pour moi, répondit le Bouli, en grimaçant un sourire. Jamais, à Viti-Levou, je ne l’ai entendu prononcer. De quelles îles, de quels villages et de quels détroits est-il le chef ?

— Il est le chef de toutes les îles qui existent sur la vaste mer, le chef de tous les détroits qui les séparent, de tous les villages qu’elles portent ! lança John Starhurst, avec solennité.

« Il est le Seigneur du ciel et de la terre, et c’est sa voix qui parle, par ma bouche.

— A-t-il, aussi, envoyé des dents de cachalot ?

— Nullement. Mais la foi que je t’apporte est plus précieuse, infiniment.

— C’est cependant, rétorqua le Bouli, la coutume entre chefs de s’envoyer, en signe d’amitié, quelques-unes de ces dents. De deux choses l’une, Ou le chef dont tu me parles est un méprisable avare, ou tu es, quant à toi, un grand sot de t’en venir jusqu’ici les mains vides.

« Regarde plutôt. Un plus généreux t’a devancé. »

Et le Bouli montra à John Starhurst la dent qu’il avait, reçue d’Erirola. À cette vue, Naraou poussa un sourd grognement.

« La dent, murmura-t-il à l’oreille du missionnaire, a été envoyée par Ra Vatou, à qui elle appartenait. Je la connais bien… Nous sommes trahis. »

Starhurst passa la main dans sa longue barbe et rajusta ses lunettes.

« Jolie dent, en effet, répondit-il au Bouli. Si Ra Vatou l’en a fait si gracieusement hommage, c’est afin, j’en suis persuadé, de me préparer près de toi un accueil favorable. »

Mais Naraou gémit plus profondément et, blêmissant sous sa peau noire, s’écarta craintivement de John Starhurst.

« Ba Vatou, Ô Bouli, poursuivit le missionnaire, a décidé de se faire chrétien. À toi aussi je suis venu apporter le « Lotou ».

— Je n’en veux pas, de ton « Lotou », riposta le Bouli, avec arrogance. J’ai plutôt dans l’idée que tu seras bientôt assommé. »

Le Bouli fit un signe à l’un de ses énormes noirs, qui s’approcha en balançant une massue.

Naraou s’élança dans la paillote la plus proche, afin de s’y cacher parmi les femmes et les nattes.

John Starhurst, au contraire, bondit vers le noir en se courbant sous la massue, et jeta vivement ses bras autour du cou de l’homme, qu’il immobilisa.

Puis il entreprit de discuter avec lui, de discuter pour sa vie, Mais Sans affolement ni effroi.

« Frère, dit-il, tu accomplirais en me tuant une mauvaise action. Car je ne t’ai jamais causé aucun mal, et n’en ai pas causé davantage au Bouli. »

Il s’agrippait si étroitement au cou du noir ce les autres massues présentes n’osaient pas intervenir, Les assistants se contentaient de réclamer sa mort à grands cris.

« Je suis John Starhurst, continua-t-il avec calme. J’ai peiné, trois ans durant, dans les îles Fidji, et je ne l’ai pas fait pour en tirer un bénéfice matériel.

« Je suis venu parmi vous, pour votre bien moral, uniquement. Pourquoi voulez-vous me tuer ? Me tuer ne profitera à personne. »

Le Bouli tenait toujours dans sa main la dent de cachalot et la regardait. Elle était le prix de la mort de l’homme blanc.

John Starhurst était entouré d’une nuée de sauvages nus, qui se bousculaient pour l’atteindre.

Le chant de mort, le chant du four s’éleva et couvrit sa voix.

Mais il continuait à enlacer si tenacement son bourreau, il se collait à son corps avec de telles torsions que nul ne pouvait, sans frapper l’homme en même temps, lui porter le coup mortel.

Amusé, Erirola regardait en souriant.

Mais le Bouli entra dans une grande colère.

« Tous, allez-vous-en ! beugla-t-il. Un seul blanc, sans armes, vous tenir en échec. Quand l’histoire en sera connue, on en rira sur toute la côte. »

Les noirs s’écartèrent et John Starhurst clama :

« De toi aussi, à Bouli, je saurai bien venir à bout. Car mes armes sont la vérité et la justice. Aucun être humain ne leur saurait résister.

— Viens donc à moi ! répondit le Bouli. Je n’ai pour arme qu’une pauvre massue et tu n’as, en ce cas, rien à craindre. »

John Starhurst avança d’un pas en essuyant ses lunettes, qu’ensuite il remit bien en place, et les deux hommes se trouvèrent seuls, face à face.

« Allons, tue-moi, si tu le peux. », défia le roi nègre, en s’appuyant sur sa lourde et noueuse massue de guerre, qu’on lui avait apportée.

John Starhurst recommença à discuter et reprit son argument favori :

« Dis-moi d’abord, si c’est toi qui me tues, ce que tu gagneras à ma mort.

— Ma massue répondra pour moi ! » répliqua le Bouli.

John Starhurst, appelant à lui toute sa rhétorique, entassa raisonnements sur raisonnements.

Mais la réponse était toujours identique.

En même temps, le Bouli surveillait soigneusement les mouvements du missionnaire, afin que celui-ci ne se glissât point, de nouveau, sous la massue soulevée.

Seulement alors, John Starhurst comprit que sa fin était proche.

Il n’essaya plus de ruser et, tête nue, se dressant de toute sa taille dans un rais de soleil, il pria à haute voix.

Il représentait bien la mystérieuse figure de l’homme blanc qui, au péril de sa vie, affronte le sauvage au plus profond de son repaire et, par la Bible, les balles de son fusil ou la bouteille de rhum, prétend, à tout prix, le convertir.

« Pardonne-leur, Seigneur ! priait-il, car ils ne savent pas ce qu’ils font. Aie pitié d’eux, dans ta compassion universelle.

« Ton divin Fils est mort sur la croix, afin que tous les hommes puissent, un Jour, devenir aussi tes enfants.

« Nous sommes venus de toi, et vers foi nous désirons retourner. La terre est sombre, Seigneur. Là-haut est la lumière.

« Étends ta main toute-puissante sur les pauvres habitants des Fidji. De la damnation éternelle daigne sauver ces infortunés cannibales. »

Le Bouli s’impatienta.

« Tu parles beaucoup, dit-il. C’est maintenant à moi de prendre la parole. »

Et il souleva des deux mains sa massue, puis la laissa retomber.

Toujours blotti parmi les femmes et les nattes, Naraou entendit, en frissonnant, le choc lourd du coup.

Il comprit que John Starhurst avait été abattu, mais vivait encore.

Car, tandis que retentissait le chant de la mort et que le corps était traîné au four, la voix du missionnaire murmurait :

« Doucement, je vous prie.
Traînez-moi plus doucement.
Car je suis le champion de Dieu et de mon pays.
Vous connaîtrez, un jour, la vraie foi.
Vous la connaîtrez et remercierez Dieu. »

La voix du Bouli tonna dans la rumeur qui avait suivi la chute de l’homme blanc, et demanda :

« Qu’est devenu l’homme hardi qui nous bravait ? »

Cent voix rugirent :

« On le traîne au four, pour le cuire !
— Un autre homme l’accompagnait.
C’était un poltron.
Qu’est-il, lui aussi, devenu ? »

Le même rugissement répondit :

« Il a pris la fuite. Il est parti,
Il est parti raconter l’histoire ! »

  1. Les îles Fidji sont un archipel océanien, faisant partie de la Mélanésie et appartenant à l’Angleterre. Elles sont situées à l’Ouest des Nouvelles-Hébrides.
  2. C’est-à-dire le mangeraient.