Contes et légendes annamites/Légendes/047 L’étoile du soir et l’étoile du matin

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XLVII

L’ÉTOILE DU SOIR ET L’ÉTOILE
DU MATIN.



I

Il y avait autrefois une fontaine où venaient se baigner les fées[1], dans un lieu solitaire dont les hommes ne connaissaient pas la route.

Un jour un bûcheron qui s’était égaré y surprit les fées. Elles avaient déposé leurs vêtements sur les arbres de la rive et se baignaient toutes nues. Quand elles se furent baignées, elles sortirent de l’eau, reprirent leurs vêtements et s’envolèrent. Une seule resta en arrière.

L’homme s’assura qu’ils étaient seuls ; il se précipita sur les vêtements de la fée et les emporta. La fée le suivit en gémissant, lui demandant de lui rendre ses vêtements pour qu’elle put retourner dans sa demeure ; mais l’homme, qui voulait la garder pour en faire sa femme, resta sourd à ses plaintes. Elle fut donc forcée de le suivre. Arrivé à sa maison, l’homme cacha les vêtements de la fée au fond du grenier à riz.

La fée vécut quelques années avec l’homme, et ils avaient déjà un enfant de trois ans, quand, un jour que le mari était absent, sa mère vendit toute la provision de riz. Sous le riz la fée trouva ses vêtements. Elle en fut toute joyeuse ; elle les revêtit, détachant seulement son peigne qu’elle fixa au collet de l’habit de son fils. Elle lui fit ensuite ses adieux, « Reste ici, lui dit-elle ; ta mère est une fée, ton père un mortel ; il ne leur est pas permis de vivre longtemps unis. » Elle pleura quelque temps sur son fils puis s’envola.

Quand le mari revint à la maison, entendant pleurer son enfant, il demanda à sa mère où était sa femme. La mère répondit qu’elle ne l’avait pas vue de la demi-journée. Le mari se douta de ce qui était arrivé ; il courut au grenier à riz et vit qu’il n’y avait plus de riz, et que les habits de la fée avait disparu. Sa mère lui dit qu’elle avait vendu tout le riz. Quand il vit le peigne fixé aux vêtements de son fils, il comprit que la fée l’avait quitté.

À la suite de cette aventure, il ne pouvait se consoler ; il prit son fils et se rendit avec lui à la fontaine ; mais il ne vit plus la fée descendre se baigner, seulement des servantes venaient y puiser de l’eau. L’homme eut soif ; il leur demanda à boire et leur conta ses malheurs. Pendant qu’il leur faisait ce récit, le petit garçon laissa tomber son peigne dans une des jarres.

Quand les servantes versèrent l’eau, on trouva le peigne au fond de la jarre. La fée leur demanda d’où venait ce peigne ; les servantes ne surent que dire. Leur maîtresse voulut savoir si elles avaient rencontré quelqu’un près de la fontaine. Elles répondirent qu’elles avaient vu un homme portant un enfant, qui leur avait demandé à boire et leur avait dit qu’il cherchait sa femme, sans pouvoir la rencontrer.

La fée alors charma un mouchoir qu’elle remit aux servantes. Elle leur ordonna de retourner à la fontaine, et si l’homme y était encore, de lui dire de mettre ce mouchoir en guise de turban et de les suivre. Les servantes obéirent et ramenèrent le mari de la fée.

Les deux époux se voyant réunis, furent transportés de joie. Au bout de quelque temps, le mari demanda à la fée comment elle avait eu le cœur de l’abandonner ainsi. La fée lui répondit : « Les unions des mortels et des génies ne peuvent être longues. C’est pourquoi j’ai dû vous abandonner ; mais, vous sachant affligé, je vous ai fait venir ici pour vous consoler de votre chagrin. Maintenant il vous faut retourner sur la terre. » Le mari se mit à gémir et ne voulait pas quitter la fée. Elle lui dit alors : « Descendez le premier ; dans quelque temps je demanderai au Bouddha la permission de retourner vivre avec vous ; aujourd’hui je n’oserais pas, car il y a trop peu de temps que je suis revenue. »

Le mari consentit à s’en retourner. La fée ordonna à ses servantes de le faire asseoir avec son fils sur un tambour que l’on descendrait avec une corde. Elle leur donna du riz pour faire manger l’enfant, et dit au mari lorsqu’il serait arrivé à terre de frapper deux coups sur le tambour pour que les servantes coupassent la corde.

Ils se séparèrent en pleurant, et les servantes se mirent à faire filer la corde. Seulement, comme le tambour était descendu à mi-hauteur, voici qu’il passa un vol de corbeaux qui virent le petit garçon manger du riz, et se mirent à picorer celui qu’il avait laissé tomber sur le tambour. Le tambour résonna ; les servantes, qui les crurent arrivés à terre, coupèrent la corde, et le père et le fils furent précipités dans la mer où ils périrent.

Les corbeaux, à cette vue, s’envolèrent avec des cris. Phàt bà les entendit ; elle fit comparaître les fées et apprit quelle était celle qui avait causé la mort de cet homme. Pour la punir, elle la transforma en l’étoile du matin, le père et l’enfant devinrent l’étoile du soir. Les servantes durent chaque année, le quinzième jour du septième mois, faire un sacrifice funéraire. Le même jour les corbeaux forment un pont pour permettre aux deux époux et à leur fils de se réunir. C’est pourquoi ils ont la tête pelée[2].

L’on raconte que, toujours à cette date, a lieu, en un lieu ou en un autre, le sacrifice funéraire. L’étoile du matin paraît le matin, l’étoile du soir paraît le soir ; ce sont les deux époux qui se cherchent dans le ciel et ne peuvent se rencontrer.


II

Une famille riche avait deux enfants : un garçon et une fille. Le garçon était un mauvais sujet ; il prit de l’argent à ses parents, alla jouer et perdit tout. Ses parents le menacèrent de le battre, il eut peur et prit la fuite.

Par la suite il revint inconnu dans son pays, et au bout de quelque temps se maria, sans le savoir, avec sa sœur, et il en eut un enfant. Un jour qu’il chassait les poux sur la tête de sa femme, il remarqua la cicatrice d’un coup de couteau. Il lui demanda ce que c’était, et elle lui raconta qu’étant petite, un jour qu’elle mangeait de la canne à sucre avec son frère, celui-ci lui avait involontairement porté un coup de couteau sur la tête. À ce signe le mari reconnut qu’il avait épousé sa sœur.

Saisi d’horreur il dissimula cependant la vérité, mais il équipa un bateau sous le prétexte d’aller faire du commerce et ne revint jamais plus. Au bout de quelque temps, sa femme ne le voyant pas reparaître se mit à sa recherche, mais ne put le retrouver. Après leur mort, le mari fut transformé en l’étoile du matin, la femme en l’étoile du soir ; leur enfant devint la constellation du fléau[3], qui est au milieu du ciel, et attend éternellement l’étoile du matin et l’étoile du soir.



  1. Nàng tién, dame génie.
  2. D’après les Chinois le seigneur du Ciel maria la tisseuse, Chùc nù, au gardien de buffles, Kiènq nguu, mais la tisseuse après son mariage négligea son travail ; le seigneur du Ciel alors les sépara et ils ne se réunissent que le septième jour du septième mois où les corbeaux leur font un pont par-dessus la voie lactée. (Au hoc, Quyen I, p. 7, section Thiên van : p. 31, section Tué thôi ; Quyên III, p. 26, section Hôn nhon. Voir NDM, 404.) C’est certainement à cette légende chinoise qu’a été emprunté le détail de ce pont des corbeaux.
  3. Sao dôn ganh.