Contes et légendes annamites/Légendes/104 Le vieux coq devient un esprit malfaisant

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CIV

UN VIEUX COQ DEVIENT UN ESPRIT
MALFAISANT.



Il y avait un homme riche qui avait des centaines de volailles ; si les fouines, les rats, les corbeaux, les aigles lui en enlevaient quelques-unes il ne s’en apercevait même pas. Son jardin était large et entouré de vingt ou trente rangs de bambous. Cette clôture avait plus de deux truong de profondeur. Un coq s’y engagea en cherchant sa pâture ; une fois dans la haie il se vit entouré de bambous de toutes parts et ne put sortir. Il resta là plus de vingt ans exposé à toutes les intempéries, voyant sans fin le soleil et la lune renouveler leur cours[1]. Il acquit enfin le pouvoir de se transformer, et, prenant la figure tantôt d’un garçon, tantôt d’une fille, il entrait tous les jours dans la maison et y causait les plus grands désordres.

Les jeunes gens maigrissaient, les filles devenaient folles, le maître voyait sa fortune disparaître entre ses mains et rien ne pouvait remédier à cette situation ; il fallut abandonner la maison. On alla chercher le thây phâp pour exorciser la maison ; l’esprit lui tomba dessus et il dut s’enfuir, laissant là sa cloche et son mô ; un bonze vint chanter le kim cang[2], mais l’esprit lui fit une bosse à sa tête rase. Plusieurs autres tentatives échouèrent également ; le maître continuait à s’appauvrir et ne savait à qui se vouer.

Heureusement il vint à passer un étudiant qui cherchait des ressources pour pouvoir faire ses études. Il entra dans cette maison pour demander à manger et fut tout étonné de la voir abandonnée et le maître assis les genoux entre les mains. L’étudiant lui demanda comment il se faisait qu’il fût seul dans une maison où l’on avait l’air d’être à l’aise ? Le maître répondit en gémissant : « Hélas ! Toutes mes affaires sont à vau-l’eau ; je n’en finirais pas de vous les conter. » L’étudiant lui dit : « Racontez-moi ce qui vous tourmente, si je puis vous aider je le ferai de toutes mes forces. »

Le propriétaire lui conta alors comment il avait appelé d’habiles thây phâp, de savants bonzes qui avaient tous été chassés par le mauvais esprit. À quoi bon le risquer encore, lui, frêle étudiant[3] ? Il craindrait que l’esprit n’ajoutât à ses embarras en faisant du mal à ce nouvel adversaire.

L’étudiant répondit : « Laissez-moi le mater à ma guise. Emportez de la maison tout ce qu’il y a d’argent et de meubles et allez-vous-en aussi. Seulement faites-moi porter chaque jour quelques bouchées de riz, à peine une pleine soucoupe[4] ; dans cinq jours je saurai ce que c’est que ce revenant et nous pourrons prendre les mesures nécessaires pour nous débarrasser de lui. »

L’étudiant s’assit donc au milieu de la maison, occupé nuit et jour à lire le livre des transformations[5] et à en réciter les soixante-quatre que[6] ; durant les cinq veilles de la nuit, les six heures du jour, il n’arrêtait pas un instant. La troisième nuit le revenant apparut. Il éteignit la lampe, l’étudiant la ralluma sans rien dire et continua à travailler. Le revenant fit apparaître une main qui, du toit, descendait sur la lampe ; l’étudiant ne s’épouvanta pas. Le revenant se transforma en un serpent qui vint ramper devant le lit de camp, l’autre sembla ne pas même l’apercevoir.

La nuit suivante le mauvais esprit apparut sous la forme d’une jeune fille qui vint agacer l’étudiant, mais celui-ci ne lui adressa pas la parole. Le revenant alors porta la main sur le livre que lisait l’étudiant mais sans oser le lui arracher, L’étudiant saisit cette main et demanda au revenant : « De quelle espèce de mauvais esprits es-tu pour oser profaner le livre du Saint homme ? Si l’on t’a fait quelque tort, si tu as quelque chose à réclamer, dis ce que tu veux et je le ferai connaître au propriétaire afin qu’il s’occupe de te soulager. Il n’est pas licite de venir tourmenter les hommes et détruire leurs biens. Celui qui le fait commet contre le Ciel et la Terre un péché irrémissible. »

Le revenant se mit à gémir et dit : « J’étais un coq ; je suis entré dans un massif de bambous pour chercher de la pâture et j’y suis pris depuis tantôt plus de vingt ans, subissant la chaleur et la pluie, la neige et la rosée, voyant se succéder les révolutions du soleil et de la lune. Au bout d’un long espace de temps je me suis transformé et je suis venu ici pour demander à mon maître de me délivrer ; mais, voyant qu’il n’avait pas pitié de son serviteur, j’ai été irrité et j’ai fait tout ce dommage pour l’émouvoir et non pour autre chose. Maintenant je vous prie de me délivrer, je vous serai reconnaissant et je ne ferai plus aucun mal. »

L’étudiant lui dit : « Si tu dis la vérité, montre-moi le bambou où tu es pris, demain je le ferai détruire et tu pourras sortir. » Le revenant répondit : « C’est à gauche en sortant d’ici ; au bout de six ou sept rangées vous arriverez au point où je suis couché. » Pendant ce discours le revenant avait mené l’étudiant jusqu’à la grande porte ; il lui dit alors de lui lâcher la main pour qu’il lui montrât l’endroit, mais à peine l’étudiant eut-il desserré les doigts que le fantôme disparut, et l’on entendit un froissement dans les bambous comme lorsque l’on traîne des épines.

L’étudiant alla raconter de point en point au maître de la maison ce qu’il avait vu. L’on envoya couper ces bambous, et lorsqu’une éclaircie eut été pratiquée l’on vit un coq d’apparence étrange, le milieu du corps effilé et les deux extrémités renflées. L’étudiant ordonna de faire un feu et de brûler ses ossements afin qu’il put renaître à une vie nouvelle dans laquelle il se montrerait reconnaissant du bienfait reçu.

À partir de ce moment, grâce à l’étudiant, la maison redevint calme et florissante comme par le passé. L’on vit ainsi que la doctrine du Saint homme réprime les mauvais démons qui n’osent plus exercer leur malice. Le maître de la maison alla rendre grâces à l’étudiant. Celui-ci lui dit : « Sachez que c’est à la Sainte doctrine que vous devez d’avoir recouvré la paix. »



  1. Tinh hoa. Influence du soleil et de la lune.
  2. Le kim cang pha ta kinh est un sutra bouddhique destiné à chasser les mauvais esprits.
  3. Les étudiants sont censés amaigris et affaiblis par leurs veilles.
  4. Il s’agit ici de ces petits récipients dans lesquels les pauvres mettent un peu d’huile et une mèche et constituent ainsi une lampe analogue à l’antique calél.
  5. Le Diêc kinh, édité et commenté par Confucius. Notre récit vient évidemment de lettrés qui, tout en partageant la croyance de leurs compatriotes en l’existence de mauvais esprits, attribuent une vertu souveraine aux livres canoniques et aux étudiants, tandis que les exorcismes des thây phâp et des bonzes restent sans effet.
  6. Ce sont les symboles magiques servant à la divination. (Voir Mayers, II, 241).