Contes et légendes annamites/Légendes/009 Histoire d’une impératrice de la dynastie Tong

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IX

HISTOIRE D’UNE IMPÉRATRICE
DE LA DYNASTIE TONG.



Du temps de la dynastie Trân[1] vivait au port de Quèn, dans la province de Nghè an, un vieux pêcheur. Une année, le premier jour du sixième mois, il se rendait à l’embouchure de la rivière pour pêcher, quand il vit échoué sur le rivage un tronc de bach dàng[2] qui avait soixante thuroc de long et trois thuroc de diamètre. Le vieillard grimpa sur cette souche pour pêcher et se mit à couper son appât avec un couteau en frappant sur l’arbre. Quel ne fut pas son étonnement quand il vit couler de ce tronc d’arbre des flots d’un sang qui répandait une odeur exquise. Il courut faire sa déclaration aux autorités du village qui se réunirent et, apportant du bétel, du vin et de l’encens, vinrent faire un sacrifice. Ils consultèrent ensuite un médium[3] qui dit : « Je suis la femme de l’empereur Tong[4] ; les Nguyên nous ont ravi l’empire, nous ne pouvions demeurer sui’leur terre. Mes trois filles et moi, nous nous sommes jetées dans la mer. Le Ciel a eu pitié de notre dévouement, c’est pourquoi il nous a donné cette puissance surnaturelle, et ce bach dàng a été poussé jusque dans le royaume du midi, qui est le lieu où nous devons demeurer. Maintenant, vous devez prendre cet arbre et y tailler nos quatre statues pour les honorer. Du reste du bois on fera les objets du culte. Nous serons les protectrices de votre village. » — « Si vous avez cette puissance, disent les autorités, transportez cet arbre jusque dans notre village, alors nous aurons foi et nous vous élèverons un temple ». À peine ces mots étaient-ils prononcés, que l’on vit le tronc de bach dàng échoué sur la rive remonter de lui-même jusqu’au village, sur un parcours d’environ cent poteaux télégraphiques[5]. Les gens du pays reconnurent la puissance de ces génies et se rassemblèrent pour faire une collecte, afin de bâtir le temple. Dix jours après, il y eut une forte tempête à la suite de laquelle une grande masse de colonnes et de bois de charpente vint, on ne sait d’où, échouer à Quèn. Avec ces bois ils construisirent le temple au centre et, de chaque cùté, vingt-quatre édicules. À partir de ce moment, on rendit un culte à ces déesses, et tous ceux qui venaient leur porter leurs vœux étaient exaucés par elles.

Lorsque Gia long se rendit à Hâ nôi pour recevoir l’investiture[6] il passa devant ce temple et y entra. Apprenant qu’il était dédié à une impératrice de la dynastie Tông, il dit : « Si vous êtes véritablement une impératrice, je vous prie de m’en donner un signe ». La déesse inspira aussitôt un médium qui dit : « Quel signe voulez-vous ? » Le roi prit trois rouleaux de soie brochée et demanda qu’en un quart d’heure ils fussent transformés en vêtements. À peine avait-il dit ces mots, qu’un coup de tonnerre retentit, une jeune fille vêtue d’un habit bleu descendit du ciel, entra dans le temple, prit les trois rouleaux de soie et disparut dans les nuages. Au bout d’un instant on entendit un autre coup de tonnerre, et un jeune garçon, vêtu d’un habit rouge, rapporta les vêtements faits avec les trois rouleaux de soie et disparut. Le roi fut effrayé et dit à ses officiers : « Certes, ces déesses sont puissantes. Il leur conféra le titre de : les quatre vénérables reines, génies du rang suprême, et ordonna aux autorités du pays de leur sacrifier deux fois par an ; il alloua pour chaque sacrifice une somme de trois mille ligatures. Les Annamites et les Chinois ont ce sanctuaire en grande vénération et y ont fait de riches offrandes. Plusieurs fois des pirates chinois ont essayé de le piller ; mais, à peine avaient-ils mis leurs fusils en joue, qu’ils se mettaient à vomir le sang et mouraient. Aussi n’osent-ils plus l’attaquer (1).



(1) Voici, en quelques mots, une version un peu différente et plus complète :

La femme de De binh, dernier empereur de la dynastie Tông (1278) se précipita dans la mer avec ses deux filles pour échapper à la poursuite des Tartares. Un dauphin les recueillit et les porta sur un îlot où il ne se trouvait d’autre habitation qu’une pagode occupée par un bonze. Les fugitives, après avoir repris des forces, jugèrent qu’elles ne pouvaient, sans manquer aux convenances, rester seules avec un homme. Elles se jetèrent donc de nouveau à la mer et furent transformées en un tronc de bach dàng qui alla échouer sur les rivages de l’Annam. Là il fut aperçu, non par un pêcheur, mais par des femmes qui allaient laver leur linge. L’une d’elles, ayant voulu laver son linge sur cet arbre, tomba à la renverse comme morte ; son mari, furieux, allait frapper l’arbre de sa hache, mais il lui en arriva autant. Les gens du village demandèrent alors au génie de cet arbre de se faire connaître, ce qu’il fit en inspirant un jeune enfant. D’après les ordres de la déesse, on lui tailla une statue qui a toutes les apparences de la vie et on lui éleva un temple. Douze jeunes vierges de moins de quinze ans sont attachées à son service. Le troisième jour de chaque mois, à la cinquième veille, elles conduisent la statue dans une barque dorée jusqu’à la mer. Là elles s’arrêtent et tournent leurs regards vers la terre tandis que la déesse procède aux ablutions qui lui sont nécessaires comme à une vivante. Chaque année, le quinze du dixième mois, on renouvelle ses vêtements, et les marchands de Hâ noi fournissent à l’envi les étoffes demandées.

Le temple fut réparé par le roi Thânh tông de la dynastie Lè, qui avait obtenu bon vent et protection dans une expédition maritime contre le Ciampa. Bien que notre nouveau texte ne parle que de deux filles, il n’en compte pas moins comme l’autre quatre personnages divins, le quatrième étant sans doute quelque suivante fidèle.

Cette légende se rapporte à un événement historique. De minh, vaincu et voyant qu’il ne pourrait échapper à ses ennemis, jeta sa femme et ses enfants à la mer. Il s’y précipita ensuite lui-même sur le conseil de Tô lu’u nghïa et fut suivi dans la mort par celui-ci et une foule d’officiers et de soldats.

  1. Quatrième dynastie annamite (1225-1414).
  2. Bois odoriférant dont on se sert dans les sacrifices.
  3. Dong. Sur le rôle de ces médiums en qui l’esprit inconnu s’incarne passagèrement pour parler par leur bouche, voir Excursions et Reconnaissances, III, 139.
  4. La dynastie des Tong méridionaux dont il est question ici régna en Chine de 1127 à 1278. Elle fut détruite par Kublai khan, fondateur réel de la dynastie Nguyên (1260-1295), bien qu’il ait décerné les titres impériaux à quatre de ses ancêtres.
  5. Les Annamites de nos provinces comptent volontiers les distances de cette façon.
  6. 1803.