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Contes et Nouvelles (Gogol)/La Terrible Vengeance

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LA TERRIBLE VENGEANCE


I

Tout un coin de Kiev est plein de bruit et de tapage : l’essaoul[1] Gorobietz célèbre le mariage de son fils. Beaucoup de personnes ont été invitées par l’essaoul. Dans l’ancien temps, on aimait beaucoup bien manger, on aimait encore plus bien boire, et par-dessus tout bien s’amuser. Le zaporogue[2] Mikitka est venu, sur son cheval bai, en droite ligne, des plaisirs débauchés de Piéréchlaia-polé, où il a bu, durant sept jours et sept nuits, le vin rouge des gentilshommes du roi de Pologne. Danilo Bouroulebache, frère de l’essaoul, est arrivé également, du rivage au delà du Dniepr, où, entre deux montagnes, se trouve sa terre ; il est accompagné de sa jeune femme Katerina et de son fils âgé d’un an. Les invités ont admiré le visage blanc de la pania[3] Katerina, ses sourcils noirs comme du velours d’Allemagne, son vêtement de fête et sa robe en soie bleue, ses bottes à boucles d’argent ; mais ce qui les a le plus étonnés, c’est que son vieux père ne l’ait pas accompagnée. Voilà seulement un an qu’il vit à Zadniéprovi ; mais durant vingt-et-une années il disparut sans donner de nouvelles, et il revint chez sa fille, quand elle se maria et eut un fils. Il raconta, en vérité, beaucoup de choses extraordinaires. Comment ne pas raconter, quand on est resté longtemps en pays étranger ? Là, tout est différent : les gens ne sont pas les mêmes, et il n’y a pas d’églises chrétiennes… Mais il n’était pas venu.

On servit aux invités un bischof aux raisins secs et aux prunes, et, sur un grand plat, un gâteau.

Les musiciens en reçurent le dessous, cuit ensemble avec de l’argent, et, pendant ce temps se taisant, placèrent autour d’eux les cymbales, violons et tambourins. Cependant les jeunes filles, s’étant essuyées de leurs mouchoirs brodés, rompirent leurs rangs ; et les garçons, la main au côté, regardant fièrement autour d’eux, s’apprêtaient à aller à leur rencontre, — quand le vieil essaoul apporta deux icônes pour bénir les jeunes époux.

Ces icônes lui avaient été données par un saint ermite, le vieux Varfolomiéi. Elles n’avaient pas de riches manteaux, ni argent ni or n’y brillait, mais aucune puissance impure n’osait toucher à celui qui les possédait chez lui. Élevant les icônes en l’air, l’essaoul s’apprêtait à dire une courte prière… quand, tout à coup, les enfants qui jouaient par terre poussèrent des cris, avec terreur, et, derrière eux, le peuple se recula, tandis que tous, effrayés, montraient du doigt un Kosak, qui se tenait debout devant eux. Qui était-ce, personne ne le savait. Il avait dansé déjà à merveille la kozatchka[4] et réussi à faire rire la foule qui l’entourait ; mais quand l’essaoul saisit les icônes, soudain toute la figure du Kosak changea : le nez s’allongea et s’inclina de côté, les yeux qui étaient bruns devinrent verts et sursautèrent, le menton trembla et s’amincit en pointe comme une lance, de la bouche sortit une dent, derrière la tête se leva une bosse, et au lieu du Kosak, on vit — un vieillard.

— C’est lui, le voilà ! criait-on dans la foule, en se pressant l’un contre l’autre.

— Le sorcier apparaît de nouveau ! — criaient les mères, en saisissant leurs enfants par la main.

Majestueusement, l’essaoul s’avança vers lui et lui dit d’une voix de tonnerre, en approchant de lui les icônes : « Disparais, image de Satan ! il n’y a pas de place ici pour toi ! » Et, sifflant et claquant des dents comme un loup, le vieillard fantastique disparut.

Les bruits et les discours allaient, allaient, parmi le peuple, et grondaient comme la mer, pendant un orage.

— Quel est ce sorcier ? demandaient les jeunes gens et les personnes sans expérience.

— Un malheur arrivera ! disaient les vieillards, en secouant la tête. Et, partout, dans la vaste cour de l’essaoul, on se mit à se rassembler en groupes et à écouter des histoires sur le sorcier merveilleux. Mais presque tous parlaient différemment ; car, au fond, personne ne savait rien sur son compte.

On roula par la porte un tonneau d’hydromel et on apporta beaucoup de védros[5] de vin de Grèce. Tout redevint gai. Les musiciens reprirent leurs airs, — les jeunes filles, les femmes, toute l’ardente jeunesse kosake, en surtouts clairs, s’élança. Et les vieux de quatre-vingt-dix et de cent ans, s’enivrant, se mirent aussi à danser, ne pensant plus aux années écoulées. On festina jusqu’à la nuit avancée, et on festina tellement que, jusqu’alors, on n’avait jamais tant festiné. Les invités commencèrent à se séparer, mais bien peu rentrèrent chez eux ; beaucoup restèrent à coucher chez l’essaoul, dans sa vaste cour ; et un plus grand nombre encore s’endormirent sous les bancs, par terre, dans les écuries, alentour des étables : là où la tête d’un Kosak vacilla d’ivresse, là il s’endormit ; et on ronfla dans tout Kiev.

II

Une douce lumière éclaire toute la terre : car la lune s’est levée de derrière une montagne. Elle couvre la rive montagneuse du Dniepr comme d’une riche mousseline damassée, blanche comme de la neige ; et l’ombre se retire plus loin dans l’épaisseur des bois de pins.

Au milieu du Dniepr vogue une barque. Deux garçons sont assis sur le devant, leurs noirs bonnets kosaks sur le côté de la tête, et, sous les rames, comme d’un feu de briquet, l’eau jaillit en tous sens.

Pourquoi les Kosaks ne chantent-ils pas ? Pourquoi ne parlent-ils pas de l’arrivée en Ukraine des moines qui baptisent le peuple kosak à la manière catholique, ni du combat que la horde a livré durant deux jours près du lac Solenii ? Mais comment pourraient-ils chanter, ou causer de ces faits malheureux ? En effet, leur pan[6] Danilo réfléchit, et la manche de son surtout cramoisi pend hors de la barque et pompe l’eau ; leur pania Katerina berce doucement l’enfant et ne le quitte pas des yeux, tandis que l’eau couvre d’une poussière grise la robe de fête, qu’aucune toile ne protège.

Rien d’agréable comme de regarder, du milieu du Dniepr, vers les hautes montagnes, les larges prairies, les bois verdoyants ! Les montagnes ne sont pas des montagnes : elles n’ont pas de bases ; en bas comme en haut est un sommet aigu, et dessous comme dessus on voit le ciel élevé. Les bois, qui se trouvent sur les coteaux, ne sont pas des bois : ce sont des cheveux, couvrant la tête poilue d’un vieux sylvain. Au-dessous de cette tête, une barbe flotte dans l’eau, et sous la barbe et sur les cheveux, c’est le ciel élevé. Les prés ne sont pas des prés : c’est la verte ceinture, qui coupe par le milieu le ciel rond ; et dans la partie supérieure et dans l’inférieure se promène la lune[7].

Le pan Danilo ne regarde pas alentour de lui ; il regarde sa jeune épouse.

— Pourquoi, ma jeune femme, ma Katerina adorée, t’abandonnes-tu au chagrin ?

— Je ne m’abandonne pas au chagrin, mon pan Danilo ! Les merveilleux récits sur le sorcier m’ont troublée. On dit qu’il est né si effrayamment… et qu’aucun des enfants ne voulait jouer avec lui. Écoute, pan Danilo, comme on en dit des choses terrifiantes : il lui semble toujours que tout le monde se moque de lui ; s’il rencontre, par un soir sombre, un homme quelconque, il paraît qu’aussitôt il ouvre la bouche et montre les dents ; et le lendemain, on trouve cet homme mort. Quand j’ai entendu tous ces récits, cela m’a étonnée et effrayée, répondit Katerina, en prenant son mouchoir et en essuyant le visage de son enfant dormant dans ses bras.

Sur le mouchoir étaient brodées en soie rouge des feuilles et des baies.

Le pan Danilo ne répondit pas et se mit à regarder la rive sombre ; au loin, d’une forêt, un rempart de terre surgissait en masse noire, et sur le rempart s’élevait un vieux château. Trois plis se creusèrent sur les sourcils du pan, et sa main gauche tortilla ses moustaches juvéniles.

― Ce n’est pas tant le sorcier en lui-même qui est effrayant, dit-il ; le plus terrible, c’est quand il vient en méchant hôte. Quelle folie pour lui de s’être traîné ici ? J’ai entendu dire que les Liakhs[8] veulent construire une forteresse, pour nous barrer la route des Zaporogues. Plaise à Dieu que ce soit vrai !… Je vais balayer ce nid du diable, si seulement court le bruit qu’il y a quelque repaire. Je vais brûler le vieux sorcier, tellement qu’il n’y en aura plus une miette à becqueter pour les corbeaux. Je pense, pourtant, qu’il doit avoir de l’or et des richesses… Voilà, où vit ce démon !… Voilà que nous voguons près de croix — c’est un cimetière ! Ses aïeux impurs y pourrissent. On dit qu’ils étaient tous prêts à se vendre à Satan pour de l’argent, avec leur âme et leurs surtouts déchirés. S’il a véritablement de l’or, il n’y a pas de temps à perdre ; on ne s’enrichit pas tous les jours à la guerre…

— Je sais ce que tu médites : une rencontre avec lui ne me présage rien de bon. Voilà que ta respiration est lourde, tes yeux sont durs, tes sourcils se pressent sur tes yeux d’un air morne !…

— Tais-toi, femme ! dit Danilo avec colère ; celui qui discute avec vous devient lui-même femme. Garçon, donne-moi du feu de ta pipe…

Il se retourna vers l’un des rameurs, qui, piquant la cendre chaude dans le fond de sa pipe, en jeta une pincée dans celle de son pan.

— Vais-je m’effrayer d’un sorcier ! continua le pan Danilo. Un Kosak, grâce à Dieu, ne craint ni les diables ni les moines ! Nous serions bien, si nous nous mettions à écouter les femmes. N’est-ce pas vrai, garçons ? notre femme, — c’est notre pipe et notre sabre tranchant !

Katerina se tut, et jeta les yeux sur l’eau endormie ; mais le vent en couvrit alors la surface de rides, et tout le Dniepr s’argenta, comme une fourrure de loup au milieu de la nuit.

La barque tourna sur le côté et commença à côtoyer le rivage boisé. On aperçut bientôt un cimetière : des croix antiques se pressèrent en foule. Aucune viorne ne croissait parmi elles ; aucune herbe verte n’y apparaissait ; seule, la lune les éclairait, du haut du ciel.

— Entendez-vous des cris, garçons ? Quelqu’un appelle au secours ! dit le pan Danilo, se retournant vers ses rameurs.

— Nous entendons les cris, et, semble-t-il, de ce côté, répondirent ensemble les garçons, en montrant le cimetière.

Mais tout se tut. Le canot se détourna et se mit à suivre le promontoire.

Tout à coup, les rameurs laissèrent échapper les rames et s’arrêtèrent les yeux fixes. Le pan Danilo resta immobile : une sueur froide courut dans les veines kosakes.

Une croix oscilla sur sa tombe, et de celle-ci sortit lentement un mort desséché. Sa barbe pendait jusqu’à la ceinture ; à ses doigts étaient des ongles plus longs que les doigts eux-mêmes. Il tendit lentement ses mains vers le ciel. Tout son visage tremblait et grimaçait. On voyait qu’il devait endurer une horrible souffrance. « J’étouffe ! j’étouffe ! » gémit-il d’une voix bizarre, qui n’avait rien d’humain. Sa voix, comme un couteau, fendait le cœur ; le mort soudain rentra sous terre.

Une autre croix vacilla, et un nouveau mort sortit, encore plus effrayant et plus grand que le précédent ; sa barbe allait aux genoux, et ses ongles, faits d’os, étaient encore plus longs. Il cria encore plus sauvagement : « J’étouffe ! » et il disparut sous terre.

Une troisième croix remua, et un troisième mort se leva. Il semblait que ses os seuls s’élevaient sur la terre. Sa barbe tombait à ses talons ; ses doigts aux ongles longs labouraient le sol. Il tendit effrayamment ses mains en l’air, comme s’il voulait atteindre la lune, et il poussa un tel cri qu’on eût pensé que quelqu’un lui sciait ses os jaunis…

L’enfant, qui dormait dans les bras de Katerina, poussa un cri et s’éveilla ; la pania, elle aussi, poussa un cri ; les rameurs laissèrent tomber leurs bonnets dans le Dniepr ; le pan lui-même frissonna.

Soudain, tout disparut, comme si rien n’était ; pourtant, les garçons restèrent longtemps sans reprendre leurs rames. Bouroulebache regarda avec tendresse sa jeune femme, qui, pleine d’effroi, balançait dans ses bras son enfant qui pleurait, la serra sur son cœur et l’embrassa sur le front. « Ne crains rien, Katerina ! Regarde : il n’y a rien ! dit-il, en lui montrant la rive. Le sorcier veut effrayer le monde, afin que personne ne vienne à son nid impur. Mais il n’effraye ainsi que les femmes ! Donne-moi mon fils ! »

À ces mots, le pan Danilo leva son fils en l’air et l’éleva à ses lèvres : « N’est-ce pas, Ivan, tu ne crains pas le sorcier ? — Non ! — Réponds : « Papa, je suis un Kosak ! » — Cesse de pleurer ! Nous retournons à la maison ! nous retournons chez nous. — Ta mère te donnera du gruau, te placera dans ton berceau, et chantera :


Berce, berce, berce,
Berce, petit enfant, berce-toi
Et grandis, pour notre joie,


Pour la gloire du peuple kosak
Et le châtiment des ennemis…


» Écoute, Katerina : il me semble que ton père ne veut pas vivre en bon accord avec nous. Il est arrivé rébarbatif, morose, comme s’il était fâché… allons, s’il est arrivé mécontent, pourquoi est-il venu ? Il n’a pas voulu boire à la liberté kosake ! Il n’a pas touché l’enfant des mains ! D’abord je voulais lui dire tout ce que j’ai sur le cœur, mais cela ne réussit pas, et je bégayai. Non ! il n’a pas un cœur kosak ! Comment des cœurs kosaks, quand ils se rencontrent quelque part, ne bondiraient-ils pas l’un vers l’autre ? Allons, mes garçons, vite au rivage ! Je vous donnerai des bonnets neufs. À toi, Stetzeko, je t’en donnerai un en velours brodé d’or. Je le prendrai ensemble avec la tête d’un Tatar ; tout son attirail me restera ; je rejetterai seulement son âme bien volontiers. Allons ! amarrez ! Voilà, Ivan, que nous sommes arrivés et tu pleures toujours ! Prends-le, Katerina ! »

Tous débarquèrent. De derrière la montagne, surgissait une maison de chaume ; c’était le manoir de famille du pan Danilo. Derrière lui se trouvait encore une montagne, mais aussi des champs, et on aurait pu parcourir cent verstes sans y rencontrer un seul Kosak.

III

Le domaine du pan Danilo se trouve situé entre deux montagnes, dans un étroit vallon qui descend vers le Dniepr. Son manoir n’est pas élevé ; il a l’aspect d’une chaumière, comme pour les simples Kosaks, et, à l’intérieur, il n’a qu’une seule chambre. Mais il y a là de quoi loger lui, sa femme, une vieille servante et dix jeunes gens choisis. Autour des murs, en haut, sont des rayons de chêne. Sur ces rayons se pressent des marmites et des pots pour les aliments. Au milieu, on voit aussi des coupes d’argent et des verres ciselés d’or, reçus en cadeau ou conquis à la guerre. Au-dessous, sont suspendus de riches mousquets, des sabres, des arquebuses, des lances ; de gré ou de force, ces armes furent prises sur les Tatars, les Turcs et les Liakhs ; aussi, beaucoup sont ébréchées. En les regardant, le pan Danilo, comme devant des inscriptions, se rappelle ses combats. Le long du mur, en bas, des bancs de chêne poli ; tout auprès, devant le poêle, est le berceau, suspendu à des cordes qui s’enroulent autour d’un anneau fixé au plafond. Dans toute la chambre, le plancher poli est frotté et ciré à la terre glaise. Sur les bancs se couchent le pan Danilo et sa femme ; sur le poêle repose la vieille servante ; dans le berceau, s’amuse et s’en- dort au bruit d’une chanson le petit enfant ; sur le plancher dorment les jeunes gens. Mais un Kosak préfère dormir sur la terre unie, à ciel ouvert ; il n’a besoin ni de lit de plume ni d’oreiller ; il place sous sa tête un peu de paille fraîche et s’allonge à son aise sur l’herbe. Il lui est agréable, quand il se réveille au milieu de la nuit, d’apercevoir le ciel profond constellé d’étoiles et de frissonner au froid de la nuit, qui rafraîchit les membres ; alors, en s’allongeant et marmottant à travers son sommeil, il allume sa pipe et s’enroule plus étroitement dans sa chaude pelisse.

Bouroulebache ne se réveilla pas de bonne heure, après le festin de la veille, et, une fois levé, s’assit sur un bout du banc, et se mit à aiguiser un nouveau sabre turc, qu’il avait troqué contre une autre marchandise ; et la pania Katerina entreprit de broder d’or un mouchoir de soie.

Soudain, le père de Katerina entra, en colère, les sourcils froncés, une pipe étrangère entre les dents ; il alla vers sa fille, et lui demanda durement pour quelle cause elle était rentrée si tard chez elle.

— Pour cette affaire, beau-père, c’est moi, et non elle, qu’il faut interroger. Ce n’est pas la femme, mais l’homme, qui est responsable. Chez nous, cela est ainsi, ne t’en fâche pas ! dit Danilo, sans quitter son ouvrage. Peut-être que dans certaines contrées du Nord les choses vont autrement, — cela je l’ignore.

Une rougeur de colère couvrit le visage du beau-père, et ses yeux brillèrent d’une façon bizarre :

— Qui donc, sinon le père, doit s’occuper de sa fille ? marmotta-t-il en lui-même. Alors, je t’interroge toi-même : où as-tu couru jusqu’au milieu de la nuit ?

— Ah ! voilà donc l’affaire, cher beau-père ! Mais je dois te dire à ce sujet que, depuis déjà longtemps, je ne fais plus partie de ceux que les vieilles femmes emmaillotent. Je sais me tenir à cheval ; je sais aussi manier dans ma main un sabre tranchant, et je sais encore quelque chose… Je sais ne donner à personne les raisons de ce que je fais.

— Je vois, Danilo, et je sais que tu aimes les disputes. Celui qui se cache doit avoir, à coup sûr, de mauvaises intentions.

— Pense ce que tu veux, répondit Danilo, et je pense de même. Grâce à Dieu, je n’ai encore jamais trempé dans une affaire déshonorante ; je me suis toujours levé pour la foi orthodoxe et pour la patrie, et non pas comme certains vagabonds qui errent, Dieu sait où, quand les orthodoxes vont à la mort, et ensuite, qui reviennent ravir à ceux-ci le blé qu’ils ont semé. Ils ne ressemblent même pas aux uniates ; ils n’entrent jamais dans l’église de Dieu. À ceux-là, il est nécessaire de demander où ils vont.

— Eh ! Kosak ! sais-tu… Je suis mauvais tireur : à cent sagènes[9] ma balle traverse le cœur ; au sabre, je suis médiocre : d’un homme, je taille des morceaux plus menus que le gruau dont on fait la kacha[10].

— Je suis prêt, dit le pan Danilo, brandissant hardiment son sabre en l’air, comme s’il l’avait aiguisé exprès pour cette occasion.

— Danilo ! s’écria vivement Katerina, le saisissant par la main et s’y suspendant, rappelle-toi, insensé, regarde sur qui tu lèves la main. Toi, père, tes cheveux sont blancs comme la neige, et tu t’emportes ainsi qu’un garçon qui perd la tête !

— Femme ! s’écria avec menace le pan Danilo, tu sais que je n’aime pas cela ; fais ton ouvrage de femme !

Les sabres résonnèrent terriblement ; le fer frappa le fer, et une pluie d’étincelles entoura les Kosaks. Éplorée, Katerina se sauva dans une autre pièce, se jeta sur un lit et se couvrit les oreilles, pour ne pas entendre le choc des sabres. Mais les Kosaks se battaient trop bien, pour qu’il fût possible d’assoupir leurs coups. Son cœur battait à se rompre ; dans tout son corps, elle ressentait les bruits : touk ! touk ! « Non, je ne souffrirai pas, je ne les laisserai pas… Peut-être que déjà le sang vermeil coule à flots des corps blancs ; peut-être qu’en ce moment mon bien-aimé perd ses forces, et moi, je reste ici ! » Et toute tremblante, perdant presque connaissance, elle rentra dans la chaumière.

Les Kosaks se battaient terriblement et à forces égales ; ni l’un ni l’autre ne l’emportait. Tantôt le père de Katerina attaquait, — le pan Danilo se dérobait ; tantôt le pan Danilo attaquait, — le rude père se dérobait ; et ils se trouvaient de nouveau sur la même ligne. Ils écumaient. Ils levèrent les bras… ouk ! Les sabres résonnèrent…, et, avec bruit, les lames volèrent sur les côtés.

— Je te remercie, mon Dieu ! dit Katerina. Mais elle poussa un nouveau cri, en voyant les Kosaks saisir des mousquets. Ils placèrent les silex, et amorcèrent les chiens.

Le pan Danilo tira, — il manqua le but. Le père mit en joue… Il est vieux, ne voit pas très bien comme un jeune homme ; sa main pourtant ne tremble pas. Il tire, le coup résonne… Le pan Danilo vacille ; un sang vermeil rougit la manche gauche de son surtout.

― Non ! s’écria-t-il, je ne me livrerai pas à si bon compte ! Ce n’est pas la main gauche, mais la droite qui est importante. J’ai, pendu au mur, un pistolet turc : dans toute ma vie il ne m’a jamais trahi. Descends du mur, vieux camarade ; rends-moi un nouveau service.

Danilo étendit la main.

― Danilo ! cria Katerina avec désespoir, en le saisissant par la main et se jetant à ses genoux, je ne te supplie pas pour moi ! Car ma mort sera prompte : celle-là est une mauvaise femme qui survit à son époux ; le Dniepr, le Dniepr glacé sera ma tombe… Mais regarde ton fils, Danilo ! pense à ton fils ! Qui réchauffera le malheureux enfant ? Qui le caressera ? Qui lui apprendra à voler sur un cheval noir, à se battre pour la liberté et pour la foi, à boire et à se divertir, comme un Kosak ? Meurs, mon fils, meurs ! Ton père ne veut pas te connaître. Vois comme il détourne la tête !… Oh ! à présent je te connais ! Tu es une bête féroce, et non un homme ! Tu as un cœur de loup, une âme de vermine ! Je pensais qu’il y avait en toi une goutte de pitié, que dans ton cœur de pierre il existait encore quelque sentiment d’humanité. Je me trompais d’une façon insensée ! Cela te causera de la joie. Tes os se mettront à danser de plaisir dans la tombe, quand ils entendront comme les Liakhs, bêtes impies, jetteront ton fils dans le feu, comme ton fils criera sous les couteaux ! Oh ! je te connais ! Tu en seras ravi dans ton cercueil, et tu exciteras de ton bonnet le feu qui brûlera sous lui !

— Arrête, Katerina ! Viens, mon Ivan chéri, que je t’embrasse ! Non, mon enfant, personne ne touchera tes cheveux ! Tu grandiras pour la gloire de la patrie ; comme l’orage, tu galoperas devant les Kosaks, le bonnet de velours sur la tête, le sabre tranchant à la main ! Donne la main, père ! Soyons entre nous comme auparavant ! Ce que je t’ai fait est injuste, — je le reconnais. Me donneras-tu la main ? dit Danilo au père de Katerina, qui restait au même endroit, ne laissant paraître sur son visage ni colère ni réconciliation.

— Père ! s’écria Katerina, le saisissant et l’embrassant ; ne sois pas inflexible, pardonne à Danilo ; il ne te contrariera plus !

― Pour toi seule, ma fille, je pardonne ! répondit-il ; et tandis qu’il l’embrassait, ses yeux brillèrent étrangement.

Katerina frissonna un peu : le baiser lui semblait étonnant, et la lueur des yeux singulière. Elle s’accouda sur la table, sur laquelle le pan Danilo pansait sa main blessée ; celui-ci, changeant d’avis, réfléchissait qu’il avait mal fait et non agi comme un Kosak, en demandant pardon, quand il n’était coupable de rien.

IV

Le jour se leva, mais sans soleil : le ciel se couvrit, et une pluie fine tomba sur les prés, sur les bois, sur le large Dniepr. La pania Katerina se réveilla, l’âme chagrine : ses yeux étaient rouges, et tout son être inquiet et troublé. « Mon cher mari, mon mari bien-aimé ! j’ai eu un songe effrayant ! »

― Quel songe, ma Katerina chérie ?

― Ce que j’ai rêvé est effrayant, et pourtant il me semblait être réveillée. J’ai rêvé que mon père est ce même monstre, que nous avons vu chez l’essaoul. Mais, je t’en prie, ne crois pas à ce songe : que de stupidités n’apparaissent pas en rêve ! Je me tenais devant lui, toute tremblante ; j’avais peur, et chacune de ses paroles me tordait les nerfs. Si tu savais ce qu’il m’a dit…

― Que t’a-t-il dit, ma Katerina adorée ?

― Il m’a dit : « Regarde-moi, Katerina ; je suis très beau. C’est à tort que les gens prétendent que je suis laid. Je te serai un mari parfait. Vois comme mes yeux brillent ! » Il tourna vers moi ses yeux ardents ; je poussai un cri et je m’éveillai.

― Oui, les songes disent souvent la vérité. Sais-tu que derrière la montagne, ce n’est rien moins que tranquille ? Les Liakhs recommencent à jeter les yeux de notre côté. Gorobietz m’a envoyé dire de prendre garde ; c’est à tort qu’il s’inquiète, car, sans cela, je veille toujours. Mes jeunes hommes ont cette nuit fait douze abatis d’arbres. Nous les recevrons avec des pruneaux de plomb, et les seigneurs polonais danseront au son du bâton.

― Et mon père, sait-il cela ?

― Ton père me pèse sur les épaules ! Jusqu’à présent je n’ai pu le comprendre. Il a commis sûrement, en terre étrangère, beaucoup de crimes. Pour quelles raisons, par le fait, vit-il ainsi depuis un mois sans s’amuser jamais, comme un honnête Kosak ? Il n’a pas voulu boire d’hydromel ! Tu entends, Katerina : il a refusé de boire l’hydromel que j’ai pris à des juifs de Brestov. — Eh ! garçon ! cria le pan Danilo, cours à la cave, enfant, et apporte-moi de l’hydromel juif ! Il ne boit pas non plus d’eau-de-vie de grains ! Quel malheur ! Il me semble, pania Katerina, qu’il ne croit pas au Christ notre Seigneur ! Dis ? Que t’en semble-t-il ?

— Dieu saint ! que dis-tu, pan Danilo ?

— C’est bizarre, pania ! continua Danilo, en prenant des mains du Kosak un pot de terre ; les catholiques impurs eux-mêmes aiment l’eau-de-vie ; seuls les Turcs n’en boivent pas. Eh bien ! Stetzeko, tu as bu pas mal d’hydromel à la cave ?

— J’y ai seulement goûté, pan !

— Tu mens, fils de chien ! Vois comme les mouches assaillent tes moustaches ! Je vois dans tes yeux que tu en as pris un demi-vedro[11]. Ah ! les Kosaks ! Quel mauvais peuple ! Il est toujours prêt à donner à un camarade, mais il tarit tout ce qui est liquide. Et moi, pania Katerina, depuis longtemps, je n’ai pas été ivre. Dis ?

— Voilà longtemps ! Mais pour la dernière…

― Ne crains rien, ne crains rien, je ne boirai plus de pots ! Mais voici que le prêtre turc ouvre la porte !… dit-il entre ses dents, en voyant son beau-père qui arrivait à la porte.

― Mais qu’est-ce donc, ma fille ? dit le père en enlevant son bonnet de sa tête, et rectifiant sa ceinture, à laquelle pendait un sabre aux pierres bizarres ; le soleil est déjà haut, et ton repas n’est pas prêt.

― Le repas est prêt, père pan ; nous allons nous installer. Prends un pot de galouchki ! dit la pania Katerina à la vieille servante, qui essuyait la vaisselle de bois ; ou plutôt, attends, je vais le prendre moi-même ; et toi, appelle les garçons.

Tous s’assirent par terre en cercle : sous la fenêtre le pan père, à sa main gauche le pan Danilo, à sa droite la pania Katerina, et les dix loyaux jeunes gens, en surtouts bleus et jaunes.

― Je n’aime pas ces galouchki ! dit le pan père, mangeant un peu et remettant sa cuillère, cela n’a aucun goût !

— Je sais que tu préfères la lapcha[12] juive, pensa en lui-même Danilo. Pourquoi donc, beau-père, continua-t-il à haute voix, pourquoi dis-tu que les galouchki n’ont aucun goût ? Veux-tu dire qu’ils sont mal faits ? Ma Katerina les fait comme l’hetman[13] lui-même en mange rarement de tels. Pourquoi les dédaigner ? C’est une nourriture chrétienne ! Tous les gens pieux et les saints ont mangé des galouchki…

Le père ne répondit rien, et le pan Danilo se tut.

On servit un sanglier rôti avec du chou et des prunes :

― Je n’aime pas le porc ! dit le père de Katerina, en prenant une cuillerée de chou.

― Pourquoi ne pas aimer le porc ? dit Danilo ; seuls les Turcs et les Juifs ne mangent pas de porc.

Le père fronça les sourcils.

Il mangea seulement un seul gâteau avec du lait, et but, au lieu d’eau-de-vie, une certaine eau noire, contenue dans une gourde, qu’il portait sur son sein.

Après le repas, Danilo s’endormit d’un sommeil profond et ne se réveilla que vers le soir. Il s’assit et se mit à écrire des listes pour l’armée kosake, tandis que la pania Katerina, assise sur le poêle, poussait du pied le berceau.

Le pan Danilo était assis ; il regardait de l’œil gauche sur son papier et du droit par la fenêtre. Il voyait, de là, briller au loin les montagnes et le Dniepr ; au delà du Dniepr, des forêts bleuissaient ; au-dessus le ciel serein de la nuit éclairait le tout.

Mais le pan Danilo ne regardait pas le ciel profond ni les forêts bleues ; son œil se fixait sur le promontoire où noircissait le vieux château. Il était surpris d’apercevoir un feu briller par une petite fenêtre. D’ailleurs, tout disparut bientôt ; ce n’était, sûrement, qu’une illusion. On ne percevait que le bruit du Dniepr grondant sourdement en dessous, et l’attaquant des trois côtés de ses flots montant l’un sur l’autre. Le Dniepr ne se soulève pas ; mais, comme un vieux, il grogne et murmure ; tout ne lui plaît pas ; tout change autour de lui ; il ronge doucement les montagnes qui sont sur ses rives, les bois et les prés et apporte ses plaintes à la mer Noire.

Voilà que sur le large fleuve apparut une vins d’un festin de garçons ? Ne t’ai-je pas donné un fils aux sourcils noirs ?…

― Ne pleure pas, Katerina ; je te connais à présent et je ne te quitterai pas pour pareille chose. Toute ma colère retombe sur ton père.

― Non, ne l’appelle pas mon père ! Il n’est pas mon père. Dieu en est témoin, je le renie, je le renie comme mon père ! C’est l’antechrist, c’est un apostat ! Qu’il disparaisse, qu’il se noie, je ne tendrai pas la main pour le sauver ; qu’il s’empoisonne d’une herbe mauvaise, je ne lui donnerai pas d’eau à boire. C’est toi seul qui es mon père !

VI

Dans la cave profonde du pan Danilo, derrière trois serrures, le sorcier est attaché par des chaînes de fer ; et, au loin, au dessus du Dniepr, flambe son château diabolique, et les flots rouges comme du sang grondent et se pressent autour des vieux murs.

Ce n’est pas à cause de ses sorcelleries et de son impiété que le sorcier est enfermé dans la profonde cave : pour ces choses, Dieu seul sera son juge ; il est là pour une trahison secrète, pour une alliance avec les ennemis de la terre russe orthodoxe, — il a voulu livrer aux catholiques le peuple de l’Ukraine et faire brûler les églises chrétiennes.

Le sorcier est morose ; dans sa tête roulent des idées noires comme la nuit ; il ne lui reste plus qu’un seul jour à vivre, car demain il sera temps pour lui de dire adieu à la terre , demain l’attend son châtiment.

Et ce châtiment ne sera pas léger ; ce sera encore de la bonté si on le cuit vivant dans une marmite ou si on lui arrache la peau.

Le sorcier est morose et penche la tête. Peut-être se repent-il devant le moment de la mort ; mais ses crimes sont tels que Dieu ne peut les pardonner. Au-dessus de lui, se trouve une étroite fenêtre grillée de barres de fer. Faisant résonner ses chaînes, il s’efforce de regarder par cette fenêtre, si sa fille ne passe pas. Elle est douce, miséricordieuse comme une colombe : n’aurait-elle pas pitié de son père ?… Mais rien. En bas, s’allonge la route ; personne n’y passe. Plus bas, coule le Dniepr ; il n’y a rien à faire avec lui : il mugit, et son bruit résonne lugubrement aux oreilles du prisonnier.

Voici que quelqu’un se montre sur la route, ― c’est un Kosak ! ― et le prisonnier soupire péniblement. De nouveau tout est désert.

De loin vient une personne… elle a un kountouche[14] ; sur sa tête brille un korablik d’or[15]… C’est elle ! Il se rapproche de la fenêtre.

Elle arrive auprès…

― Katerina ! ma fille ! aie pitié, fais-moi grâce !…

Mais elle est muette ; elle ne veut pas entendre, et détourne les yeux de la prison, et déjà elle est passée, déjà elle a disparu. Tout est désert sur la terre ; le Dniepr gronde tristement ; un sentiment de tristesse étreint le cœur ; mais est-ce que le sorcier peut ressentir cette tristesse ?

Le jour s’écoule. Déjà le soleil se couche ; il disparaît. C’est le soir ; il fait frais ; un bœuf mugit quelque part ; d’un autre endroit arrivent des bruits ; assurément, le peuple revient de son travail et s’amuse ; sur le Dniepr brille une barque… à qui peut-elle être aussi utile qu’elle le serait au prisonnier ? Une serpe d’argent[16] brille dans le ciel. Voici que du côté opposé au chemin arrive quelqu’un ; on distingue difficilement dans l’obscurité : c’est Katerina qui revient.

― Ma fille, pour l’amour de Dieu ! les loups cruels ne déchirent pas leur mère ; ma fille, jette au moins un regard sur ton coupable père !

Elle n’écoute pas et passe.

— Ma fille, pour l’amour de ta malheureuse mère !…

Elle s’arrête.

— Viens écouter ma dernière parole !

— Pourquoi m’appelles-tu, apostat ? Ne me nomme pas ta fille ! Entre nous il n’y a pas de parenté. Que veux-tu de moi pour l’amour de ma malheureuse mère ?

— Katerina ! ma fin est proche ; je le sais, ton mari veut m’attacher à la queue d’une jument et me lancer dans la campagne, ou pense peut-être à un supplice encore plus terrible…

— Est-il au monde un supplice qui égale tes crimes ? Attends-le, personne ne peut implorer pour toi.

— Katerina ! le supplice ne m’effraye pas, mais les peines de l’autre monde… Tu es innocente, Katerina : ton âme volera dans le paradis auprès de Dieu, mais l’âme apostate de ton père brûlera du feu éternel, et jamais ce feu ne s’éteindra : il brûlera toujours de plus en plus violent ; jamais une goutte de rosée ne tombera de la main de quelqu’un, jamais un vent ne soufflera.

— Je ne suis pas maîtresse d’amoindrir ce châtiment, dit Katerina en se détournant.

— Katerina ! écoute encore un seul mot : tu peux sauver mon âme. Tu ne sais pas assez combien Dieu est bon et miséricordieux. Tu as entendu parler de l’apôtre Paul, qui fut un homme pécheur, — et devint un saint.

— Que puis-je faire pour sauver ton âme ? demanda Katerina. Est-ce à moi, faible femme, à réfléchir à cela ?

— Si je réussissais à sortir d’ici, j’abandonnerais tout. Je ferais pénitence : j’irais dans une caverne ; je me couvrirais le corps d’un cilice rude, et jour et nuit je prierais Dieu, Et je ne porterais aucun aliment gras à ma bouche, ni même un poisson. Je ne quitterais pas mes vêtements pour me reposer. Et toujours je prierais, je prierais sans cesse ! Et quand la miséricorde de Dieu ne se détournerait plus de moi malgré mes nombreux crimes, alors je m’enterrerais en terre jusqu’au cou ou m’enfermerais dans un mur de pierre ; je ne prendrais ni nourriture ni boisson, et je mourrais ; et je laisserais tout mon bien aux moines pour que, durant quarante jours et quarante nuits, ils célébrassent, pour moi, des services funèbres.

Katerina réfléchit :

— Quand même je t’ouvrirais, je ne pourrais défaire tes chaînes.

— Je ne crains pas les chaînes, répondit-il. Tu dis qu’elles enchaînent mes mains et mes pieds ? Non, je leur ai soufflé un brouillard dans les yeux, et au lieu des mains j’ai tendu un arbre sec. Tiens, regarde : je n’ai plus maintenant aucune chaîne, dit-il en se mettant au milieu de la pièce. Je ne craindrais pas non plus ces murs et m’en échapperais ; mais ton mari ignore quels sont ces murs ; un saint ermite les bâtit, et nulle force impure ne peut tirer un sorcier de là, si on ne lui ouvre avec la même clé dont le saint fermait sa cellule. C’est pourquoi je ne sortirai de cette cellule, misérable pécheur, que lorsqu’on m’en tirera de bon gré.

— Écoute : je vais t’en faire sortir ; mais tu ne me trompes pas ? dit Katerina se tenant devant la porte ; si au lieu de faire pénitence, tu allais retourner vers le diable !

— Non, Katerina ; je n’ai plus longtemps à vivre ; ma fin est proche, même sans supplice. Penses-tu que je me livrerais au châtiment éternel ?

Les serrures grincèrent.

— Adieu ! la miséricorde de Dieu te garde, mon enfant ! dit le sorcier ; et il l’embrassa.

— Ne me touche pas, pécheur inouï ; pars au plus vite !… dit Katerina.

Mais il avait déjà disparu.

— Je l’ai laissé fuir, dit-elle en examinant les murs ; que vais-je répondre maintenant à mon mari ? Je suis perdue. Il ne me reste plus qu’à me cacher vivante dans la tombe !

Et, sanglotant, elle se laissa presque tomber sur le tronc où s’asseyait le sorcier.

— Mais j’ai sauvé son âme, ajouta-t-elle à voix basse, j’ai accompli une œuvre agréable à Dieu. Pourtant, mon mari… je l’ai trahi pour la première fois. Oh ! comme ce sera terrible, comme ce sera difficile de lui dire un mensonge ! Quelqu’un vient ! C’est lui ! mon mari ! s’écria-t-elle désespérée.

Et elle tomba par terre sans connaissance.

VII

— C’est moi, mon enfant ! C’est moi, mon petit cœur ! entendit Katerina en revenant à elle ; et elle aperçut devant elle la vieille servante. La baba[17] à genoux marmottait, lui sembla-t-il, quelque chose, et étendant au-dessus d’elle sa main ratatinée, l’arrosait d’eau froide.

— Où suis-je ? demanda Katerina, se levant et regardant autour d’elle. Devant moi gronde le Dniepr ; derrière moi, les montagnes… Où m’as-tu Conduite, baba ?

— Je ne t’ai pas conduite, mais retirée ; je t’ai enlevée dans mes bras de la cave où l’on étouffe, et j’ai refermé la porte à clé, afin qu’il ne t’arrive rien de la part du pan Danilo.

— Où est la clé ? demanda Katerina regardant à sa ceinture ; je ne la vois pas.

— Ton mari l’a détachée pour aller voir le sorcier, mon enfant.

— Aller le voir !… Baba, je suis perdue ! s’écria Katerina.

— Que Dieu nous le pardonne, mon enfant ! Mais n’en parle pas, ma pauvre chérie, personne ne saura rien !

— Il s’est enfui, le maudit Antéchrist ! Entends-tu, Katerina, il s’est enfui ! dit le pan Danilo en accourant vers sa femme.

Ses yeux lançaient des éclairs ; le sabre, avec fracas, tremblait à son côté. Sa femme devint d’une pâleur mortelle.

— Quelqu’un l’a donc fait sortir, mon cher mari ? demanda-t-elle en tremblant.

— Quelqu’un l’a fait sortir, tu as raison ; mais c’est le diable qui l’a fait sortir ! Vois, à sa place était une poutre enchaînée. Dieu a donc voulu que le diable ne craignît pas les mains kosakes ! Si c’est seulement un de mes Kosaks qui a eu cette idée et que je l’apprenne… je ne trouverai pas de châtiment assez grand pour lui !

― Et si c’était moi ? dit involontairement Katerina, qui resta immobile de frayeur.

— Si tu t’en étais avisée, alors tu ne serais plus ma femme. Je te coudrais dans un sac, et je te jetterais au milieu même du Dniepr !

Katerina sentit sa tête tourner, et ses cheveux se dressèrent de terreur.

VIII

Sur une route de la frontière, dans une auberge, les Liakhs sont réunis et font bombance depuis deux jours. Ils sont nombreux, et sont venus certainement pour quelque incursion ; quelques-uns ont des mousquets ; les éperons résonnent, les sabres sonnent. Les pans s’amusent et causent ; ils racontent des choses qui n’ont jamais eu lieu ; ils se moquent des orthodoxes, appellent le peuple de l’Ukraine leurs serfs, et, d’un air terrible, retroussent leurs moustaches, et, gravement, la tête pleine, s’étendent sur les bancs. Au milieu, d’eux, est un prêtre ; seulement, chez eux, le prêtre ne ressemble pas aux autres ; et d’aspect, il n’a rien de commun avec un pope chrétien : il boit et s’amuse avec eux, et sa voix impie tient des discours honteux.

Et les valets ne le leur cèdent en rien ; ils ont retroussé les manches de leurs surtouts déchirés et font les bravaches, comme s’ils étaient quelque chose de convenable. Ils jouent aux cartes, se les lancent au nez, se disputent des femmes étrangères ; des cris, des rixes !…

Les pans se lâchent et renversent les tables ; ils saisissent par la barbe un juif, et lui peignent une croix sur le front ; ils tirent une charge à blanc sur les vieilles femmes et dansent la krakoviak[18] avec leur pope impie. La terre russe n’a pas vu pareil scandale depuis les Tatars ; il est visible que c’est pour la punir que Dieu permet un tel outrage !

Au milieu du tapage général, on entend qu’ils parlent de la terre transdnieprienne, du pan Danilo, de la beauté de sa femme…

Ce n’est pas pour une bonne cause qu’est rassemblée cette racaille !

IX

Le pan Danilo est assis devant la table, dans sa chambre ; il s’appuie sur le coude et réfléchit. La pania Katerina est assise sur le poêle et chante une chanson.

― Je me sens triste, femme, dit le pan Danilo ; la tête me fait mal, et le cœur également. Je suis pesant. Sûrement, ma mort n’est pas éloignée.

— Oh ! mon époux chéri, appuie ta tête sur moi ! Pourquoi roules-tu ainsi de telles idées noires ? pensa Katerina. — Mais elle n’osa le dire.

Il lui était pénible maintenant de recevoir les caresses de son mari.

— Écoute, femme ! dit Danilo ; n’abandonne pas mon fils, quand je ne serai plus là. Dieu ne te donnera pas de bonheur, ni en ce monde ni dans l’autre, si tu l’abandonnes. Il serait trop pénible à mes os de pourrir dans la terre humide, et encore plus à mon âme !

― Que dis-tu, mon époux ? Ne te moques-tu pas de nous, faibles femmes ? Et maintenant tu parles comme une de ces femmes. Il te faut vivre encore longtemps.

― Non, Katerina, mon âme sent la mort proche. Quelque chose de triste se tient sur la terre ; les temps mauvais sont arrivés ! Oh ! je me rappelle, je me rappelle les années écoulées ; elles ne reviendront plus, c’est sûr. Il vivait encore, l’honneur et la gloire de notre armée, le vieux Konachevitch ! Je vois devant mes yeux défiler les régiments kosaks ! c’était l’âge d’or, Katerina ! Le vieil hetman était assis sur un cheval noir ; dans sa main brillait son bâton de commandement ; alentour les chefs, et derrière la marée rouge des Zaporogues. L’hetman commença à parler, — et tout devint silencieux, comme la tombe. Le vieillard pleurait, en nous rappelant nos actions et nos combats passés. Oh ! si tu savais, comme nous nous battions alors avec les Turcs ! Sur ma tête est encore visible une blessure. Quatre balles me traversèrent le corps, et aucune des plaies n’est complètement guérie. Combien d’or alors nous gagnions ! Les Kosaks puisaient à pleins chapeaux les pierres précieuses. Et quels chevaux, Katerina, si tu savais quels chevaux nous prenions alors ! Il me semble que je ne suis pas encore vieux et que mon corps est robuste ; mais le glaive kosak est tombé de mes mains, je vis sans rien faire ; et je ne sais plus pourquoi je vis. Il n’y a plus d’ordre dans l’Ukraine : les polkovniks[19] et les essaouls[20] se disputent entre eux, comme des chiens ; il n’y a plus au-dessus d’eux de chef suprême. Notre noblesse a pris les mœurs polonaises et appris la ruse… vendu son âme et accepté l’union[21]. La juiverie opprime le malheureux peuple. Ô temps ! temps passé ! Qu’êtes-vous devenues, mes années ? Va, garçon, à la cave, et apporte-moi un gobelet d’hydromel ! Je veux boire à l’ancienne liberté et aux années coulées !

― Comment recevrons-nous nos hôtes, pan ? Du côté des prairies arrivent les Liakhs ! dit Stetzeko, en entrant dans la chaumière.

― Je sais pourquoi ils viennent, répondit Danilo, en se levant. Sellez nos chevaux, fidèles serviteurs ! Revêtez votre attirail de combat ! Sabres au vent ! Ne perdez pas de temps à ramasser les balles de plomb : il faut recevoir nos hôtes avec honneur !

Mais les Kosaks avaient à peine eu le temps de monter à cheval et de charger leurs mousquets, que déjà les Liakhs, comme les feuilles qui tombent d’un arbre sur le sol à la fin de l’automne, couvrirent la hauteur.

― Hé ! il y a là à qui parler ! dit Danilo, en examinant les gros pans, caracolant fièrement en avant sur leurs chevaux, et couverts d’armures d’or. Je vois qu’encore une fois nous allons nous enivrer de gloire ! Réjouis-toi, âme kosake, pour la dernière fois. Réjouissez-vous, garçons : notre jour de fête est arrivé !

Et la fête commence sur la montagne, et le festin dure longtemps : les glaives brillent, les balles sifflent, les chevaux hennissent et piaffent. La tête s’hébète de tapage ; les yeux s’aveuglent de fumée. Tout se confond ; mais le Kosak sent quel est l’ami et quel est l’ennemi ; une balle siffle, ― et un cavalier ardent tombe de cheval ; un sabre brille, — et une tête roule à terre, marmottant des paroles incohérentes.

Mais, dans le tumulte, le sommet rouge du bonnet du pan Danilo domine tout ; on aperçoit sa ceinture dorée sur un surtout bleu ; la crinière de son cheval noir flotte au vent en tourbillon. Comme un oiseau, il apparaît ici et là ; il crie et brandit un sabre damasquiné qui de droite et de gauche fend les épaules. Frappe, Kosak ! Réjouis-toi, Kosak ! Contente ton cœur juvénile ; mais ne t’attarde ni aux ceintures d’or ni aux manteaux ; foule aux pieds l’or et les pierres précieuses ! Abats, Kosak ! Réjouis-toi, Kosak ! mais regarde en arrière : les Liakhs sans honneur mettent déjà le feu à la chaumière et chassent le bétail épouvanté. Et, comme l’orage, le pan Danilo retourne en arrière, et le bonnet au sommet rouge brille déjà près de la chaumière, et la foule s’éclaircit autour de lui.

Il y a plus de deux heures que Kosaks et Liakhs se battent ; quelques-uns s’arrêtent de part et d’autre ; mais le pan Danilo ne se fatigue pas ; il désarçonne les Liakhs de sa longue lance et foule sous son cheval fougueux les fantassins. Déjà la porte se dégage, déjà les ennemis ont commencé à fuir ; déjà les Kosaks arrachent aux morts leurs surtouts dorés et leurs riches armures ; déjà le pan Danilo s’apprête à la poursuite, et regarde pour appeler les siens… et soudain la fureur s’empare de lui : il vient d’apercevoir le père de Katerina. Celui-ci se tient sur la hauteur et le vise d’un mousquet. Danilo pique son cheval droit sur lui… Kosak ! tu cours à la mort !… Le mousquet retentit, — et le sorcier disparaît derrière la montagne. Mais le fidèle Stetzeko a reconnu son habit rouge et sa coiffure bizarre. Le Kosak chancelle et tombe sur le sol. Le fidèle Stetzeko se précipite sur son pan ; celui-ci est étendu par terre, les yeux clos ; un sang vermeil s’échappe en bouillonnant de sa poitrine. Mais il a senti son fidèle serviteur, à coup sûr ; il ouvre doucement les paupières et ses yeux brillent.

— Adieu ! Stetzeko ! dis à Katerina de ne pas abandonner mon fils ! Et vous non plus, ne l’abandonnez pas, fidèles serviteurs ! Et il se tait. L’âme kosake s’est envolée de son noble corps : les lèvres blêmissent ; le Kosak dort pour l’éternité.

Le serviteur sanglote et fait signe de la main à Katerina :

― Allons, pania, vite : ton pan s’est amusé ; il gît maintenant ivre-mort, sur la terre humide ; de longtemps il ne se dégrisera pas !

Katerina frappe ses mains l’une contre l’autre et s’abat, comme une gerbe, sur le corps inanimé.

— Mon époux ! Tu es donc couché là, les yeux fermés ? Relève-toi, mon bien-aimé faucon, tends ta main ! Soulève-toi ! Regarde au moins encore une fois ta Katerina, remue les lèvres, prononce le moindre mot !… Mais tu te tais, tu te tais, mon pan radieux ! Tu bleuis, comme la mer Noire ! Ton cœur ne bat plus ! Pourquoi es-tu ainsi gelé, mon pan ? Mes larmes, je le vois, ne sont pas assez brûlantes pour pouvoir te réchauffer. Mes plaintes ne sont pas assez bruyantes pour te réveiller ! Qui donc conduira maintenant tes troupes ? Qui donc montera sur ton cheval noir, criera et brandira tes sabres à la tête des Kosaks ? Kosaks ! Kosaks ! où sont votre honneur et votre gloire ? Ils gisent là, les yeux clos, sur la terre humide. Enterrez-moi, enterrez-moi avec lui ! Versez de la terre dans mes yeux ! Clouez des planches d’érable sur ma blanche poitrine ! À quoi bon maintenant ma beauté ?

Elle pleure et se frappe.

Mais tout l’horizon se couvre d’un nuage de poussière : c’est le vieil essaoul Gorobietz qui arrive au secours.

X

Merveilleux est le Dniepr, quand, dans un jour paisible, ses ondes coulent en liberté et sans bruit à travers les bois et les monts. Nulle agitation, nul tapage. On regarde, et on ne sait si marche ou ne marche pas sa majestueuse masse ; et on s’étonne, car il semble couler sous un miroir, et son ruban vert bleu, à la largeur sans mesure, à la longueur sans fin, s’avance et ondule à travers la verdure. Le soleil brûlant aime à s’y mirer du haut du ciel et à plonger ses rayons dans la fraîcheur des eaux de cristal, et à y refléter clairement les bois qui couvrent les rives. Les buissons verdoyants s’empressent pêle-mêle avec les fleurs des champs sur le bord des eaux, et, s’inclinant, y regardent, non pour se voir et se flatter de leur aspect fleuri, mais pour sourire au fleuve et le complimenter. Ils n’osent regarder au milieu même du Dniepr ; personne, sauf le soleil et le ciel bleu, ne l’examine ; l’oiseau vole rarement jusqu’au milieu du Dniepr ! Il est splendide ; aucune rivière au monde ne peut se comparer à lui.

Merveilleux encore est le Dniepr, par une chaude nuit d’été, lorsque tout est endormi : homme, bête et oiseau ; quand Dieu seul majestueusement contemple le ciel et la terre et secoue son manteau, d’où tombent les étoiles ; les étoiles étincellent et brillent sur le monde, et toutes se reflètent dans le Dniepr. Il les reçoit toutes dans son sombre sein ; et aucune ne lui échappe, — à moins de s’éteindre dans le ciel. Une forêt noire aux corneilles assoupies, des montagnes jadis éboulées, qui surplombent, s’efforcent de le couvrir de leur ombre longue, — c’est en vain ! Rien au monde ne peut couvrir le Dniepr ! Son flot bleu coule, toujours bleu, au milieu de la nuit comme en plein jour ; on le distingue aussi loin que peut porter l’œil humain. Se dorlotant et se resserrant plus près des rives à cause du froid de la nuit, il a parfois un flot argenté qui brille comme les raies d’un sabre damasquiné ; mais il se rassoupit de nouveau, toujours bleu. Merveilleux alors est le Dniepr, et nulle rivière ne lui est comparable au monde !

Quand dans le ciel les nuages s’amassent en montagnes, que la forêt noire s’ébranle jusqu’à ses racines, que les chênes craquent, et que la foudre, se cassant à travers les nues, éclaire d’un jet toute la terre, — alors, terrible est le Dniepr. Les masses d’eau grondent, se heurtent contre les collines, et avec des gémissements et du tapage roulent en arrière, pleurent et sanglotent au loin. Ainsi gémit une mère kosake, dont le fils part à l’armée ; celui-ci, brave, insouciant, va sur son cheval noir, le poing sur la hanche et le bonnet dénoué ; mais elle, sanglotante, court derrière lui, le saisit par l’étrier, prend le mors et s’y brise les mains, et pleure à chaudes larmes.

Bizarrement faisaient tache, parmi les flots en guerre, les poutres brûlées et les pierres sur le promontoire. Une barque, près d’aborder, battait contre la rive, s’élevant sur le haut des vagues et retombant. Quel Kosak avait donc osé se promener ainsi en barque, à ce moment, où le vieux Dniepr était en furie ? Sûrement, celui-là ignorait qu’il avale les gens comme des mouches.

L’embarcation s’amarra, et le sorcier en sortit. Il n’était pas joyeux ; la fête funéraire que les Kosaks ont célébrée en l’honneur de leur pan mort lui a été amère. Nombreux sont les Liakhs qui en furent victimes ; quarante-quatre pans avec tout leur attirail et leurs surtouts et trente-trois valets ont été taillés en pièces ; les survivants ont été conduits en prison pour être vendus aux Tatars.

Il descendit les marches de pierre, au milieu des poutres brûlées, jusqu’à l’endroit profond où il s’était construit une retraite souterraine. Il y entra doucement, faisant craquer la porte, posa un pot sur la table couverte d’une nappe, et y jeta, de ses longues mains, quelques herbes inconnues ; il prit ensuite un gobelet, fait du bois d’un arbre magique, avec lequel il puisa de l’eau, et se mit à la répandre, en remuant les lèvres et faisant des conjurations.

Une lumière rose apparut dans la chambre, et alors il fut effrayant de regarder le sorcier. Tout son visage semblait couvert de sang ; seules de profondes rides faisaient des taches plus sombres, et ses yeux étaient comme en feu. Pécheur impie ! Depuis longtemps sa barbe a grisonné, et sa figure s’est ridée ; il est tout desséché, et pourtant il médite toujours des desseins coupables.

Au milieu de la chambre, commença à souffler un nuage blanc, et quelque chose ressemblant à de la joie brilla sur le visage du sorcier ; mais pourquoi tout à coup s’est-il arrêté immobile, la bouche ouverte, n’osant remuer, et pourquoi ses cheveux se dressent-ils sur sa tête ? Dans le nuage, devant lui, est apparue une figure bizarre. Sans être appelée ni évoquée, elle s’est invitée elle-même chez lui ; et pour comble, elle s’éclaircit davantage et promène des yeux vifs. Ses traits, ses sourcils, ses yeux, ses lèvres, — tout cela lui est inconnu ; jamais, durant toute sa vie, il ne l’a vue. Et cela lui paraît terrible, car un insurmontable effroi fond sur lui. Mais la tête inconnue et étonnante, à travers le nuage, le regarde fixement. Le nuage se fond ; mais les traits inconnus paraissent encore plus accusés et les yeux perçants ne se détachent pas de lui. Le sorcier devient tout blanc, comme un linge : il crie d’une voix perçante, qui n’est plus la sienne, renverse le pot…

Tout a disparu.

XI

— Calme-toi, ma sœur chérie ! disait le vieil essaoul Gorobietz ; les songes disent rarement la vérité.

— Couche-toi un moment ! disait sa jeune bru ; je ferai venir une vieille sorcière, contre qui nulle force ne peut résister : elle t’enlèvera ton trouble.

— Ne crains rien ! disait son fils, en tourmentant son sabre, personne ne te touchera.

D’un air sombre, les yeux troubles, Katerina les regarda et ne trouva rien à dire.

— Moi-même j’ai préparé ma ruine, en le laissant s’enfuir ! répondit-elle enfin. Je n’aurai plus de repos. Voilà déjà dix jours que je suis avec vous à Kiev et ni mon chagrin, ni mes larmes n’ont cessé. Je pensais, dans la tranquillité, élever mon fils pour la vengeance… Et voilà qu’en songe il s’est remontré à moi, terrible, terrible ! Dieu vous garde de l’apercevoir ! Mon cœur en bat encore… « Je tuerai ton fils, Katerina ! cria-t-il, si tu ne veux pas te marier avec moi… »

Et, sanglotante, elle se jeta sur le berceau ; mais l’enfant effrayé étendit sa petite main et cria.

Le fils de l’essaoul bouillait et étincelait de colère, en écoutant ce récit. Il sortit, et l’essaoul lui-même, en levant ses yeux perçants, s’écria :

― Qu’il essaie de venir ici, ce maudit antéchrist ; il sentira ce qui reste de force dans les mains d’un vieux Kosak ! Dieu sait si j’ai galopé pour venir secourir notre frère Danilo ! C’était sa sainte volonté ! Il repose dans le lit froid où sont déjà couchés beaucoup de braves du peuple kosak. Est-ce que sa fête funéraire n’a pas été assez belle pour lui ? Avons-nous laissé un seul Liakh en vie ? Tranquillise-toi, mon enfant ! Personne n’osera te toucher, tant que moi et mon fils serons vivants.

En achevant ces mots, le vieil essaoul alla vers le berceau, et l’enfant, à la vue de la superbe pipe, suspendue par une courroie, dans une gaîne d’argent, et du gamane[22] à briquet, étendit vers lui ses menottes et se mit à rire.

— Il tient de son père ! dit le vieil essaoul, en détachant la pipe et en la lui donnant ; il n’est pas encore sorti du berceau, et il pense déjà à fumer une pipe !

Katerina soupira doucement et se mit à balancer le berceau. Ils convinrent de passer la nuit ensemble, et, sans plus tarder, tous s’endormirent ; Katerina s’assoupit également.

Dans la cour et dans l’habitation, tout était tranquille ; seuls veillaient les Kosaks montant la garde. Soudain Katerina, poussant un cri, se réveilla et tous en sursaut avec elle. « Il est mort ! il est tué ! » s’écria-t-elle ; et elle se précipita vers le berceau…

Tous entourèrent le berceau, et restèrent pétrifiés de terreur, en voyant qu’il ne contenait plus qu’un enfant mort.

Et aucun d’eux ne pouvait émettre une parole, hébétés devant ce crime inouï.

XII

Loin de la terre d’Ukraine, en allant vers la Pologne, et laissant de côté la cité populeuse de Lemberg, sont rangées des montagnes aux cimes élevées. Entassées l’une derrière l’autre, comme des chaînes de pierre, elles s’avancent à droite et à gauche et entourent la terre d’une masse pierreuse, comme pour la protéger contre l’invasion de la mer qui gronde et tonne. Ces chaînes vont vers la Valachie et la province de Sedmigradski[23], et étalent leur massif en forme de fer à cheval, entre les peuples hongrois et galicien. On ne voit pas de pareilles montagnes de notre côté. L’œil n’ose pas les contempler ; et jamais le pied de l’homme n’a foulé leur faite. Leur aspect vous étonne : la mer paisible sortit-elle un jour d’orage de ses larges rivages, lançant en tourbillons ses flots informes, et ceux-ci furent-ils alors pétrifiés, et restèrent-ils ainsi immobiles dans l’air ? ou bien des nuées pesantes tombèrent-elles du ciel et encombrèrent-elles la terre ? On ne sait, mais elles ont une bizarre couleur grise, et leur faîte blanc brille et étincelle au soleil. Jusqu’aux monts Karpathes on entend la langue russe, et même, au delà des monts, parfois encore, se prononce un mot de notre langue ; mais la foi n’y est plus la même et le langage est différent. Là vit le peuple peu nombreux des Hongrois ; il monte à cheval, se bat et boit aussi bien que les Kosaks ; mais pour les harnachements des chevaux et les riches caftans, il n’est pas long à tirer des ducats de sa poche.

Entre les montagnes sont de grands lacs. Comme du verre ils sont immobiles, et, comme une glace, ils reflètent les sommets nus des montagnes et leurs pieds verdoyants.

Mais qui donc, au milieu de la nuit, — on ne sait si les étoiles brillent ou ne brillent pas, chevauche sur un cheval noir ? Quel chevalier à la taille surhumaine galope près des monts, le long des lacs, reflétant dans les eaux immobiles son cheval gigantesque, tandis que son ombre immense s’étend sur les hauteurs ? Sa cuirasse ciselée brille ; sur l’épaule il porte une lance ; à sa selle résonne un sabre ; un casque est enfoncé sur sa tête ; ses moustaches sont noires ; ses yeux sont fermés et les cils sont baissés ; ― il dort, et, endormi, tient la bride ; et derrière lui est assis sur le même cheval un jeune page, qui dort également, et, endormi, se retient après le chevalier.

Qui est-ce ? D’où vient-il ? Pourquoi chevauche-t-il ? Qui le sait ?

Depuis plus de deux jours déjà il traverse les montagnes. Quand le jour brille et que le soleil se lève, il devient invisible ; et seuls, mais rarement, les montagnards remarquent que sur les monts se profile une sorte d’ombre allongée ; tandis que le ciel est clair, et sans nuages.

Mais à peine la nuit ramène-t-elle l’obscurité, qu’on le revoit de nouveau galoper entre les lacs, tandis que son ombre s’allonge derrière lui, en tremblant.

Il a déjà traversé beaucoup de monts et monté sur le Krivane. Il n’est pas de montagnes plus élevées parmi les Karpathes : comme un tsar, elle s’élève au-dessus des autres. Le cheval s’arrête là, et le cavalier également ; et il s’enfonce encore plus profondément dans le sommeil, et des nuages qui s’abaissent le cachent aux regards.

XIII

― Plus bas, baba ! ne fais pas tant de tapage : mon enfant est endormi. Longtemps mon fils a crié, et, maintenant, il dort. Je vais aller dans la forêt, baba ! Mais pourquoi me regardes-tu ainsi ? Tu es effrayante : de tes yeux sortent des tenailles de fer… oh ! comme elles sont longues ! et elles brillent, comme du feu ! Tu es sûrement une viedma[24] ! Oh ! si tu es une viedma, alors sors d’ici ! Tu effrayes mon fils. Combien stupide est cet essaoul, qui pense que je me plais à vivre à Kiev ! Non, mon mari est déjà ici, et mon fils ; qui donc surveillera notre maison ? Je suis partie si doucement que ni chien ni chat ne m’ont entendue. Tu veux, baba, faire la jeune ? Cela n’est pas difficile : il suffit de danser. Regarde, comme je danse…

Et, au milieu de ces paroles incohérentes, Katerina se mit à danser, regardant d’un air hagard de tous les côtés, et s’appuyant les mains sur les hanches.

Elle trépigna des pieds, en poussant des cris ; les ferrures d’argent résonnèrent sans mesure ni cadence. Sur son cou blanc s’agitaient les boucles noires non tressées. Comme un oiseau, sans s’arrêter, elle volait, frappant les mains et hochant la tête, et, semblait-il, elle allait, ses forces diminuant, s’écrouler sur le sol, ou bien perdre connaissance.

La vieille bonne se tenait là, triste, et ses rides profondes étaient pleines de larmes ; une douleur profonde pesait sur le cœur des fidèles garçons, contemplant leur pania. Elle s’affaiblissait complètement, et ne frappait plus que paresseusement les pieds au même endroit, croyant danser la gorlitza[25].

― J’ai un collier, jeunes gens ! dit-elle, enfin, en s’arrêtant, et vous n’en avez pas ! Où est mon mari ? s’écria-t-elle tout à coup, en tirant de sa ceinture un poignard turc. Oh ! ce n’est pas un couteau comme il en faut un.

Et ensuite, des larmes, et de l’anxiété, apparurent sur son visage.

― Le cœur de mon père est loin : il ne l’atteint pas. Son cœur est fait de fer ; une viedma le lui a forgé dans le feu de l’enfer. Pourquoi mon père ne vient-il pas ? Ne sait-il pas que l’heure est venue de sa mort ? Je vois qu’il veut que j’y aille moi-même…

Et, sans achever, elle se mit à rire d’une manière effrayante.

― Il m’est venu à l’esprit une histoire plaisante : je me suis souvenue comment on avait enterré mon mari. Savez-vous qu’on l’a enterré vivant… Quel éclat de rire s’est emparé de moi !… Écoutez, écoutez !

Et, au lieu de parler, elle se mit à entonner une chanson, à mélanger des airs joyeux et tristes accompagnés de paroles incohérentes…

Voilà déjà trois jours qu’elle vit dans sa maison, sans vouloir entendre parler de Kiev, sans prier, fuyant le monde, et errant du matin jusqu’au soir avancé dans la forêt sombre. Les épines déchirent son visage et ses épaules ; le vent soulève ses boucles tressées ; les feuilles d’automne bruissent sous ses pieds, — mais elle ne regarde rien. À l’heure où tombe le crépuscule, quand les étoiles ne brillent pas encore et que la lune n’a pas paru, il est déjà effrayant d’aller dans la forêt : à ce moment les enfants non baptisés s’égratignent et s’accrochent aux branches, sanglotent, rient, roulent en boules par les chemins et dans les larges orties ; des flots du Dniepr s’échappent par bandes les âmes perdues de jeunes filles ; les cheveux tombent de la tête verte sur les épaules ; l’eau ruisselle avec bruit de ses longs cheveux, et la jeune fille brille à travers l’onde comme à travers une chemise de verre ; ses lèvres rient bizarrement, ses joues flambent, ses yeux attirent l’âme… l’âme humaine se sent brûler d’amour, elle veut baiser à l’envi… Fuis, homme baptisé !… Ces lèvres, c’est de la glace ; son lit, c’est l’eau froide ; elle te fera mourir sous ses caresses et t’entraînera dans la rivière.

Katerina ne regarde rien ; la pauvre folle ne craint pas les Roussalki[26], elle court tard, son couteau à la main, et cherche son père.

Un matin, de bonne heure, arriva un hôte, grand de taille, en surtout rouge, qui s’informa du pan Danilo ; il écouta toute l’histoire, essuya de sa manche ses yeux en larmes et secoua les épaules. Il avait, disait-il, combattu avec le défunt Bouroulebache ; ils guerroyèrent ensemble contre les Criméens et les Turcs ; il n’aurait jamais pensé que le pan Danilo eût pareille fin. L’hôte raconta encore beaucoup d’autres choses et demanda à voir la pania Katerina.

Katerina n’écouta pas d’abord ce que disait l’hôte ; elle se mit pourtant enfin à prêter de l’attention à ses paroles, comme une personne sensée. Il narra comment ils vivaient ensemble Danilo et lui, comme deux frères ; comment ils se dérobèrent une fois aux Criméens sous du foin… Katerina écoutait tout cela, et ne le quittait pas des yeux.

― Elle renaît, pensaient les garçons en la regardant, cet hôte la guérit. Voilà qu’elle écoute, comme quelqu’un de raisonnable !

L’hôte se mit à raconter, entre autres choses, que le pan Danilo, lors d’un entretien à cœur ouvert, lui avait dit : « Vois, frère Kopriane ; quand, par la volonté de Dieu, je ne serai plus de ce monde, prends ma femme avec toi, et fais-en ta femme. »

Katerina fixa, d’une façon extraordinaire, ses yeux sur lui.

― Ah ! s’écria-t-elle, c’est lui ! c’est mon père !

Et elle se jeta sur lui son poignard à la main.

Longtemps, il lutta, s’efforçant de lui arracher le glaive ; enfin, il la saisit, leva la main, — et alors s’accomplit une effroyable chose : le père frappa sa fille insensée.

Les Kosaks surpris s’élancèrent sur lui ; mais le sorcier avait déjà eu le temps de sauter sur un cheval et de disparaître aux regards.

XIV

Un prodige inouï se passa à Kiev. Tous les pans et hetmans accoururent l’admirer : soudain l’horizon se rapprocha et on put voir à l’œil nu jusqu’aux confins du monde. Au loin s’apercevait la ligne bleue du Limane, et derrière, la mer Noire. Les gens instruits reconnurent aussi la Crimée, sortant de la mer comme une montagne, et le boueux Sivache.

À main gauche, on voyait la terre gallicienne.

— Mais qu’est-ce cela ? demandait le peuple rassemblé, aux vieilles gens, en apercevant dans le lointain des sommets gris et blancs brillant dans le ciel et plutôt semblables à des nuages.

— Ce sont les monts Karpathes ! répondaient les vieilles gens, parmi lesquels il y en a de tels, que la neige y dure des siècles, et que les nuages les environnent et les obscurcissent.

Un nouveau prodige éclata à ce moment : les nuages quittèrent le mont le plus élevé, et sur le faîte on put apercevoir un homme à cheval, en costume de chevalier, les yeux fermés, et aussi visible que s’il s’était tenu dans le voisinage.

Alors, parmi le peuple qui s’étonnait et s’effrayait, un homme sauta à cheval, et, regardant vivement de tous côtés comme pour chercher des yeux si quelqu’un ne le poursuivait pas, hâtivement, éperonna sa monture. C’était le sorcier. De quoi s’effrayait-il ainsi ? Ayant contemplé avec effroi le prodigieux chevalier, il avait reconnu en lui la même figure qui, sans être évoquée, lui était apparue, pendant qu’il faisait des sortilèges. Lui-même ne pouvait comprendre pourquoi tout s’était bouleversé en lui à cette vue, et regardant timidement, il galopait à cheval, tandis que le soir n’était pas encore arrivé et que les étoiles ne paraissaient pas encore. Il retournait chez lui, sans doute, pour y interroger la force impure sur la signification d’un tel prodige.

Il voulut faire sauter son cheval par-dessus une étroite rivière, qui s’étendait comme un bras en travers du chemin, quand soudain le coursier s’arrêta net, tourna vers lui son mufle, et — prodige ! — se mit à rire. Les dents blanches brillèrent étrangement en deux rangées, dans l’obscurité. Le sorcier sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Il cria d’une voix perçante, et pleura, comme en délire, puis il lança son cheval droit sur Kiev.

Et, terrifié, il vit que tout le poursuivait de tous côtés pour le saisir : les arbres, l’entourant de leurs sombres bosquets, hochant leurs barbes noires, comme des êtres vivants, et étendant leurs longues branches, s’efforçaient de l’étouffer ; les étoiles semblaient courir devant lui, montrant à tous le criminel ; et la route elle-même paraissait s’élancer sur ses traces.

Le sorcier fuyait, épouvanté, vers Kiev, pour y chercher un refuge dans les saints lieux.

XV

Seul, dans sa caverne, devant une lampe, était assis l’ermite, et il ne levait pas ses yeux de dessus les livres sacrés. Il y avait déjà beaucoup d’années qu’il s’était enfermé dans cet antre ; il s’y était construit un cercueil dans lequel il se plaçait pour dormir, à la place d’un lit.

Le saint vieillard ferma son livre et commença à prier…

Tout à coup, entra un homme d’aspect étonnant, terrible.

Le saint ermite s’étonna pour la première fois et recula, en apercevant un tel homme. Il tremblait de tout le corps comme une feuille de tremble ; ses yeux louchaient effrayamment et un feu terrible s’en échappait ; sa figure épouvantable causait un frisson jusque dans l’âme.

― Père, prie ! prie ! cria-t-il avec terreur ; prie pour une âme perdue ! et il s’écroula sur le sol.

Le saint ermite se signa, prit un livre, l’ouvrit et, avec effroi, recula en arrière et laissa tomber le volume.

— Non, criminel inouï ! Il n’y a pas pour toi de pardon ! Fuis d’ici ! Je ne puis pas prier pour toi !

— Non ? s’écria le criminel, comme fou.

— Regarde : les saintes lettres du livre sont couvertes de sang… Il n’y a encore jamais eu au monde pareil pécheur.

— Père ! tu te moques de moi !

— Va, maudit, criminel ! Je ne ris pas de toi ! La peur s’empare de moi ! Il n’est pas bon pour un homme de se trouver avec toi !

— Non, non ! Tu te moques, ne dis pas… Je vois ta bouche s’entr’ouvrir ; tes vieilles dents font deux rangées blanches !…

Et, transporté de rage, il s’élança — et tua le saint ermite.

Il éprouva alors une peur indicible. À sa stupeur, tout se brouilla ; dans ses oreilles et dans sa tête, il entendait des bruissements comme dans l’ivresse, et tout ce qui se trouvait devant ses yeux était comme recouvert d’une gaze.

Sautant sur son cheval, il galopa droit vers Kaniev, pensant ainsi, en traversant le pays des Tcherkesses, gagner celui des Tatars et de là la Crimée, sans savoir lui-même pourquoi. Il galopa durant deux jours sans que Kaniev apparût. C’était bien le chemin, et depuis longtemps il aurait dû atteindre cette ville ; mais pas de Kaniev à l’horizon. Au loin, brillèrent des clochers d’églises. Ce n’était pas Kaniev, mais Choumsk. Le sorcier fut étonné d’avoir voyagé juste dans le sens contraire. Il lança son cheval vers Kiev, et, au bout d’une journée, apparut une ville. Ce n’était pas Kiev, mais Galitch, ville encore plus loin de Kiev que Choumsk, et proche déjà des Hongrois. Ne sachant que faire, il fit retourner son cheval en arrière ; mais il sentit de nouveau qu’il allait dans le sens opposé et toujours en avant.

Nulle plume humaine ne peut raconter ce qui se passait dans l’âme du sorcier, et si quelqu’un l’avait vu, il n’aurait plus dormi une seule nuit ni souri une seule fois. Ce n’était ni de la fureur, ni de la crainte, ni du dépit. Il n’y a pas de mot sur terre pour exprimer cela. Il lui semblait cuire, brûler ; il aurait voulu piétiner le globe sous les sabots de son cheval, saisir toute la terre de Kiev à Galitch, avec ses habitants, avec tout, et la jeter dans la mer Noire. Mais il ne voulait pas faire cela par méchanceté ; non, lui-même ne savait pas pour quelle raison. Il frissonna de tout le corps quand se dressèrent devant lui les monts Karpathes et le haut Krivane, couvert, comme d’un chapeau, d’une nuée grise. Mais le cheval, s’emportant, galopa vers les montagnes. Les nuées disparurent tout d’un coup, et le grand cavalier lui apparut, effroyable…

Il s’efforça de s’arrêter, et tira violemment le mors ; le cheval hennit étrangement, secoua sa crinière, et s’élança vers le chevalier. Et le sorcier fut terrifié de le voir, d’abord comme engourdi, se remuer et ouvrir brusquement les yeux, regarder le nouvel arrivant, et rire. Comme le tonnerre, le rire étrange se répercuta dans les montagnes, et résonna, dans le cœur du sorcier angoissé, comme s’il était au dedans de lui. Il lui sembla qu’une force étrangère était entrée dans son corps, s’y promenait, et frappait le cœur à coups de marteau, et aussi les artères… tellement ce rire causa en lui d’épouvante.

Le cavalier l’empoigna d’une main terrible et l’enleva en l’air. En un clin d’œil, le sorcier fut mort, et, après sa mort, ouvrit les yeux ; mais c’était maintenant un cadavre, et il regardait comme un cadavre. Jamais vivant ni baptisé n’eurent un tel regard. Il tourna de tous côtés ses yeux privés de vie, et aperçut des morts s’élever de Kiev, du pays de Galitch, des Karpathes, tous semblables à lui comme deux gouttes d’eau.

Blêmes, blêmes, le dernier toujours plus grand que les précédents, toujours plus osseux, ils se rangèrent autour du cavalier, tenant dans la main sa proie vivante.

Le chevalier rit encore une fois, et la jeta dans l’abîme. Et tous les morts s’élancèrent derrière elle, la saisirent et y enfoncèrent leurs dents. Mais le dernier, plus grand et plus effrayant que les autres, voulut sauter également de terre, mais ne put pas, n’en ayant plus la force : alors, le colosse s’enfonça en terre. Et si jamais il se soulevait, il culbuterait les Carpathes, la province de Sedmigradski et le sol turc.

Une fois, il se remua à peine, — et un tremblement secoua toute la terre, les chaumières se renversèrent partout, et beaucoup de personnes furent écrasées.

On entend souvent un sifflement à travers les Carpathes, comme si un millier de moulins tournaient leurs roues dans l’eau : c’est que, dans l’abîme sans fond que nul homme n’a encore vu, tant on craint de s’en approcher, les morts tourmentent le mort.

Il arrive souvent que, par toute la terre, le sol tremble d’un bout à l’autre : cela vient, disent les gens instruits, de ce que près de la mer se trouve une montagne d’où s’échappe du feu et découlent des rivières de lave. Mais les vieillards qui habitent la Hongrie et la terre de Galitch sont mieux renseignés ; ils savent que c’est le grand mort, le géant enterré, qui veut se soulever et qui ébranle le sol.

XVI

Dans la ville de Gloukhov, le peuple se rassembla un jour autour d’un vieux joueur de bandoura[27] et écouta, durant au moins une heure, les accords de l’aveugle sur son instrument. Encore jamais bandouriste n’avait chanté d’histoires aussi effrayantes, ni en même temps aussi bien chanté.

Il célébra d’abord les hauts faits des anciens hetmans, de Sagaïdatchni et de Khmelenitski. En ce temps-là, ce n’était pas comme maintenant : la gloire kosake était à son apogée ; elle foulait ses ennemis aux pieds de ses chevaux et nul n’eût osé s’en moquer.

Le vieux chanta ainsi des airs joyeux, tournant ses yeux vers la foule, comme s’il pouvait la voir ; et ses doigts, armés du petit os, volaient, comme des mouches, sur les cordes, qui paraissaient résonner toutes seules ; et à l’entour, le peuple, les vieillards penchant la tête, les jeunes gens, tous les yeux fixés sur le joueur, chuchotaient entre eux, et nul ne songeait à rire.

― Écoutez, dit le vieillard, je vais vous chanter une histoire du vieux temps.

La foule se pressa encore davantage, et l’aveugle commença :

« Sous le pan Stépane, prince de Sedmigradski (ce prince était aussi roi de Pologne), vivaient deux Kosaks : Ivan et Pierre. Ils vivaient comme deux frères. « Vois, Ivan, tout ce qui nous arrivera sera partagé par moitié : quand l’un de nous aura un plaisir, l’autre l’aura également ; quand l’un de nous aura un chagrin, l’autre en prendra aussi sa part ; quand l’un aura du butin, la moitié sera pour l’autre ; si l’un est fait prisonnier, l’autre vendra tout pour le racheter, et, s’il ne peut, viendra le rejoindre en captivité. » Et ce fut ainsi ; tout ce que les Kosaks acquirent, ils en firent deux parts ; quand ils chassèrent des troupeaux ou des chevaux, toujours ils partagèrent.


» Le roi Stépane déclara la guerre aux Turcs. Depuis trois semaines déjà il combattait les Turcs, mais ne parvenait pas à les vaincre. Du côté des Turcs, il y avait un pacha qui, avec dix janissaires, mettait en fuite un régiment entier. Un jour, le roi Stépane déclara que si un homme audacieux allait chercher ce pacha et le lui ramenait mort ou vif, il lui donnerait une récompense plus belle qu’on en donne à toute une armée. « Allons, frère, prendre le pacha ! » dit Ivan à Pierre. Et les deux Kosaks s’en allèrent, l’un d’un côté, l’autre de l’autre.


» Pierre le prit-il ou ne le prit-il pas ? Le fait est qu’Ivan ramena le pacha, une corde au cou, devant le roi lui-même. « Brave jeune homme ! » dit le roi Stépane ; et il ordonna de lui donner une récompense comme on en donne à toute une armée, de lui distribuer autant de terres qu’il en désirerait et autant de bétail qu’il en souhaiterait. Quand Ivan reçut son cadeau du roi, il en donna aussitôt la moitié à Pierre. Celui-ci prit cette moitié ; mais il ne put prendre sa part de l’estime que le roi accorda à Ivan, et il résolut de s’en venger.


» Les deux chevaliers partirent pour la terre que le roi avait donnée, et qui était située près des Karpathes. Le Kosak Ivan avait placé son fils sur son cheval et se l’était attaché après le corps. Déjà le crépuscule tombait et ils chevauchaient. Le petit garçon s’endormit ; et Ivan lui-même ne tarda pas à s’assoupir. Ne t’endors pas, Kosak, les chemins sont dangereux dans les montagnes !… Mais le Kosak avait un cheval excellent qui connaissait partout sa route ; jamais il ne trébuchait ni ne faisait un faux pas. Il y a entre les montagnes un abîme, dont personne n’a jamais vu le fond ; il y a autant du sol au fond de ce gouffre, que de la terre au ciel. Sur ce précipice, il y a un chemin, où deux hommes peuvent peut-être passer de front, mais pas trois. Le cheval du dormeur commença à avancer prudemment. Pierre allait à côté, tout tremblant, et cachant sa joie. Il regarda derrière lui, et poussa celui qu’il appelait son frère dans l’abîme. Le cheval avec le Kosak et l’enfant roulèrent dans le vide.


» Le Kosak se rattrapa pourtant à une branche, et seul le cheval roula jusqu’au fond. Il se mit à regrimper vers le bord et l’atteignait presque, quand, en levant les yeux, il aperçut Pierre qui brandissait sa lance pour le rejeter en arrière. ― « Mon Dieu, toi qui es juste ! n’eût-il pas été préférable pour moi de ne pas rouvrir les yeux, plutôt que de voir mon propre frère me repousser de sa lance dans l’abîme ? Mon Dieu, toi qui es bon ! c’était peut-être écrit pour moi dès ma naissance, mais sauve mon fils : qu’a pu faire ce jeune innocent, pour trouver dans un gouffre une mort aussi cruelle ? » Pierre rit, et le repoussa de sa lance ; et le Kosak avec l’enfant dégringola dans l’abîme. Pierre garda pour lui seul tout le bien et se mit à vivre comme un pacha. Jamais on n’avait vu de tels troupeaux de chevaux comme chez Pierre ; jamais nulle part on n’avait vu pareilles brebis et moutons. Pierre mourut.


» Quand Pierre fut mort, Dieu convoqua les deux âmes de Pierre et d’Ivan, pour le jugement. « Cet homme est un grand coupable ! » dit Dieu. « Ivan ! je ne puis trouver sur-le-champ un châtiment pour lui ; choisis-le toi-même ! » Ivan réfléchit longtemps, imaginant des supplices, et répondit enfin : « Cet homme m’a fait un grand outrage ; il a vendu son frère, comme Judas, et m’a privé d’une famille et d’une postérité sur terre. Et l’homme qui se trouve sans famille honorable et sans postérité est comme la semence de blé qu’on jetterait dans le sol et qui tomberait en pure perte ; il n’en sort pas de germe, et personne ne sait que du blé fut semé en cet endroit.


» Fais donc, mon Dieu, que toute sa descendance n’ait pas de bonheur sur la terre ; que le dernier de sa race soit un tel scélérat, que la terre n’en aura encore jamais porté de pareil ; qu’à cause de ses crimes, ses aïeux et ses ancêtres ne trouvent pas de repos dans leurs tombes, mais qu’endurant un supplice inconnu au monde, ils sortent de leurs sépulcres ! Et que Judas-Pierre, lui, n’ait pas la force de se soulever, et endure à cause de cela une souffrance encore pire ; et que, comme un enragé, il mange la terre sous laquelle il se débat !


» Et quand sera venue l’heure où devront s’arrêter les crimes de cet homme, enlève-moi, mon Dieu, du fond du précipice, avec mon cheval, sur la montagne élevée, et fais qu’il vienne à moi ; je le lancerai du haut du mont dans le même abîme profond ; et que tous les morts, ses aïeux et ancêtres, n’importe où ils aient habité, accourent de tous les coins de la terre, pour se venger des souffrances qu’il leur fit endurer et qu’éternellement ils le tourmentent ; et alors moi je me réjouirai, à la vue de son supplice. Et que Judas-Pierre ne puisse se soulever, qu’il s’arrache lui-même et se blesse, et que ses os grandissent et deviennent d’autant plus étendus et immenses que sa douleur sera plus forte. Et ce châtiment sera pour lui terrible, car il n’est pas de plus grande angoisse pour un homme que de ne pas pouvoir se venger, quand il le veut. »


« Le châtiment que tu as imaginé, ô homme, est effrayant ! dit Dieu ; qu’il soit fait ainsi que tu l’as dit ; mais toi-même, tu resteras éternellement sur ton cheval et tu n’acquerras pas le royaume céleste ; toujours tu seras sur ton cheval ! » Et tout s’accomplit selon la parole divine. Jusqu’à maintenant le chevalier fantastique se tient à cheval, sur les Karpathes, et regarde au fond du précipice les morts tourmenter le mort, et sent le mort, enterré sous la terre, s’allonger, tordre ses os dans d’horribles souffrances et ébranler effroyablement le sol… »


L’aveugle acheva ainsi sa chanson et se remit à faire résonner les cordes de sa bandoura. Il raconta ensuite des histoires amusantes sur Khoma et Ierema, sur Stkliara Stokosa… mais les vieillards et les jeunes gens ne pouvaient reprendre leurs sens, et restaient immobiles, la tête baissée, réfléchissant à la terrible aventure qui se passa dans le vieux temps.


  1. Capitaine de Kosaks.
  2. Peuple kosak.
  3. Femme de seigneur, en polonais.
  4. Danse nationale des Kosaks.
  5. Mesure valant 12 litres.
  6. Mot polonais voulant dire : Seigneur.
  7. N. Gogol veut parler ici du reflet des montagnes dans le Dniepr.
  8. Polonais
  9. Mesure valant deux mètres
  10. Soupe au gruau.
  11. C’est-à-dire six litres.
  12. Pâte semblable au vermicelle.
  13. Chef des Kosaks.
  14. Ancien vêtement de dessus, en usage chez les Polonais.
  15. Ancienne parure de tête.
  16. La lune.
  17. Vieille femme.
  18. Quadrille polonais.
  19. Colonels.
  20. Capitaines.
  21. L’union avec l’Église catholique romaine.
  22. Sorte de petit portefeuille, où l’on range le briquet, le silex, l’amadou, le tabac, et parfois aussi l’argent.
  23. Transylvanie.
  24. Vieille sorcière.
  25. Sorte de danse.
  26. Nymphes des eaux, qui, au printemps, garnissent les branches des arbres, au crépuscule.
  27. Ou mandore, sorte de luth à quatre cordes.